13.

Vers une datacratie ?

L’adage de Winston Churchill est bien connu : « La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres. » C’est encore profondément valable aujourd’hui, en particulier quand on doit accepter pleinement le fait qu’une démocratie représentative n’est pas une démocratie, mais une intention, une proto-démocratie, et qu’elle ne peut être absolument rien d’autre dès lors que la représentation crée un col de bouteille politique pouvant monopoliser beaucoup trop de pouvoirs et favoriser, par l’augmentation de la pression de ces pouvoirs, la corruption naturelle qui touche, comme une maladie, presque tous les êtres humains dès lors qu’ils se voient confier trop de responsabilités. Nous devons enseigner ces deux citations essentielles à nos enfants :

« Le pouvoir tend à corrompre, et le pouvoir absolu corrompt absolument1. »

 

« Tous les gouvernements souffrent d’un problème récurrent : le pouvoir attire les personnalités pathologiques. Ce n’est pas que le pouvoir corrompt, c’est qu’il est magnétique envers le corruptible. Ces gens ont une tendance à s’enivrer de violence, une condition à laquelle ils sont rapidement accros2. »

Nous savons qu’il n’existe pas trois pouvoirs, mais au moins cinq en démocratie : le pouvoir exécutif, certes, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire doivent se voir adjoindre, d’une façon réaliste, les pouvoirs médiatique et monétaire.

Dans le cas français, nous savons que les pouvoirs législatif et judiciaire sont, de facto, subordonnés au seul pouvoir exécutif : d’abord parce que le garde des Sceaux – le ministre de la Justice – possède une ascendance administrative bien trop grande sur les juges ; ensuite parce que, avec la distribution quinquennale de l’élection présidentielle, qui la synchronise avec les élections législatives, et l’article 49 alinéa 3 de la Constitution de la Ve République, auquel s’adjoint encore la liberté qu’a le président de la République de dissoudre le Parlement, il n’y a pas d’opposition réelle possible du pouvoir législatif contre l’exécutif en France. Cependant, dans une proto-démocratie qui élit ses représentants, le pouvoir médiatique a le pouvoir d’appointer tous les autres, et en particulier l’exécutif, en faisant tout simplement l’opinion.

Au-delà du pouvoir médiatique qui a la force de faire l’opinion, nous avons évidemment le pouvoir monétaire, capable d’acquérir des relais de presse et qui ne s’en prive pas : Bourdieu l’avait très bien noté. Mais dans la capacité à orienter la perception que nous avons de la réalité, le pouvoir académique a également pris une ampleur très particulière et pourrait s’établir en un sixième pouvoir. Il est en effet capable de faire ou de défaire les réputations de certains médicaments, de certains protocoles. Il est capable de dissimuler, s’il le souhaite, les conséquences négatives de tels produits industriels, biotechnologiques ou pharmaceutiques. Il est capable de prétendre qu’un produit a de l’effet, comme le Prozac, dont l’efficacité réelle est de plus en plus sujette à caution aujourd’hui3.

Or le pouvoir académique, en particulier contemporain, prétend se fonder sur le monopole de l’accès aux données expérimentales. Mais, de la même façon que la crise de 2020 est en train de pousser le public à s’instruire et à chercher des certificats d’instruction (des diplômes) vers les sociétés de la Silicon Valley, ces dernières ont également une force de frappe infiniment supérieure au monde académique dans certains domaines de la recherche et se trouvent, par leur propre activité, être des producteurs de données infiniment supérieurs à toutes les universités du monde réunies, lesquelles conservent inévitablement leurs intérêts de par les sujets différents sur lesquels elles concentrent leurs recherches. De même, Elon Musk a pu ringardiser la NASA en créant des fusées à la fois plus intéressantes, plus efficaces et surtout beaucoup moins chères en tant qu’entrepreneur privé, et Google a pu fournir des solutions de cartographie beaucoup plus rapidement que toutes les agences universitaires ou para-universitaires du monde. S’il prenait l’envie aux mastodontes de la Silicon Valley de répondre à la question du nombre d’exoplanètes habitables dans le voisinage terrestre immédiat ou de rechercher des solutions médicales à des maladies incurables, comme Musk prétend en avoir la motivation avec Neuralink, ils trivialiseraient rapidement la plupart des efforts universitaires.

Il est d’ailleurs marquant de voir que, année après année, des publications scientifiques à comité de lecture déclarent manifester un certain état global de l’art scientifique, quand l’état industriel de l’art, qui est confidentiel, lui est très supérieur. Pour avoir été moi-même reviewer pour plusieurs revues à comité de lecture, notamment en réalité virtuelle, j’ai pu constater froidement que publication serait faite d’articles considérés comme originaux, dont le contenu était très inférieur à ce qui était trivial dans le monde industriel, simplement parce qu’il en serait la première publication académique publique, usurpant ainsi le titre de l’originalité. En somme, si ce n’est pas académique, ça n’existe pas, mais ce vice profond est amené à disparaître.

Pour autant, avec la disparition de ce vice, d’autres travers émergeront encore, notamment celui d’une tentative de gouverner les humains par la seule mesure, par le règne de la quantité, par l’élan procustéen qui a motivé l’Humanité dans les trois derniers siècles et lui a fait vénérer des métriques selon le sophisme de la meilleure carte que nous avons vu au chapitre 6 consacré à la fallacie du quotient intellectuel. Que serait alors une datacratie de la part de civilisations qui vénèrent les données, puisque nous sommes entrés dans le noolithique, l’âge de l’immatériel – mais que nous ne sommes encore qu’au noolithique inférieur ? De la même façon qu’il y avait un paléolithique inférieur et supérieur en effet, le noolithique inférieur se concentre sur les données davantage que sur les denrées immatérielles infiniment plus précieuses que sont la compréhension et la sagesse. Et ainsi, dans ce noolithique inférieur, nous érigeons des monuments à la fois votifs et pratiques aux données, un peu à la manière de Stonehenge, qui servait tout autant à la sépulture, la culture, l’initiation (entendre, la formation) et à l’astronomie.

À ces cromlechs votivo-pratiques, nous réunissons certaines élites initiées que sont les data scientists et ce que la finance appelle les quants. Ces élites initiées, organisées en guildes et en castes, prétendent parfois abuser de leur autorité et exercer des pouvoirs qui ne leur sont conférés ni par le droit ni par la morale. On a pu entendre à plusieurs reprises ces petits fous affirmer qu’ils « faisaient le travail de Dieu4 ». On en veut encore pour preuve la posture de Palantir, la société dont on a rappelé précédemment qu’un des objectifs les plus profonds était la manifestation d’arrestations préventives à partir des seules intentions des criminels de droit commun potentiels.

La République populaire de Chine a pratiqué une note sociale qui ne peut que nous rappeler certains arts abominables de la Stasi en Allemagne de l’Est. L’un d’entre eux était la terrible « biodégradation », une méthode par laquelle les agents pratiquant l’intimidation ouverte ou le simple « on dit » pouvaient, en moins d’un an, ruiner la réputation et la présence sociale d’une personne, en intervenant toujours au bon moment pour donner l’impression de sa malhonnêteté, de son manque de fiabilité, voire de sa culpabilité. Ladite personne se retrouvait « biodégradée » de la société, marginalisée d’une façon discrète et, surtout, dans cet art si subtil du « déni plausible » qui donnait l’impression que tout était sa faute.

La note sociale industrialise terriblement cet art sordide, surtout en ce qu’elle est capable d’influencer notre voisinage, à savoir qu’en demeurant ami avec une personne mal notée, votre note s’abaisse tout autant, et que les conséquences d’une mauvaise note sociale – comme la limitation de votre droit de circuler, votre accès au crédit, à l’éducation, aux soins – sont physiquement éprouvantes. Être mal noté réduit réellement votre espérance de vie, ce qui est bien assez dans l’évolution pour sélectionner des populations entières, et non plus exciser quelques individus par une biodégradation cousue main. Cette capacité à conditionner le comportement des autres en utilisant contre eux le fait que l’Humain est vertueusement et naturellement social et qu’il forme spontanément des réseaux fluides est l’une des conséquences de ce règne de la quantité dont nous ne sommes pas encore sortis.

Rappelons également le sophisme de la calculatrice que nous avions évoqué au chapitre 6, selon lequel les humains sont conditionnés à prendre au sérieux ce qui est écrit par un ordinateur ou ce qui est présenté comme écrit par un ordinateur – puisque, dans ce sophisme, le vendeur se contente d’écrire le prix d’un article sur une calculette sans qu’il ait effectué le moindre calcul en réalité ; on est impressionné par l’écran, pas par la rigueur d’un raisonnement réel. Aussi, le simple fait de voir un prix affiché sur un écran change notre prédisposition à la négociation en faveur du commerçant, selon l’adage du personnage de Carlos dans Pépé le Moko : « Plus il réfléchit, plus on perd. »

C’est en effet ainsi que procédaient les agences de notation financière, promptes à déclarer ou à laisser entendre que leur triple A avait valeur scientifique en temps de reprise économique et à plaider devant les cours de justice, une fois la crise arrivée, que ce même triple A n’était qu’une opinion libre dont la seule légitimité ne provenait que de la Constitution américaine, au même titre qu’une conversation de bar. Une datacratie serait un monde prétendument gouverné par les données, mais il est essentiel d’insister sur ce terme : prétendument. Et ce, plus particulièrement dès que l’on considère la loi de Tennyson – Lord Tennyson ayant affirmé que le plus sombre des mensonges était la demi-vérité. Il est vrai que, de même qu’un morceau d’humain n’est pas un humain, qu’un morceau de bœuf n’est pas un bœuf, un morceau de vérité n’a jamais été LA vérité, qui est unique, singulière et surtout totale, comme l’a rappelé l’auteur populaire David Mitchell.

La vérité est dans la totalité

Les mondes académique, médiatique et administratif sont hélas passés maîtres dans l’art de sélectionner certains pixels de vérité pour constituer les images les plus à même d’asseoir leur pouvoir, tout en fricassant la vérité totale à un point obscène. Aussi, nous ne pouvons croire une seule seconde qu’une datacratie ne procéderait pas de la même fraude et ne serait pas en mesure de, ou en tout cas prédisposée à, truquer les données en les tronquant, voire en les falsifiant quand elle ne réussirait pas à faire autrement. Dans la quête perpétuelle de légitimité des grands pouvoirs, car plus on est légitime, plus on peut abuser de son autorité, le droit des données est un prochain grand mirage que nous devons apprendre à dissiper. C’est si simple en effet – comme l’a démontré l’affaire du Lancetgate – de s’appuyer sur le sophisme de la calculette et sur ce que l’on a appelé le balai d’Ockham, c’est-à-dire l’idée d’écarter tous les faits qui ne vont pas dans votre sens, pour ne garder que ceux qui confirment votre point de vue. Ce balai d’Ockham est d’ailleurs la technique la plus employée par les procureurs corrompus à travers l’Histoire.

De la même façon qu’une pseudo-démocratie prétend représenter l’intérêt populaire alors qu’elle ne représente en réalité que celui d’une minorité, une datacratie pourrait prétendre à un gouvernement scientifique, en conséquence indiscutable – parce que calculatrice –, dans lequel les décisions se feraient au nom de la science plutôt qu’au nom du peuple et de l’intérêt de l’Humanité. Mais ces décisions s’appuieraient en vérité sur une oligarchie de données choisies, sélectionnées pour légitimer le pouvoir en place, au nom de la plus haute science. De tels modes de gouvernement sont actuellement à l’œuvre dans de nombreux aspects de notre vie publique, en particulier celui des prescriptions médicales. On nous recommande une médecine basée sur les preuves, ce qui est très bien comme point de départ, mais comme l’a dit Cyrano de Bergerac, « c’est un peu court, jeune homme ! ». Il faudrait être naïf ou corrompu pour ignorer en effet que, dans une médecine basée sur les preuves qui ne serait pas mature, quiconque contrôlerait les preuves contrôlerait la médecine, et c’est très exactement ce que nous observons aujourd’hui. Il existe des cartels de données, des cartels de preuves, capables d’orienter la perception du public en sélectionnant les bons pixels de données et en écartant ceux qui leur ferait perdre de l’argent. Cette méthode s’appelle le cherry-picking et, là encore, elle est la favorite des procureurs véreux.

Voici donc résumées les grandes menaces qui régneraient sur toute utopie datacrate, que nous ne pouvons en conséquence appeler de nos vœux ; même une datacratie idéale ne saurait constituer un instrument de liberté ou de gouvernance. Quelques excès de positivisme – ou d’une interprétation caricaturée d’Auguste Comte – pourraient nous tenter de céder à ce que si nous avons déjà ouvert la quête d’une médecine basée sur les preuves, nous devrions aussi constituer notre politique entière sur elles seules. Et c’est vraiment l’illettrisme, pas seulement du public, mais surtout des universitaires, quant à la vulnérabilité des preuves qui crée en cela le plus de dégâts. Les humains n’aiment pas penser aux catastrophes et en sous-estiment naturellement les occurrences. Il est alors plus confortable de penser que toute preuve est naturellement incorruptible, que les conflits d’intérêt propres à encourager le cherry-picking des données, le fricassage de la vérité, ne sont que des fantasmes pessimistes et que, dès lors, dans un gouvernement basé sur les preuves, tout va forcément bien se passer. Le pouvoir viendrait des totems, des monolithes votifs du noolithique, des datacenters et des automates de la donnée. Parmi ces totems, on aurait de violents tabous, quiconque remettrait la religion des données en cause se verrait excommunié intellectuellement et socialement, biodégradé comme par la Stasi.

Un monde datacratique appartiendrait aux marchands de données, lesquels seraient en collusion de plus en plus étroite avec les prescripteurs politiques nationaux ou internationaux.

L’abus de pouvoir est un état naturel et inévitable de l’existence même du pouvoir. On le sait avec l’expérience de la prison de Stanford, qui nous démontre que beaucoup d’humains, dès lors qu’on leur confie un bâton et la capacité de sanctionner autrui, vont vouloir en faire usage, quand bien même la personne qui souffrira de leurs abus psychopathes ne les aura aucunement mérités. Robert Kennedy Junior a rappelé, à Berlin en 2020, que la question n’était pas tant de savoir si l’abus de pouvoir se produirait, mais quand, de la même façon que, en cybersécurité, la question n’est pas de savoir si un réseau sera attaqué, mais quand. Dès lors, de quels mécanisme les peuples peuvent-ils disposer contre l’abus de pouvoir et la corruption ? Le penseur français Étienne Chouard a recommandé de s’inspirer de certaines pratiques hellénistiques ou codifiées dans la république de Venise, à commencer par le tirage au sort.

Si, dans une démocratie, le peuple est réellement souverain, les constitutions démocratiques devraient, par des articles de loi extraordinairement précis, lui reconnaître un droit de préséance indiscutable sur tous les pouvoirs et en conséquence reconnaître qu’un peuple constitué a le droit de contredire à tout moment et de censurer, si nécessaire, ses représentants législatifs, judiciaires, exécutifs, monétaires, voire médiatiques.

Comment faire en sorte que ce contrôle populaire aux abus naturels des pouvoirs pût s’exercer librement ? Il serait possible d’envisager la convocation de contrôleurs populaires constitués d’un groupe d’une quinzaine de personnes issues d’un tirage au sort et d’une sélection par répudiation qui seraient capables d’auditer n’importe quel exercice, de n’importe quel pouvoir, à n’importe quel moment. La représentation de cette commission populaire suprême, tirée au sort, pourrait contredire les initiatives ou les exercices de pouvoirs d’un procureur, d’un officier de police, d’un député, d’un ministre, d’un gouverneur de Banque centrale ou d’un président de la République, rappelant que la souveraineté populaire n’est pas un vague principe unilatéral qui offre son immense légitimité sans aucun contrôle, mais que le souffle chaud de cette légitimité doit se ressentir légalement sur la nuque de tous les pouvoirs, en tout lieu et à tout moment. Si un pouvoir se déclare irrigué de la légitimité populaire, qui est sacrée, il doit pouvoir en manifester la présence contrôlante réelle sur lui.

Le peuple pourrait à tout moment décider de censurer l’action d’un de ses représentants, étant bien entendu que ses représentants ne sont que ses fondés de pouvoir et que le seul maître éternel des pouvoirs, c’est lui. Dès lors, le peuple doit avoir la possibilité de dépêcher une de ces commissions tirées au sort pour casser une décision, si nécessaire, ou la confirmer évidemment (car leur action doit être potentiellement symétrique), si un bon exercice du pouvoir a été rendu, et exercer un contre-pouvoir permanent, en tout lieu, de sa propre initiative. Je pense que cette méthode serait un excellent moyen de se préserver des abus d’autorité rampants, même parmi les démocraties les plus exemplaires (par exemple, la Suisse), ainsi que les affaires Lauber et Sarah Weingart5 l’ont manifestement démontré – et l’on ne peut que penser qu’elle n’était que la partie émergée d’un iceberg de corruption beaucoup plus profond.

Une autre méthode d’abus de pouvoir est ce que les Français appellent le faux en écriture publique – passible des assises en République française – et que les Suisses appellent le faux dans les titres. C’est la pratique par laquelle des autorités de l’État falsifient des documents publics, des rapports, des témoignages et qui est une des formes les plus odieuses de la corruption des pouvoirs, car elle utilise la légitimité populaire pour nuire à la société tout entière. Cependant, si le public est suffisamment versé dans la loi de Tennyson, il sera capable de comprendre qu’une déposition, une décision de justice ou autres, composée de petits morceaux choisis de vérité mais qui ont été fricassés pour ne représenter qu’un seul point de vue, constituent non pas un mensonge trivial, mais tout simplement le pire des mensonges possibles, et que c’est précisément dans une datacratie que ces formes de la plus haute falsification auront lieu. C’est contre elles que nous devons lutter par cette capacité à nommer des commissions populaires qui seraient, en quelque sorte, comme l’atout dans un jeu de cartes et couperaient n’importe quelle décision si elle s’avère aller contre l’intérêt du peuple, seul pouvoir légitime.

Aujourd’hui, nous apprenons qu’en Chine seront déployées des caméras de surveillance capables d’une résolution de 400 mégapixels. Or, à l’heure où j’écris ce livre, un excellent appareil photo de la marque Phase One, qui coûterait dans les 50 000 euros, conçu pour des photographies de mode en studio de très haute qualité et dignes d’agrandissements, n’affiche que 150 mégapixels. Les caméras qui ont une résolution de 400 mégapixels, toujours au moment où j’écris ce livre, sont largement considérées comme de l’équipement militaire, et souvent fabriquées par des fournisseurs et contractuels de la Défense, comme la firme Teledyne, par exemple. Déployer de telles caméras dans toutes les rues de nos mégacités va nous amener à devoir gérer de gigantesques quantités de données et à les intégrer dans des décisions dont dépendront la santé et la liberté d’êtres humains comme de sociétés entières. Les grandes sociétés digitales, comme Uber, notent déjà leurs clients et prennent des décisions pour ou contre eux, en étant à la fois juge et partie, à partir d’un système de notation qu’elles ne dévoilent pas, naturellement, et dont on ne peut absolument pas présumer qu’il renforce l’intérêt général.

Notre époque manifeste donc à nouveau de ces grandes sociétés munies d’un pouvoir régalien, comme l’« honorable » Compagnie des Indes orientales, ces grandes entités capables de frapper monnaie, de rendre justice, d’exécuter des gens… On peut tout à fait envisager que les Google, Uber ou Palantir cherchent d’abord à se munir, au fil du temps, des capacités de dresser des procès-verbaux et donc de sanctionner de façon expéditive leurs propres clients ou vaches-à-données, et plus tard qu’elles se dotent également de pouvoirs bien supérieurs. Stanley Kubrick l’avait anticipé quand il avait nommé « HAL6 » le malveillant ordinateur de bord de 2001 : l’Odyssée de l’espace ; ou encore Dan O’Bannon et Ronald Shuset dans Alien, quand le pouvoir le plus immédiat qui pèse sur le lieutenant Ripley n’est pas celui d’un gouvernement mais la hiérarchie plus concrète de Weyland Industries.

On sait que Facebook et Twitter ont décisivement pesé dans le renversement de certains gouvernements et que c’est une des raisons – outre leur usage tout à fait discutable des données des comptes qui sont enregistrés chez eux – pour lesquelles la République populaire de Chine les a formellement interdits. Mais avec la capacité à devoir gérer son peuple et des quantités de plus en plus colossales de données – puisque le XXIe siècle engendre un monde où la mole de données sera la norme –, ce ne sont pas seulement des robots tueurs de personnes que nous devrons nous prémunir mais, pire encore, des robots tueurs de vérité. Il faudra de tels robots fricasseurs de vérité, en effet, pour parvenir à traiter lucrativement des moles de données et en extraire de l’information, de la connaissance, voire de la compréhension. N’espérons pas naïvement que des entités aussi puissantes recherchent la sagesse par ailleurs, puisqu’en général la quête de la puissance et la quête de la sagesse ne sont pas rassemblées dans l’aventure humaine, sauf dans des cas aussi exceptionnels que ceux de Salomon et de Marc Aurèle.

Puisqu’il faudra là encore des Silicon Doggies pour encadrer et servir de berger à ces données, dans l’intérêt, naturellement, de ceux qui les utiliseront comme le lait de leurs « vaches à données », n’attendons pas que la recherche de la pure et parfaite vérité anime la sélection commerciale de ces intelligences artificielles. Nos chiens de données mordront tôt ou tard leurs troupeaux. De la même façon qu’il y a des chiens policiers, nous avons aujourd’hui, avec Palantir et d’autres, des IA policières privées qui sont capables de suivre des pistes et rapporter des indices à leurs maîtres. Nous en avons qui savent mordre de multiples façons, et certaines qui seront d’un niveau supérieur et dont l’existence sera supplétive à la tentative de réaliser des datacraties. Leur slogan, en quelque sorte, sera : « Pourquoi avoir la liberté quand vous pouvez avoir la science ? » Ou mieux : « Pourquoi avoir la liberté quand on peut avoir la vérité ? » Imparable, comme une calculette.

Si la science est totale, comme nous prétendrons, nous les gens de pouvoir, en avoir le monopole puisque nous aurons un contrôle absolu sur les données, une mauvaise décision est impossible, puisque toutes les décisions seront toujours prises dans les connaissances maximales de notre science. Nous avons là l’assise d’une monarchie de droit « acadivin », ou une « techno-prêtrise » comme l’avait parfaitement anticipé Jodorowsky. Un tel monde serait innommable. Nous devons être capables d’en anticiper les signes avant-coureurs et d’en brûler les sordides drageons7, notamment par l’exercice de la loi de Tennyson, en rappelant que, dans n’importe quelle entreprise considérant qu’elle est régie par les preuves, quiconque contrôle les preuves contrôle la vérité publique, et que, évidemment, il est possible de contrôler les preuves. La seule datacratie possible devrait être subordonnée à une démocratie totale, véritable, d’un peuple informé, vacciné contre les manipulations, en particulier académiques et médiatiques et que, en ce cas, des données ouvertes partagées et, de fait, accessibles gratuitement à tous pourraient orienter les décisions publiques dès lors que tout le monde serait parfaitement conscient de ce qu’il n’y a de vérité que dans la totalité.