Chapitre 3.
L'usage libéral des classiques
Au début de la Restauration, la radicalisation des ultras transparaît dans l'équivalence que certains d'entre eux n'hésitent pas à établir entre la mouvance libérale et les jacobins de 1793. Les colonnes du Conservateur accueillent plus d'une fois des articles où l'alternative entre légitimisme et radicalisme jacobin paraît épuiser l'éventail des options politiques disponibles{274}. Dans ce climat d'exacerbation doctrinale, la ligne tenue par La Minerve française n'échappe évidemment pas aux foudres des ultras. « Pamphlet des prétendus libéraux{275} » selon la formule expéditive de Joly de Bévy, ce périodique rencontre un succès encore supérieur à celui dont Le Conservateur peut alors se prévaloir{276}. Or la conception du XVIIe siècle qui s'y fait jour n'est pas conforme à ce qu'on pourrait induire des attaques lancées depuis le camp adverse, le réquisitoire des ultras ne livrant qu'une image déformée des options mémorielles effectivement levées par les libéraux. Mieux vaut donc écarter l'hypothèse de deux programmes mémoriels exclusifs, dont chacun assumerait l'exact envers de l'autre. Pas plus que les conservateurs ne louent un corpus récusé par les libéraux, ces derniers ne revendiquent un panthéon littéraire qui leur serait propre. Bien que la règle connaisse bien sûr d'importantes exceptions, il reste que les palmarès littéraires fédèrent plus qu'ils ne déchirent. Qu'on ne s'y trompe pourtant pas : le lieu des retrouvailles est constitutivement un terrain d'affrontements et l'unanimité (d'ailleurs relative) quant aux contours de l'objet classique ne préjuge en rien d'un accord sur sa signification ni a fortiori sur l'usage qui peut en être fait. Plus que le choix de la bibliothèque, ce sont bien les modalités de sa fréquentation qui forment le principal enjeu du combat.
Dans cette querelle de légataires, les constitutionnels s'échinent à déjouer le présupposé faisant du « siècle de Louis XIV » la rubrique naturelle pour penser et nommer cette période. Ils s'en défient comme d'une catégorie à la fois réductrice et tendancieuse. Plus généralement, leurs interventions visent à sauver les classiques de leurs panégyristes les plus enflammés. Pour les soustraire à la menace d'une normalisation politique et religieuse, les libéraux en promeuvent une lecture plus émancipatrice, entièrement tournée vers leur exfiltration du prétendu « siècle de Louis XIV ». À cette formule, banalisée mais plus lourde qu'il n'y paraît, est souvent préférée, comme c'était le cas dans les écrits de Chénier, la mention plus souple du « XVIIe siècle ». Trace formelle d'un différend politique, la divergence lexicale structure en profondeur le terrain historiographique : si la mouvance du Conservateur soutient la thèse d'une allergie fondamentale du « siècle de Louis XIV » aux Lumières, les libéraux promeuvent en revanche, dans leur écrasante majorité, l'hypothèse militante d'un siècle de deux cents ans. Aussi la question est-elle, ici comme ailleurs, de savoir où passe la frontière, non entre laudateurs et détracteurs des classiques, mais entre des formes d'appropriations exclusives. Car les collaborateurs de La Minerve, s'ils se gardent de valider une appellation confisquée par la mémoire ultra, n'en renoncent pas pour autant à voir les classiques « rejoindre le patrimoine libéral{277} ».
Dans leur combat pour ériger l'autorité classique en bannière d'une dissidence doctrinale, les libéraux revendiquent une entière liberté d'examen au moment d'aborder le siècle le plus vanté de l'histoire nationale. Cette disposition débouche sur l'exercice militant d'un droit d'inventaire qui contraste avec l'approche plus globale des thuriféraires du « siècle de Louis XIV ». Ces derniers se tiennent à distance d'une matière sans doute trop vénérable à leurs yeux pour être scrutée en détails. Chez eux, le choix de cette distance respectueuse se renforce souvent du traditionnel argument quantitatif : pourquoi parler encore quand tout a été dit ? Suleau n'est pas le dernier à alléguer cette raison pour s'en tenir au seuil d'un temple mémoriel que profanerait, dans son principe même, une investigation trop poussée{278}. On a pu mesurer aussi le tollé provoqué par la curiosité jugée malsaine de Grouvelle. Un des principaux animateurs de La Minerve, Antoine Jay n'a pas ce genre de pudeurs. On ne se souvient de nos jours que de sa virulence antiromantique. Cet ancien avocat, lauréat de l'Institut et professeur d'histoire à l'Athénée, n'a cependant rien d'un adorateur béat du « siècle de Louis XIV ». Son travail de décomposition et de filtrage mémoriel aboutit, en 1819, à la publication de ses incisifs « Souvenirs de l'ancien régime ». Jay, qui avait vingt ans en 1789, y répond mot pour mot aux considérations du Conservateur sur « l'esprit du siècle ». Non sans habileté, il s'installe sur le terrain de ses adversaires et ressaisit leur vocabulaire pour en retourner la signification. À l'instar du marquis d'Herbouville, il reconnaît ainsi l'existence d'un « esprit du siècle » caractérisant le règne de Louis XIV, mais c'est pour en voir la quintessence dans... la Révocation de l'édit de Nantes{279}. De même, le siècle fut bien « religieux par excellence »{280}, mais l'obscurantisme et l'hypocrisie sont restés les traits saillants de cette époque heureusement révolue. Aux méfaits d'une religion sclérosée s'ajoute encore le spectacle affligeant d'une cour gangrenée par l'amoralité. La critique sociale prend ici les accents d'une défense et illustration de la bourgeoisie, autre face de la disqualification d'une aristocratie dégénérée : « la probité, vertu roturière, était abandonnée à la bourgeoisie{281}. » Pour être distincts, ces griefs n'en sont pas moins liés. Combinés, ils justifient un verdict sans appel : « telle est cependant l'époque qu'on nous représente comme l'âge d'or de l'église gallicane, de la religion et des mœurs. Le résultat d'un spectacle si révoltant était inévitable : la morale toujours inflexible fut exilée de la religion, il ne resta que le dogme et les pratiques{282}. » Le « siècle de Louis XIV » n'aurait donc consacré qu'un vain dispositif de formalités autoritaires, routinières et sans substance. La critique acerbe du simulacre absolutiste se concentre plus spécialement contre la personne même du roi. Relayant une idée déjà présente chez Grouvelle, Jay stigmatise la faiblesse d'un puissant qui « ne s'apercevait pas que ses volontés lui étaient suggérées ». Plus largement, Louis XIV est ici décrit comme un individu capricieux, capable de grandes injustices et gravement « asservi à la cabale jésuitique ».
Dans ce portrait négatif du « siècle de Louis XIV », Jay use volontiers de l'ironie, remployant volontiers les formules canoniques de la louange pour mieux en faire résonner la vacuité. Le « grand siècle », par exemple, est mentionné au cœur même des raisonnements destinés à prouver la supériorité morale du présent sur le XVIIe siècle : « on était bien avisé dans le grand siècle ! Hâtons-nous d'y revenir{283}. » La dérision d'une formule typique de la ferveur ultra est mise au service d'une thèse qui oriente tous les articles de l'auteur : la dépravation morale dénoncée par les légitimistes n'est pas le fait des Lumières, elle résulte au contraire des habitudes prises à la cour de Louis XIV. Ici encore, la réhabilitation de la philosophie coïncide avec la distinction de la bourgeoisie et la stigmatisation parallèle de l'aristocratie – ou de certains de ses représentants. D'ailleurs, « les écrivains moralistes de cette époque avouent généralement que la classe moyenne de la société se distinguait encore par la décence des mœurs et la délicatesse de la probité. [...] L'aristocratie qui avait si longtemps joui du privilège de l'ignorance, réclamait alors le privilège du vice{284} ». Jay n'invalide donc pas le diagnostic de décadence, mais il en déplace vers l'amont le centre de gravité. La distribution des blâmes et des lauriers s'en trouve logiquement bouleversée.
C'est sur ce fond d'une condamnation générale que s'opère la récupération des classiques. Le dépoussiérage du mythe louis-quatorzien met largement à contribution leur autorité, puisqu'ils reçoivent ici la fonction de témoins à charge. Loin d'être écornées par la réévaluation de leur temps, leurs productions passent en effet pour miner de l'intérieur la fausse unité de ce règne. Et le sort peu enviable infligé à plusieurs grandes figures encourage bien sûr Jay dans son entreprise iconoclaste. Au centre de la polémique, le cas des jansénistes lui permet de jeter une passerelle vers l'actualité immédiate : « sous Louis XIV, [les jésuites] parvinrent à faire considérer les écrivains de Port-Royal comme des hérétiques et des républicains ennemis de l'autorité royale. Pascal, les deux Arnauld, Nicole, Lancelot, Le Maître, Malebranche étaient les jacobins, les révolutionnaires du temps{285}. » Par cette identification, une circulation symbolique s'établit entre les libéraux et une pléiade de grands noms, parangons d'une héroïque indépendance de l'homme de lettres en des temps obscurs. Le bénéfice tiré d'un tel parallèle est évident. En revendiquant une communauté de sort avec les hérétiques devenus classiques, Jay affiche la certitude d'inscrire son action dans le sens de l'histoire. Du même coup, il voue les ultras aux oubliettes d'une postérité prompte à mépriser les fossoyeurs de la liberté de conscience. Promis à l'anonymat, ils ne laisseront pas plus de trace que les persécuteurs de Port-Royal. Qui, de l'auteur des Provinciales ou du P. Annat, a laissé l'empreinte la plus profonde ? L'année précédente déjà, dans sa recension de l'Essai de Lémontey, Jay s'était employé à désolidariser les écrivains et un monarque oscillant entre indifférence coupable et cruelle oppression.
« Il est sûr, concédait-il, qu'il répandit ses faveurs sur Boileau, Racine, Molière, Quinault, et en général sur les écrivains qui flattaient son orgueil ou qui contribuaient à ses plaisirs ; mais il laissa dans l'indigence ou il persécuta tous ceux qui portaient de mauvaise grâce le joug de la dépendance et qui ne sacrifiaient à ses préjugés ni leurs affections, ni leur conscience. Corneille et La Fontaine ne sortirent point de leur honorable pauvreté ; les solitaires de Port-Royal, ces grands maîtres dans l'art d'écrire, qui, les premiers, fixèrent la langue, et soumirent la pensée à la discipline du raisonnement, furent l'objet d'une infatigable persécution. Arnaud [sic], qui obtient de son siècle le nom de grand, mourut dans l'exil{286}. »
Soulignée par Jay lui-même, la mention du grand Arnauld n'est pas indifférente, puisqu'elle trouve dans les marges subversives du « siècle de Louis XIV » matière à recycler l'adjectif qualifiant sans raison l'emblème d'un pouvoir arbitraire. L'insistance voyante sur cette formule déjà ancienne signale la volonté de refonder l'économie de la grandeur et de trancher entre des modèles d'identification incompatibles. Au-delà du seul Arnauld, la consécration des écrivains est liée de près au degré présumé de leur incorruptibilité : preuve d'un esprit critique non émoussé par d'éventuelles largesses, la défiance à l'encontre du système louis-quatorzien (ou, plus spécialement, des mœurs dissolues de la prétendue bonne société) leur assure un titre à l'admiration nationale. Ainsi de Molière, ici salué pour avoir traduit sur scène la dépravation de la noblesse. Il est vrai qu'il put compter sur la bienveillance du pouvoir, mais ces bienfaits n'anesthésièrent pas sa vigilance morale. N'est-il pas significatif que « le Dorante du Bourgeois gentilhomme [ne soit] ni moins fourbe ni moins habile que Mascarille ou Scapin{287} » ? En ridiculisant sans détour la friponnerie de la noblesse, le dramaturge aurait ni plus ni moins contribué à démythifier son siècle. Par le choix judicieux et le traitement lucide de ses sujets, il aurait écaillé par avance les enjolivements d'une postérité partisane à l'excès. Déjà à l'œuvre dans le corpus classique, la mise à nu de la légende ne serait donc pas l'ouvrage d'une quelconque secte philosophique mue par de noirs desseins. L'argument est porteur, en ce qu'il renvoie aux ultras une image brouillée (et de ce fait plus difficilement négociable) des titres de gloire littéraires du « siècle de Louis XIV ». Suprême provocation, Jay place l'ensemble de son propos sous le patronage de « La Bruyère, ce peintre fidèle de la société{288} », pourtant souvent invoqué par les adversaires de La Minerve. Ce redressement mémoriel n'a d'autre ambition que d'accréditer la thèse d'une compatibilité naturelle des classiques avec la tradition philosophique issue du XVIIIe siècle. Représentés sous les espèces complémentaires des victimes (auteurs persécutés) et des accusateurs (moralistes réprobateurs), ils parrainent un projet de dissolution du « siècle de Louis XIV » comme catégorie opératoire pour penser le second XVIIe siècle.
Dans ce long conflit des interprétations, la parution des Considérations sur les principaux événements de la Révolution française tombe à point nommé. Au début de l'ouvrage, publié de manière posthume en 1818, Staël passait en revue les grandes étapes de l'histoire politique française. Ce panorama accéléré lui fournissait l'occasion de plusieurs règlements de compte. Il n'est pas anodin que la presse se soit particulièrement animée sur les paragraphes, il est vrai peu amènes, consacrés à l'ère louis-quatorzienne. Staël déniait au monarque toute responsabilité dans l'éclat artistique et littéraire de son temps. Son réquisitoire allait même plus loin que celui de Jay : « attribuera-t-on aussi à Louis XIV les grands écrivains de son temps ? Il persécuta Port-Royal dont Pascal était le chef ; il fit mourir de chagrin Racine ; il exila Fénelon ; il s'opposa constamment aux honneurs qu'on voulait rendre à La Fontaine, et ne professa de l'admiration que pour Boileau. La littérature, en l'exaltant avec excès, a bien plus fait pour lui qu'il n'a fait pour elle{289}. » En quelques paragraphes, Staël fait voler en éclats le mythe avantageux du mécénat louis-quatorzien. La politique culturelle du monarque et le degré de réussite des œuvres produites sous son règne doivent être radicalement dissociés, car « quelques pensions accordées aux gens de lettres n'exerceront jamais beaucoup d'influence sur les vrais talents{290} ». Au lieu de supposer un improbable rapport de cause à effet, elle proclame l'indépendance des hommes de lettres, ce qui revient à vider de sa substance la thèse d'un quelconque mérite absolutiste en matière de grandeur littéraire. La réfutation atteint son point culminant quand l'ancienne victime de Napoléon inscrit la littérature philosophique du XVIIIe siècle dans la stricte continuité des œuvres antérieures : « la littérature n'a pas été moins brillante dans le siècle suivant, quoique sa tendance fût plus philosophique ; mais cette tendance même a commencé vers la fin du règne de Louis XIV. Comme il a régné plus de soixante ans, le siècle a pris son nom ; néanmoins les pensées de ce siècle ne relèvent point de lui, et, si l'on en excepte Bossuet qui, malheureusement pour nous et pour lui, asservit son génie au despotisme et au fanatisme, presque tous les écrivains du XVIIe siècle firent des pas très marquants dans la route que les écrivains du XVIIIe ont depuis parcourue{291}. » Staël fait ici coup double : d'une part, elle rapatrie le prestige des classiques dans l'orbite d'un XVIIIe siècle auquel la vulgate ultra s'efforce de les opposer ; d'autre part, et d'un même mouvement, la réduction de la formule voltairienne à une donnée arithmétique (« comme il a régné plus de soixante ans ») lui ôte ostensiblement toute consistance. En débaptisant le « siècle de Louis XIV », elle en resitue les créations dans une histoire de plus longue durée et invalide de facto l'usage d'une étiquette devenue compromettante par les sous-entendus désormais véhiculés en son nom (de ce point de vue, il n'est peut-être pas anodin que l'allusion à la formule « siècle de Louis XIV » soit ici cernée par les expressions « règne de Louis XIV » et « dix-septième siècle »). Au même moment, le publiciste libéral Lacretelle interprète le « dix-septième siècle » (et non le « siècle de Louis XIV ») comme un chaînon parmi d'autres dans la lente « progression de l'esprit humain depuis les quatorzième et quinzième siècles jusqu'au dix-neuvième »{292}. Son appel final à laisser désormais « s'accomplir l'œuvre commencée » dit assez qu'on ne saurait exalter les classiques en refermant leur époque sur elle-même.
Une levée de boucliers accueille la sortie des Considérations{293}. L'ouvrage prouverait seulement que « Madame de Staël ne sait point l'histoire de France{294} ». Dans un compte rendu par ailleurs plutôt élogieux, le Moniteur finit même par invalider la question démêlée par la baronne : « Louis XIV, dont l'esprit fut très élevé, sut encourager et honorer les talents dans toutes les classes ; qu'il ait fait son siècle, ou que son siècle l'ait fait, il n'importe, le siècle fut grand et le monarque le fut aussi ; la gloire de ce règne est impérissable{295}. » L'attribution de la maturité classique à l'action singulière d'un grand homme ou au cours naturel des choses (autre nom de l'esprit du temps) serait donc une question dénuée de pertinence. C'est pourtant autour de cette alternative que les contemporains se déchirent, et il n'est que trop visible qu'un tel déni de pertinence alimente la controverse bien plus qu'il ne la transcende. Déclarer insignifiante la question du sujet d'attribution du prestige classique, c'est entériner de fait la vision englobante d'un siècle où les écrivains restent à l'unisson de leur souverain. D'autres poussent la critique plus loin, en ramenant l'analyse staëlienne aux proportions d'une attaque pauvrement partisane. Non sans mauvaise foi, l'auteure aurait apprécié toutes les dimensions du « siècle de Louis XIV » avec des œillères protestantes. La clef confessionnelle est donc censée ouvrir toutes les portes de la théorie staëlienne{296}. Ainsi rapportée à des déterminations étroitement biographiques, celle-ci est moins contredite que disqualifiée a priori. Il lui est encore reproché d'avoir osé expliquer la mort de Racine par les dédains d'un monarque capricieux. Pareille accusation serait de la dernière légèreté : « ne semblerait-il pas que le grand roi fût le persécuteur du grand poète ? Mais si l'auteur d'un Mémoire politique indiscret encourut le déplaisir du souverain, s'il eut la faiblesse d'en mourir de douleur, l'auteur d'Iphigénie et de Britannicus n'avait-il pas été comblé des bienfaits, et même honoré des égards de l'auguste protecteur des lettres{297} ? » Figure à deux visages, Racine incarne bien la réversibilité des références classiques. Poète de cour et historiographe du roi, il passe pour un pilier du système louis-quatorzien. Mais cette caution glorieuse se retourne en témoignage à charge, si l'on met l'accent sur la demi-disgrâce qu'on croyait alors avoir scellé son destin{298}. Disponible pour des démonstrations opposées, il sert à étayer les argumentaires les plus contrastés.
Pilier d'une presse libérale qui dispute pied à pied le terrain de la mémoire louis-quatorzienne, Benjamin Constant trouve dans les Considérations le tremplin idéal de ses propres réquisitions. Tout comme Grouvelle, dont il pratique et cite l'édition des Œuvres de Louis XIV, il lance à son tour les classiques à l'assaut de cette catégorie mystificatrice de « siècle de Louis XIV », « dernier retranchement des amis de l'Ancien Régime »{299}. Pour lui aussi, il importe de couper le cordon absolutiste qui tient captif le corpus classique. Constant préconise avant tout l'inscription de la littérature dans une histoire véritablement nationale, soit non subordonnée aux décisions d'un État despotique : « pour ce qui regarde la part qu'il faut attribuer à l'autorité royale dans les travaux et les succès de notre littérature, il me semble qu'on sert mieux la gloire nationale en montrant que le talent se développa par sa propre force, dès que la fin des guerres civiles eut rendu à l'esprit français quelque sécurité et quelque repos, qu'en cherchant à présenter nos grands écrivains comme des enfants de la protection et des créatures de la faveur{300}. » Sur un mode volontiers provocateur, il touche le point faible de ses adversaires en tirant une vérité générale du cas particulier des écrivains de la cour louis-quatorzienne :
« Arnauld, Pascal, Port-Royal tout entier, Fénelon, Racine sont la preuve des bornes étroites, de l'intolérance altière, de l'inconstance capricieuse de cette faveur si vantée ; et tout en plaignant ces génies supérieurs, les uns persécutés, les autres affligés par un despote, nous pouvons en quelque sorte, aujourd'hui qu'ils reposent dans la tombe, nous féliciter des injustices qu'ils ont subies. Ils nous ont épargné la douleur de croire que l'espèce humaine dépend de l'arbitraire d'un homme, et que tant de germes féconds seraient restés stériles, tant de facultés éminentes inactives, tant de voix éloquentes muettes, si le sourire de cet homme ne les eût encouragés{301}. »
Constant pousse ici la démarche staëlienne jusqu'à son point ultime. Non content d'affirmer que les classiques ont œuvré malgré le monarque (et non grâce à lui), il érige leur destin en emblème de la séparation des sphères politique et littéraire. Les victimes de Louis XIV incarneraient ainsi la victoire de l'esprit sur la force despotique. Cette mise au point n'est pas de faible portée. Parce qu'il cherche (et trouve) dans ces destinées contrariées de solides pièces à conviction contre la fiction d'un éclat littéraire constitutivement absolutiste, Constant parvient à décentrer le Parnasse louis-quatorzien. Décentrement d'abord spatial, puisqu'il privilégie des références distantes de la cour{302}, arrachant ainsi le rayonnement intellectuel à un foyer trop étroitement mondain. Mais le déplacement n'est pas moins temporel : soustraits au carcan versaillais, les écrivains en question n'ont pas à être dressés contre leurs successeurs du XVIIIe siècle. Contre une représentation par trop clivée de l'histoire littéraire, il n'a de cesse de réaffirmer la solidarité des deux siècles antérieurs. Engagé de la sorte sur les fronts simultanés de l'historiographie littéraire et de l'actualité politique, le combat libéral entreprend un sauvetage dicté par un double impératif : d'une part, dissocier les classiques d'un système irrécupérable sur un plan tant sociopolitique que moral ; leur épargner, d'autre part, le risque d'un accaparement ultra qui déboucherait, dans le pire des cas, sur la confiscation réactionnaire de leur héritage. Entreprise délicate puisqu'elle prend pour cible, non pas les adversaires avoués des classiques (ce qui serait plus commode), mais tout ensemble leur protecteur passé et leurs zélateurs présents.
Il ne suffit donc pas de dénoncer comme fallacieux le mécénat absolutiste. Encore faut-il s'interposer entre les ennemis de la Révolution française et les écrivains contemporains de Louis XIV. Dans ce but, de nombreux libéraux ferraillent contre les gardiens du temple qui, à l'image d'une Chambre plus royaliste que le roi, se révèlent en fin de compte plus classiques que les classiques eux-mêmes. Le constat d'un tel écart explique le recours à quelques variations fictionnelles sur les malheurs prévisibles que subirait un contemporain de Racine égaré dans ce premier XIXe siècle. Cette fois, ce n'est plus le despotisme de Louis XIV qui est dans la ligne de mire, mais bien le sectarisme de militants rétrogrades enfermés dans une logique de surenchère. C'est d'abord vrai en matière religieuse, et Jay a beau jeu d'ironiser en affirmant qu'il n'aurait « pas conseillé à Saint Paul de passer à Nîmes en 1815{303} ». Mais la tension n'est pas moindre sur des questions littéraires a priori plus légères. En 1818, par exemple, l'écrivain Andrieux recycle un sujet qui n'a pas l'heur de plaire aux gardiens de la morale qui sont aussi, en l'occurrence, ceux du temple classique. Pour Jay, l'occasion est belle de prendre ses contradicteurs en flagrant délit de fanatisme. En effet, le thème incriminé (un seigneur amoureux d'une actrice), trop hâtivement jugé délictueux, remonte au XVIIe siècle. Or, précise-t-il, « personne dans le temps ne fut scandalisé de cet épisode comique. Scarron ne fut point dénoncé comme un prédicateur de doctrines antisociales ; il ne perdit pas même sa place de ‘‘malade de la reine’’. Il aurait été moins heureux en 1815{304} ». On répliquera sans doute, et l'on n'aura pas tort, que Scarron, à qui Andrieux avait emprunté son canevas, n'est en rien représentatif du « siècle de Louis XIV » révéré par Le Conservateur. Qu'à cela ne tienne : Jay enfonce bientôt sa banderille en recentrant son propos sur le champion canonique des écrivains louis-quatorziens. Étayée sur la cinquième « Satire » de Boileau, dont le journaliste reproduit opportunément un extrait ravageur, la démonstration devient alors implacable : « Boileau eût excité encore plus d'indignation. [...] Que de maximes séditieuses et de provocations au désordre un rapporteur, tant soit peu retors, ne trouverait-il pas dans ces dix vers ! Quelle belle matière à dénonciation ! Si, en 1815, Boileau eût échappé au tribunal correctionnel, il fût probablement tombé sous l'épuration académique. En 1665, on applaudissait aux vers du satirique, et Louis XIV lui donnait une pension{305}. » Ne nous y trompons pas : Jay n'entend pas ici saluer la politique culturelle du monarque. Qu'on relise, pour s'en convaincre, les lignes cinglantes où son collègue Constant fustige, dans les mêmes colonnes, « tous ceux qui voient la majesté dans la pompe, le bon ordre dans l'étiquette, le triomphe des lettres dans un peu d'argent jeté aux poètes [...]{306} ». Aux antipodes d'un blanc-seing, la remarque de Jay sur la pension accordée par Louis XIV à Boileau met seulement en relief les égarements des adorateurs en bloc du « siècle de Louis XIV ». Contre de tels emballements, le journaliste prône une politique de tri concrétisée dans l'exercice d'un inaliénable droit d'inventaire. À cette époque, les nombreuses sollicitations de l'actualité permettent d'en mesurer l'urgence.
Canon littéraire et actualité politique
Au début de la Restauration, la question de la censure médiatique défraie régulièrement la chronique. La façon dont le « siècle de Louis XIV » va s'inviter dans les débats permet d'apprécier la plasticité argumentative de la référence publique aux écrivains du second XVIIe siècle. Leur invocation sert d'abord de preuve à charge contre les méfaits supposés d'un trop grand laxisme à l'égard de la presse. C'est typiquement le cas chez le comte de Marcellus, député de la Gironde. Déporté suite au coup d'État du 18 fructidor, il avait passé l'Empire dans la retraite et n'était revenu à la vie publique qu'à la faveur de la Restauration. Membre de la majorité dans la Chambre introuvable, ce quadragénaire est alors une des têtes de Turc préférées de la presse libérale. Son plaidoyer en faveur de la censure, seul obstacle efficace à « l'envahissement de ces doctrines meurtrières qui assassinent la société{307} », n'y est bien sûr pas pour rien. Pour freiner les progrès de ce qu'il fustige sous le nom d'« athéisme politique », issue fatale de l'irréligion, le député revendique le double parrainage de Fénelon et Bossuet. Au premier, il emprunte quelques réflexions sur la fausse liberté issues de ses Réflexions saintes. Il y prélève notamment ces lignes où résonne, s'il faut l'en croire, une condamnation par anticipation des tentations libérales de la Restauration : « l'amour de la liberté est une des plus dangereuses passions du cœur humain, et il arrive de cette passion comme de toutes les autres : elle trompe ceux qui la suivent ; et au lieu de la liberté véritable, elle leur fait trouver le plus dur et le plus honteux esclavage{308}. » Au lieu de précipiter sa perte en succombant aux sirènes libérales, la société française serait mieux inspirée de prêter attention aux mises en garde, présumées prophétiques, de Fénelon. Quand il puise à cette source, Marcellus s'efforce en fait de rapatrier dans l'orbite légitimiste une référence depuis longtemps privilégiée par les tenants des Lumières{309}. Étienne, un des cofondateurs de La Minerve, inquiet d'une possible interception réactionnaire de la caution fénelonienne, venait d'ailleurs d'anticiper en réclamant, un mois avant le discours de Marcellus, « que la morale chrétienne soit enseignée par des ministres de paix, qu'elle ne soit point altérée par un odieux mélange, qu'elle sorte de leur bouche pure comme elle sortait de la bouche de Fénelon{310} ». Marcellus rend toutefois cette précaution inutile, car, bien loin d'invoquer les mânes du seul Fénelon, il s'appuie plus souvent encore sur Bossuet, figure imposante et bien moins prisée. Une fois n'est pas coutume, Fénelon et Bossuet, réconciliés en urgence, parlent ici d'une seule et même voix. Le député complète en effet son réquisitoire par un extrait du cinquième Avertissement aux protestants. Lancé contre Pierre Jurieu entre 1689 et 1691, ce brûlot s'inscrivait en faux contre les implications politiques inhérentes à la doctrine du libre examen. Bossuet, le « plus grand des hommes en politique comme en éloquence{311} » selon Marcellus, s'y employait à dénicher des ferments de tyrannie au cœur même des apologies de la liberté. Retaillé sur mesure pour épouser l'actualité, son « avertissement » permet au député d'appliquer à la liberté de la presse un des grands décrets de cette théologie politique : « ceux qui vont flatter dans le cœur des peuples ce secret principe d'indocilité et cette liberté farouche qui est la cause des révoltes, sous prétexte de flatter les peuples, sont en effet les flatteurs des usurpateurs et des tyrans{312}. » En réalité, Marcellus ne respecte pas la contexture du Cinquième Avertissement. Pour les besoins de la cause, il fait moins une citation qu'il ne fabrique un centon avec deux membres de phrases prélevés à quarante pages d'écart dans le texte source{313}. Ce détournement synthétique le met en mesure de mobiliser l'autorité bossuétiste dans le combat contre la liberté de la presse, abcès de crispation ponctuel d'une théorie de la société beaucoup plus générale.
L'usage autoritaire de citations individuelles prépare en fait une captation plus large du « siècle de Louis XIV » en soutien du projet de loi de censure. C'est bien l'ensemble de cette période que Marcellus enrégimente sous la bannière d'une censure jugée bénéfique sur le plan de la souveraineté politique, de l'ordre social, mais également de la fécondité littéraire. Abandonnant un instant ses considérations politiques, il pense en effet désarçonner ses adversaires en abattant la carte littéraire : « la licence de la presse, s'exclame-t-il, n'est-elle pas l'ennemie de la gloire des Muses françaises ? Ne tue-t-elle pas la littérature comme la société{314} ? » La libération de la parole publique serait néfaste à la littérature nationale, parce qu'elle favorise les succès faciles et illusoires. Elle détourne les jeunes auteurs d'une étude austère mais indispensable. Pire, elle les encourage à prostituer leur plume au gré des caprices de la mode. En un mot, le déverrouillage de la presse abuse une génération entière dont elle aggrave l'altération du goût. Noirci à plaisir, le tableau est bientôt rehaussé d'un contrepoint lumineux : « ce n'est pas ainsi que se sont formés tant de grands hommes, l'ornement du plus beau des siècles, ces hommes qui ont élevé notre littérature au-dessus de toutes les littératures modernes et à l'égal de celles des deux grands peuples de l'antiquité. On ne publiait alors ses opinions que lorsqu'elles étaient conformes à la religion, à la vérité, à la morale. Aussi le génie avait le temps de méditer ses chefs-d'œuvre{315}. » Entre autres caractères, cet usage légitimiste du « siècle de Louis XIV » se signale par la conception ornementale d'une pratique littéraire tendanciellement réduite à l'exercice d'une fonction apologétique. Il est d'ailleurs patent que la formation des écrivains soit ici mise sur le même plan que l'éducation de la jeunesse, comme le montre un vif échange qui met aux prises, en mai 1820, le même Marcellus et Benjamin Constant. Dans un discours véhément, celui-ci avait appelé de ses vœux un engagement résolu de la « jeunesse studieuse » dans les affaires de la cité. Il s'étonnait que « les mêmes hommes de qui on exige à vingt ans de défendre leur patrie, ne puissent pas s'occuper à vingt ans des intérêts de cette même patrie{316} ». Ceux qui donnent leur vie devraient aussi pouvoir donner leur avis sur la conduite des affaires communes. Devant la menace d'une responsabilisation politique de grande échelle, le comte s'arc-boute sur une position défensive et va, une nouvelle fois, ériger le « siècle de Louis XIV » en rempart contre l'invasion libérale. Les jeunes Français se piquent-ils de politique ? Ils doivent au contraire, corrige-t-il,
« se livrer sans réserve à leurs études [...], rester étrangers à une tribune et à une enceinte à laquelle ils ne sont pas encore condamnés [sic], à des questions et à des débats dont l'heureuse imprévoyance qui accompagne la jeunesse ne leur permet pas de sentir l'importance, à borner toute leur politique à servir, à aimer leur Dieu, leur prince et leur pays. C'est ainsi, Messieurs, qu'on étudiait dans ce grand siècle où tous les talents et toutes les vertus illustrèrent la France, où l'on enseignait aux princes comme aux plus simples sujets ‘‘qu'ils ne seraient jamais ni grands hommes, ni grands princes, ni honnêtes gens, qu'autant qu'ils seraient gens de bien, fidèles à Dieu et au Roi’’ [...]{317}. »
La dernière phrase, extraite de l'Oraison funèbre du Prince de Condé par Bossuet, condense à elle seule toute la religiosité imprégnant les interventions du député de la Gironde. Le secrétaire des débats a d'ailleurs pris la peine de consigner les railleries récoltées par la solennité de l'orateur (« Quelques voix à gauche : Amen »). Deux mois plus tôt, Le Censeur européen s'était même permis de ponctuer le résumé d'un autre discours de Marcellus par quelques réactions fantaisistes attribuées à la Chambre (« On rit aux éclats [...]. Nouveaux éclats de rire{318} »). Pour être jubilatoire, l'usage du ridicule n'atténue en rien la gravité des débats. Car il y va des libertés publiques, de la fonction politique assignée au patrimoine culturel, mais aussi de l'intégrité du legs classique que Marcellus prétend incarner. Le baron Devaux, député du Cher, attire d'ailleurs son attention sur les conséquences que le retour de la censure ferait peser sur les œuvres de l'esprit. Ici encore, le « siècle de Louis XIV » fait office d'épouvantail, mais au service de la cause opposée. Les œuvres canoniques elles-mêmes, prévient Devaux, ne resteront pas hors d'atteinte du nouveau dispositif répressif. La censure conduira « à rayer des répertoires les pièces où le génie de nos grands tragiques a déclaré la guerre à toutes les tyrannies. Vos lois d'exception mettront aussi au secret Corneille, Racine, Voltaire, et ceux de nos poètes contemporains dont la Muse tragique a été inspirée par l'amour de la patrie{319} ». Il est vrai que le souvenir de la censure impériale, dont on vérifiera sous peu la rigidité, avait de quoi alerter. Si l'argument ne fait pas plier les défenseurs d'un projet finalement adopté fin mars 1820, cet épisode montre combien la mention des classiques, otages de la censure ou témoins de ses bienfaits, prête ses significations élastiques aux interprétations les moins conciliables.
À cette date, le récent assassinat du duc de Berry ne fait qu'accroître la chaleur passionnelle d'un débat déjà houleux avant 1820. Dès 1814, le duc de Montesquiou, alors ministre de l'Intérieur, avait donné le ton. Ennemi des moindres germes de contre-pouvoir, il avait défendu devant la Chambre des députés un projet de loi sur la censure (finalement adopté le 21 octobre 1814) où l'exemple du « siècle de Louis XIV », déjà, revenait avec insistance à titre de caution. Cette mention prestigieuse n'avait pas laissé l'auditoire insensible et, dans la suite des débats, la référence aux classiques revient plus souvent qu'à son tour. Deux semaines après le discours de Montesquiou, un opinant se dit même « frappé de l'observation faite par le ministre relativement au siècle de Louis XIV. Quel beau siècle pour la France, et sous le régime de la censure la plus sévère{320} ! » En cherchant dans ce passé glorieux la légitimation de sa politique immédiate, le discours du ministre montrait de fait la voie d'un usage tendancieux de la mémoire littéraire. Dans son optique, l'exemple des grands écrivains n'allait pas à l'encontre d'un arsenal juridique présenté comme nuisible aux plumes séditieuses, mais indolore pour les vrais talents.
On imagine sans peine les remous suscités par cette manœuvre. Outré par ce qu'il juge être une manipulation éhontée du XVIIe siècle, Constant publie à chaud ses Observations, où il bataille en particulier contre l'usage ministériel du Parnasse louis-quatorzien. En apparence, le discours de Montesquiou s'était pourtant ouvert sous un signe fédérateur, une même appartenance nationale devant, selon lui, transcender les désaccords de surface : « nous avons essentiellement le domaine des lettres ; la gloire que nos grands écrivains ont répandue sur la France restera toujours son magnifique patrimoine : nos rois se sont plu à le conserver, à l'augmenter. L'un d'eux a mérité le titre de père des lettres, et c'est par elles surtout que Louis XIV qui les protégeait a illustré son règne et donné son nom à son siècle{321}. » Comme pour s'assurer la bienveillance de l'auditoire, l'orateur interpose entre ses adversaires et lui la fierté partagée d'un patrimoine commun. Constant, sans se laisser abuser, met bien vite les choses au point. Sa thèse est que l'invocation du « siècle de Louis XIV » transcende moins le débat qu'elle ne le parasite. Laissant entendre que le ministre est stratégiquement hors sujet, il ne voit dans l'allusion patrimoniale qu'un écran visant à occulter des clivages idéologiques de fond. Or il importe au contraire de recadrer le débat sans se laisser éblouir par une poignée de grands noms : « en lisant cet hommage éloquent rendu à la gloire littéraire de la France, je me demande si l'objection que le ministre réfute est bien celle qu'on lui a proposée. Il me semble qu'il n'a point été question d'examiner si un peuple pouvait s'illustrer par des chefs-d'œuvre littéraires sous le régime de la censure, mais si un peuple pouvait être libre, quand des hommes nommés par l'autorité avaient la faculté d'arrêter la manifestation de la pensée{322}. » La mise en avant des œuvres produites sous un régime autoritaire brouille donc le débat plus qu'elle ne l'éclaire. Elle revient à nier la nouvelle configuration issue du bouleversement révolutionnaire. Outre son inadaptation à l'ère nouvelle, l'exemple de la littérature d'Ancien Régime fausse le problème en en faisant une application trompeuse. Les censeurs, en effet, n'auront pas pour mission de « veiller à ce que les règles du poème épique et les trois unités de la tragédie soient bien observées. Leur juridiction sera d'une toute autre nature{323} ». Au fil d'une minutieuse déconstruction de l'argument ministériel, Constant met à nu le mésusage dont le « siècle de Louis XIV », grossier alibi d'une mesure scélérate, fait ici l'objet. Une nouvelle fois, ce ne sont pas les classiques qui sont en jeu, mais bien les limites de l'interprétation qu'on peut en proposer. Il est vrai que Montesquiou, avançant mal masqué, ne s'appuyait sur leur réputation que pour justifier le régime autoritaire de Louis XIV : « sous le beau siècle de Louis XIV, n'existait-il pas une censure bien terrible ? Vous vous rappelez avec quelle sévérité des auteurs qui avaient écrit sur des matières politiques étaient poursuivis par les cours judiciaires : eh bien ! a-t-elle empêché que notre littérature soit parvenue au plus haut degré de gloire{324} ? » Pour mieux conjurer ce détournement des rayons classiques au profit d'une cause qui n'est pas la leur, Constant démonte les sophismes de Montesquiou. Le plus fallacieux réside dans l'argument négatif selon lequel la « censure bien terrible » exercée par le régime absolutiste n'a pas empêché l'épanouissement des génies. Raisonnement spécieux et qui suffit à dévoiler la manœuvre en cours : « voudrait-on ramener ces temps où les auteurs qui écrivaient sur des matières politiques étaient poursuivis si sévèrement ? Toute la gloire de la littérature de Louis XIV ne me paraît pas un dédommagement suffisant pour des exils, des emprisonnements et des persécutions arbitraires. Je ne crois point d'ailleurs que ces choses soient inséparables. Il ne me paraît pas qu'il fût nécessaire que le Télémaque fût proscrit pour que l'Iphigénie en Aulide fût parfaite{325}. » Ici encore, l'exemple n'est pas choisi au hasard. Rappeler les démêlés de Fénelon avec le monarque, c'était ruiner l'allégation selon laquelle les esprits élevés ne souffrent pas des mesures restreignant la liberté d'expression.
Pour s'inscrire dans une actualité très circonstancielle, les Observations n'en poursuivent pas moins une réflexion de longue haleine sur les conditions de possibilité de l'épanouissement littéraire. Dès l'Empire, un riche fragment manuscrit témoigne d'un questionnement ancien sur les destinées de la littérature confrontée à un pouvoir discrétionnaire. Dans l'interprétation qu'en livre alors Constant, les chefs-d'œuvre produits sous Louis XIV procèdent d'un travail souterrain, peut-être même inconscient. Il faudrait en effet les rapporter à un besoin confus d'émancipation, « aux germes inaperçus de [la liberté], qu'un siècle plus tard, la France essaya de conquérir{326} ». À l'instar du siècle d'Auguste, celui de Louis XIV illustrerait au mieux, quoique paradoxalement, la souveraineté d'un irrépressible instinct de liberté. Volet littéraire d'une théorie plus générale du progrès à travers les âges, cette théorie rencontre une difficulté dans l'obséquiosité au moins apparente de certains auteurs devenus canoniques. Constant ne recule pas devant l'obstacle. Pour mieux le surmonter, il affine son propos en différenciant la formalité des pratiques sociales et la percée secrète d'un sentiment plus diffus. Il en résulte comme une leçon de lecture : « [...] si vous lisez avec attention tous ceux qui ont un talent distingué, vous remarquerez, même dans les plus serviles, une impulsion à laquelle ils obéissent sans se l'avouer, vers des principes de liberté et d'égalité, principes sans application dans leur esprit, et devant l'application desquels ils auraient reculé sans doute, mais qui, à leur insu, préparaient les voies, et frayaient la route vers une application plus ou moins prochaine{327}. » C'est dire que les classiques valent aussi par ce qui échappe à leur intention autant qu'à leurs conceptions. Le mouvement révolutionnaire s'élance entre leurs lignes et il revient à la postérité, jouissant d'une meilleure vue du grand dessein auquel ils prirent part, de leur rendre cette justice. Ainsi relus, ils apparaissent comme les agents d'une liberté essentielle, non pas « ce qu'on appelle la liberté politique, mais l'instinct plus ou moins développé de l'indépendance individuelle, des droits de tous les hommes en société, de l'égalité, en un mot de la dignité humaine »{328}. Car ce sont bien ces sentiments ou, le plus souvent, « le regret de n'oser pas les manifester » qui caractérisent les chefs-d'œuvre du XVIIe siècle. Loin de s'en tenir aux sources positives, Constant cherche de préférence dans les silences, dans les gestes retenus la vraie signification historique d'un corpus en danger de détournement partisan.
On mesure de suite l'importance de la distinction « entre la liberté et ses formes extérieures{329} ». Elle seule permet de ne pas réduire les écrivains au statut d'ornements passifs et serviles. À défaut de vraiment dissocier les classiques du régime absolutiste, Constant parvient au moins, par cet affinement théorique, à démêler et à hiérarchiser leurs niveaux d'adhésion : visible, parfois spectaculaire, l'allégeance officielle peut recouvrir une forme plus muette de défiance, ce qui maintient ouverte la possibilité de leur recrutement au bénéfice de la cause libérale. Et c'est dans cette brèche que s'engouffre toute l'argumentation du publiciste. Certes, reconnaît-il, tout en aimant la liberté, ils se sont trompés sur ses formes, « soit en en choisissant qui ne la garantissent pas, soit en les considérant comme indifférentes, ou comme inutiles{330} ». Telle fut leur erreur. Mais en dépit de son adhésion au moins formelle au despotisme, celui qui commet cette erreur ne tourne pas forcément le dos à la cause de la liberté. Il peut même la « favoriser de cœur [...] ; il peut en être l'ami{331} ». Quoiqu'une telle aspiration ait pu cohabiter, sous un régime oppressif, avec « la flatterie la plus vile », elle n'en forme pas moins « la beauté principale des ouvrages mêmes que la flatterie déshonorait{332} ». Les classiques louis-quatorziens appellent donc une lecture à plusieurs dimensions. Au lieu de prêter foi à leurs témoignages d'allégeance, il convient de mettre au jour leur solidarité, évidemment inconsciente, avec la suite des événements. Cette réinterprétation décapante ne prend pas par hasard le contre-pied d'une historiographie plus prompte à accuser le contraste entre l'agitation anarchique des Lumières et l'ordre absolutiste. Le retournement est complet, car l'attention donnée au sourd murmure d'une liberté encore empêchée interdit d'analyser la perfection littéraire comme un heureux effet de l'autoritarisme louis-quatorzien. En perçant une issue dans l'impasse d'une servitude plus ou moins consentie, Constant désenclave un corpus désormais associé à l'histoire de l'émancipation humaine. Ce jalon posé dès 1805 éclaire à sa manière le positionnement de Constant face à Montesquiou. Il rappelle que les grandes œuvres, contrairement à une idée en vogue chez les partisans de la censure (et typiquement chez Marcellus), ne sont pas le produit d'une politique qui sut canaliser les énergies créatrices. À ce schéma tendancieux Constant substitue un modèle de causalité plus délicat à théoriser, mais indispensable à la reconquête libérale de la bannière classique. Il y reviendra d'ailleurs à plus d'une reprise. Traitant, en 1817, « de la littérature dans ses rapports avec la liberté », il s'appuiera sur le cas de la littérature antique pour démontrer que les chefs-d'œuvre doivent tout « aux débris de la liberté{333} », non à sa limitation. Comme souvent, le détour par une période dépassionnée reste le chemin le plus direct pour manipuler un sujet explosif.
Au cours des débats de 1814, un argument soulevé dans le fragment de 1805 refait surface. Reprenant une idée déjà en circulation au siècle précédent, Constant avait décelé chez les classiques « une indignation concentrée, et comme une révolte intellectuelle contre le bizarre système qui offrait l'immense majorité de l'espèce humaine en holocauste à un petit nombre d'heureux{334} ». Peut-on en effet parler d'un bonheur classique ? Et le prétendu « Grand Siècle » fut-il seulement heureux ? Dix ans plus tard, ce point sera jugé assez décisif par l'un des opposants à Montesquiou, le chevalier Villiers de Longeau, pour être ramené au centre des débats{335}. La conviction que le « siècle de Louis XIV » ne fut pas heureux, et qu'on ne saurait pour cette raison l'ériger en période exemplaire, soulève la question du coût admissible de l'excellence littéraire. La mise en balance de la gloire littéraire, tantôt avec le bonheur public, tantôt avec l'ordre public constitue un thème d'époque. Du côté des libéraux, on ne manque pas une occasion de rappeler qu'elle ne vaut guère la mise au pas d'une société entière. Au-delà des palmarès littéraires, c'est bien le choix des critères pertinents de la gloire nationale qui se trouve mis en débat. Jay, par exemple, prend à partie ceux qui braderaient volontiers « l'honneur de la France, la liberté des citoyens, la prospérité de l'État, s'ils voyaient la scène française dans une situation florissante{336} ». Rien, pas même l'estime peu regardante de la postérité, ne saurait justifier une régression en deçà des acquis de 1789. « Pour moi, ajoute le journaliste, quelle que soit mon admiration pour les chefs-d'œuvre de ces grands maîtres, je trouve que ce serait payer un peu trop cher sa place au théâtre ou au sermon [...]. Je ne connais point de chef-d'œuvre plus sublime qu'un bon gouvernement, point de spectacle plus intéressant que celui d'une nation libre et digne de l'être{337} ». Si la littérature classique ne rachète donc pas le règne qui la vit prospérer, cet alibi sert encore trop souvent les visées de quelques nostalgiques heureux de pouvoir avancer leurs thèses à l'abri d'un bouclier de références consensuelles. C'est contre un tel détournement que Jay déploie une infatigable énergie polémique. Maquillé en « siècle de Louis XIV », le XVIIe siècle est en effet « l'époque de notre histoire, où les écrivains qui professent les dogmes du pouvoir absolu se reportent le plus volontiers, et où ils se plaisent à rencontrer les défenseurs des doctrines populaires. Ceux-ci, forcés d'examiner le terrain sur lequel ils sont appelés à combattre, en ont reconnu les diverses positions, et ne craignent point de s'y engager. L'espoir du triomphe animera leurs efforts, tant que le bonheur des nations paraîtra préférable aux prestiges d'une gloire équivoque, et l'intérêt de l'humanité aux jeux brillants de l'imagination{338} ». La métaphorisation militaire dit assez la transformation de la mémoire classique en théâtre d'opérations idéologiques. Sur ce champ de bataille, l'arbre littéraire ne doit pas cacher la forêt sociale et politique. L'enthousiasme devant l'accomplissement formel des œuvres classiques est ainsi relativisé par une exigence morale des plus élémentaires.
La mise en balance des deux dimensions n'est pas moins fréquente chez les ultras. Chez eux, l'éclat littéraire est cependant confronté, non à la garantie des libertés élémentaires, mais à la sauvegarde d'un ordre public synonyme d'immobilisme. Sous le Directoire, Bonald s'était déjà dit prêt à « tout sacrifier{339} » du patrimoine littéraire si tel était le prix de la stabilité publique. Les turbulences de la conjoncture directoriale n'expliquent pas à elles seules cette radicalité, dont on trouve bien d'autres manifestations au cours des années suivantes. La préservation de l'ordre social demeure une priorité absolue, à laquelle même les autorités classiques doivent se plier. C'est d'autant plus le cas que les écrits littéraires sont, au moins depuis la Révolution, crédités d'un pouvoir de séduction pouvant mener la société à sa perte. Il importe, en conséquence, d'en canaliser le rayonnement, quitte à malmener les réputations les mieux établies : « il est fort doux sans doute de pleurer à une tragédie, de rire à une comédie ; mais il est infiniment plus doux de vivre tranquille dans ses foyers, de jouir de ses propriétés et de ne pas voir de glaive sur la tête : quant à moi, pour établir la sécurité et la confiance, pour maintenir la société et les lois, je sifflerais, s'il le fallait, jusqu'aux tragédies de Corneille et de Racine{340}. » Devant la contestation de ses arguments littéraires, Marcellus radicalisera lui aussi sa position en sacrifiant à son tour les lettres sur l'autel de l'ordre social. En 1822, il exige ainsi un renforcement du dispositif censorial et, s'il admet alors que les lettres sont « la première gloire d'un empire et surtout de la France », il ajoute une réserve si radicale qu'elle réduit à néant la portée de cette concession. Le député exhorte en effet ses collègues à comprendre que « les lettres ne sont ni le premier besoin, ni la base, ni la condition de l'existence d'une société. Un peuple peut vivre heureux et vertueux sans la gloire des arts et des lettres. Cette gloire, quel qu'en soit l'éclat, serait trop achetée s'il fallait lui sacrifier la religion, l'honneur, la morale, ces colonnes immortelles de l'ordre social{341} ». Un grand écrivain est un écrivain aligné.
La radicalité de Marcellus témoigne en réalité d'une inquiétude croissante face à la montée de revendications jugées attentatoires à la bonne distribution des statuts sociaux. Les mésaventures du comte de Saint-Simon, auxquelles les classiques ne sont pas étrangers, aident à en comprendre la teneur. Dans un texte publié en 1819 dans L'Organisateur, Saint-Simon avait tranché subversivement une alternative devenue célèbre : la France subirait-elle un plus grand préjudice en perdant un grand nombre d'hommes de haut rang ou un nombre égal d'hommes de talent et de génie ? Peu faite pour satisfaire les élites politiques du temps (et, sans doute, de tous les temps), sa réponse concluait à la supériorité de ces derniers :
« La prospérité de la France ne peut avoir lieu que par l'effet et en résultat des progrès des sciences, des beaux-arts et des arts et métiers ; or, les princes, les grands officiers de la couronne, les évêques, les maréchaux de France, les préfets et les propriétaires oisifs ne travaillent point directement au progrès des sciences, des beaux-arts, des arts et métiers ; [...] ils nuisent nécessairement à la prospérité de la nation en privant, comme ils le font, les savants, les artistes et les artisans du premier degré de considération qui leur appartient légitimement{342}. »
Après avoir déploré que les hommes capables se trouvent « subalternisés par les princes et par les autres gouvernants qui ne sont que des routiniers plus ou moins capables{343} », Saint-Simon en appelait à la remise sur pieds d'une société qui figurait, en l'état, « le monde renversé ». Connu sous le nom de « parabole de Saint-Simon » après qu'un de ses éditeurs posthumes, Olinde Rodrigues, l'eut ainsi baptisé en 1832, ce texte valut à son auteur des poursuites judiciaires engagées par le ministère public pour injures à la famille royale et menaces à l'ordre social. Elles débouchèrent toutefois sur un acquittement prononcé en mars 1820. Dans ces circonstances troublées, Saint-Simon put compter sur le soutien actif du Censeur européen qui s'empara de l'occasion pour diffuser une conception dissidente de l'autorité classique. Dans le feu des polémiques qu'elle déclenche, la théorie de Saint-Simon perd en effet de son abstraction et trouve à s'incarner dans un choix ciblé qui met en concurrence les ors de Versailles et l'éclat du Parnasse classique. La faculté d'aimantation polémique propre à cette époque est ici manifeste. Tandis que la pseudo-parabole ne faisait pas spécifiquement référence à l'ère louis-quatorzienne, celle-ci s'impose néanmoins comme le laboratoire idéal où éprouver la validité d'une théorie vengeant les droits du talent contre le hasard de la naissance. Elle en constitue le point d'application le plus brûlant et c'est autour d'elle que vont s'envenimer les débats.
Le Journal des débats n'avait pas eu de mots assez durs pour condamner la provocation de Saint-Simon. En bouleversant l'économie de la grandeur nationale, le patron de L'Organisateur aurait laissé libre cours aux rêveries criminelles d'un « cerveau malade{344} ». À dire vrai, cette médicalisation du propos renchérit sur celle de Saint-Simon. Puisant dans un arsenal métaphorique déjà banalisé au tournant du siècle, le héraut des industriels avait affirmé « que le corps politique était malade ; que sa maladie était grave et dangereuse ; qu'elle était la plus fâcheuse qu'il pût éprouver, puisque son ensemble et toutes ses parties s'en trouvaient affectés en même temps{345} ». Il demeure cependant qu'en accusant à son tour « les dérèglements de l'imagination » d'un homme qui « a perdu la raison », le rédacteur des Débats (resté anonyme) esquive l'échange plus qu'il ne l'alimente. Pour mieux disqualifier a priori son adversaire, il joint bientôt à l'imputation de folie la suspicion révolutionnaire. Le diagnostic prépare ainsi l'appel à réagir : si l'on ne désamorce pas ce risque de contagion, les troubles mentaux du conspirateur s'amplifieront en désordres sociaux. Afin de déjouer le vaste complot dont Saint-Simon serait l'instigateur, le journaliste développe une théorie en tous points inverse. Au fil d'une invective stigmatisant « les doctrines antimonarchiques et antisociales des premiers jours de la révolution », il est notamment conduit à défendre une vision organique de la grandeur littéraire. Cette conception repose sur une défense farouche des hiérarchies instituées, érigées pour l'occasion en conditions de possibilité de l'épanouissement du génie. Pour n'avoir pas saisi ce rapport de cause à effet, les fauteurs de troubles « réunissent dans la même conspiration contre l'ordre public, et les hommes modestement utiles que cet ordre défend des vexations et dont il garantit l'humble existence, et les hommes distingués dans une carrière plus brillante, mais dont le génie serait presque toujours desséché dans sa fleur, sans la protection, sans les encouragements de ce pouvoir contre lequel on voudrait les armer, de ces classes politiquement plus élevées, qui animent le talent par leurs regards, et le font vivre par leurs bienfaits{346} ». Comme il y va du maintien de l'ordre public, il paraît non seulement inutile, mais plus gravement criminel de réclamer pour les grands créateurs du passé des droits qu'eux-mêmes n'auraient jamais songé à revendiquer. La thèse a le mérite de la limpidité : « les véritables artistes repoussent avec dédain des comparaisons qui les blessent au lieu de les élever à leurs propres yeux{347}. » Au passage, et parmi d'autres exemples, le rédacteur mentionne les écrivains du « siècle de Louis XIV » pour illustrer la thèse d'une solidarité salutaire entre les génies et les hommes de pouvoir : « Raphaël se croyait-il l'égal de Léon X ; le Tasse, du duc de Ferrare ; Racine, Boileau, Molière, de Louis XIV, de Condé, de Lamoignon ? Croyaient-ils, tous ces grands hommes, se dégrader et s'avilir en rendant hommage à la supériorité politique de ces autres grands hommes leurs contemporains{348} ? » Le texte de L'Organisateur pécherait donc par un dangereux anachronisme, puisqu'il prête implicitement à des écrivains pensionnés les exigences abusives de leurs héritiers. Pour couper court aux revendications de ces derniers, le journaliste n'hésite pas à parler à la place des classiques et en leur nom. Comme dans le cas des débats autour de la liberté de la presse, ces derniers font office d'alibi idéal. Le bâillonnement de l'expression publique s'autorise de leur exemple, puisqu'ils n'ont pas pâti, veut-on croire, des restrictions absolutistes. Leur consentement à l'ordre hiérarchique devrait dissuader les comploteurs du jour et les ramener, une fois pour toutes, à de plus sages conceptions.
L'intransigeance des conservateurs s'explique aisément. Loin de prêcher dans le désert, Saint-Simon rencontre un certain écho et peut compter sur plusieurs relais efficaces qui élargissent son audience. Le Censeur européen est bien sûr du nombre. Si les rédacteurs donnent parfois l'impression de dédaigner le XVIIe siècle, « c'est qu'il est entaché dans leur pensée par l'absolutisme militaire et persécuteur de Louis XIV et qu'il est accaparé par les royalistes pour glorifier leurs visées politiques{349} ». Mais la vague soulevée par la pseudo-parabole crée les circonstances idéales pour rouvrir le dossier politique des classiques et se réapproprier sans complexe la référence au XVIIe siècle. Il est frappant de voir Le Censeur européen, dans sa réponse à l'article fielleux des Débats, rebondir précisément sur l'exemple du « siècle de Louis XIV ». La chance est trop belle, il est vrai, de prononcer une nouvelle fois le divorce des classiques et de leur mécène : « Racine, Boileau, et les autres écrivains du XVIIe siècle étaient-ils plus précieux que Louis XIV ; devait-on les préférer à ce roi ; telle est la question que fait le Journal des Débats dans un article contre M. de Saint-Simon [...]. La question qu'ils élèvent n'est pas même douteuse. Il est évident aux yeux de tous les gens sensés que, dans tous les temps du règne de Louis XIV, la perte de ce prince eût été un malheur moins grand que celle de Molière, de Corneille et de La Fontaine »{350}. Résolu à en découdre, le rédacteur ajoute que, si la perte d'un génie est par définition irréparable, celle de Louis XIV, par exemple lors de la Révocation de l'édit de Nantes, eût été une bénédiction. La virulence du ton n'est pas pour surprendre, les classiques étant ici mis au service d'une cause qui les dépasse de beaucoup, et où se joue l'implacable mais difficile enterrement de l'Ancien Régime. En ce sens, le décri du monarque absolu vise bien au-delà du seul XVIIe siècle. Quelques jours auparavant, Le Censeur européen avait d'ailleurs salué la dimension quasiment insurrectionnelle de l'intervention saint-simonienne :
« Il est très vrai que sa pensée renverse tout l'ancien ordre des choses ; qu'elle détruit toutes les supériorités factices ; qu'elle classe les hommes non plus par les titres de prince, de duc, de marquis, de comte, de vicomte, de baron, de chevalier, de noble, de Bourgeois, de manant ; mais par leur importance réelle, par le degré d'utilité dont ils sont au monde et à leurs semblables. Cet ordre est sans contredit la destruction de l'ordre ancien ; mais est-il la destruction du véritable ordre social{351} ? »
Quelques jours plus tard, les mesures consécutives à l'assassinat du duc de Berry allaient museler la liberté d'expression, rendant d'autant plus difficile l'enrôlement des classiques contre Louis XIV. Cette brève passe d'armes autour de Saint-Simon n'en illustre pas moins la volonté libérale de faire travailler les classiques du second XVIIe siècle à la destruction symbolique de l'Ancien Régime. De controverses en faits divers, l'argumentation libérale fait donc coup double : les écrivains se voient arrachés à un « siècle de Louis XIV » dont ils ne sont pas les fleurons mais seulement les contemporains (parfois même les victimes) et, d'un même mouvement, soustraits aux éloges appauvrissants de leurs adorateurs. Extirpés d'un contexte compromettant, ils sont également refusés aux caresses pétrifiantes de partisans jugés indésirables. Double sauvetage, en quelque sorte, garantissant par leur innocence passée leur disponibilité présente.
L'enjeu de cette disponibilité durement conquise n'est pas mystérieux. Une fois exfiltrés d'un « siècle de Louis XIV » catégorisé sous des auspices politico-religieux, les classiques du second XVIIe siècle redeviennent compatibles avec les philosophes des Lumières. Ressassée par la constellation ultra, l'alternative séculaire est donc récusée : il n'y a pas à choisir entre les deux siècles antérieurs. Désormais reversés au compte d'une époque neutralisée sous les noms de « règne de Louis XIV » ou de « XVIIe siècle », les classiques rejoignent leurs successeurs sur la scène d'une seule et même histoire nationale. Il n'y aurait donc guère de sens à séparer le contournement de l'expression « siècle de Louis XIV » et le rapprochement militant des écrivains du XVIIe siècle et des hommes de lettres du XVIIIe siècle. Dans la mesure où leur incompatibilité supposée résultait d'une acception orthodoxe de « siècle de Louis XIV », l'assouplissement et, le plus souvent, la dissolution de cette formule rouvrent la possibilité d'un siècle de deux cents ans comme noyau du patrimoine littéraire national. On aura encore l'occasion de le vérifier, les libéraux paraissent renoncer à reconquérir une expression surexploitée par les ultras. Mais si tout indique qu'ils ne défendent pas à tout prix l'usage fidèlement voltairien d'une formule désormais piégée, ils n'en retrouvent pas moins Voltaire au terme de leur redéfinition du territoire classique. En 1817, Jay publie un curieux « Voltaire aux enfers », courte fiction dont la verve enjouée n'entame pas le sérieux du propos. Ce dialogue montre le philosophe à la fois en fâcheuse posture et en excellente compagnie. Apparu en songe à l'auteur, son fantôme ne tarde pas à faire d'étonnantes révélations : « mais sans parler des esprits rebelles, nous avons assez bonne compagnie en enfer : Corneille, La Fontaine, Racine, Molière{352}... » Afin de mieux comprendre les motifs de leur séjour infernal, le cas des quatre auteurs est examiné en détail. C'est l'ombre de Voltaire qui assure le récit de leur comparution devant le tribunal du jugement dernier. Est-il possible, par exemple, que Corneille ait pu être condamné ? « Oui, Corneille, le grand Corneille : Diogène et Lucien m'ont vingt fois conté les détails de son entrée. Il voulut d'abord demander pourquoi le père de la tragédie, l'auteur de Polyeucte, était aussi maltraité ; mais ceux qui jugent en première instance, en attendant l'autre jugement, lui répondirent : ‘‘Allons, vous aviez l'âme un peu républicaine ; / Votre Cid qui longtemps fit courir tout Paris, / D'un cardinal vous mérita la haine, / Et vous voulez entrer au paradis ? Vous nous citez votre pièce chrétienne : / Le choix n'est pas heureux, l'exemple ne vaut rien. / Dans Polyeucte, et qu'il vous en souvienne, / Sévère est le héros, et Sévère est païen’’. Corneille alors, tout rayonnant de gloire, / Ne daigne plus disputer la victoire : / Grand comme les héros qu'il chanta dans ses vers, / D'un air de Nicomède il descend aux enfers{353}. » L'évocation un brin scabreuse de Lucien et Diogène confirme l'inscription des classiques dans une autre filiation que celle revendiquée par les tenants du « siècle de Louis XIV ». Du satiriste pourfendant les vices sociaux de son temps au parangon d'une indépendance méprisant les honneurs, la compagnie cornélienne se signale par une marginalité rétive à toute tentative de récupération.
Dans cette scénographie judiciaire essentiellement antiphrastique, les chefs d'accusation s'entendent comme des titres de gloire. Ainsi de La Fontaine, qui ne descend aux enfers que par l'effet d'une solidarité rapidement devenue proverbiale : « M. Fouquet y est-il ? demanda le bonhomme au portier. – Oui, lui répond-on. – C'est bon, ouvrez, dit La Fontaine »{354}. Moyennant une inversion des codes traditionnels, ces différentes traversées du Styx se lisent comme autant de petites apothéoses. Jamais descentes n'auront été plus ascendantes. Au terme de sa chute, Voltaire retrouve la plupart de ses illustres devanciers. C'est bien dire que sa gloire ne fait qu'une avec la leur. Il n'est pas jusqu'au pieux Racine qui ne fasse les frais du tribunal dont Jay instruit justement le procès : « il eut un peu d'humeur quand il fallut passer le Styx : il citait Athalie, Esther. Ah ! lui répondit un des introducteurs, M. le gentilhomme ordinaire, en bonne conscience, n'est-ce pas plutôt pour plaire à Madame de Maintenon que pour faire votre salut, que vous avez composé vos tragédies sacrées ? D'ailleurs, pour deux pièces de ce genre, que d'amour profane dans vos autres ouvrages ! » Molière, pour finir, ne pose pas tant de difficultés. En une réplique jubilatoire, le publiciste prête à l'ombre de Voltaire ce qu'il nomme une « anecdote nécrologique » pour le moins inédite : « Molière ? Oh ! celui-là n'a pas fait de façons, il a sauté à pieds joints en enfer, car il a fait le Tartuffe{355}. » À sa date de parution, l'intérêt de cette saynète réside dans l'affirmation d'une coexistence harmonieuse des classiques avec plusieurs représentants des Lumières, certains même assez sulfureux. Outre Voltaire, Montesquieu, Mably mais aussi Diderot ou Raynal cohabitent ici en bonne intelligence avec les phares du second XVIIe siècle. Accrédité sans relâche par les pamphlets ultras, le scénario d'une opposition frontale entre les deux siècles est ainsi habilement déjoué.
Au terme de cette première étape, plusieurs éléments de réponse permettent de mieux cerner la situation historiographique du « siècle de Louis XIV » au tournant du XIXe siècle. Cette catégorie est maniée avec une grande régularité par les contempteurs de la « secte philosophique ». Sous leur plume, le « siècle de Louis XIV » est d'abord porteur d'une interprétation historique, puisqu'il ratifie l'heureuse responsabilité du monarque dans l'éclat culturel de son règne. Cette interprétation est solidaire d'un jugement de valeur consacrant la supériorité du moment absolutiste sur le XVIIIe siècle et celle de la littérature monarchique sur la monarchie littéraire de l'époque voltairienne. Une confrontation polémique avec les Lumières aimante la plupart des discours réactionnaires du temps, dans lesquels la mention du « siècle de Louis XIV » surgit souvent à titre d'antidote. Elle y est porteuse d'une thèse au moins implicite (mais souvent thématisée en tant que telle) sur la nature idéale de l'écrivain, par définition vecteur d'un ordre public gagé sur l'autorité conjointe du pouvoir monarchique et de l'Église catholique. Dans ces conditions, la référence aux écrivains classiques, fleurons malgré eux d'un arsenal contre-offensif, remplit une fonction à la fois réactive et réactionnaire.
Sensible à la lourdeur de ses présupposés, la densité sémantique du « siècle de Louis XIV » explique que l'expression soit au moins critiquée, et souvent évitée par une partie importante de la publicité lettrée. La formule semble en effet beaucoup moins en usage dans une mouvance hétéroclite où voisinent des républicains fidèles à l'expérience de 1789, des penseurs libéraux soucieux du respect des droits fondamentaux dans le cadre d'une monarchie constitutionnelle, mais également des contre-révolutionnaires attachés aux libertés de l'ancien monde et pour lesquels le moment absolutiste penche davantage vers les bouleversements du XVIIIe siècle que vers un modèle de société hiérarchisée. Aucun de ceux-là ne centre son historiographie sur la comparaison du « siècle de Louis XIV » et du XVIIIe siècle. Au lieu de l'ériger en référence absolue, ils s'emploient davantage à repenser le XVIIe siècle en évaluant son poids et son rôle dans une histoire longue, sans jamais en brider la définition par le jeu d'une comparaison binaire avec les Lumières. Le concours systématique des deux siècles, s'il occupe une place considérable dans l'espace public du temps, ne constitue donc qu'un des chemins d'approche du XVIIe siècle. Sans toutefois s'y réduire, le fossé entre la sanctuarisation des classiques et ce large éventail d'interprétations répercute une crise de conscience plus profonde quant au statut historique d'écrivains réputés intemporels. Si la charnière des XVIIIe et XIXe siècles est marquée par ce qu'il est convenu d'appeler la temporalisation de l'histoire, l'appréhension du « siècle de Louis XIV » ne fait pas exception. Elle aussi témoigne d'un irréversible changement de régime, comme le manifeste la nouvelle problématisation d'une évidence désormais mise à mal, celle de l'inaltérable contemporanéité des classiques.