Lara n’avait pas attendu très longtemps après sa rencontre inopinée avec le policier pour lui téléphoner. Ils s’étaient donné rendez-vous le samedi suivant au jardin botanique et elle avait dû s’avouer qu’elle se réjouissait de le revoir. Il ne lui restait que de vagues flashes de lui du jour du drame, où beaucoup de détails lui avaient échappé. Elle se souvenait beaucoup plus de la profondeur de son regard au moment où elle l’avait quitté.
Cet après-midi-là, il ne fut pas question de parler de l’accident de Philippe et, celui qui se prénommait Frank, avait su détendre l’atmosphère très rapidement en lui faisant visiter les lieux ; ce qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de faire depuis toutes ces années où elle vivait à Rennes. Elle s’était alors laissé guider comme une vraie touriste.
Ce premier rendez-vous fut suivi d’autres sorties et d’autres rencontres. En quelques semaines, une belle complicité était née entre eux. Lara avait, dès le début, informé son ami de l’existence de Régis sans s’étaler sur la nature de leur relation et celui-ci n’avait pas posé de questions indiscrètes. Le policier était passionné par son métier et Lara découvrait, au fil de ses récits captivants et parfois angoissants, tout un monde que beaucoup de gens ne soupçonnent pas, quand ils dorment paisiblement sur leurs deux oreilles. Un jour, alors qu’il évoquait un épisode de son adolescence, elle lui avait demandé :
– Et tes parents, tu les vois souvent ? Tu ne m’en parles jamais et tu ne m’as jamais dit si tu avais des frères et sœurs.
– Je ne sais pas, avait répondu Frank.
– Tu dis ça pour plaisanter ?
– Non, je ne sais pas combien j’en ai, parce que je n’ai pas été élevé par mes parents. J’ai été abandonné peu après ma naissance. Ma mère avait dix-sept ans quand elle m’a eu et elle avait déjà un enfant. Elle n’était pas en capacité de m’élever.
– Tu n’es pas obligé d’en parler, reprit la jeune femme, pour ne pas l’embarrasser.
– Ce n’est pas un problème. Juste que je n’ai pas beaucoup d’éléments à te donner. Je sais que j’ai un frère aîné qui a un an de plus que moi, mais c’est tout.
– Et tu as déjà cherché à savoir qui est ta mère ?
– Oui, à ma majorité j’ai pu consulter mon dossier et je suis allé la voir, il y a quelques années à Tourcoing où elle habite depuis toujours.
– Et comment s’est passé votre rencontre ?
– Je l’ai d’abord eue au téléphone et elle a accepté de me voir. Mais il ne s’est rien passé entre nous ; aucun déclic, que ce soit de son côté ou du mien. J’ai eu en face de moi une femme très marquée physiquement par le temps et une vie de galère. Elle m’a serré la main pour me dire bonjour. On a discuté un moment et, quand on s’est quittés, elle n’a même pas cherché à m’embrasser.
– Et toi, tu en aurais eu envie ?
– Oui, je crois. Au moins une fois. C’est tout de même la femme qui m’a donné la vie. Mais c’est ainsi. Je ne peux pas lui en vouloir. Je suis retourné la voir deux fois par la suite, mais nous n’avions rien à nous dire. Elle vit avec un homme alcoolique et elle n’a plus de nouvelles de son premier fils qui lui a aussi été retiré peu après mon départ. En tous les cas, c’est ce qu’elle m’a dit.
– Tu as réussi à lui pardonner de t’avoir abandonné ?
– Je n’avais rien à lui pardonner, parce que j’ai compris sa situation de l’époque et parce qu’en soi, le mot pardon n’a pas de sens.
– Si, on pardonne à quelqu’un qui nous a fait du mal si on l’aime ou si on veut passer à autre chose, tenta d’argumenter la jeune femme.
– Alors, cela signifie que ta douleur ou ta rancœur est encore présente.
– Si tu dis « je te pardonne de m’avoir abandonné » ou « je te pardonne de m’avoir fait souffrir » tu te poses en juge, en sous-entendant, « tu m’as fait du mal, mais je suis bon prince et je t’absous et tu dois m’être reconnaissant pour ma générosité». Par contre, si tu cherches à comprendre la personne, son histoire et ce qui a motivé son comportement ou ses actions, tu n’as pas besoin de pardonner, parce que la compréhension apaise ta souffrance jusqu’à, parfois même, la faire disparaître.
– Oui, je vois ce que tu veux dire. En fait, il ne s’agit pas d’excuser ou d’absoudre, ni d’oublier, parce qu’en soi on oublie jamais ; il s’agit de comprendre pour s’affranchir du jugement et se focaliser sur le sens ; que ce soit pour l’autre ou pour soi-même. C’est ça ?
– Oui, exactement. Mais aussi, pour comprendre ce qui s’est joué et ce que cela a apporté à chacun. On n’a pas nécessairement besoin de s’interroger pour connaître les bénéfices de l’expérience pour l’autre personne ; elle doit se débrouiller avec son histoire. Il s’agit de soi, en transformant le vécu en expérience et ça tu y arrives avec l’âge, avec la réflexion. Je me souviens, qu’enfant, j’ai souvent pleuré d’avoir été trimbalé d’un endroit à un autre, comme une marchandise qu’on déplace selon le bon vouloir d’un juge ou d’une assistante sociale, mais j’ai compris aussi, avec les années, que cela m’a permis de m’affirmer et de trouver la force de me défendre pour ma liberté.
– Je comprends, mais ce n’est pas tout un chacun qui y arrive. Ce n’est pas donné à tout le monde de voir les bons côté des mauvaises expériences. Parce qu’en générale on reste dans la colère ou la rancœur.
– Je sais, mais je n’ai rien d’un saint homme ; je me suis juste posé des questions, comme le font d’autres que moi.
– Et ton père, tu le connais ?
– Non, j’ai demandé son nom à ma mère, mais elle n’a pas pu me dire qui il était.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle ne le savait pas. Elle l’avait rencontré à un bal où ils avaient pas mal bu et ils avaient couché ensemble dans la voiture d’un copain et par la suite, ils ne s’étaient plus revus. Je sais juste qu’il était militaire dans l’armée de l’air et qu’il était plus âgé qu’elle. C’est peut-être pour cette raison que j’ai toujours été attiré par les métiers où l’on porte un uniforme bleu, ajouta-t-il en riant. Elle m’a dit pourtant que j’avais ses yeux et que c’était ce qui l’avait séduite.
– Je confirme, moi aussi ils m’ont fait de l’effet. Mais alors, tu as des parents adoptifs ?
– Non, pas comme ton fils. Je n’ai pas eu cette chance. J’ai d’abord été placé dans un orphelinat, puis j’ai connu plusieurs maisons d’accueil.
Lara ne put s’empêcher de comparer son histoire à celle de David. Elle n’était pas entièrement persuadée que l’enfant avait eu de la chance de l’avoir comme mère et de perdre un père deux fois dans sa vie. Elle essaya d’imaginer ce que le petit garçon pourrait dire un jour de sa relation avec elle et du manque d’affection dont il souffrait fort probablement. Elle continua :
– Et tu as été attaché à ceux qui t’ont accueilli ? Tu les vois encore ?
– Je n’ai pas gardé de très bons souvenirs des deux premières familles d’accueil, mais j’aimais assez la dernière, chez laquelle je suis resté pendant six ans. Ils ont beaucoup pleuré quand je suis parti à ma majorité. Je vais les voir de temps en temps, pas seulement pour eux, mais aussi parce que cela me fait du bien de les revoir. Je les considère un peu comme mes oncle et tante. Un jour, nous irons ensemble, si tu veux.
– Oui, avec plaisir, mais c’est dur tout de même non, d’avoir eu cette enfance ?
– Dans l’idéal, j’aurais adoré avoir des parents et une famille comme beaucoup de gens, mais, dans ce cas, je n’aurais pas appris tout ce que je sais aujourd’hui.
Cette histoire avait permis à la jeune femme de se sentir plus proche de son ami. Le sentiment qu’elle avait alors ressenti ne s’apparentait en rien avec de la pitié, mais avait créé un lien qu’elle n’aurait pas pu expliquer, mais qui était simplement là.
Ce jour-là, après la soirée éprouvante de la veille et sa discussion avec Régis, Lara avait eu envie de faire un petit crochet chez Frank, avant de récupérer David. Juste une petite demie heure, mais elle en avait besoin. A chaque fois qu’elle était avec lui, l’autre Lara, celle qui vivait en pointillés et qui squattait un petit endroit de son corps, se mettait de côté et lui permettait ainsi de vivre la légèreté. Frank était d’un calme empirique qui devenait contagieux à son contact. Etre en sa présence, c’était comme prendre un tranquillisant. Comment un homme de terrain comme lui, qui était confronté au stress et à la violence au quotidien, pouvait-il être aussi zen une fois son uniforme au placard ? Lara l’enviait.
Quelques jours auparavant, il lui avait remis un double des clefs de son appartement et de ce fait – comme on rentre simplement chez soi – la jeune femme ouvrit la porte, accrocha son sac à main à la patère, déposa ses clefs sur le meuble du couloir et rejoignit son ami sur son large canapé d’angle en suédine vert émeraude. Allongé sur la partie d’angle, Frank lisait des brochures de voyages en buvant une bière.
– Ca va la vie, pas trop dure ? S’esclaffa Lara en venant s’assoir à côté de lui.
– Tu ne t’imagines même pas. Cela fait deux heures que je résiste à l’appel de ma vaisselle et de mon fer à repasser. Mais je tiens bon. Tu veux que je te serve un verre ?
– Non merci, je suis passée vite fait. Une envie de te voir, comme ça.
– Ça, c’est une envie que je peux combler, répondit son ami dans un éclat de rire.
Probablement était-ce l’association du mot envie et le rire joyeux de son ami, mais le mélange des deux provoqua comme une réaction chimique qui la perturba. Elle rougit aussitôt.
– C’est vraiment une bonne idée d’être passée me voir, dit Frank en l’embrassant sur la joue, pour la sortir de l’embarras.
– J’avais besoin de venir prendre ma dose, répondit Lara sur un ton complice.
– Je ne savais pas que j’étais devenu dealer. Pour un flic de la BAC1, ça la fout mal, rétorqua-t-il, toujours dans sa bonne humeur.
Le temps passa vite à échanger sur la journée écoulée et la jeune femme s’apprêta à repartir. Frank avait fini son service et ne reprenait que le lendemain, mais Lara avait des impératifs et elle dût se faire violence pour quitter son ami qui l’accompagna à la porte. Ils se penchèrent l’un vers l’autre pour se faire la bise, mais – sans savoir lequel des deux avait mis le clignotant du mauvais côté – ils se mélangèrent les pédales et leurs lèvres s’effleurèrent.
– Oh pardon ! dit Lara en reculant la tête, gênée.
Frank vit le rouge monter à nouveau à ses joues. Il la trouva encore plus jolie. Il ramena en arrière la mèche de cheveux qui lui barrait le visage pour mieux la regarder. Le temps s’était soudainement arrêté. Il plongea son regard dans le sien. Cela faisait tellement longtemps qu’il avait envie de l’embrasser. Il déposa la question qu’il se posait tout bas, dans le vert de ses yeux, comme une feuille d’automne sur un lit de mousse, en priant le ciel que le vent ne l’emportât pas. Il l’attira à lui et posa ses lèvres sur les siennes. Son cœur battait à exploser. En l’espace d’une seconde il pouvait tout gagner ou tout perdre. Elle s’abandonna à ce baiser tendre et magique. Que c’était bon d’être dans ses bras. Elle se sentit toute petite, à l’abri dans cette forteresse musclée. Ils restèrent ainsi pendant plusieurs secondes qu’ils auraient voulu étirer à l’infini. Chacun semblait faire le plein de l’autre, comme deux êtres qui se retrouvent après une longue séparation et dans le besoin impérieux de rattraper les instants perdus. Ils se sentaient flotter dans cet instant où le silence transporte et que seule la présence comble l’âme.
– J’aimerais tant te garder près de moi ce soir, mais je sais que tu dois rentrer, parce que David t’attend, murmura Frank.
Lara eut du mal à reprendre ses esprits. Elle venait de côtoyer les anges et brutalement il fallait revenir sur terre.
– Je vais accélérer le temps pour revenir le plus vite possible, bredouilla-t-elle, le cœur gros.
La voiture était en pilote automatique. Les rues de la ville brillaient sous la pluie. La lumière diffuse des lampadaires et des feux tricolores de l’avenue se reflétaient sur l’asphalte et lui donnait un air de fête. Au feu rouge, Lara ouvrit la vitre et huma l’air humide. Quelques gouttes de pluie tombèrent sur son visage. Elle se laissa envahir par leur fraîcheur. Les arbres de part et d’autre de la voie semblaient, eux aussi, savourer cette douche bienvenue et en frissonnaient de contentement. Un jeune couple qui sortait d’un hôtel étoilé traversa l’avenue en courant, en se faufilant entre les voitures à l’arrêt. L’homme tenait sa veste au-dessus d’eux pour en faire un parapluie. Peut-être un couple de touristes ou d’amoureux de l’après-midi, pensa Lara. Ils avaient l’air heureux et leur bonheur fit écho au sien. Voilà, ç’était arrivé, alors qu’elle n’y croyait plus. Son cœur battait et ne laissait place à aucune autre pensée. Elle voulait attraper le temps, emprisonner l’instant pour le graver dans son âme. Une envie de vivre phénoménale l’habitait toute entière, au point qu’elle eut des larmes de joie.
La nourrice ouvrit la porte dès qu’elle la vit arriver dans sa cour et David s’élança vers sa mère qui le souleva de terre en le serrant contre elle.
– Maman, maman, je n’arrive plus à respirer. Sa mère reposa l’enfant et lui dit enjouée.
– Ce soir, on va jouer au parc et après on ira au Mac’Do si tu veux.
– Pourquoi ? Ce n’est pas mon anniversaire, demanda le petit garçon, étonné que sa mère l’autorise à aller dans un fast-food.
– Non, mais aujourd’hui c’est un grand jour et je veux fêter ça.
1 Brigade Anti Criminalité