On a d’abord achevé l’examen commencé les années précédentes de quelques spécimens de la pensée biologique relatifs au devenir-organisme de l’organisme, à l’ontogenèse et à la phylogenèse.
L’embryologie étant aujourd’hui encore dominée par les problèmes que Driesch posait il y a soixante-dix ans, il a paru intéressant de suivre les détours de sa pensée : constatant que l’organisme ne peut se réduire à ce qu’il est actuellement, puisque régulation et régénération attestent un excès du possible sur l’actuel — répugnant par ailleurs à réaliser ces possibles sous le nom de « puissance prospective », puisqu’il faudrait y adjoindre un principe d’ordre qui assure l’invariance du type, et que ces deux principes combinés ne seraient manifestement qu’une expression « analytique » et verbale de ce qui se passe —, Driesch en vient quelquefois à regarder le développement comme un réseau d’actions réciproques où les « stimuli directeurs » se relancent l’un l’autre, ce qui ne laisserait plus au facteur E (entéléchie) que la valeur d’un symbole. La science prouverait que l’organisme n’est pas tout à fait dans l’espace physique, qu’il n’est pas une machine, sans avoir le moyen ni le droit de déterminer positivement et directement le facteur E. Cependant Driesch reste dans l’alternative de la machine et de la vie : si l’organisme n’est pas une machine, il faut que l’entéléchie soit « l’expression d’une vraie réalité, d’un véritable élément de la nature, la vie », et, puisque cette réalité est invisible pour la science, il faut qu’il y ait une « pensée » ou philosophie qui se substitue à elle pour déterminer cette seconde positivité que la science désigne indirectement. Ce qui est ici instructif, c’est que, passant à la « philosophie », Driesch, qui est un penseur exigeant, se voit contraint de refuser à l’entéléchie le statut d’énergie, de transformateur d’énergie ou même de « déclencheur », ne lui reconnaît d’autre pouvoir que celui de suspendre des suspensions ou des équilibres, et finalement n’arrive à la déterminer que comme « a complicated system of negations1 ». On ne pourrait, dit-il, aller plus loin qu’en partant de l’expérience de « mon corps » et de sa relation avec l’espace, — voie familière à nos contemporains, mais qui reconduirait aux mêmes problèmes si « mon corps » était un îlot dans un monde mécanique. Les difficultés que rencontre Driesch montrent, à notre sens, que la vie est incompréhensible pour la philosophie de la chose (mécanisme et vitalisme) comme pour la philosophie de l’idée, et ne s’éclaire que pour une philosophie du « quelque chose » ou, comme on dit aujourd’hui, de la structure. C’est dans ce sens que nous paraît aller l’embryologie depuis Driesch, quand elle refuse d’opter entre préformation et épigenèse, prend ces notions comme « complémentaires » et décrit l’embryogenèse comme un « flux de détermination ». L’apparition des notions de « gradient » et de « champ », — c’est-à-dire de territoires « organo-formateurs » qui se chevauchent et comportent au-delà de leur région focale une périphérie où la régulation n’est que probable, exprime une mutation de la pensée biologique aussi importante que celle de la pensée physique : on rejette en même temps la contrainte de l’espace et le recours à une seconde causalité positive, on conçoit la vie comme une sorte de réinvestissement de l’espace physique, l’émergence entre les microphénomènes de macrophénomènes originaux, « lieux singuliers » de l’espace ou « phénomènes-enveloppes ».
En phylogenèse aussi, on sent le besoin de nouveaux cadres théoriques. Le néodarwinisme voudrait encadrer ses descriptions du « style » ou du « dessin » de l’évolution (micro-évolution, macro-évolution, méga-évolution) dans le schéma mutation-sélection hérité de Darwin, mais n’y parvient qu’en le chargeant d’un sens tout nouveau, si bien que dans un récent ouvrage2 Simpson en arrive à écrire : « La cause d’un événement de l’évolution est la situation totale qui le précède… de sorte qu’on s’écarte un peu de la réalité en essayant d’assigner des causalités élémentaires séparées à l’intérieur de cette situation. Tout au plus pourrait-on parler de “complexes de facteurs” ou de “constellations”. D’un point de vue comme celui-là, il n’y a plus lieu d’argumenter sur la prédominance de la mutation ou de la sélection dans l’évolution prise comme un tout, et cela devrait (mais il n’en sera rien) mettre un terme à l’interminable polémique sur le guidage interne ou externe des tendances évolutives. Ces alternatives apparentes sont sans réalité ; posées dans ces termes, elles ne s’imposent pas : à la vérité, elles sont dépourvues de sens. »
Contre la tradition darwinienne, la « morphologie idéaliste » n’a pas de peine à montrer que les rapports de descendance sont loin d’être les seuls à considérer, que la spéculation sur les séries génétiques nous rend aveugles pour d’autres rapports — « styles » ou « signatures d’époque » — que l’évolution pose les problèmes mêmes de la philosophie de l’histoire (rapports de l’essentiel et de l’accidentel, — du primitif et du simple, — problèmes de la périodologie) et ne peut être traitée comme une somme de faits de générativité zoologique ou de descendance (Dacqué). Mais elle se borne à revendiquer les droits de la description contre le mécanisme ; les idées qu’elle introduit, elle les situe dans notre pensée, et, selon la tradition kantienne, réserve comme réalité inaccessible l’intérieur de la Nature. Une vraie conception statistique de l’évolution essaierait au contraire de définir l’être de la vie à partir des phénomènes, poserait les principes d’une « cinétique évolutive » libre de tout schème de causalité intemporel et de toute contrainte des micro-phénomènes, admettrait ouvertement une structure scalaire du réel, une pluralité de « niveaux temporo-spatiaux ». Les organismes et les types apparaîtraient alors, sans aucune rupture des causalités chimique, thermodynamique et cybernétique, comme des « pièges à fluctuations », des « mélanges non aléatoires » (patterned mixed-upness), des variantes d’une sorte de « topologie phénoménale » (F. Meyer).
Notre but était d’en venir à l’apparition de l’homme et du corps humain dans la nature. Si le devenir de la vie est un « phénomène », c’est-à-dire s’il est reconstruit par nous à partir de notre propre vie, elle ne peut en être dérivée comme l’effet de la cause. Par ailleurs (c’est la différence d’une phénoménologie et d’un idéalisme) la vie n’est pas simple objet pour une conscience. Nous avions montré les années précédentes que la nature extérieure et la vie sont impensables sans référence à la nature perçue. C’est maintenant le corps humain (et non la « conscience ») qui doit apparaître comme celui qui perçoit la nature dont il est aussi l’habitant. Ainsi se trouve recoupé et confirmé entre eux le rapport d’Ineinander que nous avions cru apercevoir. Décrire l’animation du corps humain, non comme descente en lui d’une conscience ou d’une réflexion pures, mais comme métamorphose de la vie, et le corps comme « corps de l’esprit » (Valéry), tel a été l’objet de la dernière partie du cours.
Ceci exigerait d’abord une « esthésiologie », une étude du corps comme animal de perceptions. Car il ne peut être question d’analyser le fait de la naissance comme si un corps-instrument recevait une pensée-pilote venue d’ailleurs, ou comme si inversement un objet nommé corps produisait mystérieusement la conscience de lui-même. Il n’y a pas là deux natures, l’une subordonnée à l’autre, il y a un être double. Les thèmes de l’Umwelt, du schéma corporel, de la perception comme mobilité vraie (Sichbewegen), popularisés par la psychologie ou la physiologie nerveuse, expriment tous l’idée de la corporéité comme être à deux faces ou à deux « côtés » : le corps propre est un sensible et il est le « sentant », il est vu et se voit, il est touché et se touche et, sous le second rapport, il comporte un côté inaccessible aux autres, accessible à son seul titulaire. Il enveloppe une philosophie de la chair comme visibilité de l’invisible.
Si je suis capable de sentir par une sorte d’entrelacs du corps propre et du sensible, je suis capable aussi de voir et de reconnaître d’autres corps et d’autres hommes. Le schéma du corps propre, puisque je me vois, est participable par tous les autres corps que je vois, c’est un lexique de la corporéité en général, un système d’équivalences entre le dedans et le dehors, qui prescrit à l’un de s’accomplir dans l’autre. Le corps qui a des sens est aussi un corps qui désire, et l’esthésiologie se prolonge en une théorie du corps libidinal. Les concepts théoriques du freudisme sont rectifiés et affermis quand on les comprend, comme le suggère l’œuvre de Mélanie Klein, à partir de la corporéité devenue elle-même recherche du dehors dans le dedans et du dedans dans le dehors, pouvoir global et universel d’incorporation. La libido freudienne n’est pas une entéléchie du sexe, ni le sexe une cause unique et totale, mais une dimension inéluctable, hors de laquelle rien d’humain ne peut demeurer parce que rien d’humain n’est tout à fait incorporel. Une philosophie de la chair est à l’opposé des interprétations de l’inconscient en termes de « représentations inconscientes », tribut payé par Freud à la psychologie de son temps. L’inconscient est le sentir lui-même, puisque le sentir n’est pas la possession intellectuelle de « ce qui » est senti, mais dépossession de nous-mêmes à son profit, ouverture à ce que nous n’avons pas besoin de penser pour le reconnaître. Cet inconscient d’état suffit-il à porter les faits de refoulement, le mode d’existence de la « scène primitive », son pouvoir de séduction et de fascination ? La double formule de l’inconscient (« je ne savais pas » et « je l’ai toujours su ») correspond aux deux aspects de la chair, à ses pouvoirs poétiques et oniriques. Quand le concept de refoulement est présenté par Freud dans toute sa richesse opérationnelle, il comporte un double mouvement de progrès et de rechute, d’ouverture à l’univers adulte et de reprise en sous-main de la vie prégénitale, mais désignée désormais par son nom, devenue « homosexualité » inconsciente (Cinq Psychanalyses : l’homme aux loups). L’inconscient de refoulement serait donc une formation secondaire, contemporaine de la formation d’un système perception-conscience, et l’inconscient primordial serait le laisser-être, le oui initial, l’indivision du sentir.
Ceci conduit à l’idée du corps humain comme symbolisme naturel, idée qui n’est pas un point final, et au contraire annonce une suite. Quel peut bien être le rapport de ce symbolisme tacite ou d’indivision, et du symbolisme artificiel ou conventionnel qui paraît avoir le privilège de nous ouvrir à l’idéalité, à la vérité ? Les rapports du logos explicite et du logos du monde sensible feront l’objet d’une autre série de cours.