19.

Frank pénétra sans bruit dans la chambre du bébé et aperçut sa mère dans la pénombre. Lara se tenait devant la fenêtre et semblait regarder au loin. De sa main droite elle avait écarté un pan du voilage bleu ciel qu’elle faisait bouger dans un mouvement de vague qui semblait imiter le souffle du vent. Cette nuit d’été était chaude, mais l’air était supportable, enveloppant et doux.

– A quoi penses-tu ? murmura-t-il doucement en se collant dans son dos et en l’encerclant de ses bras ?

– A Philippe, répondit-elle sans aucun embarras.

– Et à quoi précisément ?

Il y eut un moment silencieux qui portait la pensée au loin. Lara avait besoin de se sentir à l’intérieur d’elle, de toucher du doigt ses impressions pour les reconnaître et les exprimer. Dans un soupir, elle répondit.

– Je pensais à mon histoire avec lui. Le manque a disparu et je me sens apaisée par rapport à son départ. Je me souviens de ce que tu m’as dit au bord du lac, mais je voudrais pouvoir lui parler et lui poser des questions une toute dernière fois ; avoir cette facilité que tu as à capter l’autre monde. Il y a une partie de moi qui a accepté que ce que nous avons traversé ensemble a dû se dérouler ainsi, mais il y a de temps en temps l’autre partie, plus sournoise, qui prend le dessus et qui me donne la preuve que je n’ai pas tourné la dernière page. Mon intention n’est pas de l’oublier ou de nier notre histoire, mais de la ranger dans sa boîte définitivement. J’y arriverais mieux si je savais ce qu’il pensait réellement. Oui, j’aimerais me retrouver face au vrai Philippe et non au Phil que je croyais connaître. Combien de fois ai-je été tentée de te demander de prendre contact avec lui, mais cela aurait été plus qu’incongru.

– Ca ne l’aurait pas été pour moi, dit Frank en la berçant lentement, avec tendresse, son corps collé contre le sien. Mais ta demande aurait été inconfortable pour Phil. Plus une âme s’est éloignée de sa vie terrestre, plus elle a du mal à répondre aux questions des Humains qui la sollicitent. Peut-être aussi que les réponses que pourrait te donner ton ex-mari depuis son monde ne t’arrangeraient pas, parce qu’il a maintenant une autre perception de ses expériences d’Humain. D’où il est, il a un regard sur sa vie et sur votre vie commune au travers de prismes que toi tu n’as pas, parce que tu es encore en vie sur Terre. Ils lui permettent de comprendre de ses actes, comme ceux de chaque individu qu’il a croisés tout au long de son aventure terrestre. Il te faudrait des lunettes à facettes pour simultanément voir tous les écrans auxquels il a accès et qui lui font comprendre le sens des expériences passées et leurs répercussions sur chacun d’entre vous. Quand nous pensons à une personne qui nous a quittés, nous l’imaginons avec ceux qu’elle a connus dans sa vie et qu’elle a affectionnés, mais nous projetons uniquement à l’horizontale et en linéaire.

– C’est-à-dire ?

– Cette personne a connu beaucoup de monde de sa naissance à sa mort, mais pas que.

– Qui d’autre ?

– En fait, elle retrouve beaucoup de ceux qu’elle a croisés dans sa vie achevée, mais également d’autres âmes qui ont jalonnées ses vies antérieures et qui sont au rendez-vous à son arrivée dans l’au-delà. Quand ta mère est morte… si tu m’autorises à en parler, dit Frank en observant un temps d’arrêt.

– Oui, évidemment, répondit la jeune femme, en lui caressant l’avant-bras.

– Elle a peut-être été accueillie par ses parents … ou pas, mais également par d’autres personnes qui leur ont été chères dans des vies passées ou qui ont joué un rôle précis et qui attendaient patiemment quelle terminent ce passage terrestre pour se retrouver et débriefer. Sans oublier son guide évidemment. Par les informations de ces écrans, – entre guillemets – elle a pu assimiler les notions de temps programmés dans les rôles de tous ceux qu’elle a rencontrés ; la nécessité des rencontres, les possibles et les opportunités manquées. Toutes ces informations lui ont permis, à elle, mais aussi à tous les autres, de cerner le sens de leur passage sur terre et le sens de ce qu’elle a eu à traverser, même le fait d’être sortie aussi brutalement de votre vie à Valérie et toi. Elle a en outre eu accès en avant-première de ce que toi et Valérie alliez pouvoir en tirer de positif tout au long de votre vie. De là-haut, ou de l’autre côté, comme on veut, après un certain temps, elle a sûrement pu se réjouir en visualisant comment, dans votre futur, la souffrance de sa perte allait nourrir votre âme et vous faire grandir.

Des larmes coulèrent sur les joues de Lara, suivirent les veines de son cou et partirent se cacher sous sa chemise de nuit de soie grise, comme pour s’excuser d’être passées par là. La jeune femme avait lâché le voilage de la fenêtre et, le regard toujours fixé au loin, très loin, se cramponna aux bras de Frank. Son ami effleura sa joue de ses lèvres tout en continuant à la bercer d’une manière à peine perceptible.

– J’espère que cela la rend heureuse, continua la jeune femme, la voix alourdie par la peine ; parce que punaise, c’était dur et ça l’est parfois encore.

– On n’évolue pas dans le bonheur, mon poulette. Si tu ne fais pas d’expérience, tu ne peux pas t’interroger, ni te découvrir.

– Ce qui est terrible, c’est qu’avec le temps je ne me souviens même plus du ton de sa voix. Si je n’avais pas les photos de mes parents, j’aurais même du mal à me souvenir de leur visage ; ils se sont effacés de ma mémoire. J’ai pourtant beaucoup de souvenirs avec eux, je les vois en face de moi dans certaines situations, mais leur visage est flou.

– Ce qui est important, ce sont les moments et les émotions que vous avez partagés et qui demeurent vivants et intemporels.

– J’espère en tout cas que mes parents peuvent voir notre fille et qu’ils en sont heureux.

– Oui, et ils peuvent même percevoir plus loin que l’instant présent. Ils peuvent déjà voir son futur, parce qu’eux aussi ont accès à ses données.

– Et toi, y as-tu aussi accès ?

– Non, je sais que ces prismes existent, mais je ne peux pas les activer. Heureusement, car je ne serais pas capable d’ordonner toutes les informations. Même les âmes qui ont choisi de s’incarner sur notre terre alors – que dans l’autre monde elles avaient accès à un niveau évolué – ont accepté le deal de porter des filtres qui leur permettront de se retrouver plus ou moins au même niveau que leurs congénères.

– Des filtres ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

– Imagine un ophtalmologue qui te pose une paire de lunettes pour mesurer ton acuité visuelle. Au lieu de rajouter à chaque fois un verre de correction, il ajoute un filtre spécifique, puis un autre et ainsi de suite, selon des critères précis. Dans ta vie terrestre, suivant la compréhension de la vie que tu vas acquérir tu pourras te débarrasser de l’un ou l’autre filtre. Cependant il y en aura toujours un certain nombre dont tu ne pourras pas te défaire.

– Et à quoi servent ces filtres ?

– A ne pas avoir accès aux autres strates de l’Univers et d’autres à te permettre d’avoir une vision humaine de ton environnement.

– Euh, explique-moi plus concrètement, demanda Lara en se dégageant des bras de son ami et en se retournant pour lui faire face.

– Nombre d’éléments nous sont invisibles, murmura Frank. A un même endroit peuvent exister plusieurs structures, plusieurs formes de vie n’ayant pas la même densité vibratoire, ni le même espace-temps.

– Mais pourquoi les uns n’interfèrent pas avec les autres ?

– Par définition ; parce qu’ils ne sont ni sur la même bande de fréquence, ni sur la même longueur d’ondes. Représente-toi un ancien transistor où l’on tournait encore le bouton pour sélectionner une station de radio.

– Oui mes grands-parents en avaient un et je crois même qu’il est resté dans un coin à la maison.

– On devait tourner le bouton pour sélectionner une station et on voyait une aiguille s’avancer sur une bande de fréquences. Maintenant, dis-toi que tu laisses l’aiguille à son emplacement sur la bande FM4, mais que tu appuies juste sur le bouton GO5. L’aiguille n’a pas bougé et pourtant tu n’entends plus la même station. Pour reprendre cette métaphore, l’ensemble des Humains sont sur la même bande de fréquences. Cependant il y en a certains qui peuvent capter d’autres bandes d’ondes, mais par logique, pas toutes. La différence entre nous et les autres formes de vie de l’Univers, fait que c’est encore plus complexe que cela. Les notions de temps, de distance et de matière sont tout autres que les nôtres. Porter des filtres nous permet d’être dans l’ici et maintenant avec nos semblables. Utiliser le même mode de communication, évoluer selon un même processus physique de développement, de vie et de mort sont indispensables. C’est une question de cohésion.

Lara leva les yeux afin de se représenter les choses. L’inaccessible l’obligeait à l’acceptation et elle souhaitait intimement y parvenir, ou tout au moins parvenir à l’approcher, mais un léger couinement provenant du petit lit se fit entendre. Plongée dans son sommeil, la petite marine avait tourné son visage dans leur direction. Un léger mouvement faisait vibrer sa joue dodue. Ses parents restèrent un moment silencieux à gober cet instant de vie magique. Leur bébé était bon à voir et à ressentir par tous les pores de leur être.

– Tu vois, elle a l’air heureux, chuchota Frank. Tout ce qui doit compter pour nous aujourd’hui, c’est de l’être autant qu’elle.

Après avoir refermé la fenêtre et remonté la fine couverture sur l’enfant, Frank prit la mère par la main et tous deux quittèrent la chambre sur la pointe des pieds. Ils se couchèrent et restèrent un long moment dans les bras l’un de l’autre. Puis Lara laissa glisser sa tête sur son oreiller. L’apaisement l’avait attrapée au vol et emmenée loin des pourquoi et des comment. Frank éteignit la lampe de chevet en étirant le bras au maximum pour ne pas la réveiller en bougeant. Dans la pénombre de la pièce, une lueur apparut, d’abord brumeuse plus blanche et distincte. Une silhouette qu’il pouvait reconnaître entre mille se dessina. L’âme de Philippe s’approcha du lit et dit :

– Bonsoir Frank. Bonsoir et au-revoir. C’est la dernière fois que je descends vers vous. Je voulais seulement vous remercier pour tous nos échanges. Mais je voulais surtout vous dire que, dans tout ce que vous avez compris du fonctionnement des mondes qui nous entourent, tout ce que vous arrivez à transmettre avec vos mots, vous êtes très proche de la Vérité. Et si cela me sera accordé par les Instances, je souhaiterais vous avoir pour guide lors de mon prochain voyage. J’attendrai alors le temps qu’il faudra.

Frank lui sourit et ferma les yeux pour rejoindre celles qu’il chérissait plus que tout, dans des mondes plus subtiles.


4 Modulation de Fréquences

5 Grandes Ondes