8.

Silicon Doggie

L’idée que l’IA soit un chien en silicium, un Silicon Doggie, est une métaphore très pratique pour guider toute réflexion sur l’intelligence artificielle, au-delà des techniques, au-delà des méthodes actuelles, la forme de l’essai renforce l’intérêt de garder un cap purement intellectuel sur le sujet de l’intelligence artificielle. Le génial communicant Simon Sinek avait déjà codifié le fait que les gens n’achètent pas ce que vous produisez, mais pourquoi vous le produisez, et que le pourquoi est beaucoup plus important que le quoi ou le comment. Or l’immense majorité des ouvrages en intelligence artificielle se concentre sur le quoi et le comment, très peu sur le pourquoi. Tout l’enjeu d’un essai sur l’intelligence artificielle et la noétisation de la société est justement de se concentrer sur le pourquoi, les différents pourquoi qui existent, d’abstraire les méthodes pour se fixer sur les usages produits et leur finalité essentielle.

On a rappelé que l’entreprise Salesforce, qui vend des logiciels de gestion de la relation client, lors de ses rassemblements réguliers, informe tous ses employés qu’elle ne se considère pas comme un acteur de l’industrie logicielle et, pour vraiment le matérialiser devant eux, présente quelqu’un déguisé en un grand nuage (pour évoquer le cloud computing), avec un panneau software barré. Une des idées derrière cette représentation est de rappeler à tous les employés que si demain une entreprise émergeait, qui s’appellerait, disons, Fée Clochette Incorporated, et que cette entreprise, par les pouvoirs magiques de la Fée Clochette, pouvait réaliser le service que Salesforce vend à ses clients, service qui l’a rendue très riche et fait qu’elle occupe aujourd’hui la plus haute tour à l’ouest du Mississippi, eh bien les clients iraient chez Fée Clochette Incorporated parce que c’est le service qui compte, et pas tant la méthode, ni les moyens. Pas tant le quoi et le comment que le pourquoi, l’usage, la finalité. Dans cet essai, je remplace donc Fée Clochette Incorporated par Silicon Doggie pour l’intelligence artificielle.

Un détour par la domestication du chien

Si l’on veut donc parfaitement comprendre l’intelligence artificielle, on peut adopter et filer la métaphore du chien ou du cheval. Suivons en cela l’histoire de la jeune musulmane Mona Rahmouni qui, en 2009, à vingt-huit ans, s’est procuré un cheval guide d’aveugle parce que ses parents ne voulaient pas avoir de chien à la maison. Au-delà de l’aspect culturel, l’autre intérêt d’un tel choix tient à ce qu’un cheval vit deux fois plus longtemps qu’un chien. Or, qu’est-ce qu’un chien guide d’aveugle, sinon un animal entraîné à procurer certains services, dont des vies humaines dépendent probablement ? La finalité de la domestication du chien est la capacité à rendre des services en tous genres. Même les races qui ne semblent pas répondre à des besoins pratiques immédiats se trouvent en rendre par leur « mignonitude » – en anglais cuteness ou en japonais kawaï. Les animaux de compagnie, qui ne sont pas sélectionnés pour délivrer un service économique immédiat, continuent à rendre des services sur le plan de la réponse hormonale de leur propriétaire, par exemple, de la sociabilité qu’ils représentent, des distractions ou du prestige qu’ils offrent, etc.

La domestication du chien, il faut le rappeler, a nécessité davantage d’intervention humaine et de sélection que la domestication des félidés, et en particulier celle du chat, qui contrairement au chien est très vraisemblablement venu de lui-même à l’Homme pour des raisons que les premières civilisations semblent rendre assez évidentes. Les civilisations naissent en effet de la production de surplus que l’on doit stocker, entre autres du blé, des têtes de bétail ou le riz en Asie – remarquons au passage que c’est parce que l’Asie a concentré ses premières civilisations sur la culture du riz que la population y a été très rapidement beaucoup plus dense qu’ailleurs, le riz offrant une quantité de kilocalories à l’hectare très supérieure à celle du blé ; c’est encore aujourd’hui la raison pour laquelle l’Inde et la Chine sont si peuplées. Dès lors que l’on a des surplus à stocker, il faut évidemment inventer une écriture pour administrer ces surplus, et les transmettre sitôt que leurs transactions saturent la mémoire humaine. Il faut également être capable de protéger ces surplus des animaux nuisibles comme les rats. Les chats viennent ainsi naturellement aux greniers parce que ces sites attirent naturellement les rats. Ce qui fait que la domestication du chat a été aussi simple.

Ajoutons le fait que les rats sont porteurs de maladies et que l’extermination des chats au Moyen Âge a été un facteur amplificateur important de la propagation de la peste noire, ce qui pouvait justifier que les chats étaient sacrés en Égypte et qu’ils ont été momifiés pendant plusieurs siècles. En 525 av. J.-C., une bataille fut livrée entre Cambyse II, roi achéménide de l’Empire perse, et le pharaon Psammétique III. Cambyse prit tous les animaux que les Égyptiens adoraient, dont des chats, et les plaça au-devant de ses troupes. Les Égyptiens cessèrent de tirer, de peur de blesser quelques-uns de ces animaux sacrés, et Cambyse pu ainsi pénétrer dans le centre de l’Égypte1.

Si les Égyptiens avaient compris l’importance continue des chats dans leur civilisation depuis le néolithique, le pape Innocent VIII (1432-1492), qui rédigea une bulle ordonnant que les sorcières et leurs chats soient brûlés vifs, l’avait vraisemblablement oublié, tout comme le tristement célèbre Grégoire IX (mort en 1241) dont les chats furent une victime collatérale de sa croisade essentiellement géopolitique contre les paysans du Stedingen, croisade prêchée dans la bulle Vox in Rama et dont la tradition durable n’a certainement pas aidé à contenir les vagues de grande peste des décennies plus tard, même si l’on ne peut pas attribuer leur émergence à cette seule mode. On fera, à travers l’Europe, de grands bûchers de chats vivants jusqu’au XVIIIe siècle avancé, et Louis XIV dansera à l’un d’eux en 1648.

Les chats viennent spontanément aux greniers parce que ces derniers attirent les rats et que les chats, par nature, ne mangent pas ce qu’ils doivent protéger, contrairement aux chiens qui, eux, sont biologiquement prédisposés à tuer ce qu’ils doivent protéger dans leur première domestication. Les chiens sélectionnés à partir du loup gris Canis lupus mangent les troupeaux, et leur première domestication est spécifiquement réalisée pour protéger les personnes et le bétail des attaques de loups, ce qui nécessite un effort d’éthologie beaucoup plus suivi, parce qu’il faut dépasser l’instinct naturel de l’animal domestiqué à tuer ce qu’il est censé protéger. Cet effort supplémentaire instaure un lien de loyauté et de fidélité entre le chien et l’Homme, lien qui n’est absolument pas nécessaire au chat dans l’accomplissement de sa mission, naturelle à son instinct et qui, dès lors, doit subir moins de transformations humaines.

L’IA, c’est un petit animal qui rend des services

Ce temps humain consacré à la domestication a de nombreuses conséquences biologiques dont nous avons eu un aperçu au chapitre précédent avec la pléiotropie antagoniste ; aujourd’hui, les chiens surdomestiqués manifestent de nombreux problèmes génétiques favorisant l’émergence de certaines maladies, de sorte que la plupart de ces chiens ne survivraient pas dans la nature. Même s’il existe encore de dangereuses communautés de chiens sauvages, ces dernières ne sélectionnent guère de phénotypes excentriques, comme celui des pugs. Or l’effort humain investi dans la domestication est très comparable à l’effort humain investi dans l’intelligence artificielle. Si nous reprenons le cas de Mona Rahmouni, il y a pour elle un intérêt économique – au-delà de l’intérêt culturel – à avoir un cheval, animal noble dans la plupart des cultures arabes, contrairement au chien – dont le seul nom est une insulte dans ces mêmes pays. Et cet intérêt tient au fait qu’un cheval vit deux fois plus longtemps qu’un chien et que le temps humain investi dans l’entraînement de ce cheval pour qu’il soit capable de rendre des services sera totalement mis en valeur dans un animal ayant la même intelligence qu’un chien, mais qui vivra plus longtemps. C’est cela, la métaphore fondamentale qui justifie le titre de ce chapitre, « Silicon Doggie », un chien en silicium. Parce que l’intelligence artificielle, c’est ça : un petit animal qui rend des services.

Aussi longtemps que les politiciens, les économistes et même les universitaires comprendront qu’il faut voir l’intelligence artificielle de cette façon, bien au-delà de ses moyens, bien au-delà du comment et du quoi, ils auront une perspective beaucoup plus claire sur les évolutions civilisationnelles de la noétisation. En réalité, puisqu’on a rappelé que l’intelligence artificielle était la machine à vapeur du XXIe siècle, et de la même façon que les évolutions d’infrastructures et la mécanisation d’abord à vapeur, ensuite à pétrole, ont eu un impact majeur dans l’émergence des idées marxistes, il y aura des philosophes du siècle noétique qui naîtront non pas de l’anticipation, mais des conséquences et plus spécialement de la conscience des conséquences de la noétisation de la société. Cette dernière doit être comprise comme la capacité à fournir des services intelligents, une nuée de créatures courantes dont la raison d’être est de procurer des services. Un chien peut apporter le journal ou mordre le facteur. Il peut également, si l’on est vicieux ou dos au mur, voire les deux comme l’Armée rouge en 1943, être utilisé pour essayer de faire sauter des chars. On envoyait des chiens qui avaient appris à prendre leur repas sous un char, munis d’une charge explosive et d’un détonateur en forme de manche vertical sur leur dos, et l’on espérait que ces chiens allassent se faire sauter sous les chars ennemis. Cette méthode, pour la petite histoire, n’a pas du tout marché2.

De nombreux animaux rendent des services, comme les faucons qui sont entraînés par différents aéroports ou polices municipales à intercepter les drones ou à dégager les pistes des oiseaux grégaires. L’entreprise néerlandaise Crowded City entraîne les corbeaux à ramasser les mégots de cigarettes en leur fournissant des mangeoires leur délivrant des graines chaque fois qu’un mégot y est placé. Certaines larves étaient utilisées pour nettoyer les plaies sous l’Empire romain, et aujourd’hui plus que jamais les marines de guerre utilisent des dauphins et des lions de mer pour détecter les mines sous-marines enfouies dans la boue. Le fait d’utiliser des animaux pour rendre des services logistiques a largement persisté même à travers la mécanisation. On se souvient que, dans l’appel du 18 juin, le général de Gaulle soulignait l’importance de la force mécanique de l’adversaire, mais on se souvient beaucoup moins que l’armée allemande continuera d’utiliser deux millions de chevaux pendant la Seconde Guerre mondiale et qu’elle était très essentiellement hippomobile, bien qu’elle fût la plus dangereusement mécanisée au début de la guerre.

Le Silicon Doggie et la scalabilité

De cette créature, le Silicon Doggie, si on peut utiliser la métaphore du chien pour la comprendre, on doit aussi percevoir qu’il existe des différences fondamentales entre elle et son animal totem, et l’une d’entre elles est ce que l’on appelle la scalabilité, c’est-à-dire la propension aux coûts marginaux décroissants, voire à ce que Jeremy Rifkin a beaucoup souligné dans ses traités d’économie : le coût marginal zéro. Le coût marginal tend vers zéro quand livrer le service n + 1 ne coûte quasiment rien par rapport au fait de produire le service n. Comme Rifkin l’a également rappelé, une société qui serait basée sur une économie du coût marginal zéro présenterait une foultitude de particularités fascinantes. Même si ce n’est pas particulièrement à l’intelligence artificielle que se référait Rifkin, certaines de ses réflexions peuvent être poursuivies dans le monde de la noétisation. Si la scalabilité se définit, en économie, comme la tendance aux coûts marginaux décroissants, en fait cette tendance, dans le monde du logiciel, peut tendre vers zéro en termes de production supplémentaire d’un service donné, même si on aura toujours besoin de serveurs pour procurer des services.

Les améliorations exceptionnelles de sociétés, en particulier de cartes graphiques comme Nvidia, dont l’évolution du cours en Bourse démontre parfaitement ce puissant dopant de l’avènement de l’intelligence artificielle, parient sur un avenir où la scalablité des services noétiques engendrera les mêmes fortunes que l’expansion du rail dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est que les performances nouvelles de l’IA apportent parfois leurs propres solutions à leurs propres problèmes, et pour autant qu’elles nécessitent de remanier profondément la structure de l’Internet (en logiciel comme en matériel), elles apportent des capacités de scalabilité nouvelles également, dans lesquelles on pourrait envisager un jour avoir des serveurs qui ne fonctionneraient pas, par exemple, en CPU mais en GPGPU3. Le résultat concret serait, pour ne pas demeurer sur le quoi et le comment, mais se diriger vers le pourquoi, que la capacité de produire de nouveaux serveurs consommant moins et fournissant plus de services, et ayant un coût en kilowatt-heure au service décroissant, ferait que même, sur le plan énergétique, la noétisation de la société aurait un coût marginal décroissant.

On peut encore ajouter qu’il existe des moyens de fusionner les dépenses énergétiques de la noétisation dans les coûts de chauffage. Un radiateur classique produit de la chaleur, forme la plus basse des qualités énergétiques. En thermodynamique, en effet, un radiateur consomme une forme d’énergie très récupérable, comme l’électricité ou le gaz prêt à être brûlé, vers la forme la moins récupérable possible qui est la chaleur. Or les serveurs informatiques font exactement la même chose, et quand on fait passer un courant électrique dans un CPU, on obtient un service noétique, c’est-à-dire les capacités de calcul de la machine, mais on obtient aussi un service domestique, qui peut être le chauffage. On voit de plus en plus converger ces deux domaines sur le plan, pour l’instant, des technologies avancées ; ce n’est pas un phénomène encore régulier dans la société, mais nous en observons déjà les signaux faibles. Certains entrepreneurs ont vendu des unités de minage de bitcoins – qui est un service noétique précis – ayant comme fonction de chauffer des maisons. Leur idée était donc de permettre en particulier à des retraités d’économiser une somme d’argent conséquente sur leur chauffage, voire de l’amortir totalement par la plus-value des bitcoins extraits.

L’IA à l’aune de la giga-économie

Un des aspects qui distingue positivement l’intelligence artificielle du cheval ou du chien est donc en définitive une qualité économique très enviable : la scalabilité. Cependant, d’autres aspects de l’intelligence artificielle ne le sont guère, au chef duquel son manque d’autonomie et son incapacité à survivre dans la nature. Mais il demeure qu’une intelligence artificielle capable de rendre service à une personne peut virtuellement rendre service à un milliard de personnes. C’est le sujet de ce que l’on appelle la giga-économie, c’est-à-dire l’économie concentrée sur la capacité à livrer des biens et services à un milliard de personnes à la fois. C’est un adage bien connu dans la Silicon Valley : « Si tu veux devenir milliardaire, fais un produit dont ont besoin un milliard de personnes. » La firme Apple, par exemple, ne travaille que selon cet angle. Elle ne fait jamais de salons et ne présente jamais au public de prototypes ou de concepts, contrairement à l’industrie automobile classique4. La raison pour laquelle Apple rejette en bloc toute idée de démontrer l’équivalent d’un concept car tient justement au fait que ce genre de prototype n’est pas un giga-produit, mais par essence un produit qui ne peut être vendu à un million ou à un milliard d’exemplaires. Trop souvent, le simple fait d’avoir présenté un concept car a un effet beaucoup plus décevant que stimulant sur les ventes, amenant le marché à contempler combien le produit de grande série est limité en performances et en beauté, dans l’ombre de l’idéal platonicien que le concept car a voulu approcher. L’art opérationnel d’Apple tient en effet à ne jamais parler d’un produit s’il ne peut être vendu à un milliard d’exemplaires dans l’année, et c’est la raison pour laquelle Cupertino vaut deux mille milliards en Bourse à l’heure où j’écris. C’est ce qu’ils ont fait pour l’iPod, l’iPhone, l’iPad, bien sûr, pour l’Apple Watch ; c’est ce qu’ils feront encore pour les Apple Glass et tous leurs produits successifs.

Si Tesla demeure très loin du milliard de voitures vendues, l’entreprise s’est fixé un objectif très comparable, et comme sa croissance est exponentielle, on peut tout à fait envisager que Tesla ait atteint un milliard de produits vendus, toutes catégories confondues, d’ici 2050. Cette giga-économie est créatrice de richesses exceptionnelles autant que de risques environnementaux évidents ; elle représente un impact civilisationnel majeur. De la même façon que la domestication des céréales et d’animaux capables de protéger les récoltes ou les troupeaux a été fondamentale pour l’évolution culturelle de l’Humanité, de même la domestication d’animaux permettant de se déplacer, comme le cheval et les mules, a eu un impact incalculable tout au long de l’histoire humaine. Cela ne devrait cesser de nous impressionner, quand on y pense, parce que le cheval aurait été domestiqué par des Proto-Indo-Européens dans les hautes plaines du nord de la mer Noire et, plus de 12 000 ans plus tard, en passant aussi par les vastes mouvements de la Horde d’or, on le revoit y affluer par millions avec l’armée allemande dans le plus grand conflit de l’histoire humaine alors que la mécanisation a eu lieu, alors que la machine à vapeur et la machine à pétrole ont été régulièrement produites à très grande échelle.

À l’âge du bronze, pour les Égyptiens, avoir un char attelé était un symbole de prestige, que l’on va retrouver sur leurs stèles funéraires ainsi que les monuments de l’époque. Et ce, jusqu’au Moyen Âge, où le chevalier en armure joue un rôle capital, aussi bien dans les affaires militaires que dans la structuration sociologique des territoires. De la même façon qu’à l’âge du bronze il fallait une société hiérarchisée, parce que la fonction d’aurige était hautement spécialisée et nécessitait d’y être entraîné toute sa vie, au Moyen Âge, trois mille ans après l’âge du bronze, un des éléments consolidateurs de la féodalité tient à ce que l’on continuera à avoir besoin d’un spécialiste du cheval, le chevalier, entraîné toute sa vie et qui, de ce fait, ne pourra pas travailler, à produire sa propre nourriture.

Si les moyens de production ont un impact majeur sur la structuration sociale, nous avons rappelé dans notre analyse marxiste de l’IA que la noétisation de la société ne fera pas exception. Mais si la capacité à domestiquer un animal rendant un service particulier a influencé le cours de l’histoire humaine sur 12 000 ans, voire plus, la capacité à domestiquer des services noétiques de plus en plus raffinés aura un impact tout aussi considérable, déjà esquissé au chapitre 2.

Concentrons-nous dès lors sur cette si puissante scalabilité. Deux millions de chevaux pour l’armée allemande maintiennent un coût marginal passablement inflexible : passé toutes les économies d’échelle engendrées par la mobilisation d’une telle horde équine, introduire un cheval supplémentaire a un coût qu’on ne peut pas réduire, même si on peut produire de l’avoine en gros, même s’il y a certains aspects dont on peut réduire les coûts quand on les produit à grande échelle, avoir une logistique hippomobile a un coût marginal essentiellement fixe. Mais une IA très entraînée et possédée par un grand groupe rendrait vraisemblablement ses services à un milliard de personnes à la fois. C’est ce que l’on voit avec l’économie de l’Internet.

L’émergence des GAFAM est largement liée au phénomène dit de l’économie d’échelle externalisée, qui est défini quand les progrès d’une autre industrie ont un impact sur la vôtre et quand il existe une saine émulation ou influence entre industries. On parle d’économie de l’agglomération ou de synergie, typique tant de la Silicon Valley que des écosystèmes industriels circulaires, par lesquels les déchets des uns sont les achats des autres, et qui sont si caractéristiques de l’économie paulienne5. L’abaissement phénoménal des coûts de production du matériel capable de fournir une puissance de calcul ou la croissance exponentielle de la densité énergétique des batteries forment des cas contemporains d’économie d’échelle externalisée, mais la noétisation, comme l’irrigation, a le potentiel de constituer la plus explosive de ces économies d’échelle, toutes époques passées confondues.

Par ailleurs, c’est précisément quand certains acteurs, comme Microsoft (qui avait quitté la Silicon Valley dans les années 1990), ont pu donner la très ferme impression de s’opposer aux synergies entre industries concurrentes ou indépendantes qu’une assignation antitrust devenait inévitable. La Standard Oil fut assignée dans le contexte de sa nuisance croissante et prédatrice envers les industries adjacentes (ce qui alla jusqu’aux industries pharmaceutiques), de même que les studios de cinéma Paramount en 1948, et donc Microsoft à la fin des années 1990, sous l’influence à la fois courageuse et intéressée d’Oracle, qui put prouver sans problème le pouvoir de nuisance que la firme de Redmond avait sur la libre concurrence dans la Silicon Valley. Aujourd’hui, Facebook est beaucoup moins attaqué, précisément parce qu’il existe depuis une sérieuse concurrence chinoise à laquelle l’État américain n’est pas disposé à offrir son plus vaste réseau en pâture. Du temps de Microsoft, les régulateurs n’auraient jamais autorisé le réseau social à racheter WhatsApp et Instagram, surtout quand Mark Zuckerberg avait déclaré – un mensonge frontal et absolu de sa part – qu’il n’intégrerait pas les données issues de ces rachats à celles collectées par Facebook – ce dont nous avons évidemment les preuves aujourd’hui qu’il le fait.

Il existe en effet des règles industrielles invariantes que l’intelligence artificielle va exprimer, mais à une échelle sans précédent dans notre histoire. Si la capacité à se positionner dans la giga-économie a fait le poids écrasant de Google, Apple, Microsoft et Facebook, on doit s’attendre à ce que ce levier d’écrasement soit encore plus grand avec la noétisation, car la capacité à concentrer beaucoup d’entraînement sur une intelligence artificielle est profondément créatrice de valeur. Et comme la loi de Metcalfe propulse et favorise les plus grands réseaux, il existera une loi d’entraînement qui favorisera, hélas, les IA recevant le plus de retours utilisateurs : si vous avez des milliards de comptes humains pour entraîner vos ressources noétiques, celles-ci vont évoluer beaucoup plus vite que la concurrence, et renforcer votre poids écrasant. Si la loi de Metcalfe donne donc que les réseaux sous certaines hypothèses valent le carré de leur nombre d’utilisateur, peut-être allons-nous atteindre une loi « cubique », par laquelle une entreprise d’IA vaudra le nombre de ses utilisateurs, entraîneurs d’IA, élevé cette fois à la puissance 3.

Une richesse créée collectivement

On peut en déceler quelques comportements avant-coureurs avec la société Pinterest qui, au départ, était la représentation graphique d’un tableau de liège sur lequel on aurait affiché les sujets qui nous intéressent. C’est une tradition très américaine que d’essayer de concentrer son esprit sur les rêves que l’on a et les choses que l’on veut faire, les activités que l’on veut pratiquer, et donc de les épingler sur un tableau de liège – comme une photo des chutes du Niagara, celle d’un atelier de poterie ou d’un vêtement que l’on souhaiterait s’acheter… La firme de San Francisco a passé cette fonctionnalité du tableau physique à l’échelle d’Internet en faisant un tableau interminable dans lequel les utilisateurs peuvent épingler ce qui les intéresse, d’où le nom : Pinterest. Cette société est cotée en Bourse et je puis même déclarer en détenir des actions au moment où j’écris, précisément parce que la valeur d’avoir des humains épingler des images « à l’esprit » (à défaut de « à la main ») est grande, et c’est une valeur que ne possède pas Google.

Pouvoir confirmer que chaque image présente sur Pinterest a été physiquement vue par un humain qui l’y a délibérément placée fait considérablement augmenter la pertinence des services rendus par cette firme. Et pourtant, Pinterest est beaucoup moins utilisé que Google et demeure en Bourse une société moins puissante, notamment du fait des conséquences de la loi de Metcalfe. Mais cette valeur ajoutée de l’entraînement humain sur leur intelligence artificielle est encore aujourd’hui sous-exploitée. Une entreprise qui serait capable de concentrer énormément d’attention humaine pour entraîner ses IA serait en position d’offrir des services considérables au monde et, en conséquence, d’en retirer des richesses à la hauteur.

On a vu au chapitre 5 notamment que nous considérons que Lincoln est très supérieur à Marx sur le plan philosophique parce qu’il amène cette idée fondamentale qu’il n’est pas aussi puissant pour les classes laborieuses de s’approprier les moyens de production, donc de les avoir, que d’être ces moyens de productions. Pinterest ne tire sa richesse que de l’Être de tous les humains réunis pour utiliser ses services. Ce qui fait qu’elle vaut des milliards en Bourse, c’est justement la richesse créée collectivement par tous ces humains qui utilisent ses services, tout en les enrichissant ce faisant. Mais nous l’avons vu encore, si les humains décidaient de former ce que l’on a appelé, au chapitre 5, un « Simorgh lincolnien », c’est-à-dire un réseau unifié par ses scénarios d’usage sur blockchain propre à être un moyen de production de par son existence même, on pourrait envisager une intelligence artificielle distribuée sur blockchain, dans laquelle les richesses seraient redistribuées et qui serait un moyen de production globalisé, mais dont les richesses créées seraient réparties dans le réseau de production.

Le monde de l’open source rêve d’une telle situation. Mais son plus grand défaut demeure son pathologique ego de groupe. Il a cette maladie sociale en effet, et l’on ne peut pas utiliser d’autres mots que « pathologie fondamentale » de privilégier le quoi et le comment sur le pourquoi et de se goberger sur les aspects techniques de la production, en négligeant l’usage, qu’il considère comme peu ou pas professionnel. Concrètement, en termes d’ergonomie, cela signifie que dans le monde de l’open source, la machine, le logiciel, se met toujours en travers de votre chemin quand vous voulez produire quelque chose, et c’est la raison pour laquelle très peu, voire aucun journaliste non spécialisé dans la technologie n’utilisera régulièrement Linux, sauf s’il ne lui est pas possible de faire autrement. Sur un produit Apple, contrairement à une distribution Linux, il n’y a que peu ou pas d’obstacles entre l’idée que vous avez d’un article à écrire et l’écriture concrète, immédiate : la technologie ne s’interpose pas entre votre projet et vous. Sur un produit Linux, il y a un maximum d’obstacles techniques entre l’idée de votre productivité et le produit que vous allez réaliser sur votre machine, sauf si vous êtes un programmeur, auquel cas la machine est surtout une fin en soi, donc vous ne comprenez pas qu’il y ait un obstacle entre vous et votre productivité, puisque votre productivité, c’est la machine, et qu’alimenter la machine en lignes de code fait déjà partie de votre raison d’être. Si vous n’êtes pas codeur et que la machine n’entre pas dans la raison d’être de votre productivité, le fait qu’elle vous rappelle en permanence sa présence, qu’elle s’interpose entre vous et votre production, est un problème majeur que toutes les communautés open source – à l’exception sans doute d’Ubuntu – n’ont quasiment jamais résolu et qui explique pourquoi, par leur propre bêtise collective, car on ne peut dire les choses autrement, elles ont permis l’émergence de sociétés qui exploitent les données des gens et qui s’en enrichissent considérablement parce qu’elles sont ergonomiques et qu’elles ne mettent aucun obstacle entre l’Homme et son projet. Le prospectiviste de l’IA Rand Hindi l’a bien exprimé : le but de l’intelligence artificielle est de nous faire disparaître la technologie (comme Fée Clochette Incorporated donc) mais, ce faisant, il n’a pas forcément anticipé qu’elle pourrait en acquérir, en quelques décennies, un monopole quasi total.

Si on supposait un réseau complètement ergonomique et dont les scénarios d’usage soient aussi souples et simples que ceux de Pinterest, on envisagerait sûrement demain, par l’open source – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle OpenAI existe –, des IA généralisées qui feraient la richesse de tout le monde et de personne en particulier. Pour l’heure, la capacité à concentrer beaucoup de connaissances humaines et beaucoup d’éditions, de corrections humaines sur une intelligence artificielle est un des facteurs clés du succès de l’industrie. Si l’on veut poursuivre notre métaphore du chien en silicium, il s’agit donc de la capacité de dressage, qui est la plus créatrice de valeur, et que l’on cherche déjà à automatiser elle aussi par l’« apprentissage non supervisé » en IA.

La raison en effet pour laquelle un cheval ou un chien d’aveugle peut valoir aussi cher – jusqu’à 60 000 dollars tout de même –, c’est que la valeur de ce cheval ou de ce chien tient au nombre d’hommes-heures qu’il a mobilisés, hommes-heures de dresseurs très qualifiés, par ailleurs, qui vont facturer leurs temps au minimum un dollar et demi la minute, soit naturellement davantage qu’un chauffeur de taxi. Si vous avez dû investir trois cents heures dans le dressage d’un chien – ce qui n’est jamais que dix semaines de travail –, vous avez déjà un animal qui coûtera 30 000 dollars. Le problème est qu’on ne peut pas avoir d’université pour un chien. On ne peut pas entraîner quarante chiens à la fois : scalabilité derechef, que l’on retrouve aussi bien dans le fait de délivrer le service que dans le fait de l’entraîner et de l’améliorer. L’intelligence artificielle possède donc cette scalabilité en amont comme en aval : on peut entraîner un milliard d’IA avec la même personne, et la même IA peut fournir un service à un milliard de personnes. Avec un chien et un cheval, non.

Ce qui fait le prix d’un chien ou d’un cheval d’aveugle, ce sont donc les hommes-heures qu’il a mobilisés. Ce qui fait qu’aujourd’hui les athlètes électroniques sont si grassement rémunérés quand ils gagnent des compétitions, par exemple de League of Legends, et sont recrutés ensuite par Tesla, Apple ou Facebook, c’est que ces gens-là sont d’excellents entraîneurs d’IA et que si nous poursuivons notre comparaison entre elle et un chien en silicium, ces athlètes sont capables d’entraîner un milliard de chiens à la fois, ce qui les rend d’autant plus précieux.

Dès lors que la métaphore du chien ou du cheval est suffisamment ancrée dans notre analyse, on peut introduire une autre notion qui semble ésotérique à première vue, mais demeure réellement d’une grande simplicité : le rapport A/I.

Le rapport A/I

Le rapport A sur I en intelligence artificielle désigne la quantité d’intelligence artificielle (A) que l’on obtient par rapport à la quantité d’intelligence humaine (I) mobilisée. On aurait pu tout autant l’appeler A sur H (pour « Humain »), mais c’eût été moins général dans le sens où l’on peut entraîner une IA avec bien d’autres maîtres que des humains. On aurait pu l’appeler plus généralement A sur N, pour artificiel sur naturel. On a vu que, pour un chien d’aveugle, ce rapport est mauvais : l’animal entraîné peut au maximum reconnaître un feu tricolore, indiquer à son maître quand il doit traverser – ce qui est très subtil quand on considère que les chiens sont quasiment daltoniens comparés à nous –, mais cela a nécessité plus de trois cents heures de dressage hautement spécialisé. Le rapport A sur I pour le chien est donc relativement mauvais : produire cette intelligence a coûté un nombre d’heures humaines incompressible.

Pour l’intelligence artificielle, ce rapport est plus essentiel encore, puisqu’il nous permet d’évaluer les capacités d’autonomie d’une machine et celles qu’elle a de générer des intelligences par elle-même, d’apprendre, voire de créer seule. Le rapport A sur I est aussi simple à comprendre que le rapport qualité/prix. Concernant la question « Quelle qualité pour quel prix ? », vous remplacez « qualité » par « intelligence de la machine » et « prix » par « quantité de travail noétique humain », et vous comprenez définitivement le rapport A sur I, d’autant plus que l’intelligence autonome, l’initiative sont les plus hautes qualités possibles de l’IA.

Il ne s’agit pas tant d’avoir une machine qui peut exhiber des résultats incroyables, ce qui est déjà une quête en soi sur le plan industriel, que d’avoir des machines capables de mieux nous comprendre, de mieux reconnaître le langage naturel humain, mais le problème tient également au coût d’attention humaine qu’exige un tel développement. On le voit aujourd’hui avec les Captcha6, qui sont formés pour distinguer automatiquement les machines des humains : ils étaient donc ce que l’on appelle un test de Turing, dont la définition stricte est une série de questions à poser à une entité pour déterminer si elle est ou non une machine7. Ces tests s’améliorent année après année, puisque les machines affinent constamment leur capacité à répondre aux questions qui semblent avoir été posées par des humains : un chatbot (robot de conversation) aurait impressionné quelqu’un vingt ou trente ans plus tôt, mais ne saurait plus nous surprendre aujourd’hui, puisque pris en défaut après quelques questions naturelles seulement.

Au départ, les Captcha tenaient à reconnaître des lettres déformées au hasard. On représentait, disons, XB1293, non en caractères d’imprimerie exacts, mais distordus pour qu’une machine ne pût les identifier facilement. Cette forme d’identification humaine était suffisante pour distinguer les machines des hommes, mais depuis, notamment en reconnaissance de la haute valeur marchande de l’attention humaine (nous vivons en effet dans une « économie de l’attention »), les Captcha sont devenus des opportunités précieuses d’entraîner les machines. J’ai rappelé, dans L’Âge de la connaissance, que Luis von Ahn, autrefois chercheur à l’université Carnegie-Mellon, avait créé une société appelée reCaptcha, qui remplaçait les caractères aléatoires par des mots ; chaque fois qu’un humain recopiait un de ses reCaptcha sur lequel était écrit disons « citron, château », un des deux mots représentait une image que Google Books n’était pas parvenu à identifier, et chaque fois que l’on remplissait un de ces tests, on numérisait donc gratuitement un mot pour Google et l’on entraînait son intelligence artificielle générale. Déjà à l’époque on saisissait des centaines de millions de ces codes tous les jours dans le monde. Aujourd’hui, l’heure est à la reconnaissance de signalisation routière. Il vous est demandé, sur une photographie quadrillée, de cliquer sur les cases qui contiennent un feu rouge ou un escalier. Entre le reCaptcha initial et ce Captcha 3.0, il y a eu évidemment la reconnaissance des numéros de rue, mais demain cette identification pourrait aller beaucoup plus loin : reconnaître le look des passants, leur catégorie socioprofessionnelle, leurs émotions, etc.

Algorithmes évolutionnaires

Nous avons actuellement des canaux très primitifs pour permettre à des IA détenues par les grands groupes d’être entraînées par le contact humain de masse, mobilisant des millions de micro-corrections chaque jour. Ces canaux vont prendre une ampleur considérable au XXIe siècle, car ils représentent un investissement très juteux. Les commandes vocales, que ce soit Siri pour Apple ou Alexa pour Amazon et toutes les autres solutions déployées par Microsoft, Google, etc., sont dès maintenant en train d’augmenter la surface d’interaction entre la machine apprenante et l’Homme. Une automobile Tesla, quand on la conduit, note déjà beaucoup de nos habitudes et est capable de s’y adapter. Cette coévolution de la machine apprenante et de l’Humain s’accélère profondément, en qualité et en quantité. Dans le film d’anticipation Her, il suffit d’une onomatopée d’hésitation à la question « Que pensez-vous de votre mère ? » pour calibrer l’intelligence artificielle d’un ordinateur de bureau aux préférences de l’utilisateur et, d’une certaine manière, ce n’est pas réellement exagéré : intellectuellement, les IA tendent à digérer plus de nous et à se nourrir plus souvent de nous. Or la machine apprenante peut produire 1 000 milliards (un millihaddock) de corrections par seconde – demain beaucoup plus –, ce qui n’est pas le cas du chien.

Cependant, si on analysait le comportement fondamental d’un chien, on arguerait que son cerveau est également capable de produire un très grand nombre de corrections à la journée. Si on divisait ensuite ce nombre par les secondes dans une journée, le résultat resterait tout à fait impressionnant. Aujourd’hui, nous ne savons toujours pas reproduire l’intelligence encapsulée dans la rétine et le cortex extrastrié d’un chien, sa capacité de reconnaissance de formes notamment. Je ne parle même pas de ses capacités d’olfaction, ou des aptitudes motrices (suivre une piste, indiquer une valise piégée, etc.). La force de la technologie en général, et de l’IA en particulier, demeure, outre sa scalabilité en amont et en aval, cette capacité à établir des acquis sans retour. Une fois qu’une compétence est acquise par la technologie, il est devenu très improbable qu’elle la perde. Une fois qu’une technologie est atteinte dans l’Humanité, il est très improbable qu’elle disparaisse, même s’il y a, bien sûr, quelques précédents historiques marquants de ce fait.

Dans un monde ultra-connecté en route vers les onze milliards d’individus, la probabilité qu’une compétence disparaisse totalement tend vers zéro, même si la probabilité qu’une technologie connue soit ignorée dans la situation où elle aurait pu servir ne fait, elle, qu’augmenter.

Certes, on rit aujourd’hui (ou déjà plus, d’ailleurs) de ces robots humanoïdes de la firme Boston Dynamics, mais leur progression ne peut que nous interpeller. Ils avaient d’abord du mal à se tenir debout, maintenant ils savent faire un salto arrière sans problème, et on sait que chaque fois qu’une compétence leur est acquise, on ne reviendra plus en arrière. Ce chien en silicium se nourrit d’interactions humaines et coévolue avec l’Humanité pour apprendre d’elle et être capable d’imiter ses fonctions. Les champions du rapport A sur I sont ces catégories d’algorithmes que l’on appelle évolutionnaires. Le professeur Pierre Collet, de l’université Strasbourg, les a notamment décrits comme « révolutionnaires sans en avoir l’air », puisque si on enlève la lettre R à révolutionnaire, on obtient « évolutionnaire ». Il est tout à fait correct de dire qu’ils forment une révolution non pas intellectuelle, puisque cela fait plus de cinquante ans que nous en connaissons les procédés, mais leur mise à disposition du public, à très grande échelle, va provoquer des révolutions de masse et des économies d’échelle externalisée. Leurs cousins les algorithmes génétiques, qui fonctionnent sur un principe solidement similaire, sont capables d’un rapport A sur I extraordinaire, sans doute le plus élevé au monde. Ils peuvent innover, inventer et même déposer des brevets. Ils sont capables de résoudre des problèmes qu’aucun humain n’a su résoudre avant eux, de poser l’esprit – si tant est que l’on puisse utiliser le terme « esprit » – là où aucun humain ne l’a posé avant eux, ce qui n’est pas sans conséquences économiques et industrielles majeures.

D’abord sur le marché de la production de connaissances, puisqu’on pourrait commencer à développer des troupeaux d’IA que l’on garderait comme du bétail sur silicium et dont la productivité ne serait plus du lait, de la laine, du cuir ou de la viande, mais de la connaissance, des brevets, des créations artistiques. Ces cheptels de Silicon Doggies résoudraient des problèmes comme améliorer la valve d’une prothèse cardiaque, alléger l’aile d’un avion, mieux dessaler l’eau de mer, transporter du fret aérien à bas coût, toutes solutions qui vaudraient sans doute des milliards et seraient le lait de ce nouveau bétail digital, un lait bien plus valable, bien sûr, que celui des premières cultures agro-pastorales et plus transformable encore en des fromages de connaissance milliardaires eux aussi. Il ne serait pas aussi fongible que l’émulsion à laquelle nous sommes habitués, puisque après tout, quand on verse deux seaux de lait dans un plus grand, ces deux volumes sont indiscernables, ce qui ne serait pas le cas avec des connaissances produites par des troupeaux d’intelligences artificielles. Quant à l’interfécondité de ces divers cheptels, elle représenterait un sujet fascinant : on échange aujourd’hui des « cryptokitties » sur blockchain (certains se négociant pour des centaines de milliers de dollars) et les extraits génétiques des meilleures laitières noétiques se négocieraient, quand un génie en aura conçu un marché ad hoc, pour au moins mille fois plus.

Les algorithmes génétiques sont aussi capables de suggérer des médicaments. Par exemple, le biologiste Carl Djerassi, un des pères de la pilule anti-progestative, avait, dans les années 1960, théorisé l’intelligence artificielle Dendral (algorithme dendritique) capable de suggérer de nouveaux principes actifs en pharmaceutique. Quand on sait que la mise sur le marché d’une nouvelle molécule coûte autour d’un milliard de dollars (minimum) à un laboratoire, l’aptitude à élever des intelligences artificielles capables de nous en suggérer de nouvelles et de court-circuiter beaucoup des étapes les plus coûteuses du développement pharmaceutique vaudrait énormément d’argent. Et c’est là qu’il faut poursuivre la métaphore du Silicon Doggie, que l’on retrouve très bien dans certains travaux d’anticipation, et même dans quelque excellente bande dessinée franco-belge. L’auteur de la série Cubitus, Luc Dupanloup alias Dupa, était un grand fan tant de neurosciences que d’informatique et s’intéressait de très près au succès de la Silicon Valley ; dans l’un des épisodes parus en 1986, il avait conçu l’idée d’une petite machine pyramidale sur chenilles qu’il avait appelée Victor ; la petite machine attachante était déjà capable de produire tout un tas de services documentaires et, en sus, loyauté et amitié. L’anticipation de l’auteur de Cubitus est suffisamment sérieuse pour qu’il ait imaginé que ce petit robot intelligent fût capable d’initiative et d’autonomie. Quand Victor est mis hors tension, Cubitus le place sous un globe de verre auquel il attache l’étiquette : « En cas de cafard, briser la glace. » Est ainsi illustrée l’idée que ces machines pourraient rendre davantage de services que ceux purement informatiques, et que les non-informaticiens, comme Steve Jobs en son temps, auraient beaucoup plus à dire sur leurs scénarios d’utilisation. Guérir la dépression, rendre à quelqu’un sa bonne humeur – ce qui n’est pas censé être un service machine, même si les jeux vidéo occupent un segment qui est tout à fait proche de cela – inaugure la robotique de compagnie.

Le pouvoir désarmant de la mignonitude

Ce qu’avaient anticipé Dupa et, naturellement, plein d’autres auteurs, c’était l’idée que l’on pût devenir l’ami sincère d’une machine, comme on le voit déjà avec la façon attachante dont certains consommateurs parlent à leur petit robot aspirateur. Cette idée du Silicon Doggie, nous la retrouvons dans l’interaction entre Cubitus, chien de fiction tout à fait intelligent et raffiné, bipède et polymathe, et Victor, dont le non-informaticien a voulu souligner avant toute chose la nature attachante, une fonction machine trop longtemps méprisée par les ingénieurs. Ce chien – meilleur ami de l’Homme, dit le proverbe – se fait un ami-machine. Or l’amitié et la compagnie comme services sont des fonctions que les roboticiens et créateurs d’intelligences artificielles modernes sont déterminés à développer et, on le sait, la capacité à rendre leurs produits mignons est essentielle. Un petit robot qui sert des snacks a fait le tour du Web parce que, quand on ne prenait pas un des plats qu’il présentait sur son plateau, son écran représentait des yeux qui pleuraient pour susciter l’empathie. C’est là un des fruits de la coévolution de l’Humain et du robot. De la même façon que la coévolution entre les chiens domestiqués et l’Homme produit les mêmes résultats.

Les Soviétiques avaient réalisé une expérience de domestication du renard et s’étaient rendu compte que plus l’animal était domestiqué, plus il conservait des traits « mignons » à l’âge adulte. Son museau se raccourcissait, son front s’élargissait, le rapport de ses yeux à sa tête se modifiait également, et l’on sait depuis qu’un animal domestiqué a tendance à rester mignon dans tout son âge adulte. Les chats ronronnent à l’âge adulte, mais certainement pas les lions. En fait, nous savons pourquoi. La survie d’un animal domestiqué dépend de la présence humaine, de l’attention qui garantit que si l’animal est blessé ou malade, il sera mieux soigné. L’attention humaine reçue donne donc à l’animal moins de chances de tomber seul sur un prédateur, et lui garantit moins de stress d’une façon générale et davantage de nourriture. Génération après génération, un animal domestiqué sera sélectionné dès la portée sur sa mignonitude. Ce qui explique pourquoi, d’ailleurs, les bébés humains aussi sont mignons.

Les humains étant des bipèdes donc aux hanches étroites mais en même temps au cerveau très développé, ils n’ont qu’une seule solution biologique possible, qui est de donner naissance à des cerveaux non finis. C’est la raison pour laquelle la boîte crânienne continue à croître durant toute l’adolescence chez les humains, parce que le cerveau livré à la naissance est très petit par rapport au cerveau et à la boîte crânienne adultes. C’est encore la raison pour laquelle la boîte crânienne des bébés est aussi souple et malléable et qu’elle a une fontanelle. En conséquence, les humains, de toutes les espèces connues sur Terre, sont les organismes ayant les juvéniles qui demeurent vulnérables le plus longtemps, devant les baleines bleues, qui sont pourtant à notre connaissance les plus grands animaux à avoir jamais existé sur Terre (dinosaures inclus). Or cette vulnérabilité est une conséquence nécessaire du fait de ne pouvoir livrer qu’un cerveau non fini à la naissance. Nous avons des hanches étroites parce que nous devons être capables de courir longtemps pour échapper à nos prédateurs et de chasser nos proies à l’épuisement, ce qui nécessairement nous empêche d’avoir une boîte crânienne énorme à la naissance, car elle ne passerait pas nos ilions lors de l’accouchement.

Un facteur de coévolution qui permet au genre humain de survivre est bien la mignonitude des nouveau-nés, qui leur garantit un maximum d’attention et de plus grandes chances de survie dans leur vulnérabilité accumulée. Nous voyons maintenant l’IA développer des aspects similaires. La raison pour laquelle Apple vaut autant d’argent tient à ce que Cupertino est le leader mondial dans la compétence de rendre la technologie mignonne. Pour vous en convaincre, souvenez-vous qu’Apple parvient à vendre plus de montres que toute la Confédération helvétique à l’année, record impressionnant quand on sait que la Confédération était le premier exportateur de montres au monde, avant elle. Apple nous fait adopter des montres connectées par centaines de millions (pas loin de deux cents millions de ventes en 2021), et cela en plein âge de l’espionnage à outrance et que l’on sait, depuis les révélations d’Edward Snowden, que la NSA surveille absolument tout ce qu’elle est en mesure de surveiller, sans se préoccuper aucunement de l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme8. Malgré ça, Apple parvient à nous vendre des montres ayant accès à notre rythme cardiaque, à nos rendez-vous, à tout un tas d’autres données inférables, à valeur financière pour des compagnies d’assurances entre autres, en particulier dans le secteur médical. C’est cela, le pouvoir désarmant de la mignonitude.

Aussi, Apple consacre des milliards de dollars cumulés au design dans cette curieuse course aux armements de la mignonitude et, en effet, année après année, ses concurrents se trouvent loin derrière elle en la matière. Personne ne vend de produits technologiques à la fois aussi mignons et puissants qu’elle, ce qui lui avait été reproché par une foule d’informaticiens bas de plafond, en particulier dans la communauté de l’open source pour qui la mignonitude n’était au choix qu’une faiblesse ou une vulgarité. Les bons technologistes, au contraire, savent que la mignonitude est une considérable force douce qu’il faut savoir cultiver assidûment, au point que même les concepteurs de fusils d’assaut s’y sont parfois attelés. Certaines armes à feu avaient en effet été conçues dans le but d’apparaître quelque peu mignonnes pour que les soldats s’en occupent davantage. On sait que les fantassins sont entraînés à dormir avec leur arme, parfois à se doucher avec elle pour la nettoyer, comme dans certaines armées du Commonwealth. Si la capacité à produire une machine-outil mignonne n’est pas triviale dans le monde industriel, cette question d’ergonomie, bien que subtile, est assez universelle pour s’immiscer jusque dans les affaires militaires.

Silicon Doggie, cette métaphore générale de l’intelligence artificielle comme un petit animal capable de réaliser des services et qui est entraînée par des humains, est le phare intellectuel le plus clair pour déterminer un cap économique, philosophique et politique dans la compréhension de la noétisation de masse, en s’abstrayant des contingences technologiques. Le deep learning et toutes ces choses à la mode passagère ne sont que ce qu’on appelle en marketing du rebranding9 de compétences antérieures. Il y a beaucoup de plaisanteries pour le souligner sur Internet, en particulier celle – célèbre – qui expose au mur une image intitulée « Statistiques » mais que personne ne vient admirer, puis qui, la présentant dans un très beau cadre sur lequel est marqué « Deep learning », voit la foule se presser autour de lui. Mais il ne faut pas mépriser le rebranding pour autant : il est un phénomène naturel dans l’investissement et la Silicon Valley en général. Cette capacité intelligente à présenter une technologie existante sous un autre angle est tout à fait sérieuse en industrie, et ceux qui la méprisent sont, par leur ignorance, d’invétérés tueurs d’emplois. Sur le plan scientifique toutefois, il ne faut guère se laisser intimider par les jargons mortels que l’on utilise pour décrire l’IA.

Des services de plus en plus riches en valeur

Si l’on s’abstrait de toutes les contingences éphémères de l’IA pour garder l’idée que la noétisation de la société procède avant toute chose de la capacité à produire des services intelligents scalables en amont comme en aval, on peut imaginer ce petit chien surintelligent qui serait capable de nous procurer des services bien plus élaborés que celui d’aller chercher le journal ou mordre le facteur : par exemple, de nous fournir, comme on l’a vu au début de cet essai, une sorte de conciergerie permanente et totale évoluant vers des formes de conseil plus complètes, comme l’assistance médicale, juridique, financière, psychologique, voire spirituelle, et que la valeur ajoutée de cette assistance soit, sur le plan qualitatif, de plus en plus subtile et de plus en plus créatrice de valeur.

Cette métaphore posée à nouveau, on doit se demander ce qu’est exactement réaliser des services de plus en plus riches en valeur. La capacité à définir cette valeur, et surtout à définir un atome de valeur, nous permet de décrypter les progressions possibles de l’IA dans un niveau de détail plus exquis. L’échelle de l’atome, d’un point de vue physique, c’est le nanomètre (c’est-à-dire un milliardième de mètre, soit 10-9 m). Plus précisément, l’atomique tient au dixième de nanomètre, c’est-à-dire l’angström (10-10 m). On peut métaphoriquement définir l’angström de tâches comme la capacité – la plus minimaliste pour un ordinateur – d’afficher un 0 ou 1. Un angström de tâches, c’est un interrupteur programmable, qui est une représentation très claire d’un semi-conducteur, d’un transistor. Un très grand nombre de ces atomes vont ensuite percoler pour donner un térabit, soit mille milliards de ces atomes, ce qui n’est pas beaucoup sur le plan chimique, mais l’est cependant sur le plan informatique. Si l’on continue à se référer au plan chimique, l’informatique n’a pas atteint encore cette quantité – triviale en chimie – qu’est la mole ou le nombre d’Avogadro, soit à peu près 6,22 fois 1023 atomes. On est encore très loin d’avoir des moles de transistors mobilisables, et il n’y a vraisemblablement pas plus de dix à cent moles de synapses humaines sur toute la planète Terre elle-même.

Si nous n’y sommes pas encore, rien n’interdit toutefois de s’y projeter, et peut-être que c’est cela une des résolutions ou un des facteurs clés de succès des IA unovigintaines10 ? Si l’un des facteurs clés de succès pour les écrans ou les capteurs photographiques est la résolution en mégapixels, probablement que, dans le courant du XXIe siècle, on parlera de moles de pixels d’intelligence définis comme 0 ou 1 pour commencer.

En faisant percoler ces tâches, depuis l’échelle de notre angström de tâche défini comme la capacité à écrire un 0 ou un 1 (il faut donc 10 milliards d’angströms pour constituer une tâche) jusqu’à l’échelle d’une tératâche (mille milliards de tâches), qui serait constituée de dix mille milliards de milliards d’angström, soit dix mille milliards de milliards de 0 et de 1 reprogrammables, quel espace de services pourrions-nous ainsi obtenir ? Que serait une tératâche adressée à un Silicon Doggie de bonne facture ? Par exemple : « Propose-moi trois solutions aux déchets nucléaires. Vas-y, je te laisse, je pars en vacances et, à mon retour, il faut que tu m’aies proposé trois bonnes solutions dans un langage très simple à comprendre pour moi et, évidemment en respectant le “TL : DR”11. » On dira à Silicon Doggie : « Trouve-moi des solutions réalisables immédiatement, qui ne coûtent pas plus que tel niveau d’énergie, voire qui en rapportent… » Et on peut continuer comme ça à l’infini. Voilà ce que serait une tératâche, un monument structuré de sous-tâches très complexes dont la valeur est extraordinaire.

Exactement comme des atomes constituent des molécules, qui elles-mêmes constituent des organites, qui à leur tour constituent des cellules, puis des tissus qui constituent des organes, des appareils d’organes, qui constituent un corps, lequel va ensuite s’assembler en groupes, sociétés et civilisations, les tâches peuvent être organisées dans la même échelle de complexité et bien plus encore. On parviendrait vraiment à concevoir des civilisations de tâches produites par les Silicon Doggies. In fine, de la même façon qu’une civilisation sécrète des merveilles tangibles et intangibles, comme les pyramides, L’Esprit des lois, l’Habeas corpus, la Magna Carta ou la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, un élevage de Silicon Doggies réussirait à sécréter des merveilles noétiques qui le dépasseraient, à plus forte raison si son rapport A/I est élevé et qu’il exhibe une forte créativité émergente.

On estimerait alors que l’Humanité aurait domestiqué non plus céréales et bétail, mais l’intelligence elle-même, et qu’elle pourrait ainsi interroger ses élevages d’intelligences sur des tâches considérables. Nous pourrions demander : « Silicon Doggie, conçois-moi une ville dans laquelle les habitants jouiraient de tel ou tel confort, sans embouteillages naturellement, où la mobilité ne serait plus un problème, sans pollution atmosphérique ou acoustique, où l’énergie également serait abondante. Nourris-toi de tous ces problèmes et résous-les d’une façon élégante, tous ensemble, en pratiquant une des méthodes de la nature qui est de fournir une seule solution pour plusieurs problèmes à la fois. » Si nous avons actuellement des intelligences artificielles capables d’optimiser des plans-masses de bâtiments selon certains critères, comme l’évacuation ou l’exposition à la lumière, demain une culture de Silicon Doggies convenablement entretenue, comme un fabuleux levain sur serveur, nous sécréterait bien mieux que nos meilleures levures ; nous transposerions sur elle les mêmes préoccupations qu’un zymologue.

Le zymologue, en effet, est un spécialiste des fermentations et la zymologie est très loin de nous avoir livré tous ses secrets, quand on découvre aujourd’hui que des architectes comme Peter Trimble ou Magnus Larsson sont capables de produire des géopolymères à partir de la bactérie Bacillus pasteurii, d’urine et de sable ; ils sont ainsi capables de solidifier du sable en y incubant un ferment et de l’urine. Les zymologues étudient le quoi, le comment et rarement le pourquoi des services que les différentes fermentations biologiques sont capables de rendre et qui ont d’ailleurs créé des milliards en valeurs économiques cumulées, des bières aux pains en passant par les vins, yaourts, fromages, etc. Autant de filières encore considérables aujourd’hui et qui ont pu définir les civilisations mêmes.

Eh bien, nous pourrions ainsi avoir des zymologues de l’intelligence qui étudieraient cette fermentation intellectuelle produite par nos cultures de Silicon Doggies, non plus dans leur boîte de Petri, mais réparties sur nos serveurs. Cette fermentation noétique produirait des sécrétions de plus en plus valables et raffinées, dont la valeur économique et culturelle serait encore supérieure aux sécrétions des levures et des ferments lactiques, ce qui laisserait augurer d’un développement économique mondial sans précédent, qui s’avérerait probablement être un facteur de paix. Sans verser dans l’utopisme, on peut envisager que les échanges de connaissances étant produits immédiatement dans une culture de Silicon Doggies en machine feraient faire des bonds tout à fait exponentiels à la connaissance humaine, et c’est précisément l’esprit de la Charte de l’Unesco : les échanges de savoirs et de cultures constituent un facteur de paix tangible dans les relations internationales.

Ce qui prenait plus de deux mille ans à l’âge du bronze à des populations d’humains devient immédiatement disponible grâce à l’IA. De tels échanges de connaissances et la capacité à produire des sécrétions intellectuelles à aussi grande échelle vont permettre dès lors de demander : « Silicon Doggie, trouve-moi un nouveau moyen de propulsion pour mes fusées, de sorte que je puisse aller sur Mars en une demi-journée. » Ce qui est très loin d’être atteint aujourd’hui, mais qui pourrait l’être demain. De la même façon que l’on va aujourd’hui sans aucun problème de Paris à New York en une demi-journée, alors que cela a été considéré comme totalement impossible par les aïeux de nos aïeux, aller sur Mars en douze heures est une compétence dont les descendants de nos descendants jouiront certainement, s’ils ont suffisamment domestiqué cette intelligence et cette capacité à faire percoler les atomes de tâches en tératâches et encore bien au-delà, de sorte que l’intelligence soit aussi courante que l’irrigation, comme nous l’avons vu dans les premiers chapitres. Voilà où peuvent nous mener toutes les réflexions concernant la simple métaphore que l’IA est un petit animal capable de rendre des services, en perpétuelle évolution et capables d’interopérabilité. Si l’on considère justement ce dernier paramètre, c’est-à-dire leur capacité à dialoguer entre eux – les chiens ne font pas de civilisation, mais les Silicon Doggies si –, lorsque l’on considère la scalabilité en amont et en aval de ces services, se dévoilent à nous des perspectives vertigineuses et une profonde raison d’être à l’intelligence artificielle. Un fascinant pourquoi qui est la seule question sur laquelle devraient se concentrer les politiciens, les économistes et les humains en général, plutôt que sur le quoi et le comment des technologies éphémères qui font l’une ou l’autre mode.