Le cours ayant été abrégé par autorisation du ministre, on a préféré remettre à l’an prochain la suite des études commencées sur l’ontologie de la Nature, et consacrer les leçons de cette année à des réflexions générales sur le sens de cette tentative et sur la possibilité de la philosophie aujourd’hui.
Que cherchons-nous au juste quand nous entreprenons de dégager la Nature des catégories de substance, accident, cause, fin, puissance, acte, objet, sujet, en soi, pour soi, traditionnellement impliquées dans l’ontologie ? Quel rapport y aurait-il entre la nouvelle ontologie et la métaphysique classique ? Serait-elle la négation et la fin de la philosophie, ou au contraire est-ce la même recherche ramenée à ses sources vives ?
Quelque chose a fini avec Hegel. Il y a, après Hegel, un vide philosophique, ce qui ne veut pas dire que les penseurs ou les génies aient manqué, mais que Marx, Kierkegaard, Nietzsche commencent par une dénégation de la philosophie. Faut-il dire qu’avec eux on entre dans un âge de non-philosophie ? Ou bien cette destruction de la philosophie en est-elle la réalisation ? Ou bien en conserve-t-elle l’essentiel, et la philosophie, comme l’écrit Husserl2, renaît-elle de ses cendres ?
Ce n’est pas en suivant l’histoire de la pensée depuis Hegel qu’on trouvera réponse à ces questions. Les grandes œuvres que l’on rencontre sur ce chemin sont trop dominées par la lutte contre Hegel et contre la métaphysique classique, et en cela trop solidaires d’elle, pour laisser voir clairement ce qu’il peut rester de philosophie dans leur non-philosophie. Leurs obscurités et leurs équivoques sur ce point sont irrémédiables. Les interprétations qu’elles réclament, et par lesquelles nous croyons préciser leur message, reflètent en réalité nos problèmes et nos vues. Tout commentaire de Marx ou même de Nietzsche aujourd’hui est en réalité une prise de position déguisée à l’égard de notre temps. Par un retour des choses qui est légitime, ces auteurs qui ont décliné la qualité de philosophes et se sont délibérément consacrés à déchiffrer leur temps — s’ils peuvent fournir à leur postérité un langage, une interrogation, des commencements d’analyses d’une profondeur toute nouvelle — ne peuvent par contre la guider : c’est à elle qu’ils laissent le soin de donner son sens dernier à leur œuvre, ils vivent en nous plutôt que nous n’avons d’eux une vue distincte, nous les impliquons dans nos propres difficultés plutôt que nous ne surmontons les leurs.
Tout se passe comme s’ils avaient décrit par avance un monde qui est le nôtre, comme si le monde s’était mis à ressembler à ce qu’ils ont annoncé. Pour une fois, la pensée a été en avance sur l’histoire, et les questions qu’ils posaient éclairent notre présent. Par contre leurs réponses, les clefs qu’ils nous proposent pour cette histoire qu’ils ont si bien anticipée — qu’il s’agisse de la praxis de Marx ou de la volonté de puissance de Nietzsche — nous paraissent trop simples. Elles ont été conçues contre la métaphysique, mais à l’abri du monde solide dont faisait partie la métaphysique. Pour nous qui avons affaire à l’univers ensorcelé que Marx et Nietzsche ont pressenti, leurs solutions ne sont pas à la mesure de la crise. À une histoire de la philosophie qui — au moins en principe et officiellement — opposait dans la clarté différentes réponses possibles aux mêmes problèmes — on voit de plus en plus se substituer une histoire de la non-philosophie, où le seul dénominateur commun aux auteurs est une certaine obscurité moderne, une interrogation pure. Nous ne trouverons pas la nouvelle philosophie toute faite chez Marx ou chez Nietzsche, nous avons à la faire, et compte tenu de ce monde présent où il devient clair que leur négation de la métaphysique ne tient pas lieu de philosophie.
C’est pourquoi, avant d’examiner deux tentatives contemporaines, on a voulu décrire (sans aucune prétention d’être complet) quelques-uns des phénomènes qui, soit dans l’ordre de l’histoire, soit dans celui de la culture, discréditent parmi nous la philosophie, en attendant peut-être qu’ils la ressuscitent.
En ce qui concerne les rapports entre les hommes, les penseurs mêmes qui n’y trouvaient pas d’harmonies naturelles ne les croyaient pas, avant notre temps, promis au chaos. Marx ne les décrivait comme contradictoires que dans le cadre d’un certain régime historique dont le successeur était d’ores et déjà désigné, et cette solution par l’histoire des contradictions de l’histoire était universelle, valable aussi bien pour les sociétés non développées que pour les sociétés industrielles. Ce noyau d’universalité autour duquel l’histoire devait s’organiser s’est dissocié. C’est vraiment une question de savoir si la violence, l’opacité des rapports sociaux, si les difficultés d’une civilisation mondiale ne tiennent qu’à une forme de production déjà dépassée. Or un monde où ces problèmes sont à l’ordre du jour et où ce doute s’impose (à ceux-là mêmes qui affichent des certitudes entières) sécrète de lui-même une violence et une contre-violence désespérées. L’histoire a rongé les cadres où la mettaient la pensée conservatrice, et aussi la pensée révolutionnaire. Mais ce n’est pas seulement le monde humain qui est illisible, la nature même devient explosive. La technique et la science nous mettent en présence d’énergies qui ne sont plus dans le cadre du monde, qui pourraient peut-être le détruire, et en possession de moyens d’exploration qui, avant même d’avoir été employés, réveillent le vieux désir et la vieille crainte de rencontrer l’Autre absolu. Ce qui, pour des siècles, avait eu aux yeux des hommes la solidité d’un sol s’avère fragile ; ce qui était notre horizon prédestiné est devenu perspective provisoire. Le monde prend ou retrouve une figure préhumaine. Mais aussi, puisque c’est l’homme qui découvre et fabrique, un nouveau prométhéisme se mêle à notre expérience du monde préhumain. Un naturalisme extrême et un artificialisme extrême sont inextricablement associés, non seulement dans les mythes de la vie quotidienne, mais dans les mythes raffinés auxquels donne lieu par exemple la théorie de l’information ou le néo-darwinisme.
Si l’on ne tenait compte que de ces faits, le bilan de l’expérience pourrait paraître négatif. Mais, dans l’ordre de la culture et de la recherche, la relativisation de ce qu’on croyait être le sol de l’histoire et de la Nature est déjà découverte d’une nouvelle solidité. Que l’on pense à la mise en question du langage tout fait, d’ores et déjà signifiant, depuis Mallarmé jusqu’au surréalisme, ou à celle des « moyens de représentation » et des systèmes d’équivalences constitués dans la peinture moderne, ou à la généralisation de la musique, par-delà les sélections traditionnelles de la musique tonale et instrumentale, le dépassement des systèmes figurés, la recherche des invariants non figuratifs renouvelle l’intelligence des formes d’art classiques elles-mêmes. Dans tous ces domaines, comme aussi dans celui de la psychanalyse prise comme fait social et presque populaire, la désintégration est balancée et au-delà, chez les meilleurs, par un sens neuf de la pluralité des possibles, la menace de l’esprit technique par l’attente d’une libre réintégration.
Chez les philosophes, le côté positif de l’expérience prédomine décidément. Sollicités de s’examiner par l’irrationalisme du temps, comme par l’évolution intrinsèque de leurs problèmes, ils en viennent à définir la philosophie par l’interrogation même sur son sens et sa possibilité. « Ce que je recherche sous le nom de philosophie, écrit Husserl3, comme le but et le champ de mon travail, je le sais naturellement. Et pourtant je ne le sais pas. Ce “savoir” a-t-il jamais suffi à aucun vrai penseur (Selbstdenker) ? Pour qui, parmi eux, dans sa vie philosophante, la “philosophie” a-t-elle jamais cessé d’être un problème ? » Mais ce problème, cet étonnement devant soi, et la vision inhabituée et inhabituelle qui en résulte, sont précisément la philosophie, sont « ce qui, en dernière analyse, et en tous ces philosophes se voulait dans l’unité cachée de l’intériorité intentionnelle, qui seule fait l’unité de l’histoire4 ».
Nous avons essayé de retracer le chemin par lequel Husserl est passé de « la philosophie comme science stricte » à la philosophie comme interrogation pure — et celui qui a conduit Heidegger des thèmes négativistes et anthropologiques auxquels le public réduisait ses premiers écrits à une pensée de l’Être qu’il n’appelle plus philosophie — mais qui, comme on l’a bien dit (J. Beaufret), n’est certainement pas extra-philosophique.
On voit bien, chez Husserl, que l’interrogation pure n’est pas un résidu de la métaphysique, son dernier soupir, ou la nostalgie de son royaume perdu, mais le juste moyen de nous ouvrir au monde, au temps, à la Nature et à l’histoire présents et vivants et d’accomplir les ambitions perpétuelles de la philosophie. Car si quelqu’un les a assumées, c’est bien lui. Il les reprend intégralement et naïvement au début du siècle en faisant de la philosophie un inventaire des « essences » qui, dans tous les domaines d’expérience, résistent à notre effort de variation imaginaire, et sont donc les invariants du domaine considéré. Mais, dès ce moment, il s’agissait des essences telles qu’elles sont vécues par nous, telles qu’elles émergent de notre vie intentionnelle. C’est ce que Husserl devait exprimer, dans la période moyenne de sa pensée par la doctrine de la « réduction » comme retour au sens immanent de nos expériences, et par la formule de l’« idéalisme phénoménologique ». Cependant la démarche réductive elle-même devait être scrutée et éclaircie. Elle se révèle alors paradoxale. En un sens, ce qu’elle nous apprend, nous le savions déjà dans l’attitude naturelle, par la « thèse du monde ». Ce que l’investigation de Husserl met au jour, c’est l’infrastructure corporelle de notre relation avec les choses et avec les autres, et il paraît difficile de « constituer » ces matériaux bruts à partir des attitudes et des opérations de la conscience, qui relèvent d’un autre ordre, celui de la theoria et de l’idéation. Cette difficulté interne de la « phénoménologie constitutive » remet en cause la méthode de réduction. Elle est remise en cause aussi par certaines de ses implications d’abord inaperçues, qui s’imposent à l’attention de Husserl dans la période des Méditations Cartésiennes (1929) et qui, une fois développées, font apparaître la réduction beaucoup moins comme une méthode définie une fois pour toutes que comme l’index d’une multitude de problèmes. Le philosophe qui enseigne la réduction parle pour tous ; il implique que ce qui est évident pour lui l’est ou peut l’être pour tous ; il implique donc un univers intersubjectif et reste, relativement à cet univers, dans l’attitude de la foi naïve. Une philosophie intégrale doit expliciter et constituer ce domaine. Or comment pourrais-je rendre compte de mon accès à l’alter ego — fût-il réduit au « sens » alter ego — comme d’une opération immanente de ma conscience ? Ce serait constituer autrui comme constituant, et à travers lui, me réduire à la condition de constitué. D’ailleurs, cette distinction que je fais aisément par la réflexion entre moi-même comme sujet dernier et constituant et l’homme empirique dans lequel ce sujet s’incarne, par une aperception seconde et dont il est encore l’auteur — puis-je la faire en ce qui concerne autrui, peut-il la faire en ce qui me concerne ? Pour un témoin extérieur, le sujet dernier et constituant ne fait-il pas un seul être avec l’homme ? La Ichheit überhaupt de Fichte, n’est-ce pas Fichte ? Les Méditations Cartésiennes tenaient les deux bouts de la chaîne : il y a une subjectivité indéclinable, un solipsisme insurmontable — et cependant, pour cette subjectivité même, une « transgression » ou un « empiétement » intentionnels qui font passer en autrui tout ce qu’elle sait d’elle-même.
C’est dans le dernier ouvrage composé par Husserl lui-même en vue de la publi cation que les apories de la réduction phénoménologique s’accusent au point de faire pressentir une nouvelle mutation de la doctrine. Husserl décrit désormais comme la phase initiale de la recherche, caractéristique de la phénoménologie — peut-être même coextensive à la phénoménologie : il s’agit ici, dit-il, d’un type d’être qui contient tout : allumspannende Seinsweise5, — le retour du monde objectif à un Lebenswelt dont le flux continuel porte les choses perçues et la Nature, mais aussi les constructions par lesquelles nous les déterminons selon un idéal d’exactitude cartésienne, et en général toutes les forma tions historiques qui nous servent à aménager ou à modeler nos rapports avec les autres et avec le vrai. Traduites en termes de Lebenswelt, les antinomies de la constitution d’autrui ou celles de la thèse du monde cessent d’être sans espoir. Nous n’avons plus à comprendre comment un Pour Soi peut en penser un autre à partir de sa solitude absolue ou peut penser un monde préconstitué au moment même où il le constitue : l’inhérence du soi au monde ou du monde au soi, du soi à l’autre et de l’autre au soi, ce que Husserl appelle l’Ineinander, est silencieusement inscrit dans une expérience intégrale, ces incompossibles sont composés par elle, et la philosophie devient la tentative, par-delà la logique et le vocabulaire donnés, de décrire cet univers de paradoxes vivants. La réduction n’est plus retour à l’être idéal, c’est à l’âme d’Héraclite6 qu’elle nous ramène, à un enchaînement d’horizons, à un Être ouvert. C’est pour avoir « oublié » le flux du monde naturel et historique, pour l’avoir réduit à certaines de ses productions comme l’objectivité des sciences de la Nature, que la philosophie et la raison sont devenues incapables de maîtriser et d’abord de comprendre le sort historique des hommes, ont perdu de vue l’horizon de « tâches infinies » que le XVIe et le XVIIe siècle avaient dévoilé, mais aussi qu’ils avaient compromis avec un idéal d’objectivation qui rendait impossible le savoir de l’esprit et de l’histoire.
Comme celui de Husserl, le chemin de Heidegger est difficile à retracer, et pour les mêmes raisons : les commentateurs se sont attachés à ce qui leur rappelait le passé de la philosophie, et n’ont guère suivi les auteurs dans ce qui était pourtant leur principal effort : récupérer dans une manière de penser absolument nouvelle l’expérience de l’Être qui soutenait la métaphysique. On a surtout souligné, dans les premiers livres de Heidegger, le rôle du concept de néant, et la définition de l’homme comme lieu du néant, et c’est pourquoi on a cherché dans sa pensée un substitut humaniste de la métaphysique, soit qu’on se félicitât de la voir enfin détruite, soit qu’on utilisât, pour tenter de la restaurer, le porte-à-faux de la situation humaine telle qu’il la décrivait. Dans les deux cas, on oubliait ce qui est, dès la préface de Sein und Zeit, le but déclaré de sa réflexion : non pas décrire l’existence, l’Être-là (la « réalité humaine », a-t-on, bien à tort, traduit en français) comme une sphère autonome et fondamentale — mais, à travers le Da-sein, accéder à l’Être, l’analytique de certaines attitudes humaines n’étant prise pour thème que parce que l’homme est interrogation de l’Être. Aussitôt après Sein und Zeit, l’analyse de la vérité et de notre ouverture à la vérité prend le pas sur les descriptions trop célébrées de l’angoisse, de la liberté ou du souci. Heidegger parle de moins en moins, entre nous et l’être, d’un rapport « d’extase » qui sous-entend la priorité du soi, et un mouvement centrifuge du soi vers l’Être. Il dissipe les équivoques en précisant qu’il ne s’est jamais agi pour lui de réduire l’être au temps, mais d’aborder l’être à travers le temps, qu’au sens absolu le néant (le néant « nul », le nichtiges Nichts), ne peut pas être pris en considération. L’existence, par opposition aux êtres, ou aux « étants » intérieurs au monde, peut bien, si l’on veut, être traitée comme non-être, mais elle n’est pas néant ou néantisation. C’est au-delà de ces corrélatifs — l’objet et le néant « nul » — que la philosophie prend son départ, dans un « il y a », dans une « ouverture » à « quelque chose », à « ce qui n’est pas rien ». C’est cet Être préobjectif, entre l’essence inerte ou la quiddité et l’individu localisé en un point de l’espace-temps, qui est le thème propre de la philosophie. De cet Être — la rose, disait Angelus Silesius, qui est « sans pourquoi », qui fleurit parce qu’elle fleurit, la rose-spectacle, la rose-totalité — on peut dire qu’il n’a pas de cause hors de soi et qu’il n’est pas davantage cause de soi, il est sans fondement, il est l’absence par principe de tout fondement. Ce rayonnement d’être qualifié, cet être actif, cette action d’« ester », comme l’écrit un traducteur, peut-on en parler davantage ? Le mot d’être n’est pas comme les autres un signe auquel on puisse faire correspondre une « représentation » ou un objet : son sens n’est pas distinct de son opération, par lui c’est l’Être qui parle en nous plutôt que nous ne parlons de l’Être. Comment en parlerions-nous, puisque les êtres, les figures de l’Être, qui nous ouvrent le seul accès concevable vers lui, nous le cachent en même temps de leur masse, et que le dévoilement est aussi dissimulation ? Ce qu’on a appelé une « mystique » de l’Être — d’un mot que Heidegger rejette expressément — est un effort pour intégrer à la vérité notre pouvoir d’errer, à la présence incontestable du monde, la richesse inépuisable et donc l’absence qu’elle recouvre, à l’évidence de l’Être une interrogation qui est la seule manière d’exprimer cette perpétuelle élusion. Nous avons essayé de montrer comment une philosophie ainsi orientée conduit à une refonte complète des concepts qui servent d’habitude à l’analyse du langage (tels que ceux de signe, sens, analogon, métaphore, symbole) et comment elle amène à une idée de « l’histoire ontologique » (Seinsgeschichte) qui est à l’histoire empirique des actions et des passions humaines ce qu’est l’appréhension philosophique de la parole à l’analyse du matériel linguistique.
Si l’on appelle philosophie la recherche de l’Être ou celle de l’Ineinander, la philosophie n’est-elle pas vite conduite au silence — ce silence justement que rompent de temps en temps les petits écrits de Heidegger ? Mais ne tient-il pas plutôt à ce que Heidegger a toujours cherché une expression directe du fondamental, au moment même où il était en train de montrer qu’elle est impossible, à ce qu’il s’est interdit tous les miroirs de l’Être ? Une recherche comme celle que l’on poursuit ici sur l’ontologie de la Nature voudrait maintenir au contact des êtres et dans l’exploration des régions de l’Être la même attention au fondamental qui reste le privilège et la tâche de la philosophie.