Chapitre 9.
La décadence selon Bonald :
les classiques entre Vérité et méthode

Contrairement à Guizot, dont la majorité des écrits littéraires sont encore souvent négligés, le système littéraire de Louis de Bonald, théoricien prolixe de la mouvance contre-révolutionnaire, a bénéficié d'une attention assez soutenue. À cela plusieurs raisons. D'un point de vue quantitatif, d'abord, le grand nombre de ses interventions attise d'emblée la curiosité. En outre, leur échelonnement empêche d'y voir l'occupation provisoire d'une jeunesse en attente de matières plus consistantes. Les articles en question présentent d'ailleurs un degré de sophistication théorique qui les place sur la même ligne que les ouvrages de philosophie politique de Bonald. Ils ne meublent pas les récréations intellectuelles de leur auteur, mais occupent bel et bien le cœur de son système. Or, depuis les articles vindicatifs de l'époque impériale jusqu'aux Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales (1818) et aux Mélanges littéraires, politiques et philosophiques (1819), la référence aux écrivains du « siècle de Louis XIV » occupe sans discontinuer une place majeure dans l'économie générale du système. Pour filer une métaphore guerrière dont Bonald use volontiers, elle est une arme brandie sur les fronts complémentaires de « la religion, la morale, la politique, la littérature{685} ». Le second XVIIe siècle est à ce point synonyme d'excellence littéraire que l'auteur reconnaît, dans une réflexion sur les ouvrages classiques de langue française, n'avoir « cité que des écrivains qui appartiennent au siècle de Louis XIV{686} ». Aucune autre époque n'aurait produit autant d'« ouvrages vraiment bons et sans mélange de mal ».

Quels sont les attendus d'une telle consécration ? Dès 1796, Bonald invoque l'autorité des classiques pour cautionner le double programme d'une sociologie littéraire et d'une épistémologie orientée contre les Idéologues. Son objectif est à la fois d'exorciser le spectre du désordre social et de faire pièce à l'hégémonisme supposé de la nouvelle science de l'Homme suspecte de matérialisme{687}. Sur le premier point, Bonald confère à l'écrivain le statut d'un intellectuel organique au service d'un ordre politico-religieux que ses écrits ont pour vocation de consolider. Nous sommes là aux antipodes de l'indépendance chère aux fers de lance des Lumières et dans laquelle Bonald ne voit que la funeste grimace d'une liberté trop ivre d'elle-même pour bien se connaître{688}. Sur le second point, la littérature est définie comme un fleuron des sciences morales : moraliste définitif, l'écrivain rappelle l'homme à sa vérité première sans jamais flatter son hybris ni lui faire miroiter d'illusoires découvertes dans le domaine moral. Également réactionnaires, ces deux volets (sociologique et épistémologique) se révèlent complémentaires, dans la mesure où l'attribution d'une fonction sociale recoupe l'assignation aux lettres d'une place très strictement définie sur la carte des régimes de discours{689}. Explicite à chaque page, la surdétermination religieuse de cet édifice débouche sur une conception verrouillée de la littérature, conception qu'il revient au « siècle de Louis XIV » d'illustrer sur un mode hyperbolique.

Innovante à sa manière, la philosophie bonaldienne de l'histoire littéraire paraît néanmoins plus monolithique que celle de Guizot. Contrairement au futur doctrinaire, Bonald fige en passion triste son amour des classiques. Amour d'ailleurs intéressé et soumis, on va le voir, à bien des conditions. En outre, quand Guizot pense le temps présent en lui conférant sens philosophique et fonction historique, Bonald peine à ne pas s'enfermer dans un rôle plaintif et moralisateur. Posture finalement stérile, puisqu'elle conduit à dénier la moindre légitimité au temps présent. Si les apôtres du progrès versent parfois dans l'idéalisation de leur bel aujourd'hui (et dans la fétichisation de l'avenir), le contempteur de la décadence cède quant à lui aux vertiges d'une idéalisation du « siècle de Louis XIV ». La possibilité même d'une actualisation des classiques s'en trouve compromise. Du progrès selon Guizot à la décadence selon Bonald, le dialogue des temps se fige en un monologue à sens unique. Cette philosophie rétrograde de l'histoire littéraire requiert néanmoins notre attention, en raison des tendances antagoniques qui s'y font jour. Elle voit en effet l'élan d'une histoire tendanciellement sociologique de la littérature s'achopper à la fixité, stérile sur le plan de l'histoire, d'une doctrine intangible. Chez Bonald, la démarche explicative est bridée par la rigidité d'une échelle de valeurs susceptible d'aucun assouplissement. Mieux, le geste analytique est d'emblée pris de vitesse par l'adoption d'une posture sèchement normative. À ce titre, l'historiographie bonaldienne éclaire une tension qui travaille communément, mais rarement de manière aussi flagrante, l'appréhension du « siècle de Louis XIV » dans la France révolutionnée. Oscillant entre l'histoire et le dogme, entre la poursuite de l'enquête et le respect de l'autorité, elle illustre une forme de temporalisation inaboutie, suspendue à mi-chemin des conséquences qu'elle semblait devoir entraîner. Par ses impasses, par sa désespérance conclusive, elle met à nu l'aporie d'une mémoire apologétique que sa volonté d'encadrer l'explication temporelle par une célébration spirituelle condamne à la déploration et à la cécité. À l'examen, on discerne sans peine les deux piliers de ce système : la patiente mise au point d'une méthode ; le sentiment immédiat de la Vérité. On s'efforcera d'éclairer ici le choc des temporalités concurremment induites par ces deux positionnements, pour finalement pointer l'hypothèque qu'une pareille concurrence fait peser sur l'approche historienne du classique.

Les circonstances de l'absolu

La pensée littéraire de Bonald est fondamentalement un antiformalisme. Elle diverge d'autres conservatismes par le rejet d'une approche trop interne des productions esthétiques : la littérature n'est pas pour lui « un simple jeu de règles formelles portant sur les unités classiques, l'intrigue ou les proportions des parties{690} ». La remise en cause du primat formel permet à Bonald de renvoyer dos à dos les tenants respectifs des Anciens et des Modernes. Reproduit de génération en génération depuis la fin du XVIIe siècle, ce conflit n'aurait selon lui pas plus de substance qu'une banale querelle de mots. Le clivage ainsi reconduit ne tracerait qu'une frontière illusoire entre deux camps unis par une tendance commune à mal poser le problème. S'instituant professeur de méthode, Bonald ne se contente donc pas de réinterpréter l'histoire littéraire nationale. Il va jusqu'à en repenser les modes d'approche : « la longue querelle entre les anciens et les modernes sur le mérite de leurs productions littéraires n'a jamais offert de résultat satisfaisant, parce qu'on s'est obstiné à porter des jugements formels, au lieu de procéder par arbitrage et de chercher des compensations{691}. » Dans tous les cas, l'arbitrage doit reposer sur l'observation attentive des circonstances mêmes de la création. En 1806, dans une longue profession de foi traitant « Du style et de la littérature », Bonald proclamera ainsi la nécessité d'une comparaison entre les constitutions sociales (et, par suite, littéraires) propres aux Anciens et aux Modernes. Au lieu d'attendre d'un auteur ce que son inscription historique l'empêchait de produire, mieux vaut resituer ses productions dans l'épaisseur synchronique de leur contexte. S'agissant des Anciens, on rapportera leur prédilection pour le genre familier à l'état encore domestique de leur société ; de même, les œuvres modernes gagneront en intelligibilité si l'on met en relation le perfectionnement du genre noble avec l'importance toujours croissante conférée à l'État dans les sociétés développées{692}.

On reconnaît ici les effets dérivés d'un postulat formulé dès le tournant du siècle, et qui deviendra vite un lieu commun : « la littérature est l'expression de la société{693}. » Explicite dès 1802, la formule reste le foyer théorique d'où rayonneront toutes les interventions littéraires de Bonald. Elle exprime une conviction qui paraît, au premier regard, faire obstacle à toute tentation dogmatique, puisqu'elle enjoint d'éclairer les œuvres à la lumière de leurs conditionnements extérieurs. Sur un plan théorique, le penchant à chercher la clef des œuvres hors de leur périmètre textuel place bel et bien Bonald sur la voie d'une temporalisation de l'héritage classique. Cet intérêt primordial pour les formes de la société constitue une facette bien connue de l'anti-individualisme imprégnant sa pensée. Celle-ci ne reconnaît aucune faculté de rupture aux écrivains : loin de prendre à revers la loi de leur temps, ils incarnent l'esprit, disons le génie d'une société dont ils ne représentent, somme toute, que le produit. Quand il s'interroge sur une éventuelle décadence des lettres, Bonald considère ainsi que « ces plaintes sont exagérées, et [que] si elles avaient quelque fondement, la faute en serait au temps plutôt qu'aux hommes{694} ». En toutes choses, les vicissitudes temporelles procèdent bien plus « de la disposition des choses que des dispositions de l'homme ». La mise en sourdine du facteur individuel ne se dément pas même à propos des écrivains canoniques. Les sommets du répertoire « sont moins les tragédies de Corneille, de Racine ou de Voltaire, que les tragédies du siècle qui les a vues naître{695} ». Même quand il se livre à de petits exercices d'histoire contrefactuelle, Bonald n'émet aucun doute quant au résultat de ces jeux de l'esprit : la greffe imaginaire d'un écrivain sur une époque autre que la sienne entraîne sa mise en conformité avec l'esprit du siècle d'accueil. N'est-ce pas suggérer que toute société taille à sa mesure jusqu'aux esprits les mieux trempés : « un siècle plus tôt, Voltaire eût été peut-être Racine ou plutôt Corneille ; mais venu plus tard, il a trouvé d'autres mœurs, et elles lui ont inspiré d'autres pensées, et présenté d'autres tableaux »{696}. La leçon de ces fantaisies contrefactuelles demeure toujours la même : les physionomies individuelles reçoivent leurs traits de l'environnement circonstanciel. Le singulier se plie aux conditions du collectif.

Bonald ambitionne moins de célébrer les beautés classiques que de mettre en évidence leurs conditions morales et sociales de possibilité ou, pour le dire autrement, de circonstancier l'immuable. Par son caractère systématique, cette remontée au-delà des œuvres montre qu'elles ne sont appréhendées que secondairement, comme issues d'un terreau dont elles révèlent, en les concentrant, les qualités essentielles. D'où l'hypothèse récurrente d'une possible induction par laquelle une société disparue pourrait être reconstituée sur le seul témoignage de ses productions littéraires{697}. Pierre angulaire du système bonaldien, l'analogie fonctionne ici à plein régime. Elle autorise le traitement conjoint du développement littéraire et de l'évolution sociale. C'est vrai pour le pire, comme à la fin du XVIIIe siècle, lorsque « la littérature, entraînée dans le bouleversement général, est descendue aussi bas que la société ; et [que] l'une a eu ses prodiges de mauvais goût, comme l'autre ses prodiges de mauvaises lois et de mauvaises mœurs{698} ». Cet effet de simultanéité n'a rien de fortuit, il obéit même à un ressort implacable. Le délitement de la société précède de peu, quand il n'est pas annoncé par lui, l'écroulement du temple du goût. Mais l'histoire bonaldienne ne déroule pas qu'une suite de visions pessimistes. Le tableau se fait plus riant quand sont abordées, souvent en contrepoint des Lumières honnies, les œuvres du « siècle de Louis XIV » : « Racine, parfait dans les choses relevées, présente avec un goût sûr et exquis les plus communes. Il ne néglige aucune beauté, et les met toutes à leur place, parce que de son temps, toutes les règles étaient plus développées, et toutes les convenances mieux connues{699}. » Ce que Bonald consacre en Racine, ce n'est donc pas tant l'éclat d'une œuvre prise absolument que l'épanouissement d'un style correspondant à une société idéalement constituée.

La notion de constitution est l'une des clefs du système bonaldien. Ponctuant tous ses jugements normatifs, elle oblige à préciser le cadre, c'est-à-dire les limites d'un historicisme en trompe-l'œil. L'intérêt obsessionnel pour les constitutions sociales fragilise et finit même par désamorcer la relativité virtuellement à l'œuvre dans cette forme d'histoire sensible aux singularités contextuelles. La raison en est que Bonald n'emprunte pas ailleurs qu'au ciel son échelle d'appréciation. À l'instar du terme « civilisation », la notion de constitution cumule des acceptions dynamique et statique : elle désigne tout à la fois un processus historique et un état idéal{700}. Idéalement, le processus de constitution scanderait la réalisation d'un ordre préexistant, l'avènement temporel d'un ordre sans histoire. En réalité, Bonald réplique ici à la thèse staëlienne de la perfectibilité. S'il ne réfute pas ce concept, il en réaménage si drastiquement la signification que le terme n'entretient bientôt plus de rapport qu'homonymique avec son avatar staëlien. Non plus indéfinie mais surdéterminée, la perfectibilité ne s'actualise chez lui que dans un espace déjà entièrement balisé{701}. C'est dire qu'elle désigne moins une faculté de recherche et d'exploration, que la promesse d'un retour au foyer des vérités immuables de la religion catholique. Il n'est d'ailleurs pas anodin de retrouver, dans l'usage bonaldien de la « nature », une tension similaire entre l'intemporalité d'un principe fixe et les transformations à l'œuvre dans la succession de ses avatars, de ses incarnations historiques. On ne saurait trop insister sur ce point qui entraîne le verrouillage d'une critériologie que le questionnement sociologique de l'auteur semblait, de prime abord, en mesure d'assouplir. La plasticité de la « nature » est telle que le mot désigne non seulement l'essence fondamentale de chaque être humain, mais encore sa plénitude conquise au terme d'un processus de perfectionnement{702}. À ce compte, l'histoire n'est légitimée que lorsqu'elle permet l'avènement d'un ordre naturel défini au préalable. À la fois fondement et horizon, identité première et finalité ultime, la « nature » ainsi entendue conserve par définition une autorité normative. Il y a loin, dès lors, de l'apparent contextualisme bonaldien à une quelconque relativité esthétique. Si chaque littérature s'interprète d'abord à la lumière du système social où elle prend corps, les systèmes sociaux sont eux jugés à l'aune d'un étalon fixe qui, seul, permet d'en apprécier la valeur. Bien qu'il s'efforce d'expliquer les différentes littératures apparues au fil de l'histoire, Bonald ne les soumet donc pas moins à une seule et même grille de jugement. Bloquée au stade de l'explication, la relativité ne déborde jamais sur le terrain de l'évaluation – où elle dégénérerait, à ses yeux, en dangereux relativisme. Dans cette forme d'histoire littéraire qui prétend expliquer le fait et défendre le droit, l'explication n'est jamais qu'une étape de la hiérarchisation, la méthode qu'un moment de la Vérité.

Le traitement du « siècle de Louis XIV » illustre par excellence l'empire du dogme sur cette philosophie de l'histoire littéraire. Dans un système où l'art poétique s'inspire d'un art social lui-même indexé sur les valeurs d'une apologétique catholique, les écrits classiques résultent d'une correspondance provisoire entre l'historique et le divin, entre le temporel et le spirituel. Fruits d'un ordre politique et social conforme aux décrets de l'Éternel, ils marquent la réalisation quasiment parfaite d'un absolu religieux et confirment ainsi, sur un mode hyperbolique, la nécessaire concaténation du religieux et du politique, du politique et du littéraire. Transposé dans l'organisation pyramidale de l'absolutisme louis-quatorzien, l'ordre catholique connaît alors un épanouissement terrestre sans équivalent depuis lors. C'est dire que la version bonaldienne du « siècle de Louis XIV » repose sur les piliers que sont, dans le cadre de la monarchie absolue, le dogme catholique et la rigueur morale élevés au rang de régulateurs sociaux : « le goût national, jusqu'à la fin du XVIIe siècle, avait été grave, sérieux et tourné vers les grands objets de la religion et de la morale, ces premières grandeurs de la société. Tous les écrivains illustres de cette époque furent de bons chrétiens et de bons Français. Les plus beaux ouvrages du genre élevé traitèrent des sujets religieux, ou traitèrent des sujets profanes dans l'esprit de la religion et d'une saine politique ; et si la littérature de pur agrément ne fut pas toujours réservée, elle ne fut jamais impie ni séditieuse{703}. » Dans l'engrenage vertueux de la société constituée, les classiques tiennent le rôle d'un rouage étincelant. Leur recrutement sous la bannière des « bons chrétiens » et des « bons Français » suppose pourtant un certain élagage du corpus réel légué par le XVIIe siècle. En posant de telles conditions à leur célébration, Bonald lisse les aspérités d'une époque dont la diversité des voix se trouve réduite comme par décret. Les protestants, vecteurs d'un individualisme condamné comme dissolvant social, disparaissent du tableau. Les hiérarchies littéraires sont ici mises au service d'une projection nationale purgée de tout ce qui en brouillerait l'idéale simplicité. Le Parnasse classique sera à l'image de « la France » bonaldienne, comme elle artificiellement unifié et rabattu dans l'ornière d'une inflexible orthodoxie. Cette reconfiguration idéale permet de systématiser l'analogie entre la société louis-quatorzienne et l'épanouissement d'une production littéraire nivelée par le haut. C'est naturellement vrai de la tragédie, que l'aiguillon d'une constitution idéale propulse alors vers des sommets de perfection disciplinée{704}. Ce ne l'est pas moins de genres moins nobles qui reçoivent, eux aussi, l'impulsion d'une société parfaitement réglée : la comédie, le roman, l'apologue, le genre badin lui-même (Bonald songe au Lutrin), tout revêt une grandeur de caractère inaccoutumée{705}. Cette kyrielle de jugements positifs étaye une thèse qui s'enracine ailleurs que dans le champ esthétique, le palmarès littéraire ne représentant qu'une munition parmi d'autres d'un très véhément militantisme de l'ordre, « cette première source de toutes les beautés, même littéraires{706} ». Si l'art de cette époque est érigé au rang de « modèle indépassable{707} », il le doit donc aux surdéterminations qui pèsent sur lui. Dans toutes les interventions littéraires de Bonald, l'éloge esthétique est subsumé par une apologie doctrinale, dont Alexandre Koyré a jadis bien résumé les termes : « l'idéal immanent de toute société humaine est donc de réaliser la structure politique et sociale que la France a atteinte sous Louis XIV{708}. » Le couronnement des classiques ne prend tout son sens que resitué dans ce cadre contraignant.

La théorie stylistique de Bonald renforce la liaison organique des différents pans de sa doctrine. Valorisé comme chiffre du divin, le bon style procède d'un « heureux mélange » d'idées et d'images. Ces deux composantes ne sauraient toutefois suffire. Il y faut encore l'ingrédient spirituel, car « l'homme n'est pas seulement intelligence et imagination, il est encore faculté d'éprouver des sentiments{709} ». De là découle la supériorité stylistique du « siècle de Louis XIV », car les écrivains étaient alors animés d'un sentiment religieux inculqué par la société où ils vécurent : « si l'on comparait entre eux, et tous à la fois, les grands écrivains du siècle de Louis XIV et ceux de l'âge suivant, sous le rapport du style seulement, on pourrait soutenir qu'il y a dans le style des premiers plus de gravité, de noblesse, de décence, d'élévation, de modestie, de simplicité, d'abondance, quelque chose de plus franc, si j'ose le dire, et de plus mâle ; et dans le style des autres, plus de légèreté, de finesse, de malice, de passion, plus de cet éclat qui éblouit, de cette violence qui entraîne, de cet art qui déguise l'intention de l'écrivain, et surprend la bonne foi du lecteur{710}. » Du style, donc, comme fenêtre de l'âme et miroir de l'ordre social. L'approche interne des textes s'avère donc moins négligée qu'étroitement contrôlée par une théorisation préalable de la société. Au point où il arrive, le commentaire stylistique n'est pas destiné à rejouer l'analyse, mais à en renforcer les conclusions. Bonald trouve en effet dans la langue classique ce qu'il y cherche (et pour partie ce qu'il y met), à savoir l'idiome naturel d'une plénitude religieuse socialement réalisée : « au temps de Louis XIV, on croyait des vérités ; dans le siècle suivant, on les cherchait ; et le caractère dans le style suppose une conviction pleine et entière, comme le caractère dans l'homme suppose une ferme volonté{711}. » L'équivalence entre beauté littéraire et beauté morale vérifie l'interception de la stylistique par le dogme. À la limite, l'hypothèse d'un style à la fois supérieur et immoral paraît difficilement envisageable. En dépit d'une parfaite maîtrise de l'élocution, l'infériorité littéraire des Lumières sanctionne un grave défaut de sentiment, corollaire d'une hypertrophie de l'esprit. Par ses chefs-d'œuvre multipliés, le « siècle de Louis XIV » prouve en revanche que le grand style, signe sensible d'une pureté intérieure, est moins le produit d'une technique que la sécrétion d'un sentiment.

Les premières années du XIXe siècle mettent cependant à mal l'apparente fluidité du système. Bonald assiste incrédule au vieillissement d'un corpus que son lien direct aux vérités sacrées ne met pas à l'abri des injures du temps. À l'image des objets matériels qu'affectionnent les sciences physiques, cibles régulières de Bonald qui veut y voir le triomphe de l'esprit matérialiste, les œuvres classiques s'altèrent au point que leur intelligibilité s'en trouve entamée. Ce que découvre et redoute ici l'auteur, c'est bien l'éventualité d'une ruine classique. Il faut pourtant distinguer deux modes d'érosion par l'histoire. Seul le second, on va le voir, prend le système au dépourvu. Une théorie trop partiellement historiciste se voit alors infliger une cuisante leçon d'histoire.

Les classiques ont-ils vieilli ?

À y regarder de plus près, Bonald ne considère pas le « siècle de Louis XIV » comme une entité homogène. En désignant parfois les classiques comme « les meilleurs écrivains du siècle de Louis XIV », il concède implicitement que le mauvais goût avait encore pignon sur rue. Quand il s'adonne, suivant un besoin très répandu à l'époque, à la pratique des bilans et autres inventaires, il affirme même retenir « moins de deux cents volumes » du XVIIe siècle : Benserade, Racan ou encore Segrais « ne servent plus que d'époque. Ce sont des monnaies qui ont eu cours autrefois, et qui, aujourd'hui, ne sont plus que des médailles{712} ». Balzac et Voiture, pas mieux lotis, sont depuis longtemps réduits à peu de pages « où le goût peut-être trouverait encore à retrancher{713} ». Le décri des gloires déchues se radicalise en une véritable démonétisation. S'il diverge en apparence du sort enviable des classiques, l'effacement de Balzac ou Voiture, ici réduits à l'insignifiance documentaire, procède en réalité de la même logique : chacun à sa manière, ces destins contrastés entérinent la souveraineté de ce que Bonald appelle le beau moral. Dans son effort pour rationaliser l'économie sélective de la mémoire littéraire (et justifier par conséquent l'éviction des auteurs dits de second ordre), Bonald échafaude une explication à double détente : « Leur style a vieilli, dit-on ; mais si, lorsque la langue est formée, les uns ne sont plus lus parce que leur style a vieilli ; lorsque la littérature d'un peuple a atteint un haut degré de perfection, que les esprits sont mûrs, les principes fixés, et qu'il y a des chefs-d'œuvre ou du moins de bons ouvrages dans tous les genres, les autres sont oubliés, parce que leurs écrits, faux ou faibles de pensées et d'expression, ne sont plus à la hauteur des connaissances acquises et des lumières qui se sont répandues dans la société{714}. » L'exotisme stylistique n'explique donc pas tout. Les réalisations extérieures du beau moral ont tôt fait de révéler l'imperfection des auteurs aujourd'hui démodés. Une fois connues, elles les ont voués à un juste et nécessaire oubli. Comme souvent, Bonald ratifie les décrets d'exclusion jadis promulgués par Boileau. Le processus de constitution culminant sous l'absolutisme triomphant, le théoricien de la contre-révolution puise volontiers ses exemples d'auteurs vieillis dans les contre-palmarès jadis établis à longueur de satires. Parmi d'autres, « le plat chansonnier Linières{715} », fameuse victime de Boileau, en fait les frais.

Du « siècle de Louis XIV » n'a donc vieilli que ce qui devait vieillir. En dépit des caprices de la mode, l'homme reste guidé par l'instinct inné du beau moral. Les phases de décadence, on le devine, sont aisément intégrées par un système doté de si redoutables ressources d'enveloppement{716}. Loin d'en contredire la logique d'ensemble, elles ne signalent tout au plus qu'un nécessaire repos : « ainsi, lorsqu'on demande pourquoi il ne paraît plus de chefs-d'œuvre dans certains genres de poésie et d'éloquence, on pourrait peut-être répondre, parce qu'il en a paru. La nature n'est pas épuisée, mais l'idée du beau est remplie ; et les besoins de la société sont satisfaits, parce qu'elle ne demande du nouveau que pour avoir le bon. Une fois qu'il est obtenu, la nature, ou plutôt la société se repose{717}. » Bonald pastiche ici une phrase célèbre du Siècle de Louis XIV{718}, tout en la rabattant dans l'orbite de sa théorie sociologique. Expliqués de la sorte, les intervalles de décadence ne paraissent pas en mesure d'entamer les certitudes d'un auteur affichant sa foi dans la pérennité de l'autorité classique. En 1810, Bonald referme la parenthèse du XVIIIe siècle et inscrit les temps nouveaux dans la filiation du XVIIe siècle. Les défenseurs des Lumières, écrit-il avec aplomb, « cherchent à prolonger la durée du dix-huitième siècle, en faisant revivre ses productions les plus oubliées. Mais qu'ils se rassurent. Le dix-septième siècle nous avait substitués à une opulente succession de bonne littérature et de saine philosophie. Le siècle qui commence fera valoir ce fonds, et sera assez riche, même quand il répudierait l'héritage litigieux que le dix-huitième siècle lui a laissé{719} ». Le renouement des temps serait donc à l'ordre du jour. Corpus à postérité intégrée, le patrimoine classique exerce un empire que rien ne paraît devoir mettre en danger.

Le deuil de l'immortel

Cette fière assurance sera de courte durée. Ou plutôt : elle sonne elle-même comme le ressassement conjuratoire dans lequel s'enferme un idéologue pris de vitesse par la tournure des événements. Qu'advient-il, en effet, si le « repos » de la société dégénère en engourdissement définitif ? Bonald se trouve bientôt contraint de réviser sa conception d'un rayonnement classique qu'il voulait croire au-dessus des vicissitudes historiques, mais dont les avatars finissent par épouser la trajectoire déroutée du devenir humain. Faudra-t-il admettre que les réalisations du beau idéal ne soient pas immuables ? Ce qui se fait jour ici, c'est la conscience malheureuse que l'érosion menace jusqu'aux produits littéraires de la constitution la plus parfaite.

S'il compte parmi les pionniers de l'esthétique sociologique, Bonald s'arrête néanmoins au milieu du gué. Pour inverser une formule célèbre, disons qu'il défend viscéralement la contemporanéité des non simultanés : les vrais classiques d'une nation sont « les contemporains de tous ses âges, les instituteurs de toutes ses générations{720} ». Guizot lui-même, il est vrai, cède parfois à cette facilité oratoire. La définition des classiques comme contemporains éternels est un lieu commun que l'on retrouve même chez un historien aussi porté que lui à l'analyse des mutations temporelles{721}. Ces convergences de plume restent néanmoins superficielles. Dans la mesure où tout le système de Guizot sonde la césure des temps pour en extraire le sens du devenir, la métaphore de la contemporanéité ne fait pas obstacle, chez lui, à la recherche d'une littérature répondant aux bouleversements politiques, sociaux et mentaux survenus depuis le XVIIIe siècle. Rien de tel chez Bonald, dont l'hommage à l'éternelle actualité des classiques fait l'économie d'une réflexion sur les modalités possibles de leur actualisation. Faute de penser la condition classique dans le temps, il s'engage dans l'impasse d'une déploration aux accents de fin du monde : l'homme du jour démérite, il ne correspond plus à l'Homme éternel. Dommage inévitable, les classiques font les frais de cette dégénération supposée. Souveraine en droit, leur voix devient inaudible en fait.

Les faits ont peut-être tort, mais ils sont têtus. Il faut alors penser l'impensable, admettre l'inadmissible : Racine n'est pas notre contemporain. L'épreuve des faits sera d'abord celle d'un deuil. En 1810, le Mercure constate l'étrangeté nouvelle d'une pièce comme Athalie : « quel que soit le mérite de cet immortel ouvrage, nous sommes trop loin de l'esprit dans lequel il a été conçu pour que les acteurs puissent s'en pénétrer, et les spectateurs les y ramener quand ils s'en écartent{722}. » Nous sommes trop loin : telle est bien l'idée centrale d'un compte rendu désabusé sur lequel Bonald n'hésite pas à enchérir. À son tour, il confirme l'exil d'Athalie dans le XIXe siècle naissant, et valide « [...] ces observations si tristes et malheureusement si vraies sur le peu d'effet que produit aujourd'hui à la représentation Athalie ; Athalie ! ce chef-d'œuvre poétique de l'esprit humain, et le plus beau titre de notre gloire littéraire ! [...] Ainsi cette magnifique production du génie poétique et religieux, qui serait accueillie comme elle mérite de l'être dans les plus petites villes de l'empire, ne peut plus, au XIXe siècle, paraître sur le premier théâtre du monde policé{723} ! » De l'article du Mercure, Bonald retient notamment une phrase où perce le sentiment d'un certain exotisme (« nous ne pouvons plus sympathiser avec les sentiments et les opinions qui y dominent »). À rebours de tout optimisme, il assiste impuissant à l'éloignement du Parnasse louis-quatorzien. Ici éclate l'ambivalence du temps bonaldien : « l'histoire procède-t-elle de la nature, et donc se donne-t-elle comme temps orienté, lisible, optimiste, ou bien relève-t-elle de l'homme, et donc se révèle-t-elle incertaine, contradictoire, tendanciellement mauvaise{724} ? » Le regard porté sur la fortune des œuvres réputées immortelles reproduit cette hésitation : d'un côté, leur supériorité les fait rayonner bien au-delà des décisions humaines ; de l'autre, leur faculté d'adresse au présent s'amenuise de jour en jour, la société révolutionnée se fermant aux appels d'une vérité dont elle n'éprouve pas même le manque. Racine n'est d'ailleurs pas l'unique victime de ce bouleversement moral : « une génération accoutumée aux sarcasmes irréligieux de Voltaire bâille aux bonnes plaisanteries de Molière, comme elle s'endort aux Pensées de Pascal ; et l'on ne sait plus comment instruire ces esprits malades, ni comment les amuser{725}. » Pensée de la décadence, bien sûr, puisqu'elle taxe la société présente de surdité sacrilège ; pensée rétrograde également, en ce qu'elle exhorte au comblement du fossé, non à la fructification du temps accumulé depuis le « siècle de Louis XIV ». On touche ici aux limites d'une temporalisation trop timide pour relever les défis du XIXe siècle naissant. On se souvient que Gadamer fonde son herméneutique sur une dialectique de l'appartenance et de la distanciation. Dans le cas de Bonald, une telle dialectique paraît bien vite tranchée : si le travail d'objectivation rend compte de la physionomie littéraire du « siècle de Louis XIV », il est court-circuité par un sentiment primordial d'appartenance où s'abolit toute possibilité de distance critique. À ce compte, la tradition n'est plus un fait, mais un destin.

De manière significative, cette sacralisation malheureuse recoupe des considérations explicitement politiques. Tout se passe en effet comme si l'appropriation des œuvres canoniques par le plus grand nombre aggravait encore leur dégradation. Envisageant les pièces de théâtre dans leur pureté textuelle (pureté souvent mythique quand il s'agit d'œuvres dramatiques), Bonald dénonce les représentations publiques comme sources d'une intolérable corruption. Ne vaudrait-il pas mieux épargner aux dialogues classiques le risque d'altération inhérent à la multiplication des spectacles ? « Ces pères de notre tragédie, assure Bonald, pensaient bien moins à faire des œuvres scéniques que des ouvrages littéraires ; ils écrivaient pour le cabinet et les gens de goût, plutôt que pour le théâtre et la multitude ; [...] les spectateurs, à l'exemple de ces grands poètes, attachaient bien moins d'importance qu'on ne le fait de nos jours à tout cet artifice de la représentation{726}. » Ce plaidoyer pour un classicisme de la retraite (et pour un tragique sans corps) signe une méditation amère sur la démocratisation des corpus canoniques. C'est bien la défiance du forum qui justifie la préférence marquée pour un commerce privé avec les classiques de la scène. Amputé de sa réalisation scénique, ce théâtre de cabinet relève du fantasme, mais il n'en révèle pas moins un positionnement idéologique. Bonald ne vitupère pas par hasard les méfaits des spectacles, « cette grande plaie des mœurs publiques en Europe{727} ». La soumission de textes nécessaires et spirituels aux contingences matérielles des planches présente un danger à la fois théorique et politique : en premier lieu, les planches accueillent des interprétations toujours différenciées, la succession des partis pris scéniques perçant une brèche dans l'immobile souveraineté d'un état de texte idéal ; la contingence scénique souffre en outre d'une tache politique indélébile, car elle est associée à la démagogie triomphante du XVIIIe siècle. Plus généralement, la scène figure par excellence le lieu d'interposition où les Lumières font écran à la pureté fantasmée du « siècle de Louis XIV » : « aujourd'hui, on joue Corneille et Racine avec les acteurs de Voltaire, et dans son esprit ; et peut-être n'avons-nous plus le diapason de ces deux grands maîtres, et nous jouons leur musique dans un autre mode et sur un ton différent{728}. » En refusant ainsi de voir s'incarner l'idéal, Bonald récuse la pluralité des interprétations possibles, donc le mouvement même de l'histoire. Sa privatisation du « siècle de Louis XIV » trahit la volonté farouche de ménager, en pleine tempête historique, des îlots d'intemporalité où rayonneraient, édifiantes et réservées, les beautés de la littérature classique. Elle fait de la tradition littéraire nationale un dépôt sacré qu'il importe de préserver, non seulement de l'oubli, mais des médiations qui en assurent à chaque génération la vitalité historique. Dans ces conditions, l'idéalisation du « siècle de Louis XIV » alimente le culte d'une pureté classique maintenue sous cloche pour conserver son odeur de sainteté.

La leçon de Ballanche

Tous les penseurs d'obédience contre-révolutionnaire sont-ils acculés à fétichiser de la sorte les œuvres du « siècle de Louis XIV » ? La comparaison avec Pierre-Simon Ballanche est instructive, en ce qu'elle donne la mesure de l'impasse dogmatique où s'enferme Bonald. Au premier coup d'œil, les points communs sont pourtant légion : lui aussi favorable à la monarchie de droit divin, Ballanche rend de plus hommage à la définition bonaldienne de l'homme{729}. Malgré ces germes de connivence, il emprunte résolument une direction opposée. On sait combien fit sensation, en 1818, la publication de l'Essai sur les institutions sociales. On n'y retrouvait pas la main de celui qui, depuis son traité Du Sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts (1801), était classé parmi les phares de la mouvance contre-révolutionnaire. L'Essai bouleverse la donne, car Ballanche y prend acte de ce que ses anciens maîtres s'obstinent à nier{730}. Joseph de Maistre pointera cette position insolite avec une certaine clairvoyance : « le sans-culotte vous attend dans son camp ; moi, je vous attends dans le mien »{731}. Il est vrai que Ballanche, écartelé entre des reproches symétriques, semble irrécupérable par quelque parti que ce soit. Du côté des ultras, Eugène de Genoude juge sa position « tout à fait difficile »{732}. Mais au même moment, Lanjuinais soupçonne une volonté sourde de « miner le système des idées libérales »{733} et taxe de « jésuitisme » l'allégeance de l'auteur à l'idée moderne de progrès. Plusieurs lecteurs aperçurent néanmoins l'audacieuse nouveauté des visions déployées dans l'Essai. Dans les Débats, Nodier assurait qu'« un genre de considérations si élevé ne sera jamais la théorie d'un parti »{734}. Lémontey, dont on connaît maintenant la modération, apprécie également l'intégrité non partisane de Ballanche, qu'il juge « mieux servi par la droiture de sa raison que par les subtilités de ses maîtres, et par la vue des choses réelles que par le jeu des abstractions{735} ». Le compliment n'est pas mince et fait coup double, puisqu'il esquisse en contrechamp le portrait négatif des contre-révolutionnaires arc-boutés sur leurs positions. À l'inverse des dogmatiques, Ballanche a su tomber le manteau de ses anciennes certitudes pour adapter ses vues au mouvement de l'histoire : « il passe en revue tous nos vieux préjugés, et il adresse à chacun une louange et un sourire ; mais il leur dit un éternel adieu{736}. » Ce congé donné à de vénérables autorités tourne décidément le dos à la réhabilitation des préjugés entreprise par Bonald{737}.

On mesure vite, la vivacité des réactions en témoigne, les possibles prolongements politiques d'un ouvrage aussi lucidement provocant. Or l'histoire littéraire, jamais déconnectée d'enjeux sourdement idéologiques, s'en trouve elle aussi décoiffée. Qu'on en juge par ces lignes extraites d'un chapitre dont le titre même, « Des changements survenus dans notre manière d'apprécier et de juger notre littérature nationale », en dit déjà long : « si nos chefs-d'œuvre n'étaient pas consacrés par une admiration traditionnelle, par une renommée continue, je pense que nous les apprécierions fort peu{738}. » Et Ballanche de distinguer entre « notre bienveillance » (d'ailleurs non dénuée d'amour-propre et de vanité) pour la littérature jusqu'ici consacrée et « notre goût réel » pour les œuvres imprégnées de l'esprit nouveau. Historien du présent, ainsi qu'il se présente lui-même, il se donne pour mission d'en repérer les tendances structurelles. À la faveur d'un retournement du dispositif bonaldien, Ballanche est ainsi conduit à subordonner les normes du goût à l'empire des circonstances. Celles-ci ne sont plus appréciées en fonction de leur degré de conformité avec un ordre intangible, fût-il celui de la monarchie de droit divin ; à l'inverse, la validité des préceptes esthétiques dépend de leur adéquation au nouvel état social : « nous ne pouvons nous passer d'une littérature classique et nationale : si celle de Louis XIV cesse de faire loi, nous en aurons une autre qui sera en harmonie avec nos institutions{739}. » Sans tempérer l'ardeur de sa foi, Ballanche reconnaît le déplacement spirituel des contemporains : « voyez, en effet, comme nous avons besoin déjà de nous transporter au temps où notre littérature classique et nationale a paru tout à coup avec tant d'éclat, si nous voulons l'apprécier et la sentir, du moins en partie. Nos habitudes, nos mœurs, notre goût, notre existence, tout est changé{740}. » La provocation devient criante quand Ballanche, non sans hardiesse, retourne une célèbre expression bonaldienne contre le système de son auteur. S'il affirme à son tour que la littérature est l'expression de la société, il déplace la portée de l'axiome qui, de formule descriptive, se transforme en recommandation prescriptive : la littérature doit être l'expression de la société. Ce mince écart contient à lui seul la sécession romantique. Affolant les avocats de l'éternel pour lesquels « ce qui est nécessaire ne vieillit jamais{741}, » Ballanche reconnaît l'enfouissement d'un corpus désormais justiciable d'un travail d'exhumation : « notre littérature du siècle de Louis XIV a cessé d'être l'expression de la société ; elle commence donc à être déjà pour nous [...] une littérature ancienne, de l'archéologie{742}. »

L'effraction symbolique est d'autant plus violente que Ballanche ne consent aucun statut d'exception aux grandes figures du second XVIIe siècle. Sans chercher le compromis, il aggrave même son cas en invoquant l'exemple de Bossuet pour illustrer sa thèse d'un vieillissement irréversible du « siècle de Louis XIV ». Suprême sacrilège, cette audace marque un point de non-retour. Soulevant en Bossuet, de son propre aveu, « le plus grand nom des lettres françaises{743} », Ballanche apporte un argument maximal. La démonstration, trop abondante pour être citée tout du long, s'appuie sur un emploi très réfléchi des ressources syntaxiques. À propos des Oraisons funèbres et du Discours sur l'histoire universelle, l'auteur déploie une interminable phrase nominale, juxtaposition majestueuse des principaux motifs ornant les œuvres du prédicateur. En cantonnant les verbes conjugués aux propositions subordonnées, ces groupes nominaux n'amorcent aucune description proprement temporelle. Les verbes reçoivent ici des formes qui les privent du moindre ancrage circonstanciel : scandée par le présent de vérité générale ou les participes présent et passé (par définition non marqués en époque), l'action paraît mimer le figement des leçons intemporelles dispensées par l'orateur. Or tel est, affirme Ballanche, « le Bossuet de nos habitudes classiques, de notre admiration traditionnelle{744} ». C'est là le point de bascule où, pour ne pas se pétrifier en fétiche, l'immuable se trouve plongé dans le bain du devenir. L'entrée dans l'histoire est alors signalée par le retour des verbes conjugués, sous l'effet desquels le prédicateur se voit associé à des temps reculés. Pas moins qu'une autre, la voix de l'éternel est datée. Le « siècle de Louis XIV » n'est plus, pour ainsi dire, le voisin de palier du présent. Et Bossuet pas davantage le directeur de conscience d'une génération qui, plus aspirée par l'avenir qu'aimantée par un passé désormais lointain, n'habite « plus la même sphère d'idées et de sentiments{745} ». Les coups de Ballanche portent d'autant plus juste qu'ils ne procèdent pas d'une défiance doctrinale, mais d'un simple et douloureux constat : son intention n'est que « d'expliquer des ruines{746} », non de les piétiner. À l'occasion, et comme en signe de bonne foi, il se représente même reculant « devant l'incroyable entraînement de [s]es propres méditations »{747}. C'est bien dire qu'il appelle moins à l'insurrection qu'au déchiffrement clairvoyant de l'ère nouvelle. Déchiffrement aux conclusions décapantes, puisqu'elles installent les déclamations de Bossuet dans un espace tendanciellement muséal. Sans en minimiser les puissantes beautés, Ballanche entérine une fois pour toutes leur caducité : « oui, continuant de m'associer aux idées du temps, aux pensées des hommes qui vivent en ce moment, aux nouveaux errements de la société ; oui, je trouve dans Bossuet je ne sais quoi de plus vieux que l'antiquité, je ne sais quoi de trop imposant pour nos imaginations qui ne veulent plus de joug. [...] Oui, encore une fois, il me semble voir Bossuet s'enfoncer avec Isaïe et Jérémie dans la nuit des traditions antiques ; et le voile de l'inusité commencer à tomber sur sa grande stature{748}. » Le temps est révolu où Ballanche pouvait encore se peindre « planant avec l'aigle de Meaux sur les générations et sur les siècles{749} ». Son programme d'« accommodation du dogme catholique à une philosophie du changement »{750} le met désormais en position de réussir là où Bonald se condamne à échouer.

Que reste-t-il de Bossuet pour ceux « qui vivent en ce moment » ? Au terme d'une trajectoire que Bonald interpréterait comme un déclassement, le guide spirituel se mue en recueil du bien écrire. Ballanche se résout à prélever la peau du style sur le cadavre doctrinal d'un maître de vie recyclé en maître de plume. Cet avatar traduit peut-être une perte de souveraineté : l'admiration stylistique est ce qui reste quand on a tout oublié. En réalité, Bossuet subit moins une reconversion qu'une spécialisation : ses qualités élocutoires étaient bien entendu déjà consacrées, mais elles figuraient la trace sensible d'une imprégnation intérieure. Elles ne sont plus désormais la signature apparente d'une vérité, mais une apparence tout court. Ainsi Ballanche opère-t-il par soustraction. Insupportable aux ultras qui y voient une dégradation{751}, cette spécialisation formelle n'est pas sans analogie avec la réduction esthétique à l'œuvre dans l'invention, strictement contemporaine, des musées.

Le pas décisif franchi par Ballanche contraste avec le ressassement de Bonald. L'enfermement de ce dernier dans la citadelle d'une doctrine immuable apparaît avec clarté dans ses exhortations répétées à la relecture des seuls vrais classiques{752}. Ces appels recouvrent un double interdit : relire, c'est d'abord se garantir des innombrables nouveautés en faisant de la bibliothèque un refuge contre la marchandisation du goût ; mais c'est également, dans le cas particulier (et privilégié) de la tragédie, déjouer le piège insidieux des représentations. Relire, c'est donc tout à la fois s'en tenir aux valeurs sûres et ne pas contribuer à l'altération des chefs-d'œuvre par leur exposition publique. Ainsi Bonald repousse-t-il non seulement une production contemporaine jugée indigne des grands modèles, mais encore un certain type d'actualisation de ces mêmes modèles. Il ne se borne pas à hiérarchiser les valeurs littéraires, mais veut aussi en contrôler les modes de transmission. On observe ainsi une tension entre la dilatation idéologique de la référence classique et un mouvement inverse de confiscation. D'un côté, les meilleurs écrivains du « siècle de Louis XIV » incarnent au suprême degré ce que Bonald conçoit comme l'identité française. À ce titre, leur représentativité est maximale, puisqu'ils en expriment la quintessence. D'un autre côté, cet identifiant national doit rester cantonné aux sphères de l'idéal et ne pas donner lieu à une appropriation vraiment publique. Tout se passe comme si le pamphlétaire promouvait la jouissance d'un classique pour chacun, et non pour tous. Cette mémoire distributive ne devient fédératrice que dans la séparation consentie ; elle n'est consensuelle que par le jeu d'une atomisation délibérément entretenue, ce qui ne laisse pas de surprendre chez un penseur aussi anti-individualiste que Bonald. La projection d'une communauté mémorielle paradoxalement soudée à distance manifeste l'ancrage religieux de ce classicisme : fondée sur le sublime inhérent à la morale du sacrifice, la grandeur tragique place chacun devant sa conscience, c'est-à-dire devant Dieu. En tant que telle, elle doit rester préservée de tout parasitage temporel, de toute captation humaine, trop humaine du « siècle de Louis XIV ».

À dénoncer l'ingratitude supposée d'un temps présent taxé d'ignorance, Bonald s'enferme dans un passéisme virulent. Aussi la mise en histoire du « siècle de Louis XIV » demeure-t-elle chez lui sans incidence pratique sur l'évaluation de la littérature contemporaine. Décliné sur les modes philologique et philosophique jusqu'à son point de rupture, l'effort de temporalisation bascule avec lui du côté d'une apologétique. Ce glissement sanctionne l'épuisement de la tentation historiciste ou, à tout le moins, la désactivation de son potentiel d'ouverture. Lieu permanent d'un tel basculement, les écrits littéraires de Bonald manifestent par excellence l'oscillation entre essence et histoire, entre Vérité et méthode qui rythme les débats sur le sens et la fonction de la référence classique après la Révolution. En mettant l'accent sur la Vérité, ils favorisent une apparente sacralisation de la littérature. Cet enveloppement religieux ne représente au vrai que la facette la plus visible d'une religion plus générale du patrimoine classique (donc de la littérature comme instance d'identification collective). Religion dont il nous faut maintenant identifier les grands thèmes, percer les faux-semblants et mesurer les conséquences.