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Le 10-Août et ses suites dans les départements : la géographie des menaces et des troubles


1. La réception du 10-Août dans les départements

La vie politique dans les départements combine naturellement les retombées des décisions du pouvoir central avec une conjoncture locale qui anticipe parfois les décisions prises à Paris ou au contraire les ignore, jusqu’à parvenir à des refus pouvant déboucher sur une pure et simple rébellion. C’est donc toute une gamme d’attitudes qui coexistent en dessinant une géographie de l’adhésion et du refus, avec les nuances que l’on devine, reflétant la multiplicité des facteurs en cause et surtout transcendant les découpages classiques de la géographie administrative ou coutumière (provinces d’Ancien Régime, départements) dans lesquels continuent de s’inscrire la plupart des travaux des historiens. Le Bicentenaire de la Révolution n’a guère suscité d’ouvrage de synthèse sinon sous la forme de la nomenclature thématique ou encyclopédique du dictionnaire. D’excellentes études régionales ont souvent renouvelé notre connaissance d’épisodes essentiels de la Révolution (Vendée, chouannerie, agitation sectionnaire méridionale, revendication des taxateurs en Limousin, en Normandie…)1, mais une lecture globale de tous ces événements s’impose, telle qu’elle a été magistralement entamée par Michel Vovelle dans l’ouvrage passionnant qu’il a consacré à la géopolitique de la Révolution française2. Dans la mesure où son approche pour la période qui nous concerne englobe souvent les années 1792, 1793 et le premier semestre de 1794, il nous a paru plus judicieux d’évoquer d’abord les événements marquants de l’été 1792 à l’été 1793 pour tenter ensuite une présentation globale de l’ensemble de la période inspirée de la problématique de Michel Vovelle.

L’adhésion au coup de force du 10 août ne fut pas totalement unanime bien que stimulée par le réseau des sociétés affiliées aux Jacobins et qui ne tardèrent pas à changer de nom, comme la société mère devenue Société des amis de la Liberté et de l’Égalité. Les adresses de félicitations des départements et des municipalités affluèrent, mais à la Législative plus qu’au conseil général de la Commune. Quelques administrations de départements s’étonnèrent et demandèrent des explications à l’Assemblée ; on les suspendit. Pour expliquer ce qui venait de se passer, le Conseil exécutif, c’est-à-dire Danton, envoya des commissaires ; Roland, ministre de l’Intérieur, envoya les siens, la Législative également, sans oublier la Commune, mais ces derniers furent souvent fraîchement accueillis, surtout après les massacres de Septembre, et se retrouvèrent en prison, comme à Quimper, où le dénommé Guermeur fut accusé par les administrateurs du Finistère de semer le trouble et de prêcher l’assassinat3. En règle générale, il semble bien que l’opinion, y compris les patriotes, se divisa sur le jugement à porter sur les événements du 10-Août, mais comme la Législative avait donné son assentiment, on s’en remettait à sa décision et à la Convention prochainement élue mais sans en appeler encore, sauf dans une minorité d’adresses, ni à la République ni au châtiment du roi. On craignait surtout l’arrivée sur le trône d’une dynastie étrangère, d’où cette nuée de commissaires, surtout dans l’Ouest, de la Normandie à La Rochelle, dans le Bassin parisien, le Massif central et le couloir de la Saône et du Rhône. Il fallait convaincre les départements de l’utilité du 10-Août et guider les électeurs. On a vu que le taux de participation à l’élection fut plutôt modeste malgré le passage au suffrage universel, et que les assemblées des électeurs se prononcèrent sur des hommes déjà connus, soit députés dans les deux précédentes Assemblées nationales, soit élus locaux à un niveau honorable comme administrateurs des départements ou juges au Tribunal criminel. Choix qui permit, le plus souvent, la représentation des trois courants qui se partageaient l’opinion, à savoir les partisans de la Montagne, les amis des brissotins et autres Girondins, et le tiers parti de la Plaine ou, de façon plus méprisante, du Marais, mais avec de fortes variations régionales. La Normandie et la Bretagne votèrent plutôt en faveur des Girondins, tout comme Lyon, le Dauphiné et les Hautes-Alpes, ainsi que les Bouches-du-Rhône et les deux tiers du massif pyrénéen. En revanche sur les 61 députés désignés par les 7 départements gravitant autour de Toulouse, 27 rejoignirent la Plaine, 25 la Montagne et seulement 9 la nébuleuse girondine. Globalement les Montagnards furent envoyés par la couronne des départements autour de Paris, mais aussi par la succession de ceux de la zone frontière du Nord et du Nord-Est, prolongée par le bloc compact de la Champagne et de la Bourgogne. Autre zone d’influence montagnarde majoritaire, la façade atlantique entre la Vendée et Bordeaux, se prolongeant vers l’est, en remontant la Garonne et la Dordogne, pour rejoindre le bastion toulousain déjà évoqué4.

Autrement dit, comme le constate Michel Vovelle, ne faire de la Montagne que l’expression d’un centralisme rayonnant, de façon décroissante, à partir de la capitale ne rend pas compte de la réalité géographique d’un phénomène d’ordre culturel qui tend à confirmer ce qui a déjà été dit du recrutement social de ces Jacobins. Il est indubitablement lié à la notoriété du club de la rue Saint-Honoré mais aussi à un patriotisme profondément convaincu, surtout dans les départements, de la nécessité, face au complot aristocratique et à l’invasion, de maintenir l’unité des patriotes, incarnée par Paris et surtout par ceux qui y proclamaient la République une et indivisible.

Ce qui frappe, pour la Gironde, c’est que ceux qui s’en réclamaient l’emportèrent dans toutes les grandes villes de la République : Marseille, Lyon, Rouen, Bordeaux, Nantes. Évidence qui semblait autoriser la lecture sociale de l’affrontement avec la Montagne, mais que l’historiographie actuelle tend à récuser au bénéfice d’une sorte de rivalité implicite entre Paris et les métropoles régionales de l’Hexagone, irritées par ce qui leur paraît être la volonté de puissance d’une plèbe qui, par trois fois, a triomphé du tyran, mais dont la victoire inquiète car elle peut aboutir à la mainmise de démagogues exaltés sur une République d’autant plus fragile qu’elle a surgi, de façon brutale, dans un monde politique pratiquement unanime, quelques mois plus tôt, pour affirmer son impossibilité dans un royaume aussi vaste et peuplé que la France. Encore ne faut-il pas prêter aux élus de septembre 1792 les partis pris violents de mai-juin 1793, mais plutôt constater que les élections, si l’on excepte Paris, se sont déroulées dans un climat relativement calme du fait de l’abstention massive de tous ceux qui s’inquiétaient d’une révolution toujours relancée et qui favorisèrent de ce fait l’hégémonie politique locale des patriotes les plus affirmés, certes tous convaincus de la nécessité d’abolir la monarchie mais partagés sur la hiérarchie des urgences à faire prévaloir ensuite, et donc sur les stratégies à suivre dans l’immédiat.

Une des conséquences immédiates du 10-Août fut le durcissement de la répression contre les prêtres réfractaires, jusque-là théoriquement protégés par le veto royal. Le décret ordonnant la déportation des réfractaires dénoncés par vingt citoyens fut donc appliqué et entraîna une vague d’arrestations, surtout dans les villes et dans la France méridionale, accentuant la coupure entre la bourgeoisie patriote et une partie des classes populaires, en particulier dans les campagnes, là où le clergé réfractaire était fortement implanté. Le clergé constitutionnel n’en triompha point pour autant. La Législative instaura le 3 septembre un nouveau serment, il fallut jurer fidélité à la liberté et à l’égalité et certains prêtres constitutionnels s’y refusèrent, d’autant que le 20 septembre l’Assemblée décida et la laïcisation de l’état civil et le divorce. De plus les quêtes furent interdites ainsi que le port du costume ecclésiastique en dehors des offices et donc des églises. Enfin les registres de catholicité furent supprimés, et l’on défendit le refus de la célébration du mariage religieux pour d’autres raisons que celles prévues par la loi, ce qui autorisait le mariage des divorcés et celui des prêtres. Restait à savoir si la Convention allait continuer sur cette voie de mise à l’écart de l’Église qui aboutissait à une laïcisation de fait du nouveau régime et donc à ôter sa légitimité au clergé constitutionnel.

Apparemment la paysannerie n’obtenait aucune atténuation de la lutte conduite par les autorités contre le clergé réfractaire, ce qui accentuait les tensions, notamment dans un large Ouest englobant l’Ouest armoricain et ses marges, mais aussi dans le Midi, sur les rebords méridionaux du Massif central (Lozère, Aveyron, Ardèche), sans oublier les départements du Nord et du Pas-de-Calais ainsi que les deux départements alsaciens. En fait, c’est dans la totalité des départements que la législation contre les prêtres réfractaires provoqua des réactions de refus, mais la proximité d’une ville importante ou même d’un chef-lieu de district pourvu d’une garde nationale virulente limitait localement la manifestation publique de l’attachement aux prêtres réfractaires. Le résultat, notamment dans les départements méridionaux, ce sont des embarquements massifs de prêtres en août et septembre 1792, à partir d’Agde ou d’Aigues-Mortes, vers l’Italie surtout ou encore vers Nice, pour rejoindre ensuite les États pontificaux. Mais cela ne régla pas pour autant le problème, car si les curés étaient partis, des vicaires, des chapelains ou de simples prêtres « habitués » avaient pris le relais. Il y eut donc émergence d’un clergé réfractaire d’origine plus modeste ou, en inversant les perspectives, une occasion de promotion accélérée mais dangereuse pour des prêtres jusque-là condamnés à végéter au bas de la hiérarchie cléricale. De sorte que, dans les premiers mois de 1793, le département de l’Hérault continua, par exemple, à dénoncer des villages « pestiférés de fanatisme », « pourris d’aristocratie », qui étaient autant de « foyers d’agitation contre-révolutionnaire »5. En Lozère, au même moment, l’administration constatait que « la Révolution [n’avait] fait aucun progrès dans les campagnes » et que la plupart des paysans étaient prêts à tout sacrifier « pour la conservation de leurs prêtres6 ».

En revanche leurs revendications antiféodales furent comblées : toutes les redevances féodales étaient totalement supprimées le 25 août 1792, à moins que le titre primordial ne fût conservé. Le 27, on mit fin au domaine congéable, ce type de bail propre à la basse Bretagne et dont les paysans réclamaient l’abolition en prétendant qu’il s’agissait d’un usage féodal, ce que la Constituante avait refusé d’admettre7. Le 28 août, les communes récupérèrent les communaux que les seigneurs avaient indûment confisqués au nom du droit de triage, puis on autorisa le partage de ces mêmes communaux. Enfin, on avait décrété, le 14 août, que les domaines des émigrés mis en vente par le décret du 27 juillet 1792 seraient divisés en petits lots pour en permettre l’achat dans les meilleures conditions par les paysans les plus modestes. Autant de décisions qu’il fallait mettre en œuvre, mais qui eurent comme conséquence prévisible la fin des émeutes antiféodales, encore nombreuses en 1792, en particulier dans le Limousin, le Languedoc et la Provence. Ainsi dans la Haute-Vienne, au mois de mars, des attroupements avaient visité et saccagé châteaux et maisons bourgeoises dans des cantons proches de Limoges. En Corrèze, deux vagues successives d’attroupements, en avril plutôt dans le nord-est du département et en septembre plus au sud, dans les environs de Brive, avaient entraîné le pillage allant jusqu’à l’incendie de plusieurs dizaines de manoirs et châteaux. On réglait ainsi de vieux litiges, on en profitait aussi pour détruire les titres féodaux des propriétaires tout en s’emparant des stocks de grain contenus dans les greniers et les granges8. Même chronologie en Provence : première flambée en avril 1792 – le terme convient tout particulièrement car plusieurs châteaux furent incendiés pour les mêmes raisons qu’en Limousin – puis une seconde vague de violences en août et septembre. En revanche, le Midi languedocien connut une seule vague d’incidents en avril, qui fut particulièrement dévastatrice dans le Gard et aux abords de Montpellier. Mais ce furent les derniers soubresauts d’une contestation qui n’avait désormais plus lieu d’être.

Finalement, ce qui agita surtout la quasi-totalité du monde rural dans ses couches les plus modestes, ce ne furent pas tant les retombées du 10-Août que l’angoisse latente de la disette et l’inquiétude devant la montée des prix des grains. Inquiétude que cette frange rurale partageait d’ailleurs avec les classes populaires urbaines, avec lesquelles elle se trouvait en concurrence comme consommatrices. Les récoltes de 1792 ne furent pas déficitaires, mais ce fut l’effondrement continu de l’assignat qui entraîna chez le vendeur la tentation d’anticiper la baisse à venir du signe monétaire et donc l’incita soit à stocker pour spéculer à la hausse des prix, soit à vendre une partie de ses disponibilités au prix le plus élevé pour entretenir la conjoncture spéculative tout en faisant de la place dans ses greniers. La colère populaire n’était donc pas purement fantasmatique, et l’optimisme des partisans de la libre circulation des grains, c’est-à-dire en particulier la quasi-totalité des Conventionnels, ne tenait pas suffisamment compte du paramètre déterminant que constituait une inflation monétaire aggravée par l’absence de petites coupures, suscitant la création locale de billets de confiance dont la dépréciation était encore plus accélérée que celle de l’assignat. À cela s’ajoutait l’anarchie des comportements administratifs locaux dans la mesure où un décret de la Législative en date du 16 septembre imposait le recensement exhaustif de tous les grains disponibles dans chaque département pour permettre à leurs administrateurs d’en réquisitionner une partie afin de pourvoir prioritairement aux besoins des villes. Il en résultait que les grains ne pouvaient théoriquement plus sortir de leurs départements d’origine, ce qui entraîna de grandes différences de prix d’un département à l’autre, en fonction des récoltes et des besoins locaux, et incita logiquement les producteurs à faire passer subrepticement leurs grains vers les départements offrant les prix les plus intéressants. Quant au public, il constatait que les prix continuaient de grimper et que la loi était bafouée. Autant de facteurs qui provoquèrent une poussée d’exigence taxatrice dans les principales villes de la République, mais aussi sur la totalité des marchés des plaines de grande culture entre Seine et Loire jusqu’aux confins du Bocage armoricain et aux marges occidentales du Massif central.

2. Ampleur des vagues taxatrices (automne 1792)

La vague taxatrice la plus spectaculaire était partie, le 13 novembre, d’une verrerie située au milieu de la forêt de Vibraye, dans la Sarthe9. Les ouvriers en colère imposèrent la taxation des grains sur plusieurs marchés locaux tout en étoffant les effectifs de leurs bandes, qui atteignirent progressivement entre 500 et 10 000 manifestants armés, avec drapeaux et tambours des gardes nationaux qui les rejoignirent au lieu de les combattre. Le 24 novembre, ils entrèrent dans Chartres. La municipalité composa avec les émeutiers et leur promit d’exposer leurs exigences à la Convention. Cette dernière décida l’envoi de trois représentants du peuple avec mission de mettre fin à ces désordres ; mais ils furent molestés par la foule, sur un marché aux portes de la ville, le 29 novembre, et durent décréter la taxation pour pouvoir rester en vie. Le lendemain, la municipalité de Chartres déploya un appareil militaire impressionnant qui permit de désarmer les chefs de l’attroupement et de disperser celui-ci sans verser une goutte de sang. Mais d’autres bandes marchèrent sur La Ferté-Bernard et Nogent-le-Rotrou et continuèrent vers les marchés ruraux de l’Orne (29 novembre). Elles furent finalement arrêtées devant Mamers, où des gardes nationaux venus d’Alençon, de Bellême et de Mortagne finirent par leur en imposer. Un troisième rassemblement avait pris la route du Mans, où la garde nationale rejoignit les manifestants pour marcher en direction du sud-ouest, vers Château-du-Loir, puis Sablé et La Flèche (27 novembre). Là, un afflux massif de gardes nationaux venus d’Angers, de Saumur et de Baugé les repoussa en faisant 200 prisonniers parmi eux. Trois autres représentants arrivèrent au Mans, y cassèrent les officiers de la garde nationale puis gagnèrent La Flèche pour y faire quelques exemples et rétablir l’ordre. Un dernier courant, et non des moindres, avait quitté Le Mans en direction du sud-est, vers Saint-Calais et Vendôme (25 novembre), qui devint un nouvel épicentre rayonnant. Les taxateurs marchèrent sur Châteaurenault (27 novembre), Montoire (28 novembre) et La Chartre-sur-le-Loir (29 novembre). D’autres se dirigèrent vers Amboise, Tours et Blois. Repoussés devant Tours, ils imposèrent la taxation dans les deux autres villes. Enfin des bandes secondaires passèrent sur la rive gauche du Cher et imposèrent leur loi à Saint-Aignan, Valançay et Romorantin, où on les dispersa le 6 décembre, près d’un mois après le début de ces troubles.

L’étendue du territoire couvert par ces pérégrinations armées, le nombre des manifestants sont difficiles à évaluer car on ne sait pas si ce sont les mêmes du début à la fin des expéditions ou si leur flot s’est renouvelé en permanence. De toute façon, le ralliement de certaines gardes nationales, la contagion évidente de la protestation, la vitesse de sa propagation, prouvent que les mots d’ordre des taxateurs rencontrèrent un écho favorable auprès des populations tant urbaines que rurales, et nous incitent à nous interroger sur le contenu et le sens profond d’une telle protestation. Sous-tendant le combat mené pour imposer la baisse des prix du grain, on retrouve une indéniable méfiance voire une hostilité à l’encontre des villes qui apparaissent comme la destination récurrente des bandes protestataires. Il faut obtenir des autorités et donc des propriétaires, tous bourgeois, qu’ils baissent les prix de leurs stocks de grain mais aussi, par la même occasion, leurs baux. Car si leurs fermiers gagnent moins en vendant leur part de récolte, il faut compenser cette perte et surtout ne pas permettre au propriétaire d’anticiper sur l’inflation en révisant leurs baux. Le bourgeois est devenu le nouvel ennemi du peuple, et souvent les gardes nationaux, non pas les officiers, mais les sous-officiers et les hommes, se désolidarisent de l’élite des notables et des nantis. Certains porte-parole des manifestants en viennent même à parler de loi agraire, de limitation du droit de propriété au nom des solidarités collectives imposées par la survie de la communauté rurale. C’est ainsi que l’on exigea parfois l’arrachage des vignes ou des cultures herbagères pour leur substituer les sacro-saintes emblavures. Autrement dit, les exigences taxatrices qui constituent, dans les grandes villes, l’essentiel du programme des « enragés », et dans lesquelles certains historiens ont vu le moteur de la radicalisation révolutionnaire et l’amorce d’un programme socialiste sinon communiste, apparaissent surtout comme la résurgence des vieux syndromes collectifs provoqués par la peur de manquer et par le sentiment que le profit individuel devait céder devant la solidarité communautaire agrandie aux dimensions de la nation et donc que toute spéculation, toute forme d’agiotage, alors que des citoyens braves et généreux volaient aux frontières en risquant leur vie, étaient scandaleuses. Les attroupés s’en prenaient donc surtout aux autorités quelles qu’elles fussent, qu’on accusait de mollesse devant l’égoïsme des nantis et leur reprochant de surcroît d’accabler d’impôts les pauvres gens des campagnes. On s’en prenait même à la Convention, qui n’arrivait à rien et ne se préoccupait guère du sort du pauvre monde. Quand ils arrivèrent à Amboise, les attroupés crièrent « À bas les modérés ! À bas les accapareurs ! À bas les royalistes ! À bas les administrateurs ennemis du peuple ! Vive les braves sans-culottes ! ». C’est-à-dire une profession de foi proche du credo des enragés, nous dirions, aujourd’hui, une sorte de populisme d’extrême gauche proclamant la solidarité des gens d’en bas face aux manigances de ceux d’en haut ! On dénonçait les prêtres réfractaires, mais en même temps l’historien peut constater que les lieux qui ont vu croître la protestation des taxateurs seront également troublés, quelques mois plus tard, par le refus du tirage au sort imposé par la levée des 300 000 hommes.

Ailleurs, comme en Limousin, la récolte de blé avait été anéantie par des pluies diluviennes en juillet ; et comme des gelées précoces, dès septembre, détruisirent le sarrasin et les châtaignes, la situation des paysans devint rapidement critique. Le district de Dorat écrivit que jamais, depuis trente ans, on avait si peu engrangé. Dès le mois d’octobre les grains se faisaient rares sur les marchés et, là comme ailleurs, la dévaluation de l’assignat n’arrangeait rien. Début décembre, toujours à Dorat, l’élection de nouveaux municipaux donna l’occasion de protester en nombre. La foule des électeurs voulut imposer à la municipalité de taxer le seigle à 15 livres le setier ; elle accepta de le faire mais à 18 livres. L’émotion, un moment calmée, reprit le lendemain car on avait appris que dans un autre canton on avait taxé à 12 livres. On força le grenier public, et le seigle fut vendu à 12 livres. L’arrivée de quinze gendarmes, trois jours plus tard, relança l’agitation, et des renforts accoururent des communes voisines pour secourir nos taxateurs. Mais deux jours après, un détachement de plusieurs centaines de gardes nationaux et de soldats venus de Bellac et de Limoges dispersa les manifestants. Visiblement, on ne pouvait pas compter sur les gardes nationaux du cru pour ramener l’ordre10.

Achevons notre tour de France par un aperçu des événements en Bourgogne. Nous y retrouvons des épisodes dramatiquement semblables à ceux que nous venons d’évoquer. Le 12 août 1792, un négociant en grains est assailli par la foule ; on le met en prison pour le protéger, les portes sont forcées et le prisonnier massacré sur une des places de la petite ville. Quatre condamnations à mort sont prononcées contre certains des auteurs de ce meurtre collectif, mais elles ne seront pas suivies d’effet. À Chalon-sur-Saône, ce sont les volontaires de la garnison qui, début octobre, investissent le marché, taxent les grains et en organisent la vente. À Semur-en-Auxois, des troubles éclatent sur le marché le 28 novembre 1792. À Dijon, le 1er décembre, l’émeute jusque-là évitée se déchaîne contre le maire, qui est molesté, jusque dans l’hôtel de ville, par des ménagères exaspérées devant les étals vides des boulangers. Jusqu’en avril 1793, malgré quelques entorses momentanées, les autorités s’efforcent de maintenir le principe de la libre circulation des grains cher aux Girondins. Cependant, le 4 mai, nous le savons, un premier maximum à l’échelon de chaque département est concédé, mais il organise le désordre et favorise la spéculation d’un département à l’autre. Donc pas d’innombrables cohortes de taxateurs parcourant les campagnes ; c’est sans doute que les villes ont pu contrôler étroitement le plat pays et ont su éviter les déambulations d’une masse importante de protestataires. Les émeutes sont restées cantonnées sur les marchés qui les avaient vu surgir, et donc aucun effet d’accumulation ne put s’amorcer. Mais la menace resta latente, et l’absence de mouvements massifs de protestation signifie plutôt l’efficacité du service d’ordre que l’absence réelle du réflexe de taxation11.

Il y a donc ambiguïté en raison de l’amalgame des accusations proférées par les taxateurs ; celles-ci sont souvent perçues par les historiens comme des revendications sociales d’avant-garde, d’autant qu’elles exprimaient aussi une détestation croissante de la bourgeoisie mais qui, s’ajoutant à d’autres exaspérations, pouvaient dériver vers des choix contre-révolutionnaires ou plutôt anti-révolutionnaires.

Car les troubles les plus dangereux pour l’avenir de la République se manifestèrent plutôt à la périphérie du territoire national, où la forme du paysage et de l’habitat accroissait la difficulté pour le pouvoir central d’imposer son contrôle. Distance, isolement, c’était également le cas de certains cantons de la bordure méridionale du Massif central (Lozère, Aveyron, Ardèche), qui voyaient se développer des résistances à l’emprise de l’État-nation assez semblables à celles apparues dans les campagnes de l’Ouest.

3. L’émergence de la question religieuse et le basculement des paysanneries de l’Ouest dans la résistance anti-révolutionnaire (été-automne 1792)

Il faut d’emblée rappeler que les paysans de ce grand Ouest, de la basse Normandie aux Sables-d’Olonne, des abords de Brest à ceux du Mans, ont d’abord été favorables aux réformes exigées par les élites du tiers état, dès les débuts de la campagne électorale préludant, en 1789, à la désignation des députés aux états généraux. Que ce soit en Bretagne, dans le Maine, l’Anjou ou le bas Poitou, la paysannerie était hostile à tout ce qui apparaissait comme des survivances intolérables d’un système seigneurial hérité d’un passé révolu – les cahiers de doléances en sont le témoignage évident. Partout les paysans désignèrent des députés « patriotes », c’est-à-dire favorables, à des degrés divers, aux réformes exigées par le tiers état. Cette adhésion enthousiaste au programme des « patriotes » fut confirmée par les violences antiseigneuriales de la Grande Peur, là où elle se manifesta, et par des violences répétées contre les aristocrates et leurs demeures en 1790 et 1791. La création des municipalités élues au printemps de 1790, la vente des biens de l’Église, surtout ceux du clergé régulier, confortèrent encore ce ralliement des paysans de l’Ouest. Mais les rapports avec les tenants du nouveau régime se dégradèrent progressivement avec l’augmentation de la pression fiscale, l’ingérence croissante des autorités des districts dans la gestion des communes, la circulation imposée d’une monnaie de papier, l’arrogance des gardes nationales urbaines et, surtout, à partir de 1791, avec la question du serment à la Constitution imposant au clergé paroissial l’acceptation des réformes concernant la réorganisation territoriale de l’Église et son recrutement. Alors que, sur le plan national, 65 % des prêtres ayant charge d’âmes se prononcèrent en faveur du serment, dans ce même grand Ouest, c’est le rapport inverse qui prévalut. Plus de 65 % du clergé paroissial refusa de prêter serment, et dans certains cantons du Morbihan et de l’Ille-et-Vilaine (Redon) ce taux atteignit jusqu’à 80 % des prêtres concernés. Les autorités s’efforcèrent de remplacer les prêtres qui refusaient le serment, les « réfractaires », par des prêtres « constitutionnels », ou « jureurs », désignés par les assemblées électorales de chaque district. Les jureurs furent boycottés par la majorité des fidèles, en particulier les femmes, qui suivirent la messe du réfractaire dans les chapelles des alentours alors que l’église paroissiale où officiait le jureur n’était fréquentée que par la poignée des patriotes locaux. Les incidents se multiplièrent partout en France, à partir du second semestre de 1792, liés au durcissement de la répression contre les réfractaires, accusés d’entretenir l’hostilité des paysans à l’encontre des Bleus – c’était la couleur de l’uniforme des gardes nationaux, qui en venait désormais à désigner le patriote militant, prêt à mourir pour la liberté et l’égalité12.

Dans les deux tiers du pays (Bassin parisien, Aquitaine, littoral du Languedoc, Haute-Normandie, Bourgogne, Champagne, Picardie), les patriotes étaient suffisamment nombreux pour imposer le respect de la législation contre les insermentés, notamment le décret du 26 août qui leur accordait quinze jours pour quitter le sol national sous peine de déportation. Cela entraîna des incarcérations massives suivies d’expulsions via les ports normands ou charentais, vers les îles Anglo-Normandes, l’Angleterre ou l’Espagne. Il y eut peu de violences lors des arrestations, sinon les protestations et les larmes des fidèles, mais elles pouvaient surgir contre les prévenus lorsque leurs convois croisaient des bataillons de volontaires en route vers la frontière ou les rassemblements de taxateurs, par exemple le long de la Seine. Ainsi, en septembre 1792, un navire quitta Rouen avec, à son bord, une cinquantaine d’insermentés. Il fut arrêté à Quillebeuf, où s’effectuait une levée de volontaires, et la foule menaça les prêtres. Pour les protéger, le maire les fit emprisonner ; mais ils ne purent repartir qu’une dizaine de jours plus tard quand un fort détachement de gardes nationaux de Rouen et de Pont-Audemer vint assurer leur protection. Même scénario pour un autre bateau qui, voulant éviter Quillebeuf, débarqua ses passagers à Caudebec-en-Caux, où la foule commença à les insulter, obligeant les gardes nationaux à intervenir pour leur permettre de continuer leur voyage vers Dieppe. Dans plusieurs communes de l’Orne, entre le 19 août et le 10 septembre, 9 réfractaires, en route vers l’exil, ont été massacrés, notamment par des détachements de gardes nationaux se rendant à un rassemblement pour la formation d’un bataillon de volontaires. Parmi les victimes, à Alençon, un capucin est décapité et sa tête exhibée dans les rues de la ville13. À Marseille, on préfère les pendre, et plusieurs prêtres réfractaires sont expédiés de cette façon, là encore quelques jours avant les massacres parisiens14. Partout les administrateurs, quand ils n’ont pu empêcher ces violences, tendent à les justifier en parlant des provocations réitérées de contre-révolutionnaires invétérés qui ont entraîné leur juste châtiment par le peuple exaspéré.

Tout cela donne l’impression que la tournure des événements dépend de rapports de force très instables, eux-mêmes tributaires d’une série de paramètres variables selon le lieu et le moment. Ainsi l’importance, en un lieu donné, des rassemblements provoqués par les protestataires, mais aussi le degré d’exaspération auquel ils sont parvenus. Tout dépend également de l’état d’esprit des forces de l’ordre, c’est-à-dire, en général, d’une garde nationale formée de citoyens pouvant partager les sentiments des manifestants qu’elle doit théoriquement contenir ou disperser. Est déterminante, parfois, la présence d’un notable influent capable de calmer les esprits. A contrario, l’exaspération peut croître avec la présence, volontaire ou non, d’un possible bouc émissaire sur lequel vont s’acharner les colères d’une foule en quête d’un responsable à punir, ce qu’Ernest Labrousse appelait « l’assignation au politique ». Assignation qui peut être aussi due à l’intervention d’un meneur détournant sur une cible proche la colère accumulée. En cela, le rôle des agitateurs paraît déterminant, d’où l’importance accordée par les autorités à l’influence oratoire de certains professionnels de l’invective, que ce soit un commissaire de la Commune de Paris, ou, à l’opposé, un prêtre réfractaire, car tous sont considérés comme des agents des coalisés et les responsables omniprésents des désordres populaires, surtout quand on juge ces désordres dangereux pour la République.


1.

Concernant cette approche régionale, voir notamment la collection « 1792-1794, dans les départements », dirigée par Louis Bergeron et Jean-Luc Mayaud aux éditions Privat. Les ouvrages de cette collection ont été publiés en 1989. On peut y ajouter : Jean Boutier, Campagnes en émoi. Révoltes et Révolution en bas Limousin, 1789-1800, Les Monédières, Treignac, 1987 ; Philippe Bourdin, Des lieux, des mots, les révolutionnaires. Le Puy-de-Dôme entre 1789 et 1799, Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 1995 ; Roger Dupuy, De la Révolution à la chouannerie, Flammarion, Paris, 1988 ; Roger Dupuy, La Bretagne sous la Révolution et l’Empire (1789-1815), Éditions Ouest-France, « Université », Rennes, 2004 ; Martine Lapied, Le Comtat et la Révolution française. Naissance des options collectives, Publications de l’université de Provence, Aix-en-Provence, 1996 ; Christine Peyrard, Les Jacobins de l’Ouest. Sociabilité révolutionnaire et formes de politisation dans le Maine et la Basse-Normandie (1789-1799), Publications de la Sorbonne, Paris, 1996.

2.

Michel Vovelle, La Découverte de la politique, géopolitique de la Révolution française, La Découverte, Paris, 1993.

3.

A. du Chatelier, Histoire de la Révolution en Bretagne, Movran, Huelgoat, 1978, tome 2, p. 7-9.

4.

Michel Vovelle, La Découverte de la politique…, op. cit., p. 195.

5.

Robert Laurent et Geneviève Gavignaud, La Révolution française dans le Languedoc méditerranéen, 1789-1799, Privat, Toulouse, 1987, p. 154.

6.

Ibid., p. 154-155.

7.

Léon Dubreuil, Les Vicissitudes du domaine congéable en basse Bretagne, Rennes, 1915.

8.

Paul D’Hollander et Pierre Pageot, La Révolution française dans le Limousin et la Manche, Privat, Toulouse, 1989, p. 116.

9.

Michel Vovelle, Ville et campagne au XVIIIe siècle (Chartres et la Beauce), Éditions sociales, Paris, 1980, p. 245-276.

10.

Paul D’Hollander et Pierre Pageot, op. cit., p. 118.

11.

Jean Bart, La Révolution française en Bourgogne, La Française d’édition et d’imprimerie, Clermont-Ferrand, 1996, p. 220-227.

12.

Roger Dupuy, La Bretagne sous la Révolution et l’Empire, 1788-1815, Éditions Ouest-France, « Université », Rennes, 2004.

13.

Gabriel Désert, La Révolution française en Normandie, Privat, Toulouse, 1989, p. 170-171.

14.

Michel Vovelle, « La Révolution », in Histoire de Marseille, Privat, Toulouse, 1973, p. 279-280.