Chapitre 6.
Du commentaire à l'enquête
« L'admiration, pour n'être point vaine et sans objet, doit donc être historique, c'est-à-dire érudite. [...] Le savant seul a le droit d'admirer. »
Ernest Renan, L'Avenir de la science, G.-F., 1995, p. 323.
À l'aube du XIXe siècle, l'idée se fait jour que les textes du « siècle de Louis XIV », même juchés sur un glorieux piédestal, n'échappent plus aux pesanteurs de leurs coordonnées temporelles. En même temps qu'il marque leur entrée dans l'âge chronologique, le deuil de l'âge d'or entraîne parfois leur dénigrement au nom d'un nécessaire arrachement à la fascination stérile pour des modèles qui n'en sont plus. Le plus souvent, il détermine néanmoins une politique de conservation fondée sur la distinction implicite des deux corps du classique. Attardons-nous à présent, non sur l'étonnante plasticité de la matière classique elle-même, mais sur les divers modes d'occupation de ses marges. Au lendemain de la Révolution française, celles-ci commencent à accueillir des commentaires relevant de l'érudition la plus rigoureuse. Encore embryonnaire si on la compare aux développements de l'érudition sous la IIIe République, cette tendance ne s'en amorce pas moins dès les premières décennies du siècle. Entrant dans l'histoire, le « siècle de Louis XIV » pénètre du même coup dans le cabinet du savant. Cette prise en charge d'un nouveau genre annonce la mutation, discrète mais durable, d'une référence classique que l'exigence historienne suit désormais comme son ombre.
À l'époque qui nous retient, le palmarès louis-quatorzien semble plus que jamais gravé dans le marbre. Les rééditions foisonnantes de textes déjà canoniques au XVIIIe siècle plaident pour la représentation d'un XIXe siècle installé de plain-pied avec ses deux devanciers. Sur ce point, on peut s'en remettre à d'importantes recherches menées sur le paysage mental des lecteurs de ce temps. Fondées sur des enquêtes quantitatives, elles mettent en relief « l'influence durable de la culture française classique pendant le prétendu âge romantique{513} ». Au schéma d'une cassure littéraire calquée sur les bouleversements politiques, il faudrait donc préférer l'hypothèse d'une certaine continuité, au moins pour ce qui touche les habitudes de lecture du plus grand nombre. Incontestable en lui-même, ce constat risquerait pourtant, si l'on s'en tenait là, d'occulter les différences entre des types de relations distincts aux corpus hérités du « siècle de Louis XIV ». Si leur actualité se prête évidemment à une saisie statistique, elle réclame aussi l'appoint d'une analyse plus attentive aux modulations qualitatives de la présence classique. Des rééditions nombreuses attestent la vogue de l'auteur concerné, mais elles ne préjugent en rien du caractère inchangé de son statut à travers le temps.
En réalité, l'hypothèse d'une temporalité homogène, que même la césure révolutionnaire n'aurait pas mise à mal, ne doit pas faire écran à l'inquiétude née de la conscience toujours plus vive d'un profond décrochage historique. Le premier XIXe siècle fait en effet l'expérience d'une durée désormais étagée : face aux classiques, le sentiment de familiarité se double (et se complique) d'une évidence nouvelle, celle d'une étrangeté réclamant d'urgence l'invention de nouveaux modes d'appropriation. L'air de famille s'altère. Se creuse un fossé que la conviction d'une accélération de l'histoire rend irréductible à l'écart chronologique séparant le présent révolutionné de son passé monarchique. Cet éloignement du « siècle de Louis XIV » appelle une réponse qui en amortisse les effets. Dans ces conditions, l'impact de la distance temporelle sur les modes de réception se mesure d'abord à un certain flottement éditorial. Signe d'une mutation de la condition classique, l'émergence d'un discours érudit représente ici un tournant digne d'attention. Il suggère que le commerce avec les classiques, s'il ne se dément en aucune façon, prend néanmoins acte de l'emballement d'une histoire muant les contemporains de la veille en vénérables Anciens. En l'occurrence, les écrivains du « siècle de Louis XIV » demeurent des interlocuteurs privilégiés, mais l'échange immédiat se double peu à peu d'un rapport plus indirect. Le canon classique appelle désormais un effort complémentaire d'objectivation. Sa contemporanéité n'est pas remise en question, mais elle gagne un visage qu'on ne lui connaissait pas. En ce sens, la rupture du XIXe siècle réside moins dans une improbable désaffection que dans l'avènement d'une configuration plus stratifiée de la relation aux classiques.
Ce n'était certes pas la première fois que la bonne intelligence des textes nécessitait l'intervention d'un tiers savant. En 1761, on éditait déjà La Fontaine avec de « petites notes pour en faciliter l'intelligence ». Le XIXe siècle n'en marque pas moins une radicalisation du processus. Le discours secondaire change alors de nature en même temps que de destinataire. Tandis que les notes étaient jusque-là rédigées à l'attention de jeunes lecteurs dont elles comblaient par anticipation les lacunes les plus prévisibles, le régime d'annotation s'amplifie en de véritables appareils critiques qu'on ne saurait réduire à une volonté de transmission pédagogique. Pour le dire d'un mot, l'objet d'admiration devient aussi matière à expertise. Cette évolution suit un rythme assez lent. Pratiqués dans une relation de plain-pied idéalement atemporelle, les exercices littéraires de commentaire ou de glose demeurent majoritaires, mais ils n'empêchent pas l'émergence d'un regard plus distancié, propice à la dissection scientifique du classique. La critique des beautés se double ainsi d'une tendance, encore embryonnaire mais aisément discernable, à la reconstitution des faits. En 1798, une édition de Boileau illustre de façon exemplaire ce chevauchement discursif. Elle donne à lire les tensions en germe dans le dédoublement du classique entre des types de discours d'abord complémentaires mais qui n'allaient pas tarder à entrer en concurrence. L'éditeur insiste sur le soin apporté à l'élucidation de l'âge auquel le poète a composé chacune des œuvres rassemblées dans le volume. Ce scrupule chronologique, s'il distingue la nouvelle édition, n'emporte pas une adhésion unanime. Il est remarquable que l'éditeur lui-même fasse part de ses doutes en pesant ouvertement les avantages et les inconvénients d'une approche historienne des œuvres classiques. Qu'il ressente le besoin de se justifier n'est pas anodin, et le fait est que la légitimité de l'érudition ressort quelque peu écornée de son analyse : « ces sortes de recherches ont sans doute quelque utilité, écrit-il, surtout lorsqu'on peut se fier à leur exactitude ; mais on ne peut pas se dissimuler que celui qui s'en occupe, même avec succès, perd souvent à chercher l'époque de publication de tel ou tel ouvrage d'un homme célèbre, et à la déterminer avec précision, un temps qu'il emploierait beaucoup plus utilement pour lui-même à étudier cet ouvrage, à en découvrir toutes les beautés, et même les défauts »{514}. Ces précautions liminaires témoignent d'une hésitation qui ne sera bientôt plus de mise, car le développement graduel de l'érudition obéit à des ressorts structurels.
Encore timide et partiel, le glissement du « siècle de Louis XIV » sous la juridiction de l'expertise résulte en fait d'une crise aiguë des commentaires. Alors que le commentaire littéraire se déployait dans l'atemporalité d'un Parnasse indifférent aux lois de l'écoulement chronologique, le choix d'une méthode plus historienne enregistre et renforce la séparation des temps. La différence de ces régimes de discours procède aussi de leur positionnement face au texte qu'ils prennent pour objet. Quand l'érudition se donne pour indispensable en promettant l'établissement positif des faits, le commentaire nourrit davantage de complexes, car il tourne autour de textes dont l'intelligibilité n'a pas, à strictement parler, besoin de lui. Un réflexe très répandu trahit cette situation en porte-à-faux. Il consiste dans le renvoi à l'œuvre comme épreuve décisive du jugement : au fond, le meilleur commentaire de Molière ou Racine résiderait dans la lecture directe de leurs pièces. Sans minimiser la part des astuces oratoires dans ces protestations d'inutilité, il est difficile de ne pas s'interroger sur la tentation du silence qui gagne les rangs des critiques et autres annotateurs au tournant du siècle. Cette tension s'observe typiquement chez Cailhava. Quand il réédite en 1802 ses observations sur Molière, chaque section se conclut par la reproduction, au beau milieu de la page, d'un curieux panneau portant l'injonction suivante : « LISEZ LA PIÈCE DE MOLIÈRE »{515}. Par le retour continuel de cette formule coupant court aux développements, le commentaire paraît se rétracter au point de s'annuler lui-même. Non sans perfidie, Palissot insistera d'ailleurs, dans ses Mémoires pour servir à l'histoire de notre littérature, sur l'incongruité d'un tel procédé, n'y voyant qu'« une formule impérative assez bizarre, mais qui a semblé si importante à l'auteur, qu'il l'a répétée plus de trente fois (nous n'exagérons pas) [...]. On ne peut nier que cet écriteau ne soit une imagination très neuve, et que le conseil, d'ailleurs, ne soit excellent ; il l'est même au point, qu'il aurait pu dispenser l'auteur de tout ce qu'il a pris la peine d'y ajouter{516} ». En dépit d'une motivation sans doute assez peu littéraire (un litige plus ancien oppose les deux hommes), la pointe finale n'est pas anodine. Elle entre en résonance avec le sentiment diffus d'une prochaine exténuation de la tradition du commentaire. À lire les publicistes du moment, l'impression gagne que la veine est en voie d'épuisement. Outre le fait que tout semble avoir été dit des beautés classiques, l'idée se fait jour qu'une masse de commentaires à ce point dilatée finit par obstruer les voies d'accès qu'elle prétend dégager. En 1813, la compilation moliéresque de Marie-Jacques Simonnin{517} donne une juste idée du degré d'enfouissement qui frappe certains auteurs canoniques. Son entreprise se veut une anthologie des meilleurs jugements portés sur les pièces de Molière considérées une à une. La trame en est fournie par le commentaire systématique dont Antoine Bret avait enrichi son édition des Œuvres en 1773. Les avertissements et observations prélevés sur ce copieux appareil sont reproduits et, le cas échéant, complétés ou amendés par des remarques puisées chez Palissot ou La Harpe. À ce massif déjà touffu Simonnin ajoute enfin des réflexions de son cru. Il en résulte un effet d'engorgement et, pour tout dire, de cacophonie.
Ce risque d'embouteillage ne représente toutefois qu'une des sources irriguant la tentation du silence. La crise des commentaires procède également de la gêne technique suscitée par des œuvres tenues pour parfaites. Dans son travail sur La Fontaine, Solvet s'arrête sur le cas d'une fable qui, remarque-t-il, « est encore une de celles sur lesquelles il n'existe aucune remarque de la part de Chamfort. Dans le fait, elle en est peu susceptible ; tout ce qu'on en pourrait dire se réduirait à soutenir qu'elle est parfaite d'un bout à l'autre, et bien supérieure à celle qui la précède, quoique le sujet en soit beaucoup moins relevé{518} ». Lui-même annotateur de La Fontaine, Nodier ne cache pas non plus son impuissance à trouver les termes qui donneraient la mesure de son admiration. Autant s'en remettre, dès lors, à une batterie de formules indéfiniment recyclables – et de fait inlassablement recyclées : « il serait inutile d'insister sur les beautés de détail de cette tirade admirable que tout le monde connaît par cœur. Le seul commentaire qui convienne ici est celui que Voltaire proposait d'attacher à chaque page de Racine : élégant, harmonieux, sublime{519}. » Que dire au sujet d'œuvres dont on répète à l'envi qu'elles ne laissent rien à désirer ? La thématisation explicite de cette difficulté annonce le tarissement prochain de la critique exclamative. Les journalistes, notamment, se lassent d'autant plus que les remarques des commentateurs changent volontiers d'objet et portent moins sur les œuvres que sur les commentaires de leurs prédécesseurs. « Il n'y a déjà que trop de livres faits avec d'autres livres »{520}... La plainte est ancienne, elle ne faiblit pas au tournant du siècle. Au début des années 1820, Féletz maniera l'euphémisme pour dire le fond d'une pensée que la plupart partagent déjà, mais dont bien peu tirent les conséquences : « il serait bien possible qu'il y eût quelque excès dans ce zèle de scholiastes et d'annotateurs [...]{521}. »
En vérité, les commentateurs sont pris dans la tenaille de deux impossibilités. D'une part, ils sont déjà trop éloignés du « siècle de Louis XIV » et prennent la suite d'une tradition critique bien trop étoffée pour ne pas s'exposer, à chaque pas, au risque d'une redite. Mais d'autre part, ils sont encore trop tributaires de l'ancienne esthétique pour être en mesure de fonder le nouveau paradigme qui, seul, permettrait de renouveler la relation aux classiques. Si loin, si proches : les commentateurs naviguent entre l'écueil d'une circularité décourageante et celui de préjugés assez profondément ancrés pour entraver le percement d'une issue critique. Dans ces conditions, il ne reste qu'à admirer, sinon mieux, du moins autrement. Or c'est bien l'invention d'un nouveau régime d'admiration que porte en germe la consécration des classiques, non pas malgré l'histoire, mais dans et par l'histoire. Cherchant un angle neuf autour d'un corpus cerné de toutes parts, certains contemporains expriment le besoin de faire un pas de côté. Pour une large part, c'est ce déplacement que recouvre l'émergence d'une approche érudite du continent classique. On en discerne les traces dans les réclamations du critique Hoffman, l'un des piliers du Journal des débats sous l'Empire. Chroniquant l'édition des Œuvres complètes de Boileau établie par Daunou en 1809, il ne fait pas mystère des difficultés inhérentes au traitement de tels auteurs : « il semble, avoue-t-il, qu'il ne me reste rien à dire, car qui ne connaît pas Boileau ? Ne serait-il pas ridicule de citer des vers de ce poète pour justifier l'estime de ses admirateurs, et ses admirateurs aujourd'hui ne sont-ils pas tous les hommes qui savent lire ? Pour offrir à mes lecteurs quelque chose de plus neuf, je pourrais les entretenir de la prose de Despréaux ; mais outre qu'elle est très inférieure à ses vers, relativement à l'élégance et à la correction, cette prose même n'est guère moins connue{522}. » Si elle reprend une codification oratoire, cette dramatisation de l'embarras n'en signale pas moins la crise qui secoue alors l'appréhension des modèles du « siècle de Louis XIV ». Pour mieux la surmonter, Hoffman affiche sa prédilection pour une approche résolument historique. Comme « il était assez inutile de faire l'éloge de Boileau ; il ne restait plus qu'une seule manière de le louer : c'était de le faire bien connaître. Il ne suffisait pas pour cela de vanter chaque tirade, chaque vers ; d'en faire remarquer la précision, la clarté, la pureté, la rare et constante élégance : outre qu'un pareil commentaire aurait senti l'école, il n'aurait que reproduit ce qui avait été dit cent fois, et il n'aurait pas distingué Boileau des autres bons écrivains dont la France s'honore{523} ». On ne saurait mieux dire que le concours d'admiration est clos. Il est temps de briser le cercle d'un ressassement routinier peu à peu vidé de sa substance. Encore perceptible dans l'édition de 1798 mentionnée plus haut, l'indécision entre deux régimes discursifs s'estompe au profit d'une option historienne de plus en plus marquée.
L'hommage académique rendu à Boileau en 1819 dote cette évolution d'une dimension quasiment officielle. L'occasion en est donnée par la translation des cendres du poète en l'église paroissiale de Saint-Germain-des-Prés. Au cours de cette cérémonie, les orateurs annoncent une nouvelle étape dans l'histoire posthume du « siècle de Louis XIV ». À la suite de l'académicien Pierre Daru, c'est à l'archéologue Petit-Radel, membre depuis 1806 de la classe d'Histoire et de littérature ancienne, qu'échoit l'honneur d'accompagner le poète sur le chemin de Saint-Germain. Celui-ci, loin de s'en tenir aux sentiers battus, va percer une issue dans ce qui passait jusque-là pour une impasse. À ses yeux, « [...] tout ce qui pouvait être dit concernant la vie littéraire de l'Horace français n'est point encore épuisé, comme on pourrait le croire, quoique depuis un siècle bien révolu, on ait publié plus de cent éditions de ses œuvres, de ses lettres{524} ». La raison en est qu'on a trop négligé l'investissement du poète dans la vie savante de son temps. L'intérêt légitime pour le poète ne saurait justifier cette indifférence pour l'érudit qui travailla au service du roi. Figure normative d'une mémoire littéraire déjà solidement instituée, Boileau n'en a pas moins imprégné une histoire académique qui, pour sa part, reste à écrire : « considéré continuellement comme poète, et dans les rapports de ses travaux avec ceux de l'Académie française, Boileau n'est pas connu dans la carrière qu'il a fournie avec Racine et cette réunion choisie d'hommes célèbres que Louis XIV appelait sa petite Académie »{525}. Est ainsi mise au jour une facette méconnue de celui qui fut appelé, comme historiographe de Louis XIV, à siéger au sein de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Cet aspect de son existence, qui condamnait moralement Boileau aux yeux de Mercier, devient ici le meilleur gage d'une relance historiographique, au terme de laquelle Boileau change de décor et revient en collègue des érudits les plus renommés de son temps, tels l'abbé Bignon ou André Dacier. La mémoire des institutions savantes propose un nouvel éclairage qui, bien que latéral, engage à réviser des certitudes trop vite acquises : « ces hommes à la fois de génie et d'érudition positive ne consentaient à rien sacrifier des droits de la critique aux formes toujours bien observées d'une déférence mutuelle. Racine et Boileau régnaient dans leurs autres ouvrages, mais dans celui de la petite Académie, ils n'exerçaient que les droits communs à toute la république des lettres »{526}. L'aura poétique de l'écrivain ne s'en trouve nullement minimisée, elle s'enrichit au contraire du prestige feutré propre à l'histoire de la sociabilité savante. L'inflexion érudite du souvenir débouche ainsi sur la revalorisation d'une histoire longtemps restée muette.
Tentative d'épuisement d'un lieu de mémoire
Propice à la reconstitution minutieuse du passé, cette évolution n'en est alors qu'à ses balbutiements. Sans prêter au premier XIXe siècle ce qui appartient plus sûrement aux décennies ultérieures, on peut néanmoins repérer les premiers signes d'une cohabitation entre l'ancien régime de l'émulation critique et celui de l'expertise historienne. Dans cette perspective, la fortune postrévolutionnaire de La Fontaine trace un terrain d'analyse exemplaire, car elle est partagée entre la chaleur d'une conversation menée dans une bibliothèque sans âge et la froide exactitude d'une anatomie dépassionnée. C'est en 1820 que paraît le grand ouvrage de Charles Walckenaer, pierre blanche dans l'histoire des interventions jusque-là suscitées par l'œuvre et la vie du fabuliste. Comme le montrent les travaux de l'abbé Guillon en 1803, de Solvet en 1812 et même de Nodier en 1818{527}, elles consistaient le plus souvent à enrober le texte d'une épaisse gangue critique sans faire montre d'un souci d'historicisation autre que syntaxique et lexical. L'abbé Guillon, que Fontanes nommera bientôt professeur de rhétorique au Lycée Napoléon, accompagne chaque fable d'une escorte critique destinée à en célébrer les beautés et, le cas échéant, à en pointer les faiblesses. Non content de référencer toutes les pièces composées sur le même sujet avant et après La Fontaine, l'éditeur ne s'épargne pas même de très sérieuses « notes d'histoire naturelle » susceptibles d'éclairer les mœurs réelles de la cigale, de la fourmi et de la belette... Pour mieux apprécier la rupture opérée par Walckenaer, arrêtons-nous davantage sur la démarche de Solvet. Ses Études sur La Fontaine, ou notes et excursions littéraires sur les Fables font une large place à la fine fleur des gloses antérieures que l'auteur augmente et enrichit de ses propres remarques. En prenant son tour dans une longue tradition, Solvet s'installe de plain-pied avec ses prédécesseurs. Il vient s'insérer dans une conversation déjà ancienne et entre en dialogue avec Voltaire, l'abbé Guillon ou encore le critique Clément. De ce point de vue, toute son entreprise relève avant tout d'un travail de compilation. Concernant, par exemple, « Le Lion et le Moucheron » (II, 9), il égrène les jugements de Chamfort, La Harpe et Gaillard, avant de rendre lui-même un verdict fondé sur la comparaison avec « L'Aigle et le moucheron » de Dorat. Il n'est pas rare non plus qu'il s'abstienne, laissant alors le dernier mot à tel de ses devanciers. Ainsi de la note conclusive par laquelle Chamfort mettait ses lecteurs en garde contre « quelques fables dont la morale est évidemment mauvaise ; un plus grand nombre dont la morale est vague, indéterminée, sujette à discussion ; enfin quelques autres qui sont entièrement contradictoires{528}. » Ce florilège échappe cependant à la monotonie, dans la mesure où la juxtaposition statique des points de vue le cède, bien souvent, à leur confrontation dynamique. Au besoin, Solvet n'hésite jamais à contredire ses interlocuteurs. Chamfort en fait les frais à plusieurs reprises{529}. L'abbé Guillon n'est pas mieux loti, lui qui avait cru identifier un fabliau de Constant Duhamel comme source de « La Femme noyée » (III, 16). Solvet, qui juge cette filiation « de tout point injurieuse à La Fontaine{530} », propose ici, comme partout ailleurs dans l'ouvrage, une sorte de révision générale, au double sens d'un bilan de connaissances et d'une correction des erreurs passées. Mais quand bien même il contredit ses aînés, le compilateur installe ses réflexions au même niveau que les leurs. Opinions et points de vue ne se déploient pas hors de la sphère des jugements de goût et, en dépit d'efforts visibles pour prendre un peu de hauteur, Solvet peine à composer autre chose qu'une pure et simple doxographie. Ses arbitrages eux-mêmes entrent dans la danse au lieu de la surplomber, puisqu'ils ne sont pas fondés sur des critères fondamentalement différents de ceux qui orientaient ses devanciers. Adoptant lui aussi une structure sédimentée, Nodier ne change pas le cap. Réalisé avant celui de Solvet{531} mais paru six ans après lui, son commentaire s'inscrit dans le droit fil de ses prédécesseurs. S'il ajoute un maillon à la chaîne déjà existante, il opère tout de même un tri drastique, négligeant par exemple, et non sans quelque ironie, les notes d'histoire naturelle chère à l'abbé Guillon. Son apport personnel tient dans le souci de rétablir un lien avec les grandes figures du XVIe siècle et du premier XVIIe siècle dont La Fontaine affectionnait le commerce, soit Rabelais, Montaigne ou Mathurin Régnier. Le poids des sources antiques est ainsi relativisé au profit de l'ère moderne. Ce rééquilibrage traduit la préoccupation d'abord philologique de Nodier : son rêve, explique-t-il, serait de réaliser un index lexical exhaustif de La Fontaine « où tous les mots qu'il a employés eussent été rangés dans leur ordre alphabétique, avec autant de renvois qu'ils se trouvent de fois dans la suite des fables{532} ». Il y renonce toutefois, préférant destiner son édition au plus grand nombre et non aux seuls spécialistes de l'histoire de la langue française. Pour l'heure, il s'en tient à un riche appareil de tables quadrillant autant que possible le recueil (tables linéaire, alphabétique, mythologique, historique et géographique ; etc.). Le projet initial n'est pourtant pas écarté, tant il est vrai que « les index des grands écrivains sont les archives des langues, et que le compilateur courageux et patient qui parviendrait à attacher un index commun à nos classiques érigerait à la langue française un monument aussi durable qu'elle-même »{533}. On ne s'étonne pas que la pulsion érudite ait animé cet « homme du livre » que fut Nodier, mais son fantasme d'une cartographie sans angle mort ne vise, si l'on ose dire, « que » la dimension lexicale du classique, non son incarnation historique. Il est vrai qu'une des tables recense les « personnages célèbres du siècle de Louis XIV qui sont nommés dans les fables » et qu'une autre, dressant l'inventaire de divers types de locutions, fait notamment droit aux « locutions surannées ». Ce sont là deux percées manifestes vers une historicisation de La Fontaine, mais le processus demeure encore marginal. C'est l'histoire de la langue française qui retient Nodier, non prioritairement l'histoire d'un auteur dans son temps. De même, l'abbé Guillon proposait bien des « notes d'érudition », mais l'expression désignait chez lui la recherche des sources auxquelles La Fontaine avait puisé pour composer ses fables. Érudition à flanc de Parnasse donc, et non déployée en surplomb.
Finalisé en 1820, le projet de Walckenaer rompt avec ce régime critique. Ancien élève de l'École polytechnique, versé dans des domaines aussi variés que l'entomologie, la philosophie, l'histoire des arts plastiques ou la géographie, il tourna en outre son intelligence encyclopédique vers l'histoire littéraire. Ainsi lui doit-on cette Histoire de la vie et des ouvrages de Jean de La Fontaine{534} par laquelle « il créa en quelque sorte ce genre d'histoire littéraire où la biographie de l'écrivain s'enrichit de tout ce que l'étude approfondie de ses ouvrages a pu révéler{535} ». En 1811, la publication par le philologue Chardon de la Rochette d'un vieil inédit de Mathieu Marais sur la vie de La Fontaine étanchait déjà une soif plus historienne par des « anecdotes curieuses qui éclaircissent des passages restés jusqu'ici obscurs{536} ». Walckenaer va dans le même sens, mais beaucoup plus loin. Faisant un pas de côté, il délaisse les chicanes poétiques pour mieux se concentrer sur l'établissement des faits. La difficulté de sa tâche est bien indiquée par le critique Amar qui, dans une recension en tous points élogieuse, commencera par rappeler le risque inhérent au travail de Walckenaer : « un volume sur La Fontaine ! s'écriront d'abord certains lecteurs ? Eh ! que peut-il nous apprendre de plus que les nombreuses notices placées en tête des œuvres diverses ou complètes de l'immortel conteur{537} ? » Sur un tel sujet, la vraie gageure consisterait à trouver l'équilibre « entre la sécheresse historique et la profusion stérile de phrases et de mots à laquelle il était si facile de s'abandonner{538} ». Profusion dont la tradition polyphonique des commentaires donnait une juste idée. À rebours de ce procédé collectif combinant sélection et accumulation, Walckenaer n'entend pas alourdir à son tour la chape des commentaires. Son intention vise, en revanche, à trancher les questions encore en suspens. En janvier 1820, il explicite l'origine et le sens de sa démarche au treizième tome des Œuvres complètes de La Fontaine, vaste ensemble auquel Walckenaer apporte un concours décisif. « Lorsque je me chargeai de diriger l'impression des deux derniers volumes de cette édition, avoue-t-il, je me doutais peu qu'il me fallût faire autant de recherches pour me procurer la parfaite intelligence d'un auteur moderne aussi voisin de nos temps, aussi souvent réimprimé, aussi souvent lu, que La Fontaine »{539}. Tout est là : apparemment si familier, La Fontaine s'est éloigné sans crier gare. Loin d'entrer dans la ronde infinie de jugements de goût impliquant une certaine commensurabilité du « siècle de Louis XIV » et du premier XIXe siècle, Walckenaer prend acte de cette nouvelle étrangeté. Il ne s'agit donc plus pour lui de raffiner l'expression de l'admiration, mais bien de partir à la recherche de La Fontaine. Envisagée sous cet angle, la reconquête du classique par l'expertise érudite ratifie bel et bien la perte qu'elle contribue à amortir. À cet égard, la genèse de l'ouvrage est éclairante, en ce qu'elle montre comment le débordement du commentaire favorise l'avènement d'une histoire peu à peu séparée de son objet : « j'avais d'abord, précise Walckenaer, pensé à exposer dans des notes les résultats de ces recherches, mais par leur nombre et leur longueur ces notes seraient devenues un véritable commentaire, et je me suis souvent aperçu par ma propre expérience, que le commentaire le mieux fait n'instruit pas sans fatigue. Or la fatigue engendre souvent l'ennui [...]. Afin d'éviter cet inconvénient, je jugeai qu'il valait mieux écrire une nouvelle vie de La Fontaine, en y renfermant les faits et les notions nécessaires à l'intelligence de ses ouvrages{540}. » On ne lira donc pas (ou pas seulement) un appareil de notes marginales, mais bien un ouvrage à part entière, sorte de satellite émancipé de son orbite originaire.
Au premier coup d'œil, le volume élève une évidente prétention de scientificité. Aux trois cents pages d'un récit scrupuleusement circonstancié succèdent plus de cent soixante pages serrées de notes justificatives. Par le recours à une impitoyable critique des sources, Walckenaer s'efforce d'arrimer le classique au port de l'objectivité. Il semble entendu que la compétence en matière d'art poétique ne suffit plus face à un texte qui réclame décidément d'autres soins. Au tournoiement infini des commentaires et des éloges Walckenaer substitue la pesanteur de ses démonstrations factuelles. De manière significative, il corrige les erreurs qui déparent l'« éloge un peu maniéré »{541} de La Fontaine par Chamfort, comme si les deux textes relevaient du même registre. C'est que l'heure n'est plus à juger La Fontaine, mais à le (faire) connaître. Pour ne prendre qu'un exemple, la « Ballade sur le siège des Augustins » est suivie de l'explication de l'historien promu cicérone en terre classique. Le volume des Œuvres contenant cette ballade annonce tout de go : « pour l'intelligence de cette pièce, consultez la Vie de La Fontaine en tête de cette édition, et les notes qui l'accompagnent{542}. » Et de fait, le très riche appareil de notes promet un « récit [qui] rendra plus intelligible la ballade dont il s'agit »{543}. Une fois n'est pas coutume, Walckenaer s'en remet ici aux notes de Brossette sur Boileau. Mais le plus souvent, les prédécesseurs sont éclairés d'un jour peu avantageux. S'agit-il de la disgrâce de Fouquet, « notre récit, appuyé sur des autorités irréfragables comparées avec soin, pourra servir à rectifier celui de Voltaire »{544}. Brossette lui-même passe pour « confond[re] sans cesse les hommes et les temps » et le père Niceron « commet faute sur faute »{545}. Quant à Montenault, biographe souvent cité depuis le milieu du XVIIIe siècle, il a « tout brouillé [...] [et] dérangé l'ordre des faits ». Nodier n'était pas si regardant, qui reproduisait cette « Vie de La Fontaine » d'abord parue en 1755.
Par le recoupement de sources nombreuses et contradictoires, Walckenaer se donne les moyens de fixer l'image de La Fontaine. Pour mieux dissiper le brouillard des versions plus légendaires qu'historiques, il expose le fabuliste à la lumière crue d'une érudition en théorie exempte des variations subjectives propres aux jugements de goût. Walckenaer accorde ainsi une importance capitale aux problèmes de datation. Rien ne lui paraît plus urgent que de garantir la date d'un événement comme la première rencontre du poète avec la duchesse de Bouillon (« une des rectifications les plus importantes qui était à faire dans la vie de notre poète{546} »). Sur ce point comme sur des dizaines d'autres, il ne se contente pas de redresser des contre-vérités. Il s'emploie encore à retracer le parcours des erreurs transmises. Aussi cet essai d'histoire positive se double-t-il d'une chronique des légendes colportées sur La Fontaine. Entre toutes, une rectification comporte une charge symbolique particulière. Après avoir épinglé l'impéritie de ses prédécesseurs, l'érudit s'attache à corriger la date de décès du fabuliste (il s'élève, d'ailleurs à juste titre, contre l'hypothèse du 13 mars 1695, au profit du 13 avril), mais également son lieu de sépulture. Ce scrupule témoigne du discret changement de régime qui s'amorce ici. Sa mort enfin dotée de coordonnées spatio-temporelles incontestables, La Fontaine se dégage du régime légendaire dont on s'accommodait jusqu'au tournant du siècle. Que l'exigence de Walckenaer accorde un soin particulier à la mort, ainsi qu'à l'inhumation du fabuliste mérite réflexion. Sur ce chapitre, bien des sources anciennes donnaient la date exacte du décès. Mais « l'erreur a commencé par l'abbé d'Olivet, en 1710 » (dans une note aux Œuvres de François de Maucroix, l'ami de La Fontaine et son ultime correspondant), puis dans son Histoire de l'Académie française, « ce qui est d'autant plus inexcusable qu'il avait la lettre qui lui avait été écrite par Pouget, qui lui donnait la véritable date »{547}. Par la suite, « Montenault, Fréron, etc., etc., et presque tous les autres faiseurs de notices ont copié l'erreur ». Cette désinvolture ne s'est pas limitée à la date du décès, mais a rejailli sur le lieu d'inhumation présumé du poète. Symboliquement plus lourde de conséquences, l'incertitude relative au lieu de sépulture brouillait la position temporelle du poète en dématérialisant l'événement même de sa disparition. À sa manière, l'absence de consensus à ce sujet contribuait à différer l'épreuve du deuil. Passant d'une tombe à l'autre au gré des opinions de chacun (et des circonstances politiques...), La Fontaine demeurait parmi les vivants. Walckenaer met un terme définitif à cette mobilité : « d'Olivet a écrit que La Fontaine avait été enterré à Saint-Joseph, à l'endroit même où Molière avait été inhumé auparavant, et cette phrase a été transcrite verbatim par tous ceux qui ont écrit des notices sur La Fontaine : elle a donné lieu à des pensées ingénieuses, à des mouvements oratoires fort touchants. Malheureusement tout cela repose sur un fait faux [...] »{548}. L'érudition claque ici comme une pierre tombale : la cérémonie eut lieu, en réalité, au cimetière des Saints-Innocents, et l'historien n'omet pas de reproduire un extrait du registre des sépultures de la paroisse Saint-Eustache. Mais les fabulateurs n'en sont pas quittes à si bon compte. Une autre légende n'avait-elle pas accrédité le transfert des dépouilles de Molière et La Fontaine au Musée des Petits-Augustins, puis au cimetière du Père Lachaise ? Soucieux de parachever sa démonstration, Walckenaer livre un récit à la fois ironique et indigné de la vague d'exhumations révolutionnaires. Selon lui, tout s'est passé comme si le besoin vital de saints nationaux avait justifié les pires aberrations : « on commença par aller à la recherche de Molière, le 6 juillet 1792 ; mais il n'existait aucune inscription, ni rien qui indiquât où était ce corps. On fait figurer dans le procès-verbal les historiens contemporains et la tradition non suspecte, pour nous apprendre que le corps était près des murs d'une petite maison, située à l'extrémité du cimetière. On trouve là un corps, qui paraît aux témoins avoir été enterré dans un cercueil, lequel corps leur paraît être le corps de Molière, et voilà l'exhumation faite. Quant à La Fontaine, l'extrait mortuaire, que l'on avait sous les yeux, rendait la chose plus embarrassante ; mais on vivait alors dans un temps où rien n'embarrassait [...] »{549}. On décrète alors que la mention des Saints-Innocents n'était qu'une erreur, pour aller chercher le fabuliste à Saint-Joseph. Proclamant les droits supérieurs de l'exactitude, Walckenaer regarde le « siècle de Louis XIV » comme une entité temporelle à part entière, à ce titre justiciable d'une approche factuelle imperméable aux séductions de la fiction. Quand bien même s'agirait-il d'une fiction nécessaire à la consolidation du panthéon national, la rêverie doit s'éclipser devant la méthode. Sèche comme un acte de décès, la conclusion dissipe une fois pour toutes l'illusion de la présence : « il est plus que douteux que nous ayons les ossements de Molière, [...] il est certain que nous n'avons pas ceux de La Fontaine »{550}. Par conséquent, ce n'est pas un tombeau mais un cénotaphe qu'abrite le cimetière du Père Lachaise. On touche ici à l'épilogue des pérégrinations post mortem que le tournant du siècle avait imposées aux classiques. Placé sous l'éclairage cru d'une objectivité conquérante, La Fontaine ne bouge plus.
Pour reprendre une formule de Lucien Febvre, La Fontaine devient ici un « gibier d'historien ». Or l'entreprise de Walckenaer n'est pas un cas isolé. La route est encore longue, qui conduira aux éditions monumentales de Charles Marty-Laveaux (5 volumes de 1857 à 1877) ou de Henri Régnier (12 volumes échelonnés de 1883 à 1897 pour le compte de la collection des « Grands Écrivains de la France »). Mais le mouvement n'en est pas moins impulsé. En cette même année 1820, l'entrée de La Fontaine dans les cabinets d'érudition est encore attestée par la publication d'inédits exhumés par Monmerqué (à qui l'on devra aussi la première publication des Historiettes de Tallemant des Réaux). La première pièce inédite est une « Épître à M. le Duc de Bouillon » dans laquelle La Fontaine plaide sa cause dans une affaire d'usurpation de titre nobiliaire. Monmerqué traite cette requête versifiée avec un détachement tout professionnel. Poussant à son point maximal la fidélité documentaire, il porte un regard d'entomologiste sur les imperfections imputables au poète et signale d'emblée que « les fautes légères qui lui échappent ont même été respectées ; on les a seulement indiquées par des lettres italiques{551} ». Il n'est plus question de retoucher le portrait, seulement d'en faire connaître toutes les facettes.
Le travail de Walckenaer fera date. Sa force innovante est, comme le rappellera son collègue académicien Naudet, « de nous apprendre des choses que nous ne savions pas, de nous en faire mieux connaître d'autres que nous savions mal ou incomplètement, de détruire des erreurs accréditées{552} ». Ce qui se joue ici s'énonce avec clarté dans une remarque, en apparence anodine, glissée par Féletz dans son élogieuse recension du volume en 1821. La Fontaine, écrit-il, serait bien étonné « que tout ce qui a rapport à sa personne et à ses ouvrages soit tellement bien commenté, expliqué, éclairci, que lui-même, en lisant son histoire, apprendrait beaucoup de choses qu'il a certainement oubliées, ou que même il n'a jamais bien sues{553} ». Walckenaer, autrement dit, connaît mieux le XVIIe siècle que les classiques eux-mêmes. Il ne reproduit pas un récit forgé avant lui, mais en construit un en toute autonomie et paraît de fait « savoir mieux l'histoire et les anecdotes littéraires de ce temps que les contemporains. Une rare patience dans les recherches, et une critique éclairée, lui découvrent ce qu'ils ont ignoré, ainsi que les nombreuses erreurs qu'ils ont commises : c'est ainsi que nos savants et nos érudits prouvent souvent à Plutarque et à d'autres historiens anciens qu'ils ne savaient pas très bien l'histoire ancienne{554} ». Comment mieux suggérer que le « siècle de Louis XIV » dans son ensemble a basculé du côté des Anciens ? Car La Fontaine n'est pas le seul classique concerné par ce changement de régime. En 1821, Louis-François Beffara dépoussière les aspects les plus concrets de la vie de Molière. Plus rien n'est laissé au hasard – encore moins aux légendes léguées par les âges. Son lieu de naissance, l'état civil de sa mère, la date exacte de son mariage et de la naissance de ses enfants, tous ces points sont vérifiés à la source. Il s'agit bien de s'arracher à l'emprise de la superstition, de parvenir à l'âge adulte de la relation au classique. Cet accès à la majorité (pour reprendre le mot de Kant) se traduit ici par la conquête d'une entière liberté de jugement face au crédit fallacieux de récits reconduits sans examen : « une tradition n'est pas une chose absolument certaine et incontestable dans tous ses points. On peut la détruire par des faits et surtout par des actes authentiques, et qui démontrent qu'elle est devenue une erreur »{555}. Encouragé par le succès de sa plaquette, Beffara récidivera en faisant justice de plusieurs légendes courant, cette fois, sur le compte de Jean-François Regnard. Le chemin parcouru depuis la fin du XVIIIe siècle se mesure à la lecture d'un précédent ouvrage que le même Beffara avait consacré à Molière. Un florilège de maximes, bons mots et autres formules frappantes disséminés dans le corpus moliéresque avait en effet paru sous son nom en 1777. Les entrées alphabétiques distribuaient alors les thèmes de ce qui se voulait une sorte d'exemplier encyclopédique{556}. La précision historique n'en était certes pas absente, notamment dans le long préambule récapitulant maintes informations sur les lieux et dates des représentations. Mais la nature du projet restait celle d'un dictionnaire de citations, d'un manuel de conversation balayant le plus grand nombre de thèmes possibles. On s'employait encore à parler avec Molière, à parler le Molière, non à parler de Molière. Ce dernier verrou saute en 1821. Les universitaires de la IIIe République n'oublieront d'ailleurs pas leur dette envers Beffara{557}.
Loin de s'épanouir dans la certitude d'une contemporanéité au-dessus de tout soupçon, l'actualité du classique s'inscrit désormais dans l'épaisseur d'un feuilleté temporel. S'il est confirmé dans son privilège d'immortel, l'immortalité elle-même devient justiciable d'une explication à hauteur d'homme. C'est assez dire qu'elle n'est plus synonyme d'intemporalité. Dans le cas des réécritures, la physionomie des textes n'était le plus souvent modifiée que pour coller davantage à l'image que la postérité se faisait de l'écrivain. Les auteurs se voyaient hissés de force au niveau de leur réputation. Il en va bien autrement avec l'émergence d'une relation érudite au classique. Le mouvement qui l'objective est aussi celui qui brise le miroir : au plus près de ce qu'ils furent effectivement, Molière ou La Fontaine se dissocient de leur légende. La consécration ne se joue pas encore dans la poussière des archives, mais l'insuffisance d'une célébration purement exclamative est déjà sensible. La mise en fiches de l'immortel est en route. Le processus est encore long, sans doute inachevable. Il n'en est pas moins impulsé bien avant la IIIe République.
La temporalisation des classiques est donc mise en œuvre sur les chantiers complémentaires d'une mise en ordre narrative, d'un ravalement poétique et d'un embaumement philologique. Ont ainsi été balisées les voies élémentaires de leur entrée dans l'histoire. Chemin faisant, on aura parcouru les trois stades canoniques de l'évolution : commencer, avec la difficile assignation d'une borne initiale ; durer, avec les différentes modalités de réécritures ; refroidir, enfin, avec le recours aux services d'une érudition dont la nécessité même signale le basculement des corpus dans une autre temporalité. Non que les classiques soient devenus étrangers, mais leur commerce, naguère tissé d'évidence, commence à réclamer une entremise extérieure. Dans l'ensemble, ces divers accommodements ne sanctionnent pas l'épuisement de leur crédit. Ce serait même le contraire : bien négociée, l'entrée dans l'histoire prépare un nouveau mode de rayonnement au présent. Plutôt que d'y mettre un terme, il s'agit bien de rejouer les conditions du dialogue avec le passé. Or c'est aussi à quoi s'attellent, avec des fortunes diverses et sous des bannières doctrinales variées, les grandes philosophies de l'histoire littéraire qui voient alors le jour. L'attention méticuleuse portée au détail des textes se double en effet d'un intense effort de théorisation historique. Dans le sillage d'une Révolution d'abord indéchiffrable{558}, l'inquiétude et le désaxement des temps nouveaux ne font qu'augmenter le besoin d'une synthèse, d'une lisibilité nouvelle de l'histoire nationale. Déclinée dans les différentes gammes de réécritures et dans l'émergence d'une expertise historienne appliquée à l'immortalité littéraire, la temporalisation des classiques se poursuit logiquement à l'échelle plus vaste de systèmes totalisants qui attribuent chacun valeur et signification au totem national que représente déjà le « siècle de Louis XIV ».