VII

LE ROI DES MORTS

Elle ne fut pas d’abord bien touchée de ces promesses. Un ermitage sans Dieu, désolé, et les grands vents si monotones de l’Ouest, les souvenirs impitoyables dans la grande solitude, tant de pertes et tant d’affronts, ce subit et âpre veuvage, son mari qui l’a laissée à la honte, tout l’accablait. Jouet du sort, elle se vit, comme la triste plante des landes, sans racines, que la bise promène, ramène, châtie, bat inhumainement ; on dirait un corail grisâtre, anguleux, qui n’a d’adhérence que pour être mieux brisé. L’enfant met le pied dessus. Le peuple dit par risée : « C’est la fiancée du vent. »

Elle rit outrageusement sur elle-même en se comparant. Mais du fond du trou obscur : « Ignorante et insensée, tu ne sais ce que tu dis… Cette plante qui roule ainsi a bien droit de mépriser tant d’herbes grasses et vulgaires. Elle roule, mais complète en elle, portant tout, fleurs et semences. Ressemble-lui. Sois ta racine, et, dans le tourbillon même, tu porteras fleur encore, nos fleurs à nous, comme il en vient de la poudre des sépulcres et des cendres des volcans.

« La première fleur de Satan, je te la donne aujourd’hui pour que tu saches mon premier nom, mon antique pouvoir. Je fus, je suis le roi des morts… Oh ! qu’on m’a calomnié !… Moi seul (ce bienfait immense me méritait des autels), moi seul, je les fais revenir… »


Pénétrer l’avenir, évoquer le passé, devancer, rappeler le temps qui va si vite, étendre le présent de ce qui fut et de ce qui sera, voilà deux choses proscrites au Moyen Âge. En vain. Nature ici est invincible ; on n’y gagnera rien. Qui pèche ainsi est homme. Il ne le serait pas, celui qui resterait fixé sur son sillon, l’œil baissé, le regard borné au pas qu’il fait derrière ses bœufs. Non, nous irons toujours visant plus haut, plus loin et plus au fond. Cette terre, nous la mesurons péniblement, mais la frappons du pied, et lui disons toujours : « Qu’as-tu dans tes entrailles ? Quels secrets ? quels mystères ? Tu nous rends bien le grain que nous te confions. Mais tu ne nous rends pas cette semence humaine, ces morts aimés que nous t’avons prêtés. Ne germeront-ils pas, nos amis, nos amours, que nous avions mis là ? Si du moins pour une heure, un moment, ils venaient à nous ! »

Nous serons bientôt de la terra incognita où déjà ils ont descendu. Mais les reverrons-nous ? Serons-nous avec eux ? Où sont-ils ? Que font-ils ? — Il faut qu’ils soient, mes morts, bien captifs pour ne me donner aucun signe ! Et moi, comment ferai-je pour être entendu d’eux ? Comment mon père, pour qui je fus unique et qui m’aima si violemment, comment ne vient-il pas à moi ?… Oh ! des deux côtés, servitude ! captivité ! mutuelle ignorance ! Nuit sombre où l’on cherche un rayon*1.

Ces pensées éternelles de nature, qui, dans l’Antiquité, n’ont été que mélancoliques, au Moyen Âge, elles sont devenues cruelles, amères, débilitantes1, et les cœurs en sont amoindris. Il semble que l’on ait calculé d’aplatir l’âme et la faire étroite et serrée à la mesure d’une bière. La sépulture servile entre les quatre ais2 de sapin est très propre à cela. Elle trouble d’une idée d’étouffement. Celui qu’on a mis là dedans, s’il revient dans les songes, ce n’est plus comme une ombre lumineuse et légère, dans l’auréole Élyséenne ; c’est un esclave torturé, misérable gibier d’un chat griffu d’enfer (bestiis, dit le texte même, Ne tradas bestiis3, etc.). Idée exécrable et impie, que mon père si bon, si aimable, que ma mère vénérée de tous, soient jouet de ce chat !… Vous riez aujourd’hui. Pendant mille ans, on n’a pas ri. On a amèrement pleuré. Et, aujourd’hui encore, on ne peut écrire ces blasphèmes sans que le cœur ne soit gonflé, que le papier ne grince, et la plume, d’indignation !


C’est aussi véritablement une cruelle invention d’avoir tiré la fête des Morts du printemps, où l’Antiquité la plaçait, pour la mettre en novembre. En mai, où elle fut d’abord, on les enterrait dans les fleurs. En mars, où on la mit ensuite, elle était avec le labour, l’éveil de l’alouette ; le mort et le grain, dans la terre, entraient ensemble avec le même espoir. Mais, hélas ! en novembre, quand tous les travaux sont finis, la saison close et sombre pour longtemps, quand on revient à la maison, quand l’homme se rassoit au foyer et voit en face la place à jamais vide… oh ! quel accroissement de deuil !… Évidemment, en prenant ce moment, déjà funèbre en lui, des obsèques de la nature, on craignait qu’en lui-même l’homme n’eût pas assez de douleur…

Les plus calmes, les plus occupés, quelque distraits qu’ils soient par les tiraillements de la vie, ont des moments étranges. Au noir matin brumeux, au soir qui vient si vite nous engloutir dans l’ombre, dix ans, vingt ans après, je ne sais quelles faibles voix vous montent au cœur : « Bonjour, ami ; c’est nous… Tu vis donc, tu travailles, comme toujours… Tant mieux ! Tu ne souffres pas trop de nous avoir perdus, et tu sais te passer de nous… Mais nous, non pas de toi, jamais… Les rangs se sont serrés et le vide ne paraît guère. La maison qui fut nôtre est pleine, et nous la bénissons. Tout est bien, tout est mieux qu’au temps où ton père te portait, au temps où ta petite fille te disait à son tour : “Mon papa, porte-moi…” Mais voilà que tu pleures… Assez, et au revoir. »

Hélas ! ils sont partis ! Douce et navrante plainte. Juste ? Non. Que je m’oublie mille fois plutôt que de les oublier ! Et, cependant, quoi qu’il en coûte, on est obligé de le dire, certaines traces échappent, sont déjà moins sensibles ; certains traits du visage sont, non pas effacés, mais obscurcis, pâlis. Chose dure, amère, humiliante, de se sentir si fuyant et si faible, onduleux comme l’eau sans mémoire ; de sentir qu’à la longue on perd du trésor de douleur qu’on espérait garder toujours ! Rendez-la-moi, je vous prie ; j’y tiens trop à cette riche source de larmes… Retracez-moi, je vous supplie, ces effigies si chères… Si vous pouviez du moins m’en faire rêver la nuit !


Plus d’un dit cela en novembre… Et, pendant que les cloches sonnent, pendant que pleuvent les feuilles, ils s’écartent de l’église, disant tout bas : « Savez-vous bien, voisin ?… Il y a là-haut certaine femme dont on dit du mal et du bien. Moi, je n’ose en rien dire. Mais elle a puissance au monde d’en bas. Elle appelle les morts, et ils viennent. Oh ! si elle pouvait (sans péché, s’entend, sans fâcher Dieu) me faire venir les miens !… Vous savez, je suis seul, et j’ai tout perdu en ce monde. — Mais, cette femme, qui sait ce qu’elle est ? Du ciel ou de l’enfer ? Je n’irai pas (et il en meurt d’envie)… Je n’irai pas… Je ne veux pas risquer mon âme. Ce bois, d’ailleurs, est mal hanté. Maintes fois on a vu sur la lande des choses qui n’étaient pas à voir… Savez-vous bien, la Jacqueline qui y a été un soir pour chercher un de ses moutons ? eh bien, elle est revenue folle… Je n’irai pas. »

En se cachant les uns des autres, beaucoup y vont, des hommes. À peine encore les femmes osent se hasarder. Elles regardent le dangereux chemin, s’enquièrent près de ceux qui en reviennent. La pythonisse n’est pas celle d’Endor, qui, pour Saül, évoqua Samuel4 ; elle ne montre pas les ombres, mais elle donne les mots cabalistiques et les puissants breuvages qui les feront revoir en songe. Ah ! que de douleurs vont à elles ! La grand-mère elle-même, vacillante, à quatre-vingts ans, voudrait revoir son petit-fils. Par un suprême effort, non sans remords de pécher au bord de la tombe, elle s’y traîne. L’aspect du lieu sauvage, âpre, d’ifs et de ronces, la rude et noire beauté de l’implacable Proserpine, la trouble. Prosternée et tremblante, appliquée à la terre, la pauvre vieille pleure et prie. Nulle réponse. Mais quand elle ose se relever un peu, elle voit que l’enfer a pleuré.


Retour tout simple de nature. Proserpine en rougit. Elle s’en veut. « Ame dégénérée, se dit-elle, âme faible ! Toi qui venais ici dans le ferme désir de ne faire que du mal… Est-ce la leçon du maître ? Oh ! qu’il rira !

« — Mais, non ! Ne suis-je pas le grand pasteur des ombres, pour les faire aller et venir, leur ouvrir la porte des songes ? Ton Dante, en faisant mon portrait, oublie mes attributs. En m’ajoutant cette queue inutile, il omet que je tiens la verge pastorale d’Osiris5, et que, de Mercure, j’ai hérité le caducée. En vain on crut bâtir un mur infranchissable qui eût fermé la voie d’un monde à l’autre ; j’ai des ailes aux talons, j’ai volé par-dessus. L’Esprit calomnié, ce monstre impitoyable, par une charitable révolte, a secouru ceux qui pleuraient, consolé les amants, les mères. Il a eu pitié d’elles contre le nouveau dieu. »

Le Moyen Âge, avec ses scribes, tous ecclésiastiques, n’a garde d’avouer les changements muets, profonds, de l’esprit populaire. Il est évident que la compassion apparaît désormais du côté de Satan. La Vierge même, idéal de la Grâce, ne répond rien à ce besoin du cœur, l’Église rien. L’évocation des morts reste expressément défendue. Pendant que tous les livres continuent à plaisir ou le démon pourceau des premiers temps, ou le démon griffu, bourreau du second âge, Satan a changé de figure pour ceux qui n’écrivent pas. Il tient du vieux Pluton, mais sa majesté pâle, nullement inexorable, accordant aux morts des retours, aux vivants de revoir les morts, de plus en plus revient à son père ou grand-père, Osiris, le pasteur des âmes.

Par ce point seul, bien d’autres sont changés. On confesse de bouche l’enfer officiel et les chaudières bouillantes. Au fond, y croit-on bien ? concilierait-on aisément ces complaisances de l’enfer pour les cœurs affligés avec les traditions horribles d’un enfer tortureur ? Une idée neutralise l’autre, sans l’effacer entièrement, et il s’en forme une mixte, vague, qui de plus en plus se rapprochera de l’enfer Virgilien. Grand adoucissement pour le cœur ! Heureux allégement aux pauvres femmes surtout, que ce dogme terrible du supplice de leurs morts aimés tenait noyées de larmes, et sans consolation. Toute leur vie n’était qu’un soupir.


La sibylle rêvait aux mots du maître, quand un tout petit pas se fait entendre. Le jour paraît à peine (après Noël, vers le 1er janvier). Sur l’herbe craquante et givrée, une blonde petite femme, tremblante, approche, et, arrivée, elle défaille, ne peut respirer. Sa robe noire dit assez qu’elle est veuve. Au perçant regard de Médée, immobile, et sans voix, elle dit tout pourtant ; nul mystère en sa craintive personne. L’autre d’une voix forte : « Tu n’as que faire de dire, petite muette. Car tu n’en viendrais pas à bout. Je le dirai pour toi… Eh bien, tu meurs d’amour ! » Remise un peu, joignant les mains et presque à ses genoux, elle avoue, se confesse. Elle souffrait, pleurait, priait, et elle eût souffert en silence. Mais ces fêtes d’hiver, ces réunions de familles, le bonheur peu caché des femmes qui, sans pitié, étalent un légitime amour, lui ont remis au cœur le trait brûlant… Hélas ! que fera-t-elle ?… S’il pouvait revenir et la consoler un moment : « Au prix de la vie même… que je meure ! et le voie encore !

« — Retourne à ta maison ; fermes-en bien la porte. Ferme encore le volet au voisin curieux. Tu quitteras le deuil et mettras tes habits de noces, son couvert à la table, mais il ne viendra pas. — Tu diras la chanson qu’il fit pour toi, et qu’il a tant chantée, mais il ne viendra pas. — Tu tireras du coffre le dernier habit qu’il porta, le baiseras. — Et tu diras alors : “Tant pis pour toi, si tu ne viens !” Et sans retard, buvant ce vin amer, mais de profond sommeil, tu coucheras la mariée. Alors, sans nul doute, il viendra. »

La petite ne serait pas femme si, le matin, heureuse et attendrie, bien bas, à sa meilleure amie, elle n’avouait le miracle. « N’en dis rien, je t’en prie… Mais il m’a dit lui-même que, si j’ai cette robe, et si je dors sans m’éveiller, tous les dimanches, il reviendra. »

Bonheur qui n’est pas sans péril. Que serait-ce de l’imprudente si l’Église savait qu’elle n’est plus veuve ? que, ressuscité par l’amour, l’esprit revient la consoler ?

Chose rare, le secret est gardé ! Toutes s’entendent, cachent un mystère si doux. Qui n’y a intérêt ? Qui n’a perdu ? qui n’a pleuré ? Qui ne voit avec bonheur se créer ce pont entre les deux mondes ?

« Ô bienfaisante sorcière !… Esprit d’en bas, soyez béni ! »

*1. Le rayon luit dans L’Immortalité, La Foi nouvelle, de Dumesnil ; Ciel et Terre, de Reynaud, Henri Martin, etc.