« Le plaisir ou l'ennui causé à un lecteur de 1912 par un livre écrit en 1612 est presque un pur hasard. Je veux dire qu'il y entre des conditions si nouvelles en nombre si grand que l'auteur de 1612 le plus profond, le plus fin, le plus juste n'aurait pu en avoir le moindre soupçon. La gloire d'aujourd'hui dore les œuvres du passé avec la même intelligence qu'un incendie ou un ver dans une bibliothèque en mettent à détruire ceci ou cela. »
Paul Valéry
Œuvres, Gallimard, 1960, t. 2, p. 632.
« Mais ce qui semble plus incompréhensible à mesure qu'on y réfléchit, c'est que, les choses étant ce qu'elles sont, l'on élève des monuments précisément aux grands hommes. Ne serait-ce pas une perfidie calculée ? Comme on ne peut plus leur nuire dans leur vie, on les précipite, une pierre commémorative au cou, au fond de l'océan de l'oubli. »
Robert Musil
Œuvres pré-posthumes, trad. Ph. Jaccottet,
Le Seuil, 1965, p. 83.
Notre mémoire a besoin de béquilles pour faire ses devoirs. La manie des chiffres ronds lui tient lieu de méthode. À voir la ponctualité des appels à célébrer en cadence, tout indique que la mode des commémorations a encore de beaux jours devant elle. Ainsi le hasard d'hier prend-il aujourd'hui des airs solennels, au point de fixer avec autorité l'agenda de nos souvenirs. Les écrivains classiques ne dérogent pas à la nouvelle règle d'or du souvenir à heure fixe. Comme le notait déjà Giuseppe Pontiggia, eux aussi « redeviennent actuels au rythme régulier des anniversaires{1} ». Et le romancier d'ajouter qu'à chaque nouvelle commémoration, « on se quitte sur la conclusion suivante : le classique est l'écrivain qui nous est le plus proche. Et on n'en parle plus jusqu'à l'année suivante. » Cette discipline mémorielle a de quoi laisser perplexe. Faut-il croire que, dépourvues de tout autre argument, nos préférences et nos fidélités ne puissent plus s'en remettre qu'à la triste infaillibilité des calendriers ? Que, faute d'autre motif, nous récitions désormais nos admirations sous la dictée d'un ordre strictement chronologique ? L'ordre, le mot dit bien la chose : les dates ont comme force de loi, et nul n'est censé ignorer les dates. Comme toute forme d'objectivité, la perfusion calendaire n'est bien sûr pas sans mérite, mais elle figure une fidélité presque désincarnée à force de perfection. La mémoire collective a certes ses faiblesses, et l'on sait bien que, d'amnésie en hypermnésie, ses entêtements doivent souvent peu au hasard. C'est si vrai qu'on ne saurait nier les réels services rendus par ces piqûres de rappel annuelles. Mais le sentiment de malaise ne se dissipe pas à si bon compte, et il n'est pas certain qu'il faille se réjouir de l'apparente incongruité d'une mémoire hors saison (soit chronologiquement non motivée). Que l'énergie mémorielle soit canalisée au point que l'initiative fasse place à l'injonction, il n'en a d'ailleurs pas fallu davantage à quelques esprits acérés pour démasquer la bizarrerie d'une relation sèchement arithmétique au passé. Dans un texte jubilatoire, Giorgio Manganelli recommandait déjà, il y a près de trente ans, la pratique assidue de la « décommémoration{2} ». Que dirait-il aujourd'hui ? En sous-traitant nos souvenirs à une béquille calendaire bientôt devenue prothèse, nous formerions un cortège en pilotage automatique. Dans cette mémoire impeccable et glacée, dénuée du moindre risque comme d'un quelconque engagement, on chercherait en vain l'empreinte d'un désir, l'empire chronologique recyclant la chair mémorielle dans l'impersonnalité d'un exercice scolaire. Plus d'heureux contretemps ni de souvenirs buissonniers, pas même la trace d'une volonté. Seulement la sonnerie de rendez-vous obligatoires.
Cette mécanisation du souvenir trahit avant tout la hantise de l'oubli. Quand tout va trop vite, le recours aux dates reste encore la meilleure parade pour conjurer la peur de l'amnésie. Plus que d'un auteur ou d'une œuvre, on se souvient d'abord de ne pas oublier. Au risque, pourtant, de ne plus savoir motiver notre mémoire. De ce point de vue, un détour par le XIXe siècle naissant se révèle instructif. Car nous ne sommes pas les premiers, et l'accélération de l'histoire a elle-même une histoire. Soumis bien avant nous au sentiment de la perte, de l'éloignement toujours plus rapide d'un passé toujours plus récent, les hommes du premier XIXe siècle ont eu à domestiquer cette même angoisse de l'effacement. La résonance actuelle des décennies postrévolutionnaires est d'ailleurs aisément perceptible. Tout porte à voir dans ces époques deux sœurs en inquiétude. Certes, le point de vue de l'avenir n'est plus le nôtre aujourd'hui, quand c'est le plus souvent en son nom que s'opérait, il y a deux siècles, l'émoussement du passé comme instance autoritaire. Tandis que le tribunal de l'histoire déménageait de l'amont vers l'aval, nous n'avons de cesse d'enraciner nos verdicts dans le sol, souvent bien meuble, de notre seul présent. En dépit de ces réserves, l'analogie des deux conjonctures n'en reste pas moins frappante. Dans le sillage d'un sentiment d'accélération commun aux tournants des XVIIIe et XIXe siècles d'une part, des XXe et XXIe siècles d'autre part, la fragilisation d'autorités longtemps consacrées forme, par exemple, un abcès commun de crispation polémique. De fait, on ne compte plus aujourd'hui les contributions sur le statut des modèles hérités et les conditions de leur reconduction au présent : que transmettre, sous quelles formes et surtout dans quel but{3} ? Sous les dehors d'une banale époque de transition (catégorie commodément expéditive mais pour le moins superficielle), le début du XIXe siècle débattait de questions similaires aux nôtres, mais sous des configurations assez différentes pour que nous ayons beaucoup à en apprendre.
Postulant que « la réflexion de maintenant sur la manière dont on goûtait naguère l'art de jadis est instructive du point de vue à la fois de jadis, de naguère et de maintenant{4} », cet ouvrage propose une réflexion sur la manière dont on goûtait naguère, en l'occurrence à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, la littérature d'un jadis ici limité au « siècle de Louis XIV ». Il souhaite contribuer à éclairer, même indirectement, certaines des impasses où s'enferme aujourd'hui la mémoire hexagonale des classiques. Dans le paysage contemporain, leur situation menace en effet de se réduire à deux possibilités symétriques, mais également insatisfaisantes. D'un côté, l'oubli pur et simple, voire une ignorance décomplexée et comme fière d'elle-même : à quoi bon lire (et faire lire) ces auteurs poudrés et perruqués ? Au moins à l'étranger, on a encore tendance à idéaliser l'importance symbolique du corpus classique dans la France contemporaine{5}. Plusieurs épisodes récents font douter que la maîtrise du canon soit, de nos jours encore, requise pour accéder à un niveau significatif de responsabilité. La récente disgrâce présidentielle de la princesse de Clèves ou le comique involontaire d'un secrétaire d'État confiant son amour d'un livre aussi canonique que Zadig et Voltaire (de Rousseau ?) révèlent au moins, pour le dire en termes mesurés, quelques failles dans le dispositif classique. D'un autre côté, on observe un resserrement crispé autour d'une littérature de plus en plus sanctuarisée. Par-delà leurs divergences, ces postures tracent deux figures finalement complémentaires d'un même oubli de l'histoire. Faut-il vraiment se résoudre à voir la référence classique soit vouée au mépris, soit confisquée par quelques gardiens du temple souvent moins audacieux que leurs idoles ? À qui veut déjouer cette alternative ruineuse, le tournant des années postrévolutionnaires offre un terrain d'enquête idéal. Dans la longue trajectoire posthume du « siècle de Louis XIV », la séquence menant de Thermidor au seuil des années 1820 concentre au plus haut point les problèmes à la fois politiques et historiographiques soulevés par cette fortune au long cours. Elle nous fait encore signe aujourd'hui, et même doublement : d'une part, parce qu'elle donne à penser le précédent spectaculaire d'une crise affectant ce qu'on n'appelait pas encore « régime d'historicité » ; d'autre part, en raison de la saturation symbolique propre au « siècle de Louis XIV » comme lieu de mémoire national, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est pas encore pacifié. Ces deux points appellent plusieurs précisions liminaires.
La conjoncture postrévolutionnaire est avant tout marquée par ce sentiment d'accélération qui rythme aujourd'hui notre quotidien comme une nouvelle routine. En tant que tel, le thème de l'accélération « se transforme en diagnostic général de l'époque à partir du début du XIXe siècle{6} ». C'est bien sûr le cas dans l'ordre politique, où l'enchaînement des événements et des régimes fait se succéder en quelques années ce qui, jusqu'alors, ne s'articulait qu'à l'échelle des millénaires. On considère en 1804 que « dix siècles se sont donc écoulés pendant ces dix années calamiteuses{7} ! » Consignée dans d'innombrables témoignages, la distorsion de l'expérience temporelle constitue alors un lieu commun de la réflexion historique. Il s'agit d'un phénomène structurel qui ne se limite en rien à la réforme calendaire mise en œuvre par la Convention. S'il se projette idéalement dans l'institution calendaire, l'imaginaire de la rupture est en effet loin de s'y réduire. C'est que « le temps ouvert par la Révolution paraît nouveau, non seulement par sa scansion, mais presque par sa texture{8} ». Cette refondation provoque et entretient une scission temporelle que certains théoriciens du XXe siècle nommeront, à la suite de Wilhelm Pinder, la « simultanéité des non contemporains ». L'expression désigne le décrochage en vertu duquel des individus vivant au même moment ne s'inscrivent pourtant pas dans une temporalité commune. Au seuil de la Restauration, le jeune Guizot analysera lucidement cette mutation. Contrairement aux temps de stabilité, où « le présent ressemble au passé{9} », l'ère nouvelle doit sa naissance à l'un de ces événements « qui creusent entre des générations presque contemporaines un abîme immense, et rejettent bien loin dans la nuit des temps un passé qui vient à peine de finir ». Qu'il s'exprime sous la forme du constat incrédule, de la revendication véhémente ou du soupir nostalgique, le sentiment d'une singularité sans exemple accompagne de fait l'entrée dans le XIXe siècle. Rien ne l'illustre mieux que l'échec avoué de Chateaubriand dans son Essai sur les Révolutions de 1797. Impulsée par la conviction « qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil{10} », cette œuvre de jeunesse adoptait une démarche analogique. Encore banale à la fin du XVIIIe siècle, pareille méthode ne tarde cependant pas à révéler ses limites. Les incessants retournements de situation ayant érigé l'imprévisible en seule loi du devenir, le futur même proche devient indéchiffrable. L'opacité d'un avenir ouvert aux hasards de l'expérimentation ratifie l'obsolescence du passé comme catégorie de l'intelligence historique : le miroir des temps se brise, les annales de l'histoire universelle ne promettent aucun secours d'intelligibilité en vue d'orienter l'action présente. Cette prise de conscience d'une irréductibilité des temps nouveaux imprégnera les commentaires greffés en 1826 sur le texte de 1797 et dans lesquels Chateaubriand dramatisera son deuil d'une temporalité historique homogène{11}.
Il y a donc « du nouveau sous le soleil ». Et c'est à l'ombre de cette nouveauté que l'actualité des classiques devient problématique. Il est vrai que la caducité des modèles d'intelligibilité se vérifie sur un plan d'abord social et politique, mais aucune loi d'exception n'épargne aux œuvres littéraires les conséquences de ce dérèglement temporel. Si les écrivains du « siècle de Louis XIV » ne sont pas démonétisés du jour au lendemain, leur valeur doit néanmoins être repensée, examinée à l'aune de critères renouvelés. Nécessité qui tient à la nature même des titres de gloire qui avaient jusqu'alors assuré leur rayonnement. La consécration des classiques reposait, en effet, sur des catégories directement touchées par la régénération révolutionnaire du temps historique. Selon une conception déjà ancienne au tournant du siècle, leurs œuvres étaient créditées d'une faculté inentamée d'adresse au présent. Soustraites aux lois de la pesanteur temporelle, modèles achevés d'une contemporanéité non simultanée (pour inverser la formule de Pinder), elles s'inscrivaient à l'horizon d'un éternel présent. Cette entorse aux lois du vieillissement conditionnait le grand récit célébrant la proverbiale intemporalité des classiques. Mais quelle peut bien être la formule de cette contemporanéité supposée universelle, quand c'est la notion même de contemporanéité qui se brouille ? Pour le dire autrement : quelles sont les conditions de possibilité de l'immortalité littéraire quand le temps historique sort de ses gonds ? Et dans quelle mesure le « siècle de Louis XIV » parle-t-il encore aux contemporains, quand le régime traditionnel de l'historia magistra vitae laisse place à des perspectives plus volontiers futurocentrées ?
L'avènement des temps nouveaux rejoue les conditions d'un dialogue avec le passé. L'émergence d'une relation patrimoniale aux œuvres anciennes est l'un des signes majeurs de cette reconfiguration. Le geste patrimonial ne garantit cependant pas l'intégrité des objets conservés, et ses ambiguïtés ont d'ailleurs vite été pointées du doigt. Visiteur frustré du Musée des Monuments français, Louis-Sébastien Mercier discerne par exemple dans la remise en ordre muséale le travail d'une « Classicomanie{12} » aveugle et contre-productive. Sa scénographie trop sage conférerait même au musée d'Alexandre Lenoir « l'aspect d'un cimetière{13} ». Les témoignages des siècles passés s'y trouvent pris en otage d'une mise en scène à ce point étrangère à leur conception première qu'ils s'en trouvent comme frappés de mutisme. Comme d'autres au même moment, Mercier déplore que la pérennisation se paie d'une pure et simple neutralisation. Que l'intervention patrimoniale immortalise et pétrifie d'un seul et même mouvement, Musil le suggérera à sa manière en prêtant aux monuments du souvenir la lourdeur des pierres tombales... Mais dès le tournant du XIXe siècle, le problème est ouvertement posé des conditions sous lesquelles un passé activement conservé demeure audible au présent. Or l'hypothèque patrimoniale n'épargne aucunement l'héritage littéraire. Lui aussi s'expose aux éventuels effets secondaires d'une prise en charge officiellement bienveillante : d'un côté, il convient d'entretenir la mémoire des classiques, ne serait-ce que pour refermer l'ère du soupçon révolutionnaire et manifester ainsi le renouement des temps ; de l'autre, leur ressaisissement sous la rubrique du patrimoine national les soumet au risque d'un assagissement forcé. Il implique leur mise en récit, voire leur mise en scène et l'imposition d'une signification parfois inattendue... Versant littéraire du paradoxe muséal, la patrimonialisation du « siècle de Louis XIV » n'est donc pas synonyme d'une consécration transparente. Elle commande une remise en jeu et un enrobement à la fois des textes et des biographies d'écrivains canoniques. Oscillant entre les écueils de l'obsolescence et de la neutralisation, la référence classique s'accommode ainsi d'une toilette nationale censée favoriser son acclimatation aux temps nouveaux. Habillages, conditionnements, appareils : autant d'alentours où l'usage filtre ses objets pour mieux les réinventer.
La densité problématique du XVIIe siècle comme lieu de mémoire national justifierait une enquête conduite jusqu'à nos jours. On choisit de s'en tenir ici au tournant des années 1820. Une fois franchie cette limite, la mémoire du « siècle de Louis XIV » est interceptée et bientôt étouffée par la mêlée de la querelle romantique. Il a semblé au contraire préférable de ne pas enfermer son histoire dans l'alternative appauvrissante des détracteurs et des partisans. Entre Thermidor et le tournant des années 1820, la référence publique au « siècle de Louis XIV » ne se laisse pas réduire au jeu des éloges et des critiques. On sait l'aimantation exercée par la bataille romantique sur l'historiographie de la période, mais on perdrait beaucoup à rétroprojeter cette ombre exclusive sur le tableau des premières années du siècle. Au lieu d'organiser notre propos autour d'un clivage dont Giraudoux perçait déjà les faux-semblants{14}, on tâchera d'interpréter la langue du souvenir sans lui imposer la grammaire mémorielle des années 1820. Pour ce faire, on examinera de préférence les fractures internes au camp habituellement désigné sous la rubrique « classique ». Car il y a bien des manières de mentionner le « siècle de Louis XIV » et les horizons ouverts par cette expression sont loin de fusionner. En conséquence, la question sera moins de fixer les parts respectives du dénigrement et de l'éloge, que de sérier et confronter les usages en contexte de la référence aux classiques. Ceux-ci alimentent ce qu'on pourrait appeler un consensus conflictuel : consensus sur leur valeur littéraire ; conflit sur leurs usages légitimes au présent. Le XIXe siècle naissant est cette période où des palmarès en apparence fédérateurs s'autorisent en effet d'argumentaires violemment contradictoires. Des corpus parfois identiques s'y inscrivent à l'horizon d'agendas politiques inconciliables. Ils forment le chaînon souvent décisif de grands récits aux conclusions pour le moins dissonantes. Près de deux siècles plus tard, il est bien temps de travailler à reconstituer le spectre des virtualités enfouies dans l'expression « siècle de Louis XIV » avant sa pétrification comme repoussoir commode de la relève romantique.
Un carrefour de la mémoire nationale
L'historiographie du XVIIe siècle demeure, aujourd'hui encore, un des laboratoires identitaires de la France. Laboratoire aux allures de champ de bataille, si l'on en juge par la vigueur des polémiques dont la périodisation et l'interprétation de cette époque font l'objet. On dénonçait récemment encore les tentatives récurrentes d'« enrégimenter le XVIIe siècle dans les idéologies régressives célébrant la force brute, la valeur intrinsèque de la contrainte et de la répression du désir{15} ». D'une manière générale, les principales dissensions portent aujourd'hui sur la consistance et la portée historique du mouvement (dit) libertin. On aurait tort de ne voir là que poussiéreuses querelles d'érudits. La virulence des échanges est en réalité proportionnelle au degré d'idéalisation d'un XVIIe siècle français longtemps résumé à l'épanouissement d'un classicisme « fonctionnant non seulement comme sommet culturel et littéraire, mais aussi comme partie essentielle de l'identité nationale{16} ». Au seuil du XIXe siècle, les lignes de fractures ne sont pas moins profondes qu'aujourd'hui, mais ce n'est pas l'interprétation des libertins qui est alors en cause. La redécouverte de « quelques quartiers mal famés du Grand Siècle{17} » n'est pas encore inscrite à l'ordre du jour. Quand le critique Louis-Simon Auger rappelle l'existence de livres impies imprimés avec privilège royal, il s'emploie bien sûr à corriger une représentation simpliste du XVIIe siècle, mais sa démarche, outre qu'elle demeure exceptionnelle, ne vise pas le moins du monde à réhabiliter les ouvrages en question{18}. Gardons-nous donc de l'anachronisme : à l'époque qui nous retient, les assises du Panthéon national ne sont pas suffisamment consolidées pour que l'on songe à ériger un contre-Panthéon. Mais qu'à cela ne tienne : l'oubli majoritaire d'un XVIIe siècle non classique ne désamorce en rien le potentiel explosif de ce qui ressemble déjà à un totem national.
Ce potentiel apparaît à la lumière d'un double constat : dans l'espace public postrévolutionnaire, le « siècle de Louis XIV » se révèle à la fois omniprésent et insituable. Son omniprésence est d'abord évidente sur un plan éditorial. Comme le remarque alors un rédacteur du Journal des débats, « jamais [...] on n'a réimprimé tant d'anciens ouvrages, et jamais les libraires n'ont été plus riches{19} ». Depuis les travaux de Martin Lyons, on mesure mieux la prééminence du « siècle de Louis XIV » dans la politique éditoriale du temps. Jusqu'à cette utile mise au point, le vacarme des querelles littéraires avait longtemps occulté le maintien de la suprématie classique dans les habitudes de lecture du grand public. Survalorisé par la postérité, le romantisme ne représenterait en fait que « la crête fugitive d'une vague sur un océan de classicisme et de catholicisme{20} ». « Les presses de la capitale, se souviendra plus tard le comte de Molé, ne pouvaient suffire aux nouvelles éditions de tous les auteurs du siècle de Louis XIV{21} ». Des tirages de luxe aux éditions populaires, les classiques sont partout et à tous les prix. En 1812, Didot inaugure une belle et onéreuse « Collection des meilleurs ouvrages de la langue française » qui s'adresse, en premier lieu, « aux amateurs de l'art typographique ou d'éditions soignées et correctes ». Pour n'exclure a priori aucune classe de lecteurs, chaque titre est imprimé sur trois papiers d'inégale qualité. D'où une gamme de prix assez large : il en coûte entre 9 et 30 francs pour acquérir les Caractères de La Bruyère. Racine (entre 22,50 et 75 francs) et Boileau (entre 13,50 et 45 francs) ne sont pas si facilement accessibles, pas plus que Voltaire, dont les quatre volumes du Siècle de Louis XIV exigeront entre 18 et 60 francs en 1820. L'actualité des classiques ne s'épuise cependant pas à cette panthéonisation de papier. Pendant que Didot cible un public peu nombreux (le tirage moyen est de 1 250 exemplaires) et soucieux, selon toute vraisemblance, d'afficher une certaine aisance, de nombreux éditeurs fournissent à des prix beaucoup plus abordables (entre 1 et 5 francs) des éditions moins soignées, mais beaucoup plus souvent réimprimées. La multiplication des éditions dites stéréotypes favorise par exemple une circulation permanente des grands textes. Ces rééditions massives expliquent à leur tour l'omniprésence des classiques dans le discours critique. Il n'est de fait pas une livraison de périodique qui ne consacre de longs articles à cette avalanche éditoriale. Chacun y va de sa chronique sur Molière, de son feuilleton sur Racine, autant de commentaires qui viennent s'ajouter aux remarques déjà abondantes dont les rééditions sont elles-mêmes souvent dotées. Le canon hérité du XVIIIe siècle (et souvent du XVIIe siècle lui-même) s'accompagne ainsi d'une escorte toujours plus nombreuse. En 1807, la parution des Œuvres complètes de Racine commentées par La Harpe offre au jeune Guizot l'occasion de pointer la vertigineuse sédimentation des appareils critiques : « on a dit que c'était un commentaire à la cinquième génération : en effet M. de La Harpe a moins commenté Racine que son commentateur Luneau de Boisgermain, qui lui-même avait commenté Louis Racine, lequel commentait souvent l'abbé d'Olivet{22}. » Cette conversation infinie signale l'hypertrophie d'une masse critique bientôt sur le point de s'autonomiser. Continuellement attisée, la guerre des gloses reléguerait presque au second plan l'œuvre originale. S'apprêtant à recenser le même ouvrage, le critique Ginguené glisse d'ailleurs une remarque qui s'appliquerait sans peine à toute la période : « j'intervertirai ici l'ordre naturel, et commencerai par le commentaire pour finir par l'auteur commenté{23}. » Et c'est bien la surenchère qui l'emporte, la plupart des exégètes expliquant à longueur de pages en quoi les chefs-d'œuvre se passent d'explication... Or cette surenchère suscite, dès le tournant du siècle, une perplexité de plus en plus perceptible. D'aucuns jugent en effet dévorante l'ombre critique dont est précédé le « siècle de Louis XIV ». En 1801, quand le critique et dramaturge Palissot donne une édition de Corneille conçue comme un correctif apporté aux Commentaires de Voltaire, le Journal de Paris ne dissimule pas son malaise face à l'inflation galopante des discours secondaires : « si un nouvel éditeur, avec les mêmes droits à l'estime, publiait les Œuvres de Corneille avec le Commentaire de Voltaire, les réflexions critiques du Cen Palissot les observations qu'il se permettrait de faire sur le Commentaire sur les Réflexions critiques, que résulterait-il de cette triple opposition ? La nécessité d'un quatrième Commentaire, cela peut aller loin{24}. » Cela va loin, en effet, et ne se limite pas aux seuls cas de Corneille et Racine. En 1806, la banalisation des barrages dressés sur le chemin des œuvres exaspère un journaliste qui avoue ne pas du tout sentir « la nécessité de ce ramas d'avertissements, de sommaires, de préfaces, de citations et d'éloges qu'il faut franchir avant d'arriver à Mad. de Sévigné{25} ». De la lecture des classiques comme course d'obstacles. Ainsi le manteau de la postérité précède-t-il déjà la peau du corpus classique. On connaît les proportions prises depuis lors par ce phénomène{26}.
Omniprésent dans la presse autant qu'en librairie, le « siècle de Louis XIV » se distingue néanmoins par son caractère insituable. De cette difficulté durable à situer les classiques (et donc à se situer par rapport à eux), on trouve un bon indice dans les déménagements imposés aux dépouilles des écrivains consacrés. Sur un plan certes symbolique, rien ne dit mieux la mobilité de cette référence toujours au travail que le grand dérangement qui frappe alors les tombeaux. Tout se passe comme si la désorientation du présent jetait les morts sur les routes. Lue sous cet angle, l'épopée post mortem des classiques reproduit les balbutiements d'une identité collective encore sans ancrage et comme en quête d'elle-même. Ouvrons L'Ami des lois en août 1797 : « deux cercueils en bois de chêne renferment les cendres de Molière et de La Fontaine et sont déposés dans le corps de garde de la section de Brutus. Il serait convenable de donner à ces deux hommes célèbres une sépulture plus honorable{27}. » C'est le début d'un chemin de gloire plutôt accidenté. Dès l'automne 1798, « considérant que le respect pour les grands hommes est une des vertus d'un peuple libre et éclairé, et que les honneurs qu'on leur rend après leur mort sont le plus sûr moyen d'exciter et d'entretenir une noble émulation », un arrêté officiel du département de la Seine décide le transfert des cendres respectives de Molière et La Fontaine à l'École centrale du Panthéon et à celle des Quatre-Nations{28}. Dans son rapport au ministère de l'Intérieur, le commissaire du Directoire Dupin défend la conviction « que des restes aussi précieux [sont] une propriété publique, dont un acquéreur de domaines ne pouvait disposer{29} ». Si la légitimité de cette appropriation publique paraît faire consensus, un point reste en suspens : quel est le lieu de cette mémoire ? Le problème n'est pas simplement géographique. Sur un plan plus symbolique, il soulève la question du site le plus à même de donner corps au projet d'une culture nationale fédératrice. De ce point de vue, le choix des Écoles centrales comporte le risque d'un certain éparpillement, quand il conviendrait au contraire de regrouper les grands ancêtres pour mieux fédérer les vivants au pied d'un autel national tant bien que mal unifié. Tel sera bien le projet d'Alexandre Lenoir. Molière et La Fontaine suivent donc le mouvement et emménagent dans son Musée des Monuments français au printemps 1799. Est-ce pour autant la fin de l'errance ? Quelques jours plus tard, Le Publiciste en appelle déjà au remplacement de ces cénotaphes provisoires par « des tombeaux définitifs », dont la place toute trouvée serait aux Champs-Élysées{30}.
Même amputée de ses développements ultérieurs, la chronique de ces voyages posthumes se révèle instructive. Car ce n'est pas tant l'élection des grands hommes (dont l'effectif, s'il reste ouvert, ne réserve toutefois pas de surprise majeure) que leur greffe sur la France révolutionnée qui pose alors problème. N'est-il pas frappant qu'en dépit d'une motivation inchangée, il ait paru si délicat de s'entendre sur « le genre de tombeau qu'il convient de leur ériger » (pour citer l'arrêté officiel mentionné à l'instant) ? En réalité, l'hésitation dont témoigne « ce remue-ménage d'ossements{31} » trahit une incertitude plus profonde quant à la fonction même que la référence classique doit remplir au présent. Signe d'un véritable embarras du choix, la difficile mise en site de cette mémoire impose l'analyse d'une circulation, la mise au jour d'une pluralité concurrentielle d'assignations et d'interprétations, beaucoup plus que la recherche d'un lieu de mémoire classique.
Comment penser l'actualité d'une référence à la fois massive et mouvante ? En premier lieu, on se gardera de conclure, sur la seule foi d'une présence débordante, à une quelconque influence du second XVIIe siècle sur le XIXe siècle. Pour le dire d'un mot, « présence n'est pas influence{32} ». À la recherche d'hypothétiques filiations, on préférera un questionnement plus pragmatique. Il s'agira ici d'entendre ce que le premier XIXe siècle fait dire au « siècle de Louis XIV », d'éclairer la diversité (et souvent la concurrence) de schémas interprétatifs et de modes d'actualisation dont l'ensemble foisonnant fournit moins la preuve d'une quelconque permanence des classiques qu'il ne compose la chronique accidentée de leurs usages publics. En ce sens, c'est bien le passé du XIXe siècle qui nous occupe ici, soit ce temps que l'ère nouvelle sollicite autant qu'elle le forge, qu'elle modèle autant qu'elle en hérite. Comme d'autres avant nous, on perçoit en effet dans le destin des classiques « bien plus une invitation à réfléchir sur l'histoire que [les] illustrations d'une esthétique transcendantale{33} ». Pareille invitation engage moins à arbitrer qu'à mettre en perspective les conflits d'interprétation dont le « siècle de Louis XIV » fournit alors le support. Loin d'être ici traité comme une substance plus ou moins fidèlement restituée par les générations ultérieures, celui-ci apparaîtra comme un réservoir de possibilités, un gisement d'usages potentiels indéfiniment disponible pour de nouveaux investissements symboliques. La recevabilité des interprétations formulées à cette époque ne restera toutefois pas hors-champ. Comment d'ailleurs le pourrait-elle ? Il n'y aurait guère de sens à renvoyer dos-à-dos les protagonistes d'une querelle de légataires revendiquant chacun pour soi l'usage légitime d'une même référence. Complètes ou elliptiques, distraites ou obsessionnelles, séduisantes ou intenables, leurs lectures intéressent par les nombreux écarts qu'elles manifestent et qu'on ne saurait laisser dans l'ombre. Il reste néanmoins que, du point de vue de la culture nationale alors en cours d'élaboration, leur efficacité dans les débats du XIXe siècle naissant importe davantage que leur pertinence interprétative. Ou plutôt : leur pertinence se mesure d'abord à l'aune des besoins mémoriels propres à la conjoncture postrévolutionnaire. La vraie question n'est donc pas de savoir si les classiques sont bien ou mal compris. Elle n'est pas non plus de mesurer si les contemporains les aiment un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ou pas du tout. Elle est, en revanche, d'essayer d'entendre ce qu'ils célèbrent au nom des classiques : que vont-ils chercher dans leurs œuvres ? ; que sont-ils décidés à y trouver ? ; que sont-ils disposés à y mettre ? En un mot : que leur font-ils dire ? Si l'accélération révolutionnaire redistribue les cartes temporelles et confère au XVIIe siècle, de l'aveu même de ses adorateurs, « l'intérêt d'une seconde antiquité{34} », cette nouvelle antiquité devient vite un écran de projection des passions nationales. Autant que les noms des classiques (tels qu'ils résonnent, par exemple, dans les débats parlementaires de la Restauration), autant que leurs biographies plus ou moins fantasmées et livrées à l'édifiante méditation des jeunes citoyens, leurs œuvres comparaissent devant une postérité d'autant plus interventionniste qu'elle semble résolue à trouver, dans la physionomie recomposée du XVIIe siècle, la clef de sa propre identité. Au lieu d'écarter a priori ces interventions comme inexactes ou impertinentes, on aimerait au contraire en examiner la logique d'ensemble.
On aura compris que le XVIIe siècle entre ici en jeu comme objet historiographique indéfiniment manipulable et de fait abondamment manipulé. Apporter sa pierre à l'histoire de la tradition classique, ce n'est toutefois pas la mettre à nu, ni la prendre à revers, mais tenter de discerner sur fond de quelle autre tradition possible elle se détache. Quiconque analyse les avatars du « siècle de Louis XIV » ne travaille pas sur quelque Idée platonicienne, mais sur le destin terrestre de textes dont l'inscription temporelle n'est assurément pas une maladie honteuse. On ne reprend donc pas à notre compte la très stérile confusion, parfois entretenue à des fins pauvrement polémiques, entre la mise en relief des contingences historiques et une quelconque entreprise de démolition. Dans un domaine voisin, celui de l'histoire de la philosophie, il a déjà été plaidé pour la prise en compte de « la réception des doctrines, aussi loin qu'aille celle-ci, aussi éloigné de l'œuvre du philosophe que soit l'écho de ses idées{35} ». Que ces actualisations puissent être objectivement erronées ne devrait pas être rédhibitoire. Elles relèvent alors de cette « légende » où Léon Robin voyait jadis « un élément positif de l'histoire, et comme un événement agissant sur d'autres événements{36} ». Si donc le « siècle de Louis XIV » donne lieu à des légendes, à des interprétations suffisamment pensables pour être énonçables, énoncées puis diffusées, ces lectures valent en elles-mêmes comme expressions des besoins propres au siècle nouveau. Autant dire qu'on ne trouvera pas ici de réponse à la sempiternelle question sur l'essence du classique. Et pour cause : « qu'est-ce que le classicisme ? Qu'est-ce qu'un classique ? Qu'est-ce qui est classique, qui est-ce qui est classique ? Qu'est-ce qu'être classique, qu'est-ce qu'être un classique ? Que signifie une telle soif de définitions ; que s'imagine-t-on avoir dit lorsque l'on pense avoir répondu à ce genre de question{37} ? » On se demandera, en revanche, sous quelles conditions le « siècle de Louis XIV » a pu remplir cette fonction, au prix de quels aménagements il a comblé ce besoin d'un passé classique dont nulle époque n'est exempte et que chacune satisfait à sa manière. Si permanence il y a, elle réside en effet moins dans la souveraineté inentamée d'une quelconque autorité que dans ce besoin de classiques ressenti (et reconfiguré) de génération en génération. Retracer quelques tranches de vies posthumes ne revient dès lors pas à célébrer la longévité des écrivains concernés, mais à comprendre ce qui se joue dans la rencontre (et parfois le rendez-vous manqué) entre une œuvre et une conjoncture ; à éclairer, en somme, non l'essence d'une identité classique au-delà du temps, mais les contingences et les vicissitudes propres à ce qu'on pourrait appeler la condition classique dans le temps.
Au début du XIXe siècle, le besoin de classiques se heurte à une difficulté nouvelle. L'impossibilité d'un regard innovant sur les auteurs du « siècle de Louis XIV » constitue alors une des scies du discours critique. Comme on se l'avoue déjà à propos de Fénelon, « toutes les formules de l'admiration ont été épuisées{38} ». C'est une histoire ancienne : tout a été dit et l'on arrive (toujours déjà) trop tard. Il faut bien sûr faire la part de la ruse oratoire, la protestation d'impuissance offrant un moyen éprouvé de gagner la bienveillance des lecteurs. Sans être négligeable, l'explication reste insuffisante. Elle peine à rendre compte d'une mutation plus profonde affectant l'histoire du « siècle de Louis XIV » comme objet de discours. Ce qui se joue, en effet, dans l'exténuation des commentaires, c'est à la fois le deuil d'un présent classique immuable et le difficile apprentissage d'une distance neuve à l'égard d'œuvres jusque-là tenues pour naturellement familières. Cette distance est intimement liée au rôle que joue désormais la mémoire des Lumières dans la transmission des œuvres produites au XVIIe siècle. Or ce rôle s'avère multiple et contradictoire. Au premier regard, le XIXe siècle reçoit et reconduit sans vraiment le modifier un canon classique déjà forgé par les générations antérieures. En tant qu'héritiers du XVIIe siècle, les contemporains de Chateaubriand ou Constant sont d'abord les héritiers du prisme des Lumières. Dans l'ensemble, ils restent redevables de choix entérinés tout au long d'un XVIIIe siècle lui-même orthodoxe en la matière. La bourse des valeurs classiques ne connaît pas alors de fluctuations spectaculaires. Elle est loin de prendre nos attentes à revers, comme en témoigne la collection Didot déjà mentionnée. De La Fontaine à Bossuet, de Corneille à Molière et Boileau, de Massillon à Racine ou Fénelon, aucun des noms attendus ne manque à l'appel. L'unanimité est cependant illusoire. Période honnie au point d'être personnifiée comme l'incarnation du mal, le XVIIIe siècle représente à la fois un point de comparaison historique (d'où les querelles sans fin sur la prééminence du XVIIe ou du XVIIIe siècle) et un opérateur mémoriel dont bien des contemporains refusent la médiation pour mieux rêver de retrouvailles immédiates avec l'âge d'or louis-quatorzien. Au lieu d'invoquer l'obédience classique des Lumières comme un argument d'autorité, ils en refusent les termes autant que l'esprit et persistent à promouvoir une conception de la tradition empreinte de pureté, soit indifférente à la succession des relais qui en assurent la transmission dans le temps. La relative stabilité des palmarès ne doit donc pas en minorer les différences d'inflexions. Au-delà d'un consensus de façade, c'est bien la diversité des obédiences classiques qui attire ici le regard.
Parce que le XVIIIe siècle occupe une place littéralement centrale dans la relation que la France révolutionnée tente de nouer avec le XVIIe siècle, l'expression « siècle de Louis XIV » est alors bien plus sulfureuse que celle de « Grand Siècle ». Celle-ci, toujours susceptible d'amendement et de gradation (le grand siècle vs le très grand siècle), est moins engageante et finalement plus malléable qu'il n'y paraît. Au début du XXe siècle, André Suarès jouera de cette souplesse pour confronter, non sans malice, « les deux siècles, l'un de Louis XIV, qui est le grand, et l'autre de Louis XIII, qui est le plus grand{39} ». Avant lui, Michelet avait déjà mis à profit cette indétermination en appliquant la formule, dans la préface de 1847 à l'Histoire de la Révolution française, au XVIIIe siècle lui-même{40}. Ces jeux de substitution ont déjà cours au lendemain de la Révolution, par exemple chez Victorin Fabre, l'un des lauréats du célèbre concours académique sur le Tableau littéraire du XVIIIe siècle organisé par l'Institut entre 1804 et 1810. En dépit de leur évidente rentabilité polémique, ces provocations ne donnent pas la vraie mesure du défi que représente la médiatisation philosophique de la mémoire classique. Car contrairement au « siècle de Louis XIV », l'étiquette « Grand Siècle » ne porte pas la signature ostensible des Lumières. Dans le contexte d'un rejet de la philosophie accusée d'avoir plongé la France dans un chaos sans retour, la paternité notoirement voltairienne de la catégorie « siècle de Louis XIV » en rend le maniement des plus délicats. Emblème lexical d'une mémoire classique enchâssée dans l'épineux héritage des Lumières, la formule oblige à bien des contorsions. Une fois retombée la fièvre révolutionnaire, la trajectoire de ses usages est faite d'autant d'évitement que de ressassement, elle ne trahit pas moins d'embarras que de complaisance. Faut-il reprendre l'outillage philosophique pour nommer et penser les classiques ? Peut-on les aimer vraiment dans la langue des philosophes ? Ne vaut-il plutôt pas mieux forger un nouvel appareil mémoriel ? L'admiration des classiques pose un problème qui n'est pas de degré, mais de nature : il ne s'agit pas de les aimer davantage, mais de les aimer correctement. Pour bien des gardiens du temple, la revendication de l'héritage classique implique avant tout la domestication des formes lexicales (et de leurs connotations philosophiques) léguées par des générations d'admirateurs indésirables.
Période décisive dans la perspective d'une culture nationale en cours d'édification{41}, les premières années du XIXe siècle voient donc s'affronter des régimes d'admiration contrastés. Au lieu d'écraser les différences sous la chape d'un classicisme artificiellement unifié, il vaut la peine d'identifier les formes dissidentes de la tradition, ces scénarios disponibles au début du XIXe siècle, mais finalement laissés en déshérence. Car chaque époque, en recomposant son histoire au gré des intérêts doctrinaux en présence, choisit de tourner le dos à d'autres passés possibles, tous envisageables un temps avant d'être laissés sur le bas-côté des boulevards historiographiques. Cet ouvrage n'a d'autre matière que le jeu tantôt complémentaire, tantôt concurrentiel d'un éventail d'options dont certaines ont été levées au détriment d'autres initiatives mémorielles aujourd'hui oubliées – et dont l'oubli même forme un objet historique à part entière. Montrer comment s'est écrite l'histoire de la tradition, c'est prêter attention aux récits perdus en route, c'est aussi tenter d'interpréter les raisons et les effets de leur effacement. Si la tradition classique dont nous avons hérité (du XIXe plus que du XVIIe siècle) ne s'est finalement imposée qu'au terme d'un parcours sinueux et mouvementé, c'est qu'elle n'était pas écrite à l'avance, mais résulte au contraire d'un choix simultanément positif et négatif dont les tenants et aboutissants ne concernent pas seulement l'histoire des lettres. Peut-être avons-nous trop négligé, longtemps absorbés par la querelle romantique, une autre ligne de front tout aussi disputée et dont certains enjeux refont aujourd'hui surface, sans d'ailleurs que le lien en soit toujours clairement perçu. Il faut en effet rappeler que la version finalement retenue ne s'est pas imposée contre une anti-tradition, mais bel et bien contre une autre version de la tradition classique ; que la principale ligne de fracture séparait moins des palmarès inconciliables que deux usages inconciliables d'un corpus sinon identique, du moins globalement consensuel ; que ces usages contrastés, enfin, s'adossaient à des conceptions divergentes de l'horizon de connaissance propre à la littérature. Car l'un des enjeux du conflit n'était autre que la définition même du fait littéraire au sortir du système des Belles-lettres. De fait, si l'histoire de la tradition classique n'a rien d'un long fleuve tranquille, c'est que les affrontements hérités du XVIIIe siècle en ont doublement intercepté le cours : en donnant lieu, d'une part, à des décisions historiographiques souvent antagoniques, en ce qui concerne notamment la compatibilité des héritages respectifs laissés par les XVIIe et XVIIIe siècles ; en contribuant, d'autre part, à l'identification du « siècle de Louis XIV » comme siècle des lettres par excellence, en opposition à un XVIIIe siècle hâtivement réduit au triomphe des sciences de la matière. C'est à l'entrelacement de ces dimensions idéologique, historiographique et épistémologique que sont consacrées les pages qui suivent.