Frank ne lui posait jamais de question indiscrète, mais Lara le soupçonnait sérieusement de lire dans ses pensées. Il avait le don d’aborder un sujet à un moment très précis qui était toujours synchrone avec une de ses préoccupations du moment. Par un de ces hasards, qui ne pouvait pas en être un, il racontait une histoire de son enfance, une anecdote de son travail ou une information qu’il avait glanée çà et là et qu’il développait d’une manière désinvolte. Comme le jour où elle était venue le rejoindre au parc en fin d’après-midi, assez exaspérée par l’événement de sa journée avec une nouvelle apprentie qui avait abimé des fleurs fraîches par manque de précaution. Elle avait mis sa contrariété de côté pour ne pas ennuyer son ami avec ses problèmes d’intendance en parlant de choses et d’autres. Alors qu’ils marchaient dans le square en suivant David qui faisait du vélo, Frank s’était arrêté devant un tas de détritus abandonnés sur la pelouse. Visiblement un groupe de jeunes qui s’étaient retrouvés la nuit avaient laissé les emballages de fast-food et des canettes de bière vides. Ils avaient observé un moment les ordures, s’étaient regardés sans faire de commentaires, puis avaient repris leur ballade. A ce moment, Frank lui raconta un épisode qui avait eu lieu lors d’une de ses premières formations de policier. Il lui parla de l’impétuosité qui l’animait à l’époque et du réflexe qu’il avait à juger très rapidement les autres d’une manière souvent arbitraire, principalement ceux qui manquaient de logique et de réactivité. Suite à un commentaire critique de sa part sur un cas étudié, son formateur l’avait recadré avec une métaphore très explicite : «On ne peut pas demander à un élève du CM12 de résoudre des équations de Maths Sup, même s’il a appris à compter.» Cette phrase était restée gravée dans son esprit et ressortait à chaque fois qu’il se trouvait trop impartial ou en demandait trop à une personne qui n’en avait pas les moyens. Lara avait capté le message subliminal et avait alors senti sa colère contre son apprentie s’estomper. Elle s’était dit, qu’elle allait le lendemain l’aider à comprendre son erreur et à ne pas la reproduire.
La semaine avait filé à une vitesse vertigineuse et il était déjà tard, quand le téléphone de Lara sonna ce samedi soir. C’était Frank qui l’invitait à aller le lendemain avec David au musée d’Orsay à Paris, parce que la journée s’annonçait belle et qu’il avait envie de faire une surprise à son fils. Visiter les musées n’était pas ce qui réjouissait le plus la jeune femme, mais elle n’avait pas su refuser cette invitation surprise et tous les trois prirent donc la route de bonne heure le dimanche matin vers la capitale. Dès que la voiture se fut engagée sur le périphérique, Lara eut l’impression d’être sur une autre planète, tant elle était offusquée de voir les innombrables immondices qui jonchaient les bas-côtés du périphérique et les rues de la capitale. Le manque de respect, quel qu’il fût la révoltait. « J’ai vidé ma canette, je la balance dehors en me fichant royalement de ceux qui passent derrière moi ! », « J’ai fini de tirer sur ma cigarette, je la jette sur le trottoir ». Elle préféra détourner son regard vers le ciel dégagé de nuages pour ne pas s’énerver et gâcher sa journée. La circulation était fluide et ils furent parmi les premiers visiteurs à l’ouverture des portes du musée. Frank semblait connaître les lieux et leur servit de guide, puis les emmena devant le tableau qui faisait partie de ses préférés. David sembla déçu en découvrant la toile. Il s’attendait à voir un grand tableau comme il y en avait plein les murs, mais celui-ci était tout petit et sombre. Les personnages étaient tristes. Il resta planté devant l’œuvre, déçu, en essayant de comprendre pourquoi Frank le trouvait si génial.
Lara fut également surprise.
– Ma grand-mère avait le même dans sa salle à manger, dit-elle en rigolant.
– Ce tableau m’a toujours intrigué, dit Frank en fixant l’œuvre d’une manière pensive, l’index de sa main droite posé à la verticale sur ses lèvres fermées.
Les couleurs utilisées par l’artiste étaient sombres et forçaient l’attention pour en découvrir les détails. Lara n’avait jamais compris ce qui avait inspiré sa grand’mère à suspendre ce tableau chez elle. Elle ne s’était jamais posé de question en le regardant et la copie de cet Angélus de Millet avait fini par se confondre au papier peint d’un autre âge. Après son décès, le cadre avait été retiré pour permettre de rafraîchir les murs, mais les deux sœurs n’avaient pas eu le cœur de le jeter et l’avait remis à sa place.
– Pourquoi t’intéresse-t-il autant, demanda-t-elle.
– Suivant les jours où je le regarde, je le trouve triste ou joyeux. Aujourd’hui je me sens heureux et je vois dans ce couple qui se recueille une unité, de l’amour qui n’est pas exprimé dans leur visage, mais qui émane de chacun, l’un penché vers l’autre ; presque en position de salut ou de remerciement réciproque. Ils semblent prier comme le montre Millet, pourtant il y a un élément présent qui les relie dans le non-dit : un sentiment puissant qui semble contrebalancer la tristesse apparente de l’œuvre et qui prend le dessus au point de la rendre presque joyeuse et émouvante. Je suis venu là dernièrement après le décès de mon chef Thierry qui a été abattu pendant une arrestation qui a mal tourné et j’y ai vu alors toute l’injustice que croit subir l’humanité face à la mort. J’ai pu ressentir la peine et l’impuissance suinter de la peinture. Mais tu vois, en même temps, dit-il en se tournant vers l’enfant et sa mère, j’ai aussi ressenti toute la puissance de ce qui a été accompli. Alors, quand j’ai repensé à Thierry, c’est ce qu’il avait réalisé pendant toute sa vie et qu’il avait laissé ici, sans même que personne ne s’en rende compte, qui est devenu important pour moi. Je suis content d’avoir pu vivre des moments de vie avec lui : tous nos échanges, nos actions sur le terrain, toutes les fois où nous nous sommes soutenus mutuellement, mais aussi nos prises de tête. J’ai emmagasiné tout ça dans ma mémoire et il m’arrive parfois d’entendre l’écho de sa voix dans des moments spécifiques. Il ne m’a pas influencé, il m’a enrichi, comme l’ont aussi fait – souvent sans le vouloir – mes parents, ou tous ceux que j’ai côtoyés. Tu vois, ce couple je le trouve chargé de la richesse de l’histoire qu’il a vécue, quelle qu’elle soit.
Ils restèrent un moment pensifs.
– Et toi, comment interprèterais-tu cette toile ? » demanda-t-il à sa compagne sur un ton plus léger.
– Ce qui me dérange de prime abord, ce sont les couleurs sombres. Tu sais que j’adore les couleurs vives. Là il n’y a pas de fleurs ; même le soleil est en train de se coucher. Ce que je ressens de cet homme et de cette femme qui se recueillent, c’est qu’ils semblent résignés à leur sort. Ils penchent la tête sur leur labeur et ils prient parce que c’est l’heure, mais on ne sait pas s’ils en ont envie ou pas ; ils prient parce que c’est la loi de leur religion, vu qu’on voit une église au loin. Pourtant ils sont seuls dans le champ, personne ne les voit, ils ne risquent pas d’être attrapés si l’un ou l’autre déroge à la règle. Tiens d’ailleurs, ça me fait penser à ma grand-mère. Elle aussi fonctionnait comme ça. Il fallait prier parce que le curé l’avait ordonné. Quand nous étions petites, Valérie et moi, elle nous faisait réciter notre prière le soir et nous disait que le petit Jésus allait nous punir si on ne la faisait pas. En fait, à la place de Millet, j’aurais plutôt appelé ce tableau : résignation.
– Tu vois, il y a une part de juste dans ce que tu dis, reprit Frank. Salvatore Dali a longtemps soulevé l’hypothèse qu’en fait, ces deux paysans se recueillaient sur la tombe de leur enfant mort. Et vingt-cinq ans plus tard des spécialistes ont scanné la toile et ont découvert que sous le panier de pommes de terre, Millet avait peint à l’origine une petite caisse noire. Mais c’est normal que nous nous voyons un panier de pommes de terre, parce que nous interprétons ce que nous observons et nous nous en contentons. On se laisse généralement influencer par les apparences. Je me dis qu’en fait, c’est comme les gens que je croise ; je vois en eux ce qu’il m’arrange d’y voir, ce qu’ils laissent ou veulent laisser paraître. Ce qui fait la différence entre l’apparence et la réalité, c’est la dose de mental qu’on distille dans ce qu’on perçoit. On pourrait penser que ce couple est résigné à son sort et qu’il se courbe devant la dureté de la vie, alors que, peut-être s’incline-t-il devant ce qui est leur destin, parce qu’ils ont confiance dans ce qu’il a mis sur leur route. Peut-être remercient-ils le ciel de leur avoir permis de récolter ces pommes de terre, peut-être sont-ils dans la reconnaissante d’avoir pu tenir dans leurs bras, même un bref instant, l’enfant qu’ils ont aimé. L’acceptation des événements de la vie n’est pas forcément synonyme de résignation, mais de confiance. Confiance en ce qui est et que nous ne pouvons pas changer ce qui est passé et que nous n’avons pas accès aux mystères de la vie. Comme s’abandonner à quelque chose ou quelqu’un de plus fort que nous et en qui nous avons totalement confiance, parce que ce quelque chose «sait».
– Peut-être qu’ils font comme toi et papa avant, et qu’ils prient pour faire un petit frère au bébé, lança le petit garçon que le couple aurait presque oublié.
– C’est peut-être David qui aura trouvé la vérité, dit Frank en riant. Encore une version à laquelle je n’avais pas pensé, dit-il en se grattant la tête, sincèrement interpelé. Bon, on se le fait ce tour de Grande Roue ou pas ?
L’enfant ne se le fit pas demander deux fois. Il n’y avait pas grand-chose de marrant dans cet endroit et trouvait que beaucoup de gens avaient l’air très sérieux. Il en fit part à Frank et lui demanda :
– Pourquoi ils font la tête les gens ici ? Pourquoi ils parlent tout doucement ? Ils ont peur d’être punis ? Frank mit une main sur l’épaule de l’enfant et lui dit à voix basse.
– C’est parce qu’ils sont persuadés qu’ils comprennent mieux les tableaux s’ils font cette tête-là !
Sur le chemin du retour, Lara resta pensive. L’histoire de Dali l’avait laissée dubitative. Comment le peintre avait-il pu deviner que le cercueil d’un enfant se cachait sous le panier de pommes de terre ? De qui avait-il obtenu l’information ? Etait-il fou comme certains le prétendaient ou plutôt inspiré ? Pourtant un siècle séparait les deux peintres. La question qui la turlupinait encore plus cependant, était de savoir si Frank avait eu une intention précise en les emmenant voir ce tableau. Elle en était persuadée.
Le reste du dimanche fut beaucoup plus léger et le couple privilégia des activités pour David. Le bambin était aux anges. Il découvrit la Tour Eiffel, put faire un tour sur la Grande Roue et eut même le droit de manger ses frites avec les doigts et, ce fut complétement épuisé, qu’il s’endormit dans la voiture sur le trajet du retour. Arrivée chez elle, Lara ralluma son portable. Régis avait essayé de la joindre toute la journée. Pour éviter qu’il ne débarquât sans y être invité, elle lui laissa un sms lui disant qu’elle le contacterait le lendemain.
De son côté, dépité de ne pas avoir de nouvelles de sa maîtresse, Régis avait décidé de rendre visite à sa femme. Il fit un détour par la rue de Lara et se sentit rassuré de voir sa voiture garée deux rues plus loin. Malgré le beau temps, il y avait peu de monde sur les avenues. Il n’avait pas d’amis à qui rendre visite et voir Florence, lui permettait de penser à autre chose. Il constatait cependant que les sentiments à son égard étaient devenus troubles, égarés dans le brouillard de sa confusion. Depuis qu’il ne la considérait plus comme son épouse, il portait un autre regard sur elle et sur ce qu’elle vivait. Par moment, c’est lui qui se sentait tout petit à côté d’elle. Il était en admiration devant ce qu’elle arrivait à gérer malgré son handicap. Quand elle avait eu son accident de ski quelques années auparavant et que, très vite les médecins avaient posé leur diagnostic, il lui en avait voulu de ne pas avoir su éviter le poteau et de s’être ramassée sans avoir de réflexe. Lui, aurait à coup sûr évité l’accident. Il lui avait souvent reproché son manque de réactivité dans les décisions qu’elle avait à prendre ; sa lenteur à accomplir certains gestes, comme pour faire un créneau ou préparer ses valises. Quand il avait quitté le service des urgences le soir de l’accident, il n’avait pas pu réprimer sa rage d’avoir à supporter une infirme pour la fin des jours. Il avait entrevu en un éclair toutes les occasions où elle deviendrait un frein à sa vie privée, mais surtout à sa vie sociale. L’infirmité annoncée de sa femme était devenue son handicap. Mais, très vite, dans les mois qui suivirent, il avait cerné les avantages que ne manquerait pas de lui procurer cette situation d’homme affligé par le destin, dans le regard des autres. Pour toutes ces raisons, il n’aurait assurément jamais eu le courage de divorcer s’il n’avait pas rencontré Lara. Il arriva chez Florence après s’être assuré que ses enfants n’y étaient pas. Sa femme avait déjà préparé l’échiquier sur la table du salon. Il lui laissa l’honneur de choisir sa couleur en lui assurant qu’il ne se laisserait pas battre et, pendant une paire d’heures, le calme qui remplissait l’espace d’un écho bienveillant ne fut interrompu que par le glissement discret des pions sur l’échiquier.
2 Cours moyen 1ère année