Avant d’évoquer les pressions considérables exercées par la guerre sur les échanges dans les limites territoriales de la République, il faut rappeler que, dans la foulée du 10 août, la Législative puis la Convention achevèrent le démantèlement du système féodal et se préoccupèrent de multiplier les petits propriétaires pour lutter contre l’indigence1. Pour cela on proposa de partager les biens communaux mais aussi de morceler des biens nationaux vendus à crédit ou encore de concéder gratuitement des parcelles prises sur les terres confisquées aux « ennemis du peuple ».
Dès le 14 août 1792, sur proposition de François de Neufchâteau, l’Assemblée législative décida que les propriétés des émigrés, dont un décret du 27 juillet précédent avait ordonné la vente, seraient divisées en petits lots, de deux à quatre arpents, qui pourraient être cédés contre une rente annuelle. Mais les enchères étaient maintenues pour fixer le montant de la rente avec possibilité de rachat immédiat de la rente, ce qui avantageait les acquéreurs susceptibles de le faire. Les travaux de Bernard Bodinier et Éric Teyssier2 permettent de suivre les avatars successifs d’une législation pour le moins hésitante. Ainsi le 2 septembre, un décret confirmait le morcellement mais abandonnait le système de la rente au bénéfice des seules enchères et des acquéreurs les plus fortunés. Une fois encore les besoins financiers immédiats de l’État l’emportaient sur les velléités d’une politique sociale.
Dès le mois de novembre, la vente des biens de seconde origine fut suspendue et on en revint au seul séquestre, sans trop pouvoir dire s’il s’agissait de conserver une sorte de trésor de guerre ou si l’on voulait éviter un effondrement des prix ou encore ne pas trop populariser une politique de transfert massif de propriétés qui pourrait aiguiser les appétits de certains tout en inquiétant fortement la plupart des propriétaires. Et de fait, dans certains départements méridionaux comme l’Ardèche et le Gard, on contesta des ventes des années précédentes accaparées par de gros notables locaux et l’administration suspendit certaines ventes devant l’attitude menaçante des petits paysans regroupés dans de véritables centrales d’achat qui voulaient imposer leurs prix.
Les Girondins affectèrent de partager la protestation paysanne contre une vision simplement financière de la question des biens nationaux, quant aux Montagnards, ils étaient obnubilés par la question des subsistances et se préoccupèrent davantage de ménager la plèbe des villes qu’une clientèle rurale dont on ne maîtrisait pas les comportements électoraux. Le 9 janvier 1793, le ministre de l’Intérieur, Roland, proposa de vendre la totalité des biens nationaux en parcelles de moins de 6 arpents ; en février, Clavière y revint à propos du domaine royal, puis Barère le 18 mars. Mais ce même jour, la Convention adopta un décret punissant de mort « quiconque proposer[ait] une loi agraire ou toute autre subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles », prouvant bien que la conservation du droit de propriété passait avant toute autre considération. Un autre décret, le 24 avril, interdit les associations d’habitants pour acheter en commun les biens disponibles et se les répartir ensuite, surtout parce qu’elles aboutissaient à faire baisser les prix en pesant moralement et parfois physiquement sur les enchérisseurs. En revanche, la loi ne prévoyait rien contre les associations de gros enchérisseurs déléguant un seul individu agissant pour le compte de ses complices.
À partir d’avril 1793, les Montagnards commencèrent également à faire des propositions sur la division des biens nationaux et le partage des communaux et, dès le 3 juin 1793, la Convention imposa le lotissement des biens des émigrés et prévit que tous les chefs de famille possédant moins d’un arpent en bien propre recevraient un arpent contre une rente s’élevant à 5 % du prix de la parcelle. Mais ce décret ne semble pas avoir été appliqué sinon en Seine-et-Oise, où environ 1 500 arpents de mauvaise terre furent répartis entre des indigents qui les revendirent aussitôt. En revanche, le décret du 25 juillet 1793 qui organisait à nouveau la vente par lots des biens des émigrés connut un succès indéniable, comme en témoignent les procès-verbaux de plusieurs départements. Un nouveau décret, du 13 septembre, remplaça les parcelles et leur rente par des bons de 500 livres remboursables en vingt ans, sans intérêts, attribués aux indigents pour qu’ils puissent participer aux enchères. Encore fallait-il que les communes où résidaient ces indigents ne possèdent pas de biens communaux et que les bénéficiaires potentiels aient leur certificat de civisme et ne paient aucun impôt. Encore fallait-il que la valeur des lots mis en vente soit inférieure à 500 livres, ce qui n’était guère le cas compte tenu de l’inflation continue de l’assignat. Autrement dit, la Convention n’était guère encline à résoudre « révolutionnairement » le problème de l’accession à la propriété des paysans pauvres.
Pourtant la question se posa à nouveau quand les hébertistes proposèrent la solution révolutionnaire de la confiscation des biens des suspects. La Terreur allait permettre de résoudre ce problème majeur sans interférer avec la vente des biens nationaux. Les robespierristes prirent la mesure à leur compte au moment de l’offensive contre les hébertistes, et le décret du 8 ventôse (26 février 1794) organisa la mise sous séquestre des biens des suspects. Le 13 ventôse (3 mars 1794), au moment même de l’arrestation d’Hébert, un second décret prévoyait que ces biens serviraient à indemniser les patriotes indigents. Mais là encore, les fameux décrets de ventôse ne seront jamais suivis d’application, de sorte que les historiens pouvaient conclure qu’en définitive la politique agraire de la Convention se ramenait à bien peu de chose. Or les travaux d’Éric Teyssier, de Bernard Bodinier et de François Antoine ont prouvé que, du moins dans le département de l’Ardèche, non pas les décrets de ventôse, mais ceux du 3 juin 1793 et du 13 septembre 1793 ont permis à des administrations de districts d’attribuer contre les fameux bons de 500 livres des lots mis en vente en avril et juin 1794. Des indigents furent également bénéficiaires d’un certain nombre de lots dans l’Allier, la Gironde, le Nord, le Lot, les Côtes-du-Nord et l’Hérault. Ce qui tend à prouver que c’est peut-être plus la mauvaise volonté de la Convention qui a empêché l’application des décrets sur la division des biens nationaux que l’hostilité supposée générale des districts, comme le pensaient Georges Lefebvre et Albert Soboul. En fait, faut-il simplement suggérer qu’une minorité d’administrations patriotes dans les districts ont appliqué la réforme alors qu’une large majorité traînait les pieds et faisait la sourde oreille ? C’est du moins ce que laisse entendre la circulaire du 14 floréal an II (3 mai 1794) par laquelle le Comité de salut public exhortait les districts à faire appliquer la législation concernant la vente des biens nationaux et le partage des communaux. Parfois, comme le prouve le livre de Jean-Pierre Gross, sur les départements du Sud-Ouest, ce sont les représentants en mission qui prennent en main l’application des décrets disponibles pour mettre en œuvre une politique de secours et d’accession à la propriété pour les plus démunis et les familles de défenseurs de la patrie.
Ce même 14 août, François de Neufchâteau obtint l’adoption d’un autre décret imposant le partage obligatoire, entre tous les habitants, de tous les terrains communaux, excepté les bois, avec le droit pour ceux-ci d’en jouir en toute propriété. Pour les Girondins il s’agissait de permettre au peuple, et notamment aux pauvres, de recueillir enfin le fruit de la liberté qu’il venait de fonder à nouveau. Et comme un autre décret venait de décider la vente des biens des émigrés en petits lots, le journaliste Gorsas, proche de Brissot, pouvait estimer : « C’est à présent que nous voyons luire enfin l’aurore de l’égalité3. »
Mais les décrets d’application n’ont pas suivi, concernant notamment les modalités du partage. Le Comité d’agriculture de la Législative se borna à transmettre le dossier à la Convention. Les paysans s’impatientèrent, les pétitions se multiplièrent, on espérait les partages avant les semailles de la fin de l’hiver. Les plus impatients passèrent à l’acte : défrichements sauvages, partages égalitaires dans l’Oise, le Rhône et dans le Midi à la fin du printemps 1793. Le Comité d’agriculture de la Convention s’en préoccupait depuis le 22 octobre 1792, un rapport avait été demandé à un député du Gard, frère de Rabaud Saint-Étienne, qui est rendu en janvier 1793, mais en posant plus de questions qu’il n’apportait de réponses. Un nouveau projet, fruit d’une commission composée par moitié de Girondins et de Montagnards, aboutit le 8 avril suivant. On y préconisait un partage facultatif, égal entre tous les habitants de la commune quels que soient leur âge et leur sexe. C’est l’assemblée de tous les hommes de la commune de plus de 21 ans qui devait prendre la décision. La prise en compte de tous les membres d’une famille avantageait les familles nombreuses et aboutissait à une fragmentation des lots préjudiciable aux célibataires, condamnés à se regrouper pour défendre leurs intérêts, et qui poussait les indigents à revendre des parcelles trop réduites pour justifier les inévitables investissements d’une mise en culture.
Plaintes et protestations s’accumulèrent, surtout quant le partage s’accompagnait d’une tentative de la commune pour revenir, en s’autorisant du décret du 28 août 1792, sur les triages opérés par les seigneurs dans les décennies précédant la Révolution. Il ne s’agissait plus de jacqueries proprement dites, sauf peut-être dans le Midi, mais d’incidents ponctuels et violents tenant du règlement de comptes, et la foule des assaillants envahissait le château, s’en prenait aux archives privées mais aussi aux personnes, dont certaines étaient exécrées, et de qui l’on exigeait des indemnités pour les amendes perçues, les procès perdus et les usurpations subies. Devant la multiplication des plaintes et des incidents, le Comité d’agriculture se remit au travail et son nouveau projet fut adopté le 10 juin 1793. Il était identique au précédent sauf qu’il accordait le droit de vote aux femmes dans l’assemblée des habitants qui devait se prononcer sur la nécessité du partage envisagé. Les comités de gouvernement allaient faire pression sur les communes pour contenter l’impatience des propriétaires potentiels mais aussi dans le souci d’accentuer la production globale du domaine loti. La carence de documents sur le sujet dans les dépôts d’archives de l’Hexagone et aux Archives nationales empêche que l’on se fasse une idée exacte sur l’application de la loi. Disons seulement que là encore la circulaire du 14 floréal peut faire douter de l’élan unanime des communes rurales pour faire appliquer une législation en faveur des plus indigents mais qui lésait les intérêts des éleveurs et les espérances des gros laboureurs.
La guerre et ses contraintes de plus en plus lourdes entraînèrent pour la France la rupture profonde d’une conjoncture économique que n’avaient guère troublée ni le bouleversement des institutions ni l’introduction massive de l’assignat. Au contraire, le commerce atlantique resta florissant jusqu’en 1792 et la monnaie papier stimula la consommation, entraînant l’essor de certains secteurs de l’économie comme la construction immobilière et le textile. C’est la guerre, et plus précisément la grande coalition de février 1793, qui modifia progressivement la donne économique. La nécessité d’équiper et de nourrir un armée immense tout en garantissant aux couches populaires urbaines leur subsistance imposa à la Convention une politique inévitablement contradictoire. D’une part il fallait financer l’effort de guerre par une relance des émissions d’assignats et accessoirement ou localement par des emprunts forcés sur les plus riches dont on dénonçait la tiédeur patriotique, de l’autre il fallait éviter la spéculation née de l’accroissement brutal de la demande militaire et urbaine, et donc de l’accroissement de la circulation fiduciaire, par des mesures dirigistes qui correspondaient au credo politique du mouvement populaire favorable à une solution autoritaire, donc étatique, du problème des subsistances.
Lors des débats sur les émissions d’assignats, en novembre 1792, Montagnards et Girondins étaient d’accord pour les limiter, sans pour autant proposer de solutions convaincantes pour financer la guerre. D’autant qu’en janvier et février 1793 l’extension brutale de la coalition contre la France et sa Révolution signifiait une relance de la guerre et donc des achats massifs à l’étranger, matières premières et armements, payables en numéraires. Des sorties massives de capitaux étaient donc prévisibles alors que nos exportations de produits coloniaux étaient réduites à rien ou presque et que les banques françaises allaient être fortement incitées à mettre à l’abri leurs avoirs en les faisant passer chez leurs correspondants étrangers. La masse des assignats avait doublé en un an, passant, dès août 1793, d’environ 1,850 milliard de livres à 3,7 milliards, dépassant le montant des biens nationaux encore disponibles et des réserves métalliques dont pouvait disposer la République. Aux conditions financières d’une perte totale de confiance dans l’assignat s’ajoutaient les inquiétudes sur l’issue de la guerre, et le tout pouvait conduire à une hyperinflation catastrophique. Elle fut retardée par ce que François Hincker a désigné comme une « Terreur financière » amorcée déjà avant la prise du pouvoir de la Montagne, le 2 juin 17934.
On commença par interdire la vente du numéraire pour ne pas officialiser la dévalorisation permanente de l’assignat, puis on affirma, du moins en théorie, que tous les marchés passés par l’État seraient réglés en assignats, ce qui était évidemment impossible pour les achats effectués à l’étranger. Après le 2 juin, on ferma symboliquement et effectivement la Bourse (27 juin) pour prouver aux sans-culottes que l’on avait déclaré la guerre à l’agiotage alors qu’aucun texte ne vint interdire les activités boursières habituelles liées aux transactions sur les emprunts d’État, sur les billets émis par les institutions de crédit, sur les taux de change entre monnaies, le tout continuant donc de façon semi-clandestine. Le 31 juillet, on démonétisa les assignats à face royale de plus de 100 livres, pour ne pas léser les sans-culottes, mais on pouvait utiliser tous les billets, gros ou petits, pour payer les impôts, les biens nationaux et tout ce qui était dû à la nation. L’État retira donc de la circulation au 31 décembre 1793 quelque 354 millions de livres, soit 11 % des assignats en circulation, ce qui contribua à raffermir leur cours en fin d’année. Ajoutons que la Convention exigea au même moment que les arriérés d’impôts impayés depuis 1791 et 1792, soit environ 600 millions de livres, devaient être acquittés avant le 1er octobre 1793, ce qui dut inciter quelques gros contribuables à se débarrasser de leurs assignats démonétisés ; mais le décret se heurta à la mauvaise volonté de la masse des contribuables ruraux.
Le 20 mai 1793, Cambon avait proposé un emprunt forcé de 1 milliard de livres sur « les riches, les égoïstes et les indifférents » dont les modalités furent précisées le 3 septembre 1793. Tous les « riches » furent donc tenus sous quinze jours de déclarer à leur municipalité le revenu net de leur patrimoine et les liquidités dont ils disposaient. Chaque contribuable disposait d’une franchise de 1 000 livres pour les célibataires et de 1 500 livres pour les hommes mariés, plus 1 000 livres pour l’épouse et pour chaque personne à la charge du couple. La part du revenu au-delà de ces franchises serait taxée progressivement de 10 % pour le premier millier de livres, de 20 % pour le deuxième ; au-delà de 9 000 livres, tout l’excédent serait confisqué au titre de l’emprunt forcé. Les récépissés des versements seraient acceptés en paiement de biens nationaux deux ans après la paix, ce qui devait inciter ces contribuables à bien se battre pour terminer la guerre et la Révolution et devenir propriétaires !
Pour compléter cet arsenal anti-inflationniste il faut ajouter qu’un décret de la Convention du 24 août 1793 avait créé le Grand Livre de la dette publique, sur lequel furent portées toutes les dettes publiques de l’Ancien Régime et du nouveau, qui allaient se fondre en une rente perpétuelle uniforme de 5 % garantie par la République. Simple mesure de simplification technique mais qui avait également une portée symbolique très forte. Il s’agissait d’effacer à jamais un souvenir de la monarchie qui était implicitement une incitation à son rétablissement, comme le disait Cambon : « Républicanisez la dette, et tous les créanciers de la dette seront républicains. » Les assignats pouvant être considérés comme une forme d’emprunt de l’État, les créanciers de ce même État qui en possédaient étaient donc invités à les déposer massivement, les sommes ainsi recueillies seraient converties en numéraire moyennant une amputation de 78 % de leur montant mais garantiraient désormais à leurs titulaires un intérêt en espèces de 5 % par an. C’était une forme d’emprunt volontaire, d’un montant indéterminé, qui pouvait se substituer à l’emprunt forcé et obliger les contribuables aisés à choisir le premier pour éviter le second. Cambon attendait 1 milliard de livres de ces deux emprunts qui n’en faisaient plus qu’un et il espérait que plus de 1,6 milliard de livres seraient dépensées en achats de biens nationaux avant la fin de 1794, le tout opérant une ponction de 3 milliards de livres sur la quantité en circulation durant l’été de 1793. Il s’agissait en fait de rétablir la confiance des classes moyennes en leur prouvant que la République s’occupait activement à sauvegarder les intérêts de ses créanciers sans les sacrifier inconsidérément aux besoins immédiats et aux phobies idéologiques des sans-culottes.
Autre mesure destinée à lutter contre l’agiotage et à rétablir la confiance dans l’assignat : la dénonciation des banquiers qui transféraient leurs capitaux à l’étranger pour les mettre aux services des émigrés et pour les convertir en monnaies étrangères. Dès le 7 septembre, une députation du département de Paris obtint de la Convention la mise sous séquestre des biens des étrangers originaires de pays en guerre contre la France. Ce même jour, Danton posa le problème inverse, celui des banquiers qui avaient une partie de leurs biens à Londres alors que la France faisait la guerre à l’Angleterre. Plusieurs députés, dont Julien de Toulouse, demandèrent que les sections mettent les scellés sur les papiers et les comptes des banquiers. Et dès le lendemain, certaines sections perquisitionnèrent effectivement chez des banquiers et mirent leurs registres sous scellés, arrêtant ainsi leur activité. Cambon s’opposa aussitôt à ce blocage devenu inopportun au moment où les assignats se raffermissaient, et le Comité des finances demanda au Comité de salut public de faire cesser de tels abus. De son côté Chabot intervint au Comité de sûreté générale pour faire libérer des agents de change traités en suspects afin de ne pas ruiner une infinité de citoyens modestes et demanda que l’on se borne à les faire surveiller par deux sans-culottes rétribués à leurs frais. Cambon, plus efficacement, préconisa de lutter contre la spéculation sur les lettres de change en blanc, qui permettaient toutes les évasions de capitaux imaginables, par deux mesures : obligation de négocier ces lettres de change sous le contrôle d’un officier public et imposition d’une taxe de 20 % des sommes concernées. Mais le projet se heurta à de fortes réticences et finalement rien ne fut décidé. Au contraire, le 13 septembre, la Convention rapporta son décret sur le séquestre des biens des étrangers appartenant à des pays belligérants. Finalement une partie des mesures « terroristes » préconisées apparaissaient comme des sommations sans lendemain destinées à montrer aux spéculateurs que leurs agissements restaient tributaires du bon vouloir des comités de la Convention ; et donc elles ne pouvaient être considérées comme la mise en place d’un contrôle effectif des changes et de la circulation des capitaux vers l’étranger.
C’est que le gouvernement lui-même avait besoin de faire des achats considérables à l’étranger et refusait de se priver des possibilités d’avoir recours à ces circuits malgré l’opposition possible des autorités britanniques ou autres. Ainsi, le 27 octobre 1793, la Convention mit en place une Commission des subsistances qui contribua, en janvier 1794, à organiser les approvisionnements faits à l’étranger, et, en février, cette commission accepta la création d’un comité de banquiers et d’agents de change parisiens, à l’instigation du banquier Perrégaux, qui offrit à la République un crédit de 50 millions sur l’étranger pour financer l’achat de produits de première nécessité. On dédouana tous ces financiers, si fortement suspectés de tous les malheurs de la République quelques mois plus tôt et devenus désormais des agents diligents du Comité de salut public. Mais nos banquiers se heurtèrent à la mauvaise volonté des gouvernements des coalisés et le Comité de salut public dut se résigner à payer au comptant ses achats à des firmes privées et exporter du numéraire, ce qui était interdit aux particuliers depuis 1791. Constatons également que toutes ces menaces et restrictions légales arrivaient tard et n’avaient pu empêcher une banque comme Greffulhe et Montz de transférer tous ses avoirs, soit 5 millions de livres tournois, de Paris vers Londres, dès les premiers mois de 1793. Et si Montz, resté à Paris, fut emprisonné sur la dénonciation de Marat, il fut libéré après Thermidor sans que la justice révolutionnaire se soit vraiment intéressée à une correspondance et à une comptabilité pour le moins accablantes.
Autre mesure célèbre, destinée avant tout à calmer la colère des sans-culottes, mais qui devait, elle aussi, contribuer à ralentir l’inflation, la fixation autoritaire du prix maximal d’une denrée de première nécessité dans le droit-fil du « bon prix » réclamé sous l’Ancien Régime par les attroupements lors des émeutes frumentaires. Dès la fin de l’été 1792, les mauvaises récoltes dans le midi de la France avaient provoqué une hausse brutale des prix du grain et les craintes populaires habituelles débouchant sur l’exigence d’une taxation immédiate du prix des céréales et l’arrêt des exportations de grains hors des régions productrices. Nous avons déjà évoqué les vagues successives de la protestation taxatrice affectant les bordures occidentales et méridionales du Bassin parisien, mais aussi la Bourgogne et le Limousin. Dans les mois qui suivirent la révolte des métis et des esclaves à Saint-Domingue en 1791, on assista à une sorte de pénurie spéculative sur le sucre, les négociants conservant leurs stocks en prévision d’une réduction massive de l’offre sur le marché français. La déclaration de guerre à l’Angleterre vérifia leurs anticipations. Dans ce climat de pénurie latente, la conjoncture militaire allait désormais imposer sa scansion à la politique des subsistances de l’Assemblée législative et de la Convention en les obligeant à un arbitrage permanent face aux exigences de la sans-culotterie.
À l’annonce de la chute de Verdun, le 3 septembre 1792, la Législative amnistia les auteurs des délits qui venaient d’être commis contre la libre circulation des grains et, le 9 septembre, malgré ses principes libéraux, elle autorisait les départements à réquisitionner les grains sur les marchés pour approvisionner les boulangeries et constituer des greniers d’abondance. Les victoires de Valmy et de Jemmapes entraînèrent la remise en cause des mesures autoritaires prises au début de septembre, et le 8 décembre elles furent abrogées. Mais l’invasion de la Belgique et l’exécution de Louis XVI, suivies du renforcement spectaculaire de la coalition, entraînèrent une nouvelle raréfaction des subsistances et une hausse parallèle des prix qui poussèrent les sections populaires du centre de Paris à dénoncer les mesures libérales du mois de décembre.
Les remous occasionnés par la trahison de Dumouriez occupèrent momentanément les colonnes des journaux et il fallut attendre le 4 mai 1793 pour qu’un premier maximum soit décrété par la Convention. Chaque département obtint la faculté de fixer autoritairement le prix des grains en fonction de la moyenne des prix atteints lors des quatre premiers mois de l’année. Un premier prix, rétrospectivement fixé au 1er mai, serait réduit d’un dixième au 1er juin, d’un vingtième au 1er juillet, d’un trentième au 1er août et d’un quarantième au 1er septembre ; soit, au total, une baisse de 19,4 % sur le prix initial et donc une incitation, pour les détenteurs de grain, à le vendre immédiatement pour en tirer le maximum de bénéfice. Ces prix imposés étaient accompagnés d’une série de mesures de contrôle sur les stocks détenus, sur les ventes obligatoires au marché, etc., qui pouvaient occasionner des vexations infinies. L’application de ce décret donna lieu à de profondes disparités d’un département à l’autre, et la tentation était forte de faire passer le blé disponible dans le département offrant les prix les plus intéressants. En règle générale le commerce des grains en fut fortement perturbé et les départements déficitaires furent véritablement affamés. Les paysans s’abstinrent de venir vendre sur les marchés car ils ne voulaient pas d’assignats. Dès la fin juillet, le décret n’était plus appliqué dans la plupart des départements. Échec que la sans-culotterie parisienne attribua à une pression révolutionnaire insuffisante, et donc enragés et hébertistes exigèrent de la Convention un « maximum général » des prix des denrées de première nécessité. La plupart des députés, même montagnards, restaient fidèles à la libre circulation des grains et, pour en finir avec la spéculation et calmer la colère populaire, un décret proclama que l’accaparement serait puni de mort (26 juillet 1793). Tout détenteur d’un stock de marchandises de première nécessité devait en faire la déclaration dans les huit jours après la proclamation du décret et procéder à sa vente dans les trois jours suivants. Les délateurs dénonçant les stocks non déclarés recevraient le tiers du produit de la vente des objets confisqués. Le décret provoqua un afflux immédiat de marchandises sur les étals des marchés mais les commerçants ne se réapprovisionnèrent pas, et donc on se mit à redouter une pénurie dès que les stocks proposés aux acheteurs seraient épuisés et les prix se remirent à grimper, de 10 % (sucre) à plus de 75 % (œufs et savon) selon la nature des produits. Beaucoup, dans la Convention, souhaitaient l’abrogation du décret du 4 mai, c’est le contraire qui se produisit. Les 14 et 15 août, on autorisa à ravitailler Paris et les armées par des réquisitions puis, pour accélérer la collecte et le battage des grains, on autorisa les municipalités à réquisitionner la main-d’œuvre nécessaire. Le ravitaillement de Paris et des autres grandes villes fut assuré, mais les queues restaient interminables et les lendemains demeuraient inquiétants. La nouvelle de l’entrée des Anglais à Toulon précipita la protestation populaire et provoqua les journées révolutionnaires des 5 et 6 septembre, qui permirent d’exiger le maximum général des prix et des salaires, que la Convention finit par accorder pour se concilier la reconnaissance des militants sans-culottes pour le sacrifice momentané du sacro-saint principe de la libre circulation du blé.
Tout comme la nouvelle politique militaire s’était définie à la fin de l’automne de 1793 du fait de l’obstination du Comité de salut public, de même ce Comité s’engagea avec détermination dans la politique dirigiste qu’on venait de lui imposer. Le 11 septembre on instaura un prix maximal national pour toutes les céréales – il fut de 14 livres par quintal pour le blé –, majoré des sommes nécessaires à son transport, et les districts furent seuls habilités à demander ou à autoriser les réquisitions nécessitées par le ravitaillement des régions déficitaires. Les contrevenants seraient assimilés à la catégorie des suspects définie par la loi du 17 septembre et donc passibles du Tribunal révolutionnaire. Le 29 septembre, la Convention adopta le décret du maximum général concernant 39 articles, dont 3 – tabac, sel, savon – se virent attribuer un prix unique sur tout le territoire de la République, les autres étant fixés localement par les différents districts dans une fourchette donnée, en fonction des prix pratiqués en 1790 majorés d’un tiers. La loi était complétée par l’institution d’un maximum général des salaires reposant sur ceux pratiqués en 1790, majorés de 50 %.
Tel qu’il se présentait, le maximum des prix était impraticable car il ne prévoyait ni le coût des transports, ni la rémunération des intermédiaires nécessaires, ni les conséquences des disparités dans les prix de revient à la production, accentuées par les prix de vente fixés par les administrations des districts soucieuses de favoriser leurs paysans. Il fallut réviser la loi, et les comités de commerce et d’agriculture s’y employèrent. Un décret du 1er novembre 1793 chargea la Commission des subsistances qui venait d’être créée de dresser des tableaux, par district, énumérant les prix des 39 articles en fonction de ceux pratiqués en 1790 majorés de 33 % et des sommes nécessaires pour rémunérer les grossistes, les détaillants et les transporteurs. Les tableaux relevaient également les salaires pratiqués par les principaux corps de métier. C’était donc le gouvernement qui fixait désormais la règle du jeu et non plus les districts. Pour en faciliter la diffusion, les tableaux des différents districts furent ramenés à 20, avec tous les problèmes que posait encore la variété des poids et mesures utilisés. On commença à les publier au début du mois de mars 1794, mais dans beaucoup de districts la tâche n’était pas achevée au moment du 9-Thermidor ! Enfin cet énorme travail statistique ne servit pas à grand-chose dans la mesure où les chiffres indiqués par Paris ne correspondaient plus aux réalités locales tant pour le prix des denrées que pour le montant des salaires. En règle générale le maximum proposé était inférieur aux tarifs localement pratiqués et aboutissait à une baisse autoritaire des rémunérations si on le respectait.
L’application du maximum général engendra immédiatement ce que Denis Woronoff définit comme une « dynamique de contraintes et de refus qui rendait l’illégalité inévitable ».5 Le marché noir se développa rapidement et les marchés se vidèrent après le premier moment d’intense activité des transactions qui avait suivi la publication du décret pour liquider les stocks existants au meilleur prix. Mais les commerçants se refusèrent à les renouveler de peur de travailler à perte ou de s’exposer à de terribles sanctions si on les accusait d’excéder le maximum. Dès décembre 1793, on prit l’habitude d’aller dans les campagnes pour acheter directement dans les fermes, avec du numéraire, le beurre, les œufs, le fromage ou la viande, ou encore d’en obtenir par le troc en offrant du sucre, du tabac ou des pièces d’étoffe. « Pour Autun, constate Marcel Dorigny, cette infraction à la loi a été généralisée, et nous ne trouvons nulle trace de répression efficace. Le résultat fut la pénurie parfois totale de certains produits. »6
Néanmoins le ravitaillement de Paris et des autres grandes villes de la République ainsi que des armées fut assuré par l’application autoritaire de la loi en multipliant les réquisitions, les visites domiciliaires dans les fermes d’une large périphérie parisienne (une dizaine de départements) ou dans les arrière-boutiques des commerçants. Dans cette application « terroriste » du maximum, nous savons le rôle que jouèrent les armées révolutionnaires créées au lendemain des journées de Septembre. Elles permirent d’assurer aux Parisiens, pendant l’hiver 1793-1794, une ration constante de pain à un prix abordable et d’en fournir également aux armées en quantité suffisante. Une fois de plus les options majeures de la politique robespierriste, tenir Paris et gagner la guerre, imposaient leurs priorités. Et paradoxalement, une exigence hébertiste comme l’armée révolutionnaire, initialement imposée contre la politique du Comité de salut public, fut en quelque sorte digérée par l’institution et intégrée à une politique globale qui imposait inéluctablement la cohérence de sa propre logique. La menace terroriste, malgré la prolifération relative des armées révolutionnaires, resta localisée dans une dizaine de sites urbains. Dans la plupart des villes moyennes et, a fortiori, dans les bourgs plus modestes, purent s’épanouir les réseaux discrets d’un double marché qui ne se préoccupait guère des populations pauvres ou presque pauvres. Enfin l’existence de ce marché noir payé en numéraire aboutissait à souligner une conséquence latente du maximum des salaires : malgré leur augmentation entérinée par les tarifs appliqués, l’impossibilité d’exiger davantage, alors que la raréfaction de la main-d’œuvre liée aux levées d’hommes le permettait, interdisait aux salariés d’accéder aux délices onéreux des marchés parallèles.
Si l’on en croit la vision plutôt pessimiste de François Crouzet sur les conséquences économiques de la politique « terroriste » de l’an II, les activités industrielles eurent plutôt à souffrir de la conjonction du maximum et des réquisitions7. Certes les produits réquisitionnés étaient payés, souvent tardivement, par le gouvernement mais avec une marge de bénéfice bien plus étroite que celle permise par les transactions normales. Le réapprovisionnement en matières premières coûtait cher, surtout si on l’effectuait au marché noir. Les fabricants de draps, principalement en Normandie, prétendaient que le maximum leur faisait perdre 64 livres par pièce de drap. Dans les Charentes les papeteries durent fermer les unes après les autres du fait du renchérissement brutal des chiffons, et le prix de la main-d’œuvre n’arrangeait rien. Quant aux établissement sidérurgiques Périer à Chaillot, nous savons qu’ils fournirent plus d’un millier de canons en une année mais ils eurent beaucoup de mal à récupérer le paiement de toute cette artillerie. Saint-Gobain éprouva des difficultés à se fournir en matières premières quand elles étaient importées, et la manufacture ne fonctionna qu’à la moitié de sa capacité à partir d’avril 1794 et l’on arrêta de distribuer des dividendes au même moment. En revanche, Serge Chassagne8 constate que l’industrie du coton conserve son dynamisme malgré une conjoncture internationale tendue. Le coton ne fut pas concerné par le maximum, mais Oberkampf qui, par précaution, avait réduit ses prix de vente, dut ralentir sa production car il ne pouvait se procurer des toiles écrues qu’à un prix exorbitant et préféra y renoncer. En Alsace, même problème pour l’industrie cotonnière : beaucoup d’industriels furent ruinés pour avoir acheté des fibres ou des toiles de coton en les payant en numéraire alors que leurs toiles écrues ou imprimées leur furent payées en assignats.
Au printemps de 1794, la vie quotidienne des Français se détériora inexorablement et le spectre de la disette resurgit. On manquait de tout, même à Paris, où le pain, déjà détestable, tout comme la viande commençaient à se faire rares, et l’on dut les rationner. Georges Lefebvre, dans ses Études orléanaises, constate que la situation à Orléans est devenue dramatique dans les premiers mois de 1794 : « La pénurie devenait extrême. On manquait de bois et de charbon, de chandelle, de savon, de cuir, de chanvre ; les artisans ne pouvaient plus travailler. » Siret, un des commissaires observateurs du Conseil exécutif provisoire, dont les rapports ont été publiés par Pierre Caron, avait son explication, qu’il énonça à ses supérieurs hiérarchiques dès janvier 1794 : « On remarque universellement que la majorité s’accorde à attribuer ce désordre à l’effet du maximum. Les citoyens qui désiraient le plus cette loi, ceux mêmes qui la sollicitaient le plus vivement, sont aujourd’hui ceux qui font des vœux. » C’est dire le revirement de la majeure partie des sans-culottes ! Quant à l’historien, il ne peut que constater avec Richard Cobb et François Crouzet que la politique autoritaire du Comité de salut public, même si elle avait mis une sourdine aux exigences véhémentes des enragés et des hébertistes, aboutissait à faire prévaloir les urgences de la consommation urbaine et militaire sur les intérêts du monde rural. Et ce choix est d’autant plus manifeste qu’on n’intervient guère pour policer le comportement des armées révolutionnaires et des gardes nationaux qui, lors des expéditions imposées par la volonté de faire rentrer les réquisitions, se conduisaient comme en pays conquis, brutalisant et détroussant des paysans qu’ils estimaient insuffisamment patriotes et donc contre-révolutionnaires.
Le Comité de législation de la Convention, présidé par Cambacérès9, hérita du projet, jamais abouti, d’un Code civil unifiant les législations coutumières toujours en usage après quatre années de révolution. Son président présenta, le 9 août 1793, les grandes lignes du projet qu’il venait d’ébaucher. Ce « grand édifice de la législation civile » devait s’élever « sur la terre ferme des lois de la nature et le sol vierge de la République ». Fondé, comme il se devait, sur la Nature et la Raison, le nouveau code ambitionnait de tout régénérer sans pour autant prétendre apporter d’emblée une réponse à toutes les questions que posait l’ampleur de son propos10.
La puissance paternelle laissait la place à l’administration commune, par les époux, du patrimoine de la communauté constituée par leur mariage. Le divorce était facilité, l’incompatibilité d’humeur étant admise sans avoir à en exposer les motifs. Une absence ou un abandon de six mois du domicile conjugal prouvé par un acte officiel suffisait pour que le divorce fût prononcé séance tenante. L’adoption, qui n’était pas en usage dans la France de l’Ancien régime, était reconnue (4 juin 1793) et réservée aux personnes sans enfants. Les enfants naturels reconnus par leur père obtenaient les mêmes droits successoraux que les enfants légitimes (2 novembre 1793). Le 7 mars 1793, la Convention décréta que « tous les descendants auraient partie égale sur les biens des ascendants ». Cette loi était la conséquence évidente de l’abolition de la noblesse mais c’était aussi une décision de circonstance destinée à empêcher les parents de déshériter, par haine de la Révolution, ceux de leurs enfants qui avaient pris le parti du nouveau régime. C’était aussi instaurer l’obligation de diviser les patrimoines lors de chaque succession, mais les possédants mobilisèrent l’opinion pour défendre une plus grande liberté de tester et la loi évolua après le 9 thermidor.
Le projet global, enfin achevé et qui comprenait quelque 695 articles, fut mis en discussion à partir du 22 août 1793. Alors qu’elle en avait adopté le Livre I sur l’état des personnes, et amorcé la discussion du Livre II sur les biens et les successions, la Convention décida, le 3 novembre 1793, de renvoyer le projet à une commission de 6 « philosophes » pour en purger le texte de tous les préjugés des hommes de loi. En fait le projet fut enterré, et n’en surnagèrent que les textes sur les successions et les enfants naturels qui donnèrent lieu à la loi du 12 brumaire an II (2 novembre 1793). Apparemment, la division des esprits, à l’intérieur même du Comité de législation, empêchait l’unanimité nécessaire dans la définition de la « philosophie » du projet. Autrement dit, un combat d’influences se déroulait dans tous les comités plus techniques de la Convention, et la Montagne était loin de pouvoir y imposer ses choix politiques.
Enfin, alors que ni la Constituante ni la Législative n’avaient créé les organismes chargés de dispenser une assistance pourtant proclamée « comme le premier devoir imposé par le pacte social » et dont la suppression des congrégations charitables accroissait l’urgence, la Convention s’attacha à l’organiser par une série de lois organiques. La loi du 19 mars 1793 définit les règles de la répartition de secours en raison du nombre de pauvres non imposés dans chaque département. L’aumône était interdite et les pauvres valides devraient travailler en échange des secours reçus. La loi du 28 juin 1793 organisa l’assistance aux filles mères et aux enfants trouvés.
La Convention avait institué pour les riches le Grand Livre de la dette publique, elle créa pour les pauvres le Grand Livre de la bienfaisance nationale (11 mai 1794). Trois catégories d’indigents seraient inscrites sur ce registre : les agriculteurs invalides de plus de 60 ans, les artisans infirmes et trop âgés pour pouvoir travailler, les mères et veuves habitant les campagnes. Il ne pouvait y avoir par département que 400 personnes secourues par catégorie et qui recevraient une pension annuelle de 160 livres. La loi organisait également les soins aux malades à domicile. Dans chaque district seraient prévus trois « officiers de santé » payés par le gouvernement 1 000 livres par an pour soigner les pauvres à domicile, leur éviter la promiscuité mortelle des hôpitaux tout en désengorgeant ces établissements toujours surpeuplés. Chaque malade recevrait 10 sous par jour de maladie et 6 sous par enfant de moins de 10 ans. Le budget prévu pour ce vaste projet de bienfaisance nationale atteignait 12 millions de francs, mais, rappela Barère, « qu’est cette dépense pour un bienfait national quand la République dépensait 400 millions par mois pour le fléau de la guerre » ?
Apparemment les dépenses militaires l’emportèrent et le Grand Livre de la bienfaisance nationale ne fut entrouvert que pour le versement des secours et des allocations réservées aux parents nécessiteux des défenseurs de la patrie (décret du 21 pluviôse an II, 9 février 1794) et aux victimes de la guerre et de la Révolution comme les réfugiés de Saint-Domingue.
Dans la notice qu’il a consacrée à l’instruction publique dans le Dictionnaire historique de la Révolution française11, Dominique Julia rappelle en premier lieu que beaucoup de députés montagnards étaient persuadés que développer les écoles primaires et les autres établissements d’enseignement général ne devait pas être une priorité pour la République et qu’il ne fallait pas restaurer la caste des pédagogues, laïcs ou religieux, qui ne pourraient s’empêcher d’asservir l’esprit de leurs élèves et donc d’abolir sous peu une liberté si chèrement acquise. Ainsi le député montagnard Bouquier, le 13 avril 1794, affirmait, lors d’un discours à la Convention, que la République ne devait organiser que l’enseignement des sciences « nécessaires à la société » et donc créer des écoles spéciales « d’art militaire, de médecine, d’art vétérinaire et de génie civil – ce qu’elle fit d’ailleurs mais sans renoncer définitivement à créer un enseignement primaire, ou plutôt en laissant perdurer les écoles qui existaient déjà. Bouquier poursuivit son discours en énumérant les lieux où désormais se faisait l’éducation politique du peuple : « Les véritables écoles des vertus, des mœurs et des lois républicaines sont dans les sociétés populaires, dans les assemblées de sections, dans les fêtes décadaires, dans les fêtes nationales et locales, les banquets civiques et les théâtres… Pendant le cours de notre Révolution, la Société des Jacobins de Paris a produit à elle seule plus d’héroïsme, plus de vertus que n’en ont offert pendant des siècles tous les établissements scientifiques de l’Europe. »
La tirade est abusive, elle traduit certes « l’antipathie viscérale de la sans-culotterie parisienne à l’encontre des honnêtes gens », mais ignore par trop le rôle de la presse et des libelles dans la formation de l’opinion des sans-culottes parisiens. La Convention voulut agir dans le domaine de l’éducation, car après avoir détruit, il fallait reconstruire. Dès le 18 août 1792, en effet, on supprima toutes les congrégations sans en excepter celles qui se consacraient à l’éducation de la jeunesse. Mais les enseignants, à titre individuel, furent invités à poursuivre leur enseignement dans les bâtiments de leur ancien établissement, qu’une loi rétroactive du 8 mars 1793 plaçait sous le contrôle de la nation, qui prenait en charge, à partir du 1er janvier 1793, le paiement du traitement des instituteurs et des professeurs.
Le débat sur la nature du nouveau système éducatif ne commença qu’en décembre 1792, mais les premiers décrets ne seront adoptés qu’en septembre 1793, soit près d’un an après la mise en place de la Convention. Ce qui peut apparaître comme une lenteur excessive ne saurait être imputable à une quelconque incompétence du Comité de l’instruction publique auquel la Convention confia la réflexion préalable à la mise en place du nouveau système ; elle révèle plutôt le sérieux avec lequel on s’attela à la tâche à accomplir et les désaccords profonds sur les options possibles. La discussion porta d’abord sur l’ampleur à donner au projet lui-même : fallait-il créer un système pédagogique global du premier âge de l’enfant jusqu’à l’université ou ce qui en tiendrait lieu, ou bien, dans un premier temps, concentrer les efforts et les moyens sur l’école primaire ? Accorder la gratuité aux seuls enfants des indigents ? À quel type d’enseignant confier l’éducation des jeunes républicains ?
On commença par reprendre le projet de Le Peletier de Saint-Fargeau, le premier martyr de la République, dont la lecture par Robespierre commença le 12 juillet 1793. Il prévoyait d’attribuer à la nation le monopole de l’éducation des enfants des deux sexes, de 5 à 12 ans pour les garçons, de 5 à 11 ans pour les filles, et qui se ferait dans des internats, un par canton pour chaque sexe, hors de l’emprise des parents. Donc formation totalitaire des enfants dans un milieu protégé permettant une égalité parfaite de traitement. L’école devenait le modèle idéal de la société à venir. On protesta contre la volonté de briser les liens naturels de la famille, on trouva le projet trop onéreux, c’était priver les campagnes d’une main-d’œuvre pour des tâches annexes pourtant indispensables. Finalement on renonça (1er août 1793), ne retenant que l’idée de l’obligation scolaire jusqu’à 12 ans.
Du fait de la situation militaire préoccupante, on décida de créer une formation d’urgence, révolutionnaire, pour la collecte et le raffinage du salpêtre, le pointage des canons et même leur fabrication. Là où l’Ancien Régime aurait mis trois ans pour organiser un nouvel enseignement, le gouvernement révolutionnaire prévoyait un mois. Des cours étaient donnés à Paris par un aréopage de savants à une élite d’un millier de jeunes gens, soit deux par district, sélectionnés pour leur patriotisme, leurs aptitudes intellectuelles et leur capacité de travail. Le système fut jugé efficace et on décida de l’appliquer à la formation des futurs officiers. On créa l’École de Mars, sous la direction de Le Bas, membre du Comité de salut public et robespierriste dévoué, mais cette fois l’expérience s’acheva par un fiasco en brumaire an II (novembre 1793), les élèves refusant de terminer leur formation par un séjour dans les casernes de Paris.
La création des autres institutions célèbres (École polytechnique, École normale) déborde du cadre chronologique de notre ouvrage. Finalement si le bilan total des créations scolaires et universitaires fut assez restreint compte tenu des ambitions initiales, Dominique Julia estime qu’en ce qui regarde le débat de fond sur la nature même des institutions à créer et l’adoption de certains principes fondamentaux, notamment l’émancipation de l’emprise ecclésiastique, l’épisode reste capital.
Ajoutons enfin que le décret du 25 juin 1794 qui ordonnait de rassembler méthodiquement les chartes des abbayes, les registres des parlements, les papiers des assemblées et des administrations révolutionnaires pour les mettre à l’abri dans des locaux propices à leur conservation, sous la responsabilité des départements, fut à l’origine des dépôts d’archives et des musées départementaux, ces derniers recueillant en outre les œuvres d’art récupérées lors de la mise sous séquestre des biens nationaux de l’une et l’autre origines. À Paris, le projet de montrer au public les collections royales en voie de réalisation sous Louis XVI fut réalisé par le décret du 19 septembre 1792, et la galerie du Louvre fut ouverte au public pour la célébration de l’anniversaire du 10 août 1793.
Autour de cette célébration anniversaire s’articule toute une politique que Serge Bianchi a décrite dans un livre qu’il a intitulé La Révolution culturelle de l’an II pour souligner l’ampleur des transformations opérées par la Révolution dans le monde des représentations auxquelles l’an II apporte, là comme ailleurs, l’empreinte volontariste du gouvernement révolutionnaire. Dans les premiers mois de la Convention, tout ce qui concernait les moyens d’une pédagogie politique active pour diffuser, notamment dans les campagnes, les principes et les acquis du nouveau régime fut dévolu au Comité de l’instruction publique, d’ailleurs largement persuadé que les fêtes publiques et la lecture à haute voix des journaux patriotes étaient les moyens les plus efficaces pour y parvenir. Mais plusieurs incidents graves dans les théâtres parisiens, notamment durant le procès du roi en janvier 1793, poussèrent la Commune à imposer la fermeture du Théâtre de la Nation, c’est-à-dire de l’Odéon, où jouait la troupe la plus réactionnaire des deux qui étaient nées, en avril 1791, de la scission de la Comédie-Française – l’autre, franchement patriote, dénommée Théâtre de la République, s’était installée rue de Richelieu. L’hostilité entre Commune de Paris et Convention girondine retarda l’intervention du gouvernement dans ce domaine, mais après l’épuration forcée du 2 juin et en prévision de l’arrivée en masse des délégués des départements pour la proclamation des résultats du référendum sur la Constitution, le Comité de salut public proposa l’adoption d’un décret (2 août 1793) concernant le fonctionnement des théâtres parisiens.
L’article premier stipulait que dans une vingtaine de salles seraient représentées, trois fois par semaine pendant un mois, des pièces au patriotisme reconnu (Brutus, de Voltaire, Guillaume Tell, de Lemierre, Caïus Gracchus, de M.-J. Chénier, etc.) et qu’une des trois représentations serait donnée aux frais de la République. L’article 2 instaurait la surveillance policière et la censure des spectacles dans Paris, où la suppression de la censure royale et des privilèges des compagnies avait provoqué la multiplication des salles – jusqu’à 36 en 1792.
S’impose donc au Comité de salut public la nécessité d’instrumentaliser les arts et les spectacles au service de la République, et le peintre David, député à la Convention où il était devenu un des membres les plus influents du Comité d’instruction publique, devint le metteur en scène officiel de cette célébration. Peintres et sculpteurs se mobilisèrent, encouragés par les récompenses que multipliait le pouvoir. Trois cent cinquante tableaux accrochés au Salon de 1789, un millier en 1793 ! Girodet, Van Loo, Vernet, Boilly, Topino-Lebrun y exposèrent ; quant à David, sa Mort de Marat, présentée dans la salle même de la Convention, illustra de façon exceptionnelle la fusion, voulue par le pouvoir, entre vigueur de la conviction politique et transmutation plastique de l’émotion éprouvée.
En province, c’est la même politique qui est suivie, notamment dans des villes comme Rouen et Bordeaux, pour ce qui regarde le théâtre et les fêtes républicaines et une fois passé l’orage fédéraliste. Dans les campagnes, encore fallait-il d’abord qu’on y comprit le français ; or, environ 12 millions des 26 millions d’habitants constituant la population de la République l’ignoraient ou le comprenaient mal. Les Assemblées précédentes s’étaient bornées à faire traduire dans les idiomes locaux certains des décrets les plus importants. La Convention, aux prises avec les insurrections rurales, principalement dans l’ouest du pays, sur le flanc méridional du Massif central, dans plusieurs cantons des Pyrénées et en Alsace, se persuada que la méconnaissance du français était l’obstacle principal à la diffusion du patriotisme républicain. L’abbé Grégoire, député à la Constituante, avait lancé dès le 13 août 1790 un « Questionnaire relatif aux patois et aux gens des campagnes ». Redevenu député et membre du Comité d’instruction publique de la Convention, il dénonça les dangers pour la France de n’être encore qu’une tour de Babel et incita à la multiplication des instituteurs pour imposer partout la pratique du français12. Prieur de la Marne et Barère, dans leurs discours à la Convention, assimilèrent patois et contre-révolution, de sorte qu’en janvier 1794 la langue nationale devint obligatoire pour tous les actes publics et notariés. Enfin l’armée, qui encadrait en 1794 plus de 1 million d’hommes sur les quelque 6 millions d’individus de sexe masculin existant en France, accélérait encore le processus d’assimilation linguistique.
On voulut aussi modifier jusqu’à la toponymie, y effacer l’empreinte de la féodalité, de la monarchie et même de l’Église. Ce dernier point est lié à la violente poussée déchristianisatrice de l’hiver 1793-1794 et du printemps suivant, que nous évoquerons plus loin comme l’une des manifestations les plus spectaculaires de la pression hébertiste. Les changements de noms de lieux avaient commencé dès 1790, mais l’an II les généralisa : outre les saints, les comtes et les rois disparurent. Au total, plus de 3 000 communes sur 40 000 changèrent d’appellation. Serge Bianchi rappelle qu’en dehors des villes assiégées lors de la crise fédéraliste il n’y avait aucune obligation imposée par la Convention. Le plus souvent on se borna à supprimer la mention indésirable : Sainte-Colombe devenait Colombe et Saint-Flour-en-Pompidou, dans le Cantal, se muait tout simplement en Pompidou. Versailles s’appela Berceau-de-la-Liberté et Château-Thierry Égalité-sur-Marne. Les noms des martyrs de la Révolution furent également utilisés (vingt et une fois pour Marat !). En Bretagne on honora les victimes des insurrections de mars 1793 : ainsi La Roche-Bernard se transforma en Roche-Sauveur, du nom du procureur-syndic abattu par les insurgés.
Néanmoins, cette révolution culturelle avait ses limites, car elle reposait en grande partie sur le dynamisme des militants locaux, que ce soit dans les sections parisiennes ou dans les districts de la France profonde. À Paris, elle souffrit de la « glaciation » révolutionnaire du printemps 1794. Après celle de l’Être suprême, les fêtes publiques commencèrent à lasser et, selon les observateurs de la police, le répertoire des pièces patriotes n’avait qu’un succès limité, et Thermidor, naturellement n’arrangea rien, surtout dans les départements.
François Hincker, La Révolution française et l’Économie. Décollage ou catastrophe ?, Nathan, Paris, 1989 ; François Hincker, articles in Albert Soboul (sous la dir.), Dictionnaire historique de la Révolution Française, PUF, Paris, 1989 : « Assignats », « Cambon », « Compagnie des Indes », « Dette publique », « Emprunts », « Inflation », etc. ; État, finances et économie pendant la Révolution française, colloque tenu à Bercy les 12, 13, 14 octobre 1989, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1991 ; Gérard Béaur, Philippe Minard et Alexandra Laclau, Économie, volume 10 de l’Atlas de la Révolution française, Éditions de l’EHESS, Paris, 1997.
Bernard Bodinier, Éric Teyssier et François Antoine, « L’Événement le plus important de la Révolution » : la vente des biens nationaux…, Société des études robespierristes et Éditions du CTHS, Paris, 2000, p. 391-396.
Nadine Vivier, Propriété collective et identité communale. Les biens communaux en France, 1750-1914, Publications de la Sorbonne, Paris, 1998.
François Hincker, La Révolution française et l’Économie. Décollage ou catastrophe ?, op. cit., p. 133.
Denis Woronoff, La République bourgeoise, Seuil, « Points Histoire » n° 103, Paris, 1972 ; nouvelle édition 2004.
Marcel Dorigny, op. cit.
François Crouzet, La Grande Inflation. La monnaie en France de Luis XIV à Napoléon, Fayard, Paris, 1993.
Serge Chassagne, Le Coton et ses patrons, EHESS, Paris, 1991.
Jean-Jacques Régis de Cambacérès, né en 1753, fils d’un maire de Montpellier, est titulaire en 1776 d’une charge à la cour des comptes de Montpellier. Il devint sous la Révolution président du Tribunal criminel de l’Hérault et attendit septembre 1792 pour être élu à la Convention. Les Montagnards l’inquiétaient et il se réfugia dans les discussions techniques du Comité de législation, où il se lia avec deux chefs de la Plaine, Boissy d’Anglas et Durand de Maillane. Il fut sans doute l’un de ces hommes de loi dont la Montagne déplora l’influence excessive dans le Comité de législation.
Sur les travaux du Comité de législation, voir l’article « Code civil » de J.-L. Halpérin dans le Dictionnaire historique de la Révolution française, op. cit., p. 243-244 ; Jacques Godechot, Les Institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, PUF, Paris, 1968, p. 433-453.
Dominique Julia, « L’instruction publique », in Dictionnaire historique de la Révolution française, op. cit., p. 576-580.
Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, Gallimard, Paris, 1975.