1

L’archange précurseur

Le fracas fit vibrer l’air. Un hêtre se changea instantanément en arbre de vif-argent, puis s’enflamma. C’était l’effet de la foudre. Comme d’une passion trop violente.

Les saints devaient étinceler de la sorte quand venait la révélation, se dit Jeanne, devant la fenêtre de la grande salle du château de Gollheim.

Une bourrasque déferla dans le ciel du Palatinat, poussant des escadrons de nuages gras et noirs. Jeanne referma la fenêtre. Les flammes des chandelles dansèrent dans les flambeaux et le luminaire de fer, en forme de couronne, qui pendait à une chaîne au milieu du plafond. Comme si elles sentaient passer l’esprit et dansaient de joie.

— Franz-Eckart ne soupe pas avec nous ? demanda Jeanne, à mi-voix, à son fils François.

Il secoua à peine la tête en guise de réponse. Le sujet était délicat. Jeanne demeura impassible.

Les convives arrivèrent, riant bruyamment et secouant les gouttes qui s’étaient accrochées à leurs capes. Les serviteurs s’empressèrent. Les conversations firent diversion, car elles étaient animées : il y avait bien seize convives dans la salle à manger du château de Gollheim. On servit du poisson et de la volaille, des truites poêlées au raisin blond, du poulet aux choux et des vins de France. François se ruinait en crus de choix et quand il séjournait à Gollheim et que sa mère et Joseph de l’Estoille l’accompagnaient, les demandes d’invitation se multipliaient. Jeanne, en effet, emmenait avec elle son cuisinier. Ce n’était pas tous les jours fête dans les environs.

Tout le clan de l’Estoille était présent : Jeanne, donc, son mari Joseph, leur fille Aube, bientôt dix-neuf ans, couvée par les regards de tous, Déodat, le fils de feu Jacques, vingt-trois ans, et François de Beauvois, quarante et un ans, sa femme Sophie-Marguerite et leur aîné, Jacques-Adalbert, dix-neuf ans.

Le cadet, François-Eckart, qui séjournait à Gollheim le plus clair de l’année, était présent aussi, mais n’était pas des convives.

On ne parla d’abord que des deux provinces de France, l’Artois et la Franche-Comté, que le nouveau roi de France, Charles VIII, avait concédées à Maximilien d’Autriche au traité de Senlis, et des deux autres qu’il avait offertes à la couronne d’Espagne, la Cerdagne et le Roussillon.

— Son père doit se retourner dans sa tombe ! dit le vieux comte de Gollheim en riant.

— Et son grand-père aussi bien, observa Jeanne en allemand.

Depuis tant d’années que son fils aîné était marié à Sophie-Marguerite von und zu Gollheim, elle avait fini par maîtriser cette langue. Comme elle séjournait parfois l’été à Gollheim, son oreille aussi s’y était faite. Son fils Déodat de l’Estoille, lui, l’avait aussi apprise, de même que ses fréquents voyages en Italie, auprès de Ferrando Sassoferrato, l’avaient familiarisé avec l’italien.

Tout le monde convint que Maximilien d’Autriche faisait une peur affreuse à Charles le Huitième, lequel était un esprit agité, rusé, mais débile.

Sophie-Marguerite de Beauvois semblait émoustillée par la présence d’un jeune aristocrate venu avec son père. François feignait de n’en rien voir et Jeanne non plus. À quarante ans passés, la comtesse François de Beauvois conservait un goût prononcé pour la chair fraîche ; elle avait même tenté sa chance auprès de Déodat, le propre demi-frère de son époux, qui l’avait envoyée paître sans ménagement.

Après le souper, Jeanne prit son fils à part et l’entraîna dans un petit salon. Elle lui saisit les mains et le regarda dans les yeux ; ces questions muettes étaient plus éloquentes que bien des mots.

— Tu veux que je te parle de Franz-Eckart. Que veux-tu que je te dise ? répondit François, d’un ton morne. Tu le connais. Je sais que tu l’aimes beaucoup, et je sais qu’il t’aime aussi depuis qu’il était enfant. Mais il a préféré souper seul en dépit de ta présence.

— Vous n’avez pas eu de querelle ? demanda Jeanne.

— Non. Cela ne sert à rien de lui faire des remontrances.

Il fit un pas dans un sens, puis dans l’autre, visiblement tourmenté.

— Je ne sais quel génie sauvage a présidé à sa naissance, si ce n’est à sa conception. Il ne participe quasiment pas à notre vie de famille. Il ne dort même pas dans sa chambre, mais passe ses nuits seul dans ce pavillon que tu as vu, en pleine forêt, dans la compagnie de livres auxquels je ne comprends rien. Il est savant, oh oui, bien plus savant que moi et que je ne le voudrais pour moi-même ! Ses professeurs de l’université de Hanovre ne tarissent pas d’éloges sur lui. Ils voudraient qu’il rejoigne leurs rangs. Il parle grec et latin et maintenant il apprend l’hébreu. Mais c’est un garçon solitaire.

François se laissa tomber sur un siège, accablé et songeur. La lumière d’un flambeau caressa son visage, et Jeanne le considéra d’un œil à la fois lointain et attendri : le portrait craché de son vrai père, François Villon. Comme le flambeau, la maturité mettait en lumière ses traits véritables, dépouillant les brumes flatteuses de la jeunesse et révélant son vrai charme, celui d’un homme pensif, âpre et tendre. Il était Villon comme elle eût voulu qu’il eût été : tendre et fidèle.

Jeanne fut navrée de le trouver soucieux. Pourtant, François-Eckart avait dix-neuf ans, et ce n’était certes pas ce soir que son père découvrait sa nature singulière. Elle pressentit un autre motif à la contrariété de son fils. Elle s’efforça de chasser l’orage.

— N’a-t-il pas d’amis ? demanda-t-elle.

— Je ne sais s’il a besoin d’amitié, mais il voit souvent un personnage singulier, qui vit dans une tour abandonnée, non loin d’ici. C’est un vieux barbu, qui ressemble à un moine fou. J’ignore de quoi ils s’entretiennent, mais le sujet les passionne sans doute, car ils passent ensemble de longues soirées. Je vois briller la lumière dans le pavillon à l’heure où je me couche, et je sais que Franz-Eckart fait une consommation remarquable de chandelles. Outre cet ermite, je ne lui connais pas de familiers.

— Eh bien, voilà un garçon studieux, dit Jeanne. Mieux vaut qu’il passe ses soirées avec des manuscrits qu’avec des ribaudes !

— Ah, ce n’est pas lui qui prolongera ma race ! s’écria François. Heureusement que j’ai Jacques-Adalbert. Lui au moins est un gaillard !

— Rappelle-toi comment tu étais, François, dit Jeanne. Jusqu’à ta rencontre avec Sophie-Marguerite…

François se redressa.

— Mère…

Il n’acheva pas sa phrase et se leva.

— Mère, à quoi bon le dire ? Tu le sais. Sophie-Marguerite est ma femme. Nous avons deux enfants. Mais parfois… elle me fait penser à une ribaude de noble naissance !

Jeanne soupira et jeta un coup d’œil vers la porte pour s’assurer que personne ne les écoutait. Mais il était vrai qu’ils parlaient français. Les éclats d’une conversation en allemand leur parvenaient, répercutés par les murs de pierre et mêlés au rire de Sophie-Marguerite. Elle imagina d’un coup leur vie conjugale : lui à l’imprimerie depuis l’aube et rentrant tard et fourbu, elle s’ennuyant. Leurs enfants étaient grands, elle n’avait rien à faire. Elle courait le guilledou.

— François, dit-elle, le corps a ses raisons. Il lui faut une passion. Tu as l’imprimerie. Elle a besoin de chasser.

Il eut un sourire amer.

— Chasser ! Y a-t-il un esprit héréditaire étrange qui habite le sang des Gollheim et qui se manifeste au hasard ? Ou bien…

Il regarda sa mère, anxieux.

— François-Eckart est né neuf mois après cet épisode étrange, où Sophie-Marguerite avait été, m’as-tu dit, effrayée par un cerf. Je me demande s’il n’y aurait pas un rapport entre cette rencontre avec un cerf et la nature déconcertante de ce garçon. À supposer que ç’ait bien été un cerf qui l’a effrayée. Et il ne me ressemble pas…

— Mais tu l’aimes ? demanda-t-elle.

— Mais voyons, mère, bien sûr ! C’est mon fils, non ?

— C’est l’essentiel.

Il ne servirait à rien, se dit-elle, de révéler à François que François-Eckart, communément appelé Franz-Eckart, était presque sans aucun doute le fils de Joachim, le famulus muet du peintre d’Angers. Sophie-Marguerite s’était laissé exciter par la sauvagerie silencieuse du jeune homme, et seule l’adresse de Jeanne avait masqué la vérité. Si François apprenait que son fils était le fruit d’une foucade de sa femme, son mariage risquait d’y sombrer. L’amour-propre blessé est bien plus fort que s’il n’était pas, comme on dit, «  propre ».

Joseph, Déodat et Jacques-Adalbert vinrent interrompre l’entretien. Ils semblaient tous trois d’excellente humeur.

 

 

Le lendemain matin, Jeanne se rendit au pavillon de Franz-Eckart.

Le temps était incertain. Des troupeaux de nuages rôdaillaient par-dessus la forêt, menaçant de se résoudre en pluie, puis le soleil brillait soudain, comme un archer dont la vue égailla des voyous.

Elle toqua à la porte. Personne ne répondit. Un renard passa tranquillement à vingt pas et la considéra, d’un air intrigué.

— Jeanne !

Elle se retourna ; c’était lui. Il l’appelait de son prénom. Elle fut frappée par la ressemblance entre le visage du jeune homme et le renard. Mais elle retrouvait aussi en lui les traits de Joachim, la bouche charnue qui n’était certes pas celle de sa mère et ce nez fort aux narines mobiles. Il s’approcha d’elle, souriant, et ses yeux effilés, dont les sourcils étirés accusaient l’apparence féline, se plissèrent. Sa chevelure drue et sombre, pareille à une crinière noire, frémit. Il embrassa sa grand-mère avec un mélange de chaleur et de gaîté, ouvrit la porte et l’invita à entrer. Il revenait d’une promenade, dit-il.

L’extraordinaire fatras de papiers et de palimpsestes n’avait guère diminué depuis un an. Le télescope de cuivre était toujours à la fenêtre, braqué sur le ciel. Franz-Eckart tira un siège, l’offrit à Jeanne, se débarrassa de son manteau et s’assit sur un coffre.

— Tu nous as manqué au souper, hier, dit-elle.

Il la regarda d’abord sans répondre, les yeux pétillants d’ironie.

— Jeanne, dit-il enfin, tu sais bien ce que sont ces réunions. Les gens parlent pour se faire valoir. Puis je n’échappe pas aux questions ordinaires : quel est mon métier ? Suis-je marié ? Vais-je l’être bientôt ? On croirait que le seul but d’un être humain est de gagner de l’argent et d’être marié.

— Et si je te posais moi-même ces questions ?

— Ce serait différent, parce que je sais ton affection pour moi.

— Mais que me répondrais-tu ?

Il leva les yeux, cherchant les mots pour répondre.

— Mon métier est la recherche du savoir. C’est comme un sacerdoce. Le plaisir suprême. Cela ne laisse pas beaucoup de place pour un ménage.

— Mais ton cœur ?

— Jeanne, nous savons bien toi et moi que le cœur est dans les reins !

Et il éclata de rire. Elle rit aussi, perplexe.

— L’on s’éprend, dit-il. L’on s’attache. Un enfant est conçu. L’on se met en ménage. Il faut gagner de l’argent…

Il eut un geste pour signifier que tout cela n’avait pour lui aucun intérêt. Elle songea que François avait été, lui aussi, distrait à l’égard des femmes, jusqu’au moment où Sophie-Marguerite l’avait séduit, comme il l’avait d’ailleurs raconté à Jeanne et non sans esprit. Mais ce garçon-ci semblait avoir jeté les affaires de cœur et la galanterie dans des oubliettes.

— François s’inquiète, dit-elle.

— Si je m’étais donné au métier des armes, courant le risque de me faire tailler en pièces à chaque bataille, il serait sans doute fier. Si je m’étais lancé dans le commerce, il serait content que je coure le risque de me faire duper par des escrocs, parce que je ferais de l’argent. Mais de l’argent, qu’en avons-nous tant besoin, grand ciel ! Faut-il acheter un autre château ? Des terres ? D’autres chevaux ? Mangerais-je deux fois de suite ? Quel goût de la puissance ! Et quelle vanité ! Mon père voudrait que je m’associe à lui dans ses affaires d’imprimerie, afin que mon frère et moi lui succédions. Mais que vaut l’imprimerie sans textes à imprimer ?

Il rit une fois de plus, d’un rire dérangeant, car sa juvénilité contrastait scandaleusement avec la maturité désenchantée de ses propos.

— Mais que fais-tu de ta science ? demanda Jeanne. Tu te consacres à Dieu ?

Il lui renvoya un regard interrogateur, comme surpris.

— Tu parles comme mon père. Comment pourrions-nous donc, nous pauvres humains, qui ne nous comprenons même pas nous-mêmes, concevoir un être aussi immense que Dieu ?

Elle demeura interdite. Ce garçon ne croyait-il pas en Dieu ? Et pouvait-on croire ce qu’on ne concevait pas ? Des questions s’emmêlèrent dans sa tête.

— Mais alors ? murmura-t-elle.

— J’essaie de connaître ses lois. Ainsi puis-je mieux approcher sa sagesse que par des prières vaines.

— Vaines ?

— Que lui demanderais-je, puisqu’il sait mieux que moi ce dont j’ai besoin ? répondit-il avec ce même sourire désarmant.

— Et comment connaîtrais-tu ses lois ?

— En déchiffrant les influences des astres qu’il a créés et qui commandent nos vies.

Elle reprenait pied : il était donc astrologue. C’était le deuxième qu’elle rencontrait dans sa vie, le premier ayant été Jouffroy Mestral, le peintre d’Angers et l’employeur du propre père de Franz-Eckart. La coïncidence était frappante.

— Me donneras-tu un aperçu de ce que tu as trouvé de la sorte ? demanda-t-elle d’un ton plaisant.

Il se leva et fit quelques pas dans l’étude, qui était la salle principale de son pavillon, puis s’immobilisa devant Jeanne.

— J’ai étudié, bien sûr, le ciel de ma naissance. Puis celui de ma mère. Et de mon père. Le jour de ma conception, il est advenu un accident à ma mère. Mars était dans le Taureau. Et il était pour elle en maison céleste huit.

Elle ne comprenait rien.

— Cela signifie, dit-il brutalement, que ma mère a probablement été violée.

Jeanne sentit son cœur palpiter.

— Je ne crois pas que mon père soit de nature à l’avoir fait. Il n’en avait pas besoin, puisque j’ai déjà un frère aîné. Connais-tu mon vrai père ?

Elle ravala sa salive.

— Non, répondit-elle. Je veux dire… Je n’ai pas de raisons de croire que tu n’es pas le fils de François…

Elle s’avisa qu’elle avait commis une bévue, et plus clairement encore quand il sourit.

— L’étude de ma maison céleste quatre m’indique que mon père est un homme doté de pouvoirs peu ordinaires, ce qui explique mon amitié avec les animaux.

Elle se rappela le renard qui était passé tout à l’heure. Puis elle revit le corps nu de l’adolescent Joachim surgir à l’orée du bois, blanc dans le bleu du crépuscule, derrière la maison d’Angers, en ce mémorable début de soirée. Il ressemblait à une divinité païenne, magnifique et effrayante.

— Cela n’est guère le portrait de François de Beauvois, dit-il.

Elle s’efforça de rester impassible.

— As-tu parlé de ces doutes insensés à ta mère ? demanda-t-elle.

— Ma mère ! murmura-t-il en haussant les épaules. Sa courte vie ne lui aura pas enseigné grand-chose.

Sa courte vie. Les mots frappèrent Jeanne désagréablement.

— Je ne te tourmenterai pas davantage, dit-il. De toute façon, il viendra.

— Qui viendra ? demanda Jeanne, alarmée.

— Mon vrai père.

— Comment le sais-tu ?

La question même était un aveu, elle s’en avisa trop tard. Et tout cela était dit avec tant d’assurance !

— Je l’ai lu dans mon propre horoscope.

— Tu ne fais donc que lire ton horoscope ? demanda-t-elle, avec une pointe d’impatience.

— Non, j’établis parfois aussi ceux des autres.

Elle l’interrogea du regard, tendue, hantée par la possibilité que Joachim vînt à Gollheim semer le trouble dans le ménage de François.

— Quels autres ?

Il ne répondit pas, cette ombre de sourire flottant toujours sur ses traits.

— Le mien ? demanda-t-elle.

Il hocha la tête.

— Comment l’établirais-tu ?

— Je sais que tu es née à l’avent. En l’an 1435, puisque tu avais quinze ans à la bataille de Formigny. François me l’a dit.

— Et alors ? Qu’as-tu trouvé ?

— Rien que tu ne saches déjà, répondit-il d’un ton qui n’invitait pas à poursuivre la conversation.

D’ailleurs, il baissa les yeux.

— Mais encore ? Peut-être as-tu trouvé des folies ? À force d’interroger les astres…

— Je ne sais pourquoi tu t’alarmes tant, dit-il d’un ton lointain. Les astres n’inventent rien.

Soudain il se tourna vers elle, le regard incandescent :

— Ils n’inventent pas que tu te sois trouvée dans un conflit violent avec quelqu’un de ton propre sang. Et que tu l’aies probablement tué.

Au mot de «  sang », elle sentit le sien déserter son visage. Elle dévisagea Franz-Eckart avec un sentiment de crainte et de stupeur mêlées, comme si elle se trouvait en présence d’un archange, précurseur du Jugement dernier. C’était la première fois de sa vie qu’elle affrontait aussi brutalement ce qui adviendrait à son âme après la mort. Aucun prêtre n’avait jamais, de la sorte, éveillé en elle l’idée de ses fins dernières, de sa responsabilité, du Bien et du Mal.

Elle comprit que son émoi la trahissait bien plus que des mots : il était un aveu.

— C’est dans les astres ? finit-elle par demander d’une voix basse, presque rauque.

Elle avait oublié l’horoscope de son frère Denis, qu’elle avait demandé à Mestral et qui l’avait saisie par sa vérité.

— Jeanne, on peut mentir en société, afin de ne pas heurter l’amour-propre des gens, mais il existe un domaine où l’on ne peut échapper à la vérité. Et c’est celui où l’on se trouve quand on est seul sous les étoiles.

Elle baissa la tête, accablée. Elle se sentait tout à la fois petite fille coupable et vieille femme.

— Qu’as-tu vu d’autre ?

— Qu’aux environs de ta seizième année tu as subi le sort de ma mère : tu as été violée, toi aussi. La date coïncide avec la naissance de ton fils François.

Ton fils François ; sa conviction était donc établie ; il ne considérait pas François comme son père. Elle pressentit des orages.

— François et moi partageons le même destin : nous sommes venus au monde comme des cadeaux violents. Le ciel avait ses desseins. François a été l’un des grands propagateurs de l’imprimerie, grâce à laquelle le savoir se répand dans le monde. Quant à moi…

— Quant à toi ?

— Je ne sais quelle mission m’est confiée.

Il soupira.

— Et c’est donc ce que tu fais dans ta retraite ? Fouiller les astres à la recherche de secrets ténébreux ?

Il eut un rire bref.

— Je ne trouve pas que des secrets ténébreux, Jeanne. J’en trouve aussi d’émouvants. Par exemple, un grand amour qui a dominé ta vie, même quand cet homme a disparu.

Jacques, songea-t-elle. Oui, l’amour de Jacques avait dominé sa vie. Elle l’avait arraché aux siens et d’Isaac Stern, l’amant d’ivoire, elle avait fait Jacques de l’Estoille. C’était ce qu’elle avait accompli de plus noble dans sa vie. Elle retint ses larmes.

— Je vois d’autres choses aussi, bien plus considérables. Ainsi, cette année même, le monde ancien découvrira un autre monde, aussi vaste.

— Un autre monde ? s’étonna-t-elle.

— Oui, un autre monde. La terre paraîtra bien plus grande.

— Mais comment ?

— Je ne sais pas, mais j’en suis certain. Les astres ne se trompent pas. Et c’est imminent. On n’y prêtera d’abord pas attention, et pourtant, cela changera tout.

Elle se trouva soudain affreusement lasse. Cet entretien avec Franz-Eckart lui avait été une douloureuse épreuve. Elle se leva et tendit la main au jeune homme.

— Viens quand même au souper de ce soir. Je te le demande, dit-elle en pressant la main chaude et nerveuse posée dans la sienne.

Il hocha la tête. Elle traversa le pré et rentra au château, bouleversée.

 

 

Surtout quand elle est longue, une vie paraît courte. La jeunesse ne songe guère au bout du chemin, mais quand on est parvenu au sommet de la colline et que le regard embrasse le paysage, on se dit alors avec surprise qu’on sera bientôt rendu.

À cette perspective mélancolique, piquée des silhouettes des disparus, s’ajoute la vision de ce qu’on eût voulu accomplir et qu’on n’a pu faire.

En 1492, Jeanne Parrish, baronne douairière de Beauvois, baronne douairière de l’Estoille, épouse de l’Estoille, comptait cinquante-sept ans. Elle avait sans doute enterré deux maris, sans parler de deux amants – un gueux charmant et un poète tout aussi gueux mais moins charmant – mais ne souffrait d’aucune de ces douleurs, sourdes mais éloquentes, ni d’aucun de ces malaises qui indiquent aux cognoscenti par où la vie sortira du corps. Une raideur dans le genou droit en descendant l’escalier et une appétence désormais modérée pour le vin et les plaisirs du lit ne méritent guère qu’on coure au caveau de famille pour voir où l’on dormira son dernier sommeil.

Le mal dont elle souffrait était celui de toutes les femmes de sa condition : elle avait donné sa vie et son corps à créer et soutenir sa tribu. Car elle avait constitué une tribu, à la fin, contre vents et marées.

Un premier fils, François de Beauvois, né d’un amour déchiré et boueux, mais auquel elle avait donné un nom honorable.

Un second fils, Déodat de l’Estoille, né d’un homme aimé plus qu’aimer se peut, Jacques, mais ravi par les pirates et rendu à l’affection de sa femme quelques moments avant sa mort.

Une cadette, Aube de l’Estoille, fille de celui qui avait été son beau-frère et qui maintenant était son mari, Joseph.

Elle y avait tout sacrifié, allant jusqu’à faire dévorer par des loups celui qui avait été son frère bien-aimé, Denis, parce qu’il avait menacé d’enlever et de tuer François. Elle avait sauvé de la mort Isaac Stern, puis l’avait amené à se convertir pour devenir Jacques de l’Estoille, parce qu’elle savait que cet homme serait son vrai nourricier. Elle avait jeté à l’eau deux hommes qui menaçaient de faire péricliter le projet d’une imprimerie, parce qu’elle devinait que celle-ci deviendrait un trésor de famille. Elle avait assuré la fortune de tous ceux qui lui avaient été fidèles, à l’exception de deux hommes, un poète et un frère dévoyé, qui justement lui avaient été infidèles. Le pauvre Matthieu eût été prospère s’il ne s’était suicidé, mais Guillaumet, Ciboulet et Ythier s’étaient de longue date établis, et ce dernier venait de lui faire parvenir une invitation au mariage de sa fille Cornélie avec un nobliau du voisinage. On devinait vite lequel de Cornélie ou du nobliau faisait la meilleure affaire.

Même anoblie, la petite paysanne était restée bergère.

Elle eût voulu plus. Mais quoi ? Le désir le plus lancinant est celui dont on ignore l’objet. Surtout quand il vous dépasse, comme c’était le cas.

Sa tribu constituée, elle se retrouvait souvent seule, Joseph étant, sauf l’hiver, constamment en voyage, à vendre ou acheter de la soie, du velours, de l’ivoire, du corail, des perles, des plumes et Dieu savait quoi d’autre, le plus souvent en compagnie de Déodat.

Les passions des femmes d’un certain âge se reportent souvent sur les possessions familiales et, d’abord, sur les maisons. Mais de toutes ses maisons de France, elle n’avait gardé que celle d’Angers, car elle n’allait quasiment plus à Paris. Sidonie et son mari occupaient l’appartement de la rue Galande et Guillaumet, la maison de la rue de la Bûcherie. L’hôtel Dumoncelin servait à Joseph, François, Jacques-Adalbert, Déodat et Ferrando de pied-à-terre quand leurs affaires les appelaient dans la capitale. La Doulsade avait été rachetée par Ythier, intendant et métayer. Si elle séjournait à Milan, Jeanne était accueillie au palazzo Sassoferrato et surtout à la villa que Ferrando et Angèle avaient achetée sur la rive du lac Majeur, face aux îles Borromées. Enfin, dans le Palatinat, elle séjournait au château de Gollheim, rude demeure où la visite matinale aux lieux d’aisance exigeait bien de la fortitude ! Les quatre vents, en effet, régnaient en maîtres dans ce réduit appelé justement, avec moquerie, Vierwindhof.

Non, Paris ne l’attirait plus : l’éternelle querelle des princes avec le pouvoir royal, sous la houlette d’un Dauphin ou d’un héritier présomptif écervelés devenait lassante : après le Dauphin Louis, puis le duc de Berry, frère du roi, ç’avait été Louis d’Orléans, l’oncle du souverain, qui avait mené la cabale, piteusement terminée en 1487 après trois ans de «  Guerre folle ».

Puis la proximité des princes était dangereuse, parce que leurs humeurs variaient selon le succès des armes.

Un glaive tenu par une Fortune aveugle !

 

 

Franz-Eckart vint donc au souper. Le comte Gollheim l’assit près de Jeanne, laquelle était à sa droite.

— Tu as donc réussi à l’arracher aux étoiles ! s’écria François.

Le jeune homme sourit sans répondre.

On lui posa les questions prévisibles. Il répondit de façon évasive. Devinant sa contrariété ou son embarras, selon le cas, Jeanne regretta d’avoir insisté pour jouir de sa présence.

— Que disent donc les astres ? demanda plaisamment un compagnon de chasse du comte Gollheim, Aloysius von Breckendorff.

— Que de grands changements sont en cours, messire.

— Lesquels ?

— Le ciel n’est pas un almanach, messire, car ses cadences sont plus vastes que nos pauvres jours.

— Mais encore ?

— Cette année-ci, un pape sera élu dont le fils causera le plus grand tort au pouvoir pontifical.

— Un pape qui aura un fils ? s’écria le comte Gollheim, à demi scandalisé.

— C’est bien ce que j’ai dit, grand-père.

Breckendorff et plusieurs dames rirent sous cape. Chacun savait que la bonne chère rendait les pontifes un peu plus humains qu’ils l’eussent dû.

— Mais notre Saint-Père Innocent VIII se porte comme un charme ! s’écria Breckendorff, goguenard.

— Pas pour longtemps, rétorqua Franz-Eckart.

— Et quoi d’autre ? demanda le comte Gollheim.

— Un monde nouveau sera découvert, et il changera le destin de l’ancien.

Aube couvrait le jeune homme de regards intenses.

— Mais quel monde nouveau ? demanda François. Nous connaissons la Terre depuis tant de siècles que nos ancêtres l’habitent ! Il n’y a rien au-delà des Colonnes d’Hercule1 et nous connaissons également de l’Asie ce qu’il y a à en savoir.

— Mon noble père, il me déplairait plus que tout de vous contredire, répondit Franz-Eckart, mais dans les cartons de l’imprimerie que vous possédez à Gênes avec mon oncle Ferrando se trouve une carte indiquant le contraire.

François se tourna vers Jacques-Adalbert, qui parut embarrassé.

— Avons-nous imprimé une carte à Gênes ?

— Non, mon père, pas encore. Elle nous a été confiée par un certain Paolo Toscanelli, qui nous a demandé de la graver, puis a changé d’avis. Je l’avais entre-temps fait graver, et j’en ai conservé le bois et l’épreuve d’essai. Toscanelli a repris l’original.

— L’as-tu examinée ?

— Oui, elle montre, en effet, qu’il y aurait des terres au-delà des Colonnes d’Hercule.

Franz-Eckart avait accompagné François à Gênes au cours d’un voyage, et comme il était curieux de tout ce qu’on imprimait et fouinait partout, il avait déniché cette carte dans les archives.

François parut surpris.

— Et les astres indiquent que ces terres seront découvertes ? demanda-t-il à Franz-Eckart.

Sauf Jeanne et Aube, personne n’écoutait plus la conversation, les discours sur les astres et la géographie n’intéressant pas grand monde.

— Cette année-ci, répondit Franz-Eckart.

Il était excédé. Jeanne lui posa la main sur le bras.

C’était le soir de la Saint-Jean.

Après le souper, les convives sortirent regarder les feux de fagots sur les hauteurs, allumés pour célébrer la nuit la plus courte de l’année.

Jeanne, Joseph, François, Jacques-Adalbert, Aube et Franz-Eckart montèrent sur une colline pour regarder ces lumières dans la nuit. Jeunes filles et jeunes gens dansaient pieds nus en chantant autour d’un brasier.

Des miettes incandescentes s’élevaient dans l’air et se changeaient en étoiles. Le ciel était pareil à un manteau de velours piqué d’or et d’argent.

Les humains saluaient le soleil qui déclinerait désormais. Ils rendaient hommage à la vie en lui offrant ce qui était son symbole, le feu.

Le comte aussi avait fait allumer un brasier devant le château au pied duquel les serviteurs et les fermiers vinrent danser. Jeanne les observa du haut de la colline. Elle eut conscience de n’être qu’une étoile filante dans l’histoire du monde. Les larmes lui vinrent aux yeux. Joseph la serra dans ses bras. Les reflets du brasier scintillèrent dans leurs yeux.

— C’est une très vieille fête, dit Joseph. Une fête païenne.

— Qu’importent les noms des dieux, murmura Franz-Eckart.

Jeanne se tourna vers lui, intriguée. Mais il regardait le ciel.

 

 

Trois semaines plus tard, Innocent VIII tomba brusquement malade. Un courrier de Rome l’apprit trois jours plus tard à l’évêque de Heidelberg, qui était le cousin germain de la comtesse Gollheim. Le château en fut informé peu de jours après, le 25 juillet 1492, c’est-à-dire à l’heure où le roi temporel et intemporel des chrétiens comparut devant son Créateur.

La nouvelle fut assortie de récits terrifiants sur un médecin juif qui avait tenté de sauver le malade en échangeant son sang usé par celui de trois jeunes gens, qui en étaient morts exsangues. Ce qui fit quatre morts au lieu d’un.

Tout le monde se souvint de la prédiction de Franz-Eckart.

François alla lui rendre visite, bouleversé. Il était midi, une chaleur orageuse pesait sur la région.

— Qu’est-ce qui vous émeut, mon père ? demanda Franz-Eckart. Un pape se meurt, un autre viendra et après celui-là un autre encore, et vous ne verrez pas le dernier de ses successeurs.

François, muet, alarmé, regardait le jeune homme.

— Tu l’as vu dans les astres ?

— Si j’avais prévu que vous en seriez aussi troublé, mon père, j’eusse tenu ma langue. Je vous prie de pardonner mon indiscrétion.

— Il ne s’agit pas de mon trouble, ni de ton indiscrétion présumée, mais des choses que tu déchiffres dans le ciel. Es-tu donc dans le secret de Dieu ?

— Dans sa bonté suprême, il aura sans doute permis qu’une miette de son infini savoir me soit consentie.

— Sais-tu que tu cours le risque de te faire accuser de sorcellerie ?

— Je veux espérer que Dieu ne le permettra pas et que les humains constateront qu’il n’y a dans ma recherche aucune malice.

François demeura silencieux un moment, essayant de percer le masque serein de ce fils en qui il se reconnaissait de moins en moins.

— Mesures-tu le pouvoir que tu détiens ?

— Chacun conviendra que j’en fais un bien modeste usage, répondit Franz-Eckart souriant, indiquant du geste le décor de son pavillon.

— Qu’as-tu vu d’autre ?

— Pour cette année, je l’ai dit hier. Que la papauté souffrira des excès du fils de notre prochain pape. Et que des terres seront découvertes au-delà des Colonnes d’Hercule. Enfin, et pour le proche avenir, qu’après un succès fallacieux la couronne de France se trouvera en bien fâcheuse posture. Ses conquêtes lui seront reprises.

— Quelles conquêtes ?

— Celles qu’elle se propose de faire au-delà des Apennins.

— Es-tu certain ?

Le jeune homme sourit de nouveau.

— Messire mon père, je dis ce que j’ai vu ou cru voir.

François songea alors aux prières pressantes dont Joseph et Ferrando avaient fait l’objet de la part de banquiers lyonnais : ceux-ci levaient des sommes considérables pour permettre à Charles le Huitième de reconquérir le royaume de Naples, propriété perdue de René d’Anjou ; or, ces banquiers avaient déjà dû réunir les quarante-cinq mille écus d’or promis à Henry le Huitième, roi d’Angleterre, pour qu’il se tînt à l’écart de la Normandie et de la Bretagne. Les prévisions de Franz-Eckart entraînaient des conséquences pratiques. Nul n’était assez riche pour risquer de l’argent dans une entreprise désastreuse.

— Je vais de ce pas prévenir Joseph, annonça François en quittant le pavillon.

À la surprise de François, Joseph ne fut pas long à convaincre de la justesse des prédictions de Franz-Eckart ; feu Jacques de l’Estoille, son frère, jadis Isaac Stern, l’avait familiarisé avec ces domaines mystérieux et les lumières que certains hommes pouvaient avoir sur la trame de la Grande Tapisserie. Au terme de leur réunion, les deux hommes convinrent d’adresser une lettre à Ferrando, pour l’assurer qu’en dépit des apparences, la sagesse recommandait de s’abstenir d’avancer de l’argent pour les entreprises militaires de la couronne de France en Italie. Ils le savaient, Ferrando serait surpris et embarrassé : les Sassoferrato étaient vassaux des Sforza, et Ludovic le More Sforza était un allié du roi de France. Mais mieux valaient embarras et surprise que créances impayées.

 

 

Au crépuscule, Aube se rendit au pavillon de Franz-Eckart. Les hasards des alliances avaient ainsi fait que la tante et le neveu avaient le même âge ; pourtant, ils se connaissaient à peine. Elle le trouvait beau ; il lui paraissait bienveillant à son égard.

Elle lui apportait un pot de quartiers de fruits confits. Elle fut donc déçue de ne pas le trouver dans son pavillon et s’en retourna à pas lents. Son regard erra dans les parages. Peut-être Franz-Eckart était-il parti en promenade ; mais elle ne le vit pas sur les chemins qui la ramenaient au château de Gollheim. Des croassements obstinés lui firent lever la tête. Des corbeaux qui se querellaient. En redescendant, son regard saisit une silhouette au sommet d’une colline voisine. Elle la détailla. Une chevelure sombre s’agitait dans le vent ; elle fut presque certaine que l’homme là-haut était Franz-Eckart. Elle décida de gravir la colline. Tout occupée à surveiller où elle mettait le pied, haletante, elle ne leva les yeux que trop tard, quand elle fut à une vingtaine de pas du jeune homme. Elle s’avisa alors qu’il était nu. Était-ce lui ? Ou bien un paysan fou ?

Elle s’immobilisa.

Plus étrange encore, elle aperçut devant Franz-Eckart, car c’était bien lui, un animal. Un premier regard, encore troublé par la surprise, lui avait fait croire que c’était un chien. Mais c’était un renard.

Franz-Eckart se leva sans embarras et elle put alors vérifier qu’elle ne s’était pas trompée ; il était bien nu de haut en bas. Il s’était levé pour enfiler ses braies.

Il l’avait vue et c’était pour elle qu’il avait revêtu ce minimum vestimentaire. Elle reprit son chemin, mais d’un pas hésitant, intriguée autant que gênée. Elle se décida finalement à revenir vers lui. Il eût été pusillanime de redescendre. Il l’observait, souriant, les pieds nus dans l’herbe.

Le renard aussi, nullement effarouché, observait Aube, pointant vers elle sa truffe brillante et son regard humide. Elle en fut encore plus décontenancée.

— Bonjour, Aube, dit-il, ne semblant guère gêné par sa tenue. Tu es venue me tenir compagnie ?

Elle expliqua sans grande assurance qu’elle était allée lui porter, au pavillon, le pot de confiseries qu’elle tenait dans les mains. Il le prit, se rassit et l’invita à s’asseoir près de lui.

Le renard était toujours présent ; il s’assit à son tour. Aube eut le sentiment d’être de trop.

— Je te dérange, murmura-t-elle.

— Nullement.

Elle considéra ce torse nu et blanc, et les pieds nus dans l’herbe. Enfin, elle résolut de s’asseoir.

— Est-ce ainsi que tu te distrais de ton travail ? demanda-t-elle.

— J’essaie justement de n’en être pas distrait, répondit-il. Je travaille ici.

Elle chercha alentour un livre ou une plume et n’en trouva pas. Ce garçon était vraiment singulier.

— D’après ce que j’en entends dire, je me demandais si ton travail n’était pas lassant ?

Il sourit.

— Quand un travail est lassant, ce n’est pas lui qui est en cause, mais le travailleur. Et j’ai de la chance. Il faudrait être bien misérable pour se lasser des astres.

— Mais on ne les voit pas, de jour ?…

Il se mit à rire.

— Non, c’est vrai, il en va ainsi de la vérité. On ne la voit que dans les ténèbres.

— Mais alors, à quoi travailles-tu ?

— On travaille dans sa tête, Aube.

C’en était trop. Pourquoi avait-elle ressenti le besoin de voir Franz-Eckart ?

— Ce renard est bien familier, observa-t-elle pour faire diversion.

— Pourquoi ne le serait-il pas ? C’est un ami. N’est-ce pas, Renard, que tu es un ami ? dit-il à l’animal.

Le renard leva la tête. Franz-Eckart tendit la main ; l’animal s’approcha ; Franz-Eckart lui caressa l’échine. L’animal tendit la tête et ferma les yeux, goûtant les délices de la main qui le flattait. L’homme tendit l’index à la bête ; elle le mordilla délicatement, comme pour jouer. Puis elle se coucha sur le dos et se tortilla, les pattes en l’air. Franz-Eckart lui caressa le ventre.

Aube était médusée. Ce garçon nu sur la colline qui caressait un renard ! Son neveu ! Elle eut soudain le sentiment qu’elle ne connaissait pas du tout ce garçon.

— Et la solitude ne te pèse pas ? demanda-t-elle, consciente de la maladresse de ses mots.

— Elle allège, répondit-il en riant. Peut-être devrais-je accrocher à la porte de mon pavillon un panneau expliquant que je n’éprouve guère les besoins ordinaires de mes semblables. Je goûte la solitude et le travail.

N’eût-elle été sa tante, elle eût pensé que c’était là une rebuffade.

— Tu es venue me parler de ma solitude ? demanda-t-il, imperceptiblement ironique.

— Non. Je suis venue afin de mieux connaître Franz-Eckart de Beauvois, ce garçon qui intrigue tant le château de Gollheim.

— Et toi.

— Et moi, admit-elle. Je ne suis pas venue te séduire, Franz, dit-elle. Je sais que deux êtres peuvent se porter de l’affection sans se mettre au lit pour se le prouver, de même que le contraire est vrai. Je suis ta tante et je suis promise à un homme.

— Karl von Dietrichstein, dit-il.

Un jeune homme carré, chevalier et cavalier, neveu du margrave de Brandebourg, et qui avait à l’évidence passé plus de temps en compagnie des chevaux que des hommes, et quant aux femmes… Franz-Eckart l’avait aperçu au château quand il était venu faire, façon de dire, sa cour. Il était en effet d’âge à se marier.

— Je suis venue te voir pour emprunter un peu de tes lumières, reprit-elle.

Le jeune homme ouvrit le bocal, le tendit à sa visiteuse pour qu’elle se servît et goûta à l’un des quartiers de fruits confits. Il ne répondit pas et jeta un morceau d’abricot confit au renard, qui le happa et le mâcha, l’œil mi-clos de plaisir.

— Penser, répondit enfin Franz-Eckart, c’est prendre de la distance. C’est aussi se déprendre de ce qui agite mes semblables. C’est ma principale activité. Je ne saurais donc être agréable à une jeune fille aussi charmante que toi, qui aspire à goûter aux délices de la vie plutôt qu’à prendre ses distances à leur égard.

Une fois de plus, elle se trouva déconcertée.

— Les chevaliers, observa-t-elle, considèrent que les femmes sont l’ornement de la vie, mais qu’elles ne sauraient être mêlées à des affaires sérieuses telles que la guerre, et les savants, qu’elles n’ont pas l’esprit assez profond pour participer à leurs réflexions. Puisqu’il m’est déconseillé de penser, me voilà réduite à la compagnie des prêtres, des domestiques et des enfants.

— Voudrais-tu observer les astres ? Ou bien étudier les philosophes ? demanda-t-il, provocateur. Quand tu seras mariée, ton époux en serait marri. Des enfants mal torchés, rien à manger et des toiles d’araignée aux plafonds.

Ils rirent tous les deux.

— Puisque tu es si savant, que dois-je faire ?

— Tu es bien la fille de ta mère ! Oublie les savants et traite les guerriers comme des banquiers et des géniteurs.

La réponse ne parut pas la satisfaire.

— Je serai mariée le juin prochain à un homme charmant, jeune, beau, riche et promis au succès si les armes lui sourient. Il sera absent. Je m’ennuierai et prendrai peut-être un amant.

— Et j’en serai la cause, rétorqua-t-il en souriant. Pour ne lui avoir pas appris à penser, j’aurai fait une épouse infidèle !

Ils rirent de nouveau. Un moment passa. Elle observa du coin de l’œil ce garçon qui, le jour, apprivoisait les bêtes sauvages et, la nuit, observait les étoiles. Adam seul au Paradis.

— Mais que fais-tu donc tout nu sur le sommet d’une colline ? demanda-t-elle.

— J’existe.

— Nu ?

— Les vêtements ! dit-il, haussant les épaules. Je veux bien qu’ils nous protègent du froid et de la pluie, mais quand il fait beau, de quoi nous protègent-ils donc, si ce n’est de notre propre nature et de celle qui nous environne ? Ici, je sens la terre sous mon pied et le soleil sur ma peau entière. Je suis uni à cette nature que je rejoindrai au bout du chemin, avec un linceul pour tout vêtement. Les animaux ne me prennent pas pour un épouvantail. N’est-ce pas, Renard ?

L’animal reconnaissait son nom ; il se tint aux aguets.

— Tout à l’heure, il viendra avec sa renarde et ses renardeaux au pavillon, je leur jetterai les reliefs du repas du soir. Et s’il n’y en a pas assez, il ira faire un sort aux mulots et aux cailles.

Plus l’entretien se poursuivait, et plus Aube se sentait étrangère à son neveu. Elle se leva, empreinte d’une tristesse qu’elle ne s’expliquait pas.

1. Le détroit de Gibraltar.