Le Nachlass de Husserl n’étant pas complètement publié, il ne pouvait être question dans ces leçons d’être « objectif » — de dire ce qui est dit ou immédiatement sous-entendu par Husserl dans l’ensemble des textes existants. Mais, même une fois la publication achevée, cette méthode nous donnerait-elle « la pensée » de Husserl ? Elle ne le ferait que si la pensée de Husserl et en général celle d’un philosophe était un ensemble de notions limitativement définies, d’arguments en réponse à des problèmes invariables, et de conclusions qui mettent fin aux problèmes. Si la méditation change le sens des notions et même des problèmes, si les conclusions sont le bilan d’un cheminement transformé en « œuvre » par l’interruption, toujours prématurée, du travail d’une vie, la pensée du philosophe ne peut être définie seulement par ce qu’elle a maîtrisé, il faut tenir compte de ce qu’elle essayait encore à la fin de penser. Cet impensé doit, bien entendu, être attesté par des mots qui le délimitent ou le cernent. Mais les mots ici doivent être compris selon leurs implications latérales, non moins que dans leur signification manifeste et frontale. On a besoin de ce que Husserl appelait une « poésie de l’histoire de la philosophie » — participation à la pensée opérante qui n’est pas si risquée quand il s’agit d’un contemporain, et qui est peut-être la seule objectivité envers quelqu’un qui a écrit : das historisch an sich Erste ist unsere Gegenwart…
Pourquoi ne pas commencer dès maintenant cette écoute des textes, que l’édition complète validera seule comme interprétation, mais dont elle ne dispensera pas ? L’essai s’impose compte tenu des rumeurs et des discussions qui s’élèvent comme toujours autour d’un message posthume, parce qu’on craint ou qu’on souhaite de voir Husserl « dévier » dans le sens irrationaliste qu’on croit être celui de Heidegger. Le contact avec des textes est ici le meilleur des remèdes. C’est dans cet esprit qu’on a voulu cette année en traduire et en commenter deux.
Le premier était Die Frage nach dem Ursprung der Geometrie als intentional-historisches Problem1. Si la géométrie a une histoire, qui n’est pas finie, qui reste ouverte — et si pourtant elle forme un corps, un système, un Totalsinn où les premières démarches semblent s’effacer dans ce qu’elles ont eu de partiel et de contingent, ce n’est pas par hasard ; idéalité et historicité viennent de même source. Il faut seulement, pour la trouver, repérer une troisième dimension entre la série des événements et le sens intemporel, celle de l’histoire en profondeur ou de l’idéalité en genèse. Les démarches initiales de la géométrie et toutes ses démarches ultérieures comportent, outre leur sens manifeste ou littéral tel qu’il est vécu chaque fois par le géomètre, un certain surplus de sens : elles ouvrent un champ, elles instaurent des thèmes que le créateur ne voit que comme un pointillé vers l’avenir (Urstiftung), mais qui, remis (tradiert) aux générations suivantes avec les premières acquisitions deviennent praticables par une sorte de création seconde (Nachstiftung), où s’ouvrent d’ailleurs de nouveaux espaces de pensée, jusqu’à ce que, le développement en cours s’étant épuisé dans une dernière re-création (Endstiftung), une mutation du savoir intervienne, souvent par retour aux sources ou aux voies latérales négligées en chemin, et une réinterprétation de l’ensemble. La marche, la Beweglichkeit de la géométrie ne fait qu’un avec son sens idéal parce qu’il est un sens de champ, d’initiation ou d’ouverture qui comporte production et reproduction continuées. Toute idéation datée et signée a pour effet principal de rendre superflue sa répétition littérale, de lancer la culture vers un avenir, de se faire oublier, de se dépasser, de tracer un horizon d’avenir géométrique, de circonscrire un domaine cohérent, et réciproquement il est essentiel à un ensemble idéal d’être né, il s’offre à nous avec un sillage d’historicité. Même si nous ne savions rien des fondateurs de la géométrie, nous saurions du moins qu’il y en eut ; la géométrie n’est jamais naturelle comme les pierres et les montagnes, elle n’est que dans un « espace d’humanité », c’est de l’être spirituel, et l’être spirituel est être devenu (geistig geworden) et qui deviendra : il n’est que pour une pensée résolue à penser activement, à continuer, à s’enfoncer plus avant dans l’univers invisible des productions irréelles. L’idéalité est historicité parce qu’elle repose sur des actes, parce que « la seule manière de saisir une idée est de la produire ». L’idée est impalpable, invisible, parce qu’elle est faite. L’historicité d’une idée n’est pas son inclusion dans une série d’événements à localisation temporelle unique, dans la psyché d’un certain homme vivant en un point du temps et de l’espace, elle est la position par lui d’une tâche qui n’est pas seulement sienne, et qui fait écho à des fondations antérieures. Il convoque comme ses témoins tout le passé et tout l’avenir de la culture et, pour évoquer toute cette histoire possible, il n’a pas besoin de documents : l’histoire a son point d’insertion en lui-même, à la charnière de son être sensible ou naturel et de son être actif et productif. Il lui suffit de penser pour savoir que la pensée se fait, qu’elle est culture et histoire.
Comment comprendre cette relance d’un passé et cette prépossession (Vorhabe) d’un avenir de pensée dans la pensée présente ? En un sens la géométrie et chaque vérité géométrique n’existent qu’une fois, si souvent qu’elles soient pensées par des géomètres. Mais s’il y avait une idéalité pure et détachée, comment descendrait-elle dans l’espace de conscience de celui qui la découvre, comment naîtrait-elle dans une psyché ? Et si au contraire on part, comme il le faut, de sa naissance en nous, comment passer de là à l’être idéal, par-delà toute psyché existante ou possible ? On ne peut répondre qu’en se reportant aux implications de l’expérience. Une signification sort d’un « espace de conscience » quand elle est dite. C’est à titre de Sinn von Reden qu’elle est là « pour tout le monde », pour tout interlocuteur réel ou possible. Or le langage est « entrelacé » (verflochten) avec notre horizon de monde et d’humanité. Il est porté par notre relation au monde et aux autres, et aussi il la porte et la fait, c’est par lui que notre horizon est ouvert et sans fin (endlos), c’est parce que nous savons que « toute chose a son nom » qu’elle a pour nous être et mode d’être. La pensée du géomètre hérite de cette tradition de langage. Mais le langage ne fait la signification accessible à tous que comme il rend « publiques » les choses du monde, or la géométrie n’est pas seulement une propriété de telle psyché réelle, même reconnue à ce titre par tous. Nous n’avons donc pas encore rendu compte de l’être idéal.
Nous n’avons pas non plus épuisé les pouvoirs de la parole. Déjà à l’intérieur de mon espace de conscience, il y a une sorte de message de moi à moi : je suis sûr de penser aujourd’hui la même idée que je pensais hier parce que le sillage qu’elle a laissé est ou pourrait être exactement recouvert par un nouvel acte de pensée productive, qui serait le seul véritable accomplissement de ma pensée remémorée : je pense dans ce passé proche, ou encore ma pensée d’hier passe dans celle d’aujourd’hui, il y a empiétement du passif sur l’actif et réciproquement. La parole passe d’un espace de conscience à l’autre par un phénomène d’empiétement ou de propagation de même sorte. Comme sujet parlant et actif j’empiète sur autrui qui écoute, comme sujet entendant et passif, je laisse autrui empiéter sur moi. J’éprouve en moi-même, dans l’exercice du langage, que l’activité est chaque fois l’autre côté de la passivité. C’est alors que l’idéalité « fait son entrée » (Eintritt). Pas plus dans le rapport de moi à moi que dans le rapport de moi à autrui il n’y a survol, ni idéalité pure. Il y a recouvrement d’une passivité par une activité : c’est ainsi que je pense en autrui, et que je me parle. La parole n’est pas un produit de ma pensée active, seconde par rapport à elle. Elle est ma pratique, mon opération, ma Funktion, ma destinée. Toute production de l’esprit est réponse et appel, co-production.
Mais l’être idéal subsiste hors de toute communication effective, quand les sujets parlants dorment ou quand ils ne sont plus en vie, et il semble préexister à la parole, puisque des hommes ne sont pas encore nés qui plus tard formeront des idées valables, et que ces idées n’en sont pas moins valables dès maintenant. — Ceci ne met pas l’être idéal hors de la parole et nous oblige seulement à introduire une mutation essentielle de la parole qui est l’apparition de l’écrit. C’est lui qui, comme communication « virtuelle », parole de X à X, qui n’est portée par aucun sujet vivant et appartient par principe à tous, évoque une parole totale, métamorphose définitivement en être idéal le sens des paroles, et transforme d’ailleurs la sociabilité humaine. Or le sens pur de l’écrit qui sublime la solidité des choses et la communique aux pensées, c’est aussi un sens pétrifié, sédimenté, latent ou dormant, tant qu’un esprit vivant ne vient pas l’éveiller. Au moment où l’on touche au sens total, on touche aussi à l’oubli et à l’absence. Le sens vivant s’étend bien plus loin que nos pensées explicites, mais il n’est qu’ouvert et sans fin, il n’est pas infini. La sédimentation qui fait que nous allons plus loin fait aussi que nous sommes menacés par des pensées creuses, et que le sens des origines se vide. Le vrai n’est pas définissable hors de la possibilité du faux.
On atteint ici aux méditations finales de Husserl sur le rapport de moi à moi et de moi aux autres, dont on trouvera un aperçu, en attendant la publication des inédits, dans une belle étude d’Eugen Fink2. La passivité et l’activité, le « Je » spontané et le temps sensible ne peuvent rester extérieurs puisque je fonctionne comme penseur identique à travers le temps et que l’intersubjectivité fonctionne. Il y a donc une sorte de « simultanéité » de l’un et de l’autre, un Urgegenwart qui n’a aucune place entre l’avant et l’après, un Ur-Ich antérieur à la pluralité des monades, et dont on ne peut pas davantage dire qu’il soit au singulier, car il précède l’unité aussi bien que la pluralité — « négativité » vraie, « déchirure », être d’avant la distinction de l’essence et de l’existence. Ces mots, dit Fink, jalonnent la nouvelle dimension de Lebenstiefe qui s’ouvre dans les écrits de la dernière période. Mais ce vocabulaire spéculatif n’est pour Husserl qu’un auxiliaire de la description, un moyen de figurer l’opération de la vie transcendantale qu’il cherche toujours à saisir sur le fait, analytiquement. Sa philosophie ne se solidifie pas en « résultats », en « points de vue ». « Même la philosophie finale de Husserl n’est nullement moisson engrangée, domaine acquis à l’esprit cultivé, une maison où l’on pourrait s’installer commodément : tout est ouvert, tous les chemins conduisent à l’air libre3. » Pour revenir au problème de l’idéalité, les analyses de Husserl devancent les pensées de Heidegger sur le « parler de la parole4 ».
Les notions d’ouverture et d’horizon, que le fragment sur l’origine de la géométrie emploie au niveau des superstructures et de l’idéalité, on les retrouve à partir « du bas » dans un texte de 1934, Umsturz der kopernikanischen Lehire5. Pour l’homme copernicien, il n’y a dans le monde que des « corps » (Körper). La méditation doit nous rapprendre un mode d’être dont il a perdu l’idée, l’être du « sol » (Boden), et d’abord celui de la Terre — la terre où nous vivons, celle qui est en deçà du repos et du mouvement, étant le fond sur lequel se détache tout repos et tout mouvement, celle qui n’est pas faite de Kôrper, étant la « souche » d’où ils sont tirés par division, celle qui n’a pas de « place », étant ce qui englobe toute place, celle qui porte tous les êtres particuliers au-dessus du néant comme l’Arche préservait les vivants du déluge. Il y a parenté entre l’être de la terre et celui de mon corps (Leib), dont je ne peux dire exactement qu’il se meut puisqu’il est toujours à la même distance de moi, et la parenté s’étend aux autres, qui m’apparaissent comme « autres corps », aux animaux, que je comprends comme variantes de ma corporéité, et finalement aux corps terrestres eux-mêmes puisque je les fais entrer dans la société des vivants en disant par exemple qu’une pierre « vole ». À mesure que je m’élève dans la constitution copernicienne du monde, je quitte ma situation de départ, je feins d’être observateur absolu, j’oublie ma racine terrestre, qui pourtant nourrit tout le reste, j’en viens à considérer le monde comme le pur objet d’une pensée infinie devant laquelle il n’y a que des objets substituables. Mais cette idéalisation ne peut reposer sur elle-même et les sciences de l’infini entrent en crise. Le type d’être que nous dévoile notre expérience du sol et du corps n’est pas une curiosité de la perception extérieure, il a une signification philosophique. Notre implantation enveloppe une vue de l’espace et de la temporalité, une vue de la causalité naturelle, une vue de notre « territoire », une Urhistorie qui relie toutes les sociétés réelles ou possibles en tant qu’elles habitent toutes le même espace « terrestre » au sens large, et enfin une philosophie du monde comme Offenheit der Umwelt, par opposition à l’infini « représenté » des sciences classiques de la Nature.
1. Paru en 1939 dans la Revue de Philosophie, et publié au tome VI des Husserliena, p. 364-386.
2. Die Spätphilosophie Husserls in der Freiburger Zeit, in Edmund Husserl (1859-1959), Phaenomenologica, IV, 1960.
3. Ibid., p. 113-114.
4. Unterwegs zur Sprache, p. 12-13.
5. Non publié. Nous en avons eu communication dès 1939 par un élève de Husserl, M. Aron Gurwitsch.