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Pâques violentes

Le séjour à Gollheim avait persuadé Jeanne que le ménage de François battait de l’aile. Elle persuada à son tour Joseph que sa présence à Strasbourg lui permettrait peut-être de rétablir l’harmonie conjugale et de convaincre Sophie-Marguerite d’un comportement plus conforme à la décence ordinaire. C’était, en effet, à Strasbourg que le couple résidait le plus clair du temps, puisque l’imprimerie strasbourgeoise était la maison mère, les autres étant disséminées à Nuremberg, Lyon, Gênes, Milan et Venise, et que c’était celle qui occupait le plus son fils.

— Cela ne me dérange pas, puisque je voyage souvent entre Nuremberg, Francfort et Genève, répondit-il. Mais tu vas devoir jouer le rôle de la belle-mère, dit-il à Jeanne. Es-tu certaine qu’il te plaise ?

— J’en serai moins malheureuse que de voir François souffrir.

— Les hivers à Strasbourg sont bien plus rudes qu’à Angers, observa-t-il.

— Le froid du cœur est encore plus rude.

Ville d’Empire libre, comptant une vingtaine de milliers d’habitants, Strasbourg dégageait sans doute moins de douceur qu’Angers, mais plus de chaleur. Comme si le froid attisait la compassion dans les cœurs.

Ils franchirent donc le Rhin. Aube demeura à Gollheim, où son fiancé, Karl von Dietrichstein, neveu du margrave de Brandebourg et attaché au service de l’empereur Maximilien, venait brièvement lui faire la cour quand ses affaires lui en laissaient le loisir. Jacques-Adalbert et Déodat suivirent leurs parents.

Jeanne trouva et organisa une vraie maison, sur la SanktJohanngass, avec des services de bouche et de linge, une étuve au rez-de-chaussée et autres commodités domestiques qui faisaient cruellement défaut au logis de son fils, à deux pas de là, rue des Magistrats.

Car Sophie-Marguerite se fichait éperdument de ses devoirs de maîtresse de maison. François portait souvent des vêtements déplorablement défraîchis, dormait dans des draps de trois mois et mangeait à la va-vite, son épouse se souciant de la table comme d’une guigne et se contentant de couper une tranche de pâté et un bout de fromage pour souper.

La domestique principale qu’elle avait engagée, Frederica, était une de ces matrones auxquelles on n’en impose pas aisément. Un matin, elle fit face à Jeanne d’un air renfrogné. Jeanne lui en demanda la raison.

— Madame, je vois bien qui vous êtes et j’aurais souhaité que tout le monde fût aussi bien que vous.

Cela fut dit dans un langage moins châtié, le patois alsacien étant dru. Jeanne se garda de demander à qui Frederica faisait allusion ; elle laissa la matrone poursuivre.

— Je ne voudrais pas que madame fût contrariée à la prochaine Pentecôte.

— Pourquoi la Pentecôte ? demanda Jeanne, intriguée.

— Parce que c’est à la Pentecôte que le Rohraff parle !

Jeanne comprit le sens de ces paroles ; elle connaissait le Rohraff ou Singe des Tuyaux : un automate grotesque à l’apparence de manant barbu. Juché sous les orgues de la cathédrale, il débitait des obscénités à tout-va, le jour où les langues de feu étaient censées descendre sur les Apôtres. Une sorte de charivari strasbourgeois. C’était évidemment un indiscret caché derrière l’orgue qui parlait pour lui.

— À la dernière Pentecôte, le Rohraff a donné les noms des langues de feu qui rentrent sous les jupes de certaines ! poursuivit Frederica.

Image éloquente. Autant dire que tout le monde savait que Sophie-Marguerite courait le guilledou et connaissait le nom de ses amants.

— Il a également dit que les langues de feu se transformaient en cornes pour les maris de ces femmes.

Le visage de Jeanne s’empourpra. Frederica comprit qu’on l’avait entendue.

Un rien de surveillance et quelques autres ragots permirent à Jeanne d’apprendre que Sophie-Marguerite avait trois amants qu’elle voyait pendant que François s’échinait à l’imprimerie. Elle était bien ce qu’avait dit François : une ribaude.

Entre-temps, le confort qu’il trouva chez sa mère fit que François emménagea quasiment chez elle. Il y retrouva la douceur et la finesse de Joseph et aussi son propre sourire. Sophie-Marguerite était contrainte de venir prendre ses repas chez sa belle-mère, puisque c’était là qu’elle retrouvait son mari et que d’ailleurs la chère y était bonne.

Jeanne décida de prendre la vache par les cornes. Elle convoqua sa bru et la tança.

— Mon fils est-il un chapon qu’il faille vous farcir le déduit à longueur de journée ?

Elle lui cita les noms de ses amants : Johann Wohlreell le fumiste, Benedikt Golsch le charcutier, Bartholomaeus Monsanct l’apprenti menuisier.

— Vous êtes la risée du quartier ! s’écria Jeanne. Vous déshonorez mon fils, un homme de bien ! Je suis au fait de ce que le Rohraff raconte à tous vents ! Vous n’avez pas honte ?

Sophie-Marguerite fondit en larmes. Puis elle tomba en pâmoison. Jeanne la souffleta et l’autre retrouva ses esprits en hoquetant.

Pendant cet abominable épisode, Jeanne se dit que certaines causes étaient perdues. Elle songea que si elle prolongeait suffisamment son séjour pour que sa bru retrouvât quelque maîtrise de ses sens, elle éviterait le naufrage du ménage. Elle demeura l’automne et, sur ces entrefaites, l’hiver pointa du nez.

Sachant à la fois les bons rapports que Jeanne entretenait avec les comtes de Gollheim et son autorité morale, craignant aussi que sa belle-mère ne déclenchât un scandale qui la ferait enfermer au couvent, Sophie-Marguerite finit par s’assagir, ou du moins le parut. Jeanne, qui la faisait espionner, apprit qu’elle ne voyait plus que Monsanct ; du moins elle se rendait chez lui discrètement deux fois par semaine.

Cela suffisait ; on ne change pas une laie en truie domestique. L’essentiel était que le scandale prît fin.

Pour achever de restaurer l’image écornée de sa famille, Jeanne fit un don généreux de quinze écus pour la construction de la chapelle des Trois Épis, à Niedermorschwihr. C’était là que, l’année précédente, se rendant au marché par le chemin de la forêt, le forgeron Dietrich Schoere passa devant le Chêne à l’Homme mort ; l’arbre était ainsi nommé parce qu’un paysan s’y était mortellement blessé plusieurs années auparavant. Une image pieuse avait été fixée à l’arbre et, selon la coutume, Schœre s’était arrêté pour faire une prière pour le repos de l’âme du malheureux. S’apprêtant à repartir, le forgeron avait vu la forêt s’illuminer. Une dame vêtue de blanc, qui n’était autre que la Vierge, s’était avancée vers lui, tenant trois épis dans la main droite et un glaçon dans la gauche. Le glaçon, avait-elle expliqué à Schœre, représentait les malheurs qui s’abattraient sur les impies de la région, et les trois épis, les bienfaits qui récompenseraient les âmes pieuses et bienfaisantes, gute Seelen. Pour finir, elle avait chargé le forgeron de répandre l’avertissement au village.

Mais Schœre craignit d’être la risée des villageois. Lorsqu’il se pencha pour reprendre son sac de blé, il le trouva cloué au sol. Il se résolut donc à aller au marché pour raconter sa vision.

Et l’on avait décidé de bâtir là une chapelle. Ce fut la confrérie des Loups-Garous, l’une des quatre de la région, qui s’en chargea.

Sur quoi, le 25 mars, soit six jours avant la fin de l’année 14921, un incident singulier agita François.

Deux hommes bien mis, des Portugais, étaient venus à l’atelier et avaient demandé à François s’il ne disposait pas d’une grande carte du monde que lui aurait donnée à graver un Italien, Paolo del Pozzo Toscanelli. François avait répondu spontanément non, et les deux hommes avaient paru à la fois sceptiques et déçus. Ils déclarèrent, dans un français malhabile, qu’ils étaient disposés à payer un grand prix pour cette carte. François s’était alors rappelé qu’il connaissait ce nom de Toscanelli, pour l’avoir entendu de la bouche de son propre fils, Jacques-Adalbert, lors d’une conversation à Gollheim sur des terres inconnues au-delà des Colonnes d’Hercule ; mais sa curiosité ayant été piquée, il ne le révéla pas tout de suite.

— Pourquoi ne la demandez-vous pas à Toscanelli lui-même ? répondit-il.

Les visiteurs lui adressèrent un regard qu’il ne parvint pas à déchiffrer ; était-il ironique ? méprisant ? Toujours était-il que ces deux inconnus le fouillaient des yeux avec insistance. Guère habitué à pareilles façons, il s’impatienta.

— Il est mort, répondit enfin l’un des hommes.

— Comment sauriez-vous dans ce cas qu’il m’aurait confié cette carte ?

— C’est son fils qui nous a appris qu’il vous l’avait remise pour la graver et l’imprimer.

Ils maintenaient sur lui ce même regard scrutateur.

— En effet, mais c’était à Gênes. Puis il l’avait reprise, ayant changé d’avis, expliqua François, et nous ne l’avons jamais imprimée.

L’un des Portugais prit un air finaud.

— Ce que vous dites est à la fois exact et inexact, messire, rétorqua-t-il. Vous n’avez jamais imprimé cette carte, en effet, mais l’un de vos artisans l’a gravée avant que Toscanelli ne change d’avis. Il en existe donc un bois gravé, et il est en votre possession. Nous sommes prêts à vous en donner deux mille ducats.

— Messires, si ce bois existe, il n’est certes pas à Strasbourg, mais à Gênes. C’est là qu’il vous faut aller.

— Nous en venons. Ce bois a disparu.

À cette dernière réponse, François fut sincèrement perplexe. Et son trouble s’aggrava au souvenir de la prédiction de Franz-Eckart. Il en fut intuitivement persuadé : la carte qui intéressait les visiteurs devait être celle qui montrait des terres au-delà des Colonnes d’Hercule. Que cachait donc toute cette histoire ?

Pendant ce temps, à deux pas de là, Jacques-Adalbert s’affairait.

— Vous l’ignoriez ? demanda l’autre Portugais.

— Entièrement.

Les deux Portugais n’en parurent pas convaincus.

— Mais voilà bien du foin pour une carte ! s’écria-t-il.

Et il se leva pour signifier la fin de l’entrevue.

— Nous sommes pour trois jours à l’auberge du Cheval d’Or, pour le cas où vous changeriez d’avis, dit l’un des Portugais. Je vous répète mon nom : Manoël de Esteves.

Comment changerait-il d’avis sur une affaire dont il ne savait rien ? L’accusaient-ils de mentir ? Il fronça les sourcils, d’un air de mécontentement. Les deux étrangers s’en furent après lui avoir lancé un regard sombre.

Quand ils furent partis, Jacques-Adalbert dit à son père :

— Je n’ai pas voulu intervenir dans la conversation, mais ce bois est en ma possession.

Il revenait de Gênes, justement. François fut stupéfait.

— C’est toi qui l’as ?

Jacques-Adalbert hocha la tête.

— Ces deux individus ne m’inspiraient pas confiance, dit-il.

— À moi non plus.

— Et cela d’autant moins que notre atelier de Gênes a été cambriolé il y a quelques jours. Ce n’est certainement pas une coïncidence. Comme tu sais, le chef de l’atelier dort à l’étage au-dessus. Il a été réveillé une nuit par les aboiements furieux de son chien, resté en bas. Lorsqu’il est descendu, il a trouvé un homme en train de fouiller l’atelier. Ils se sont battus au couteau. Heureusement le fils du contremaître est accouru à la rescousse et ils ont maîtrisé le cambrioleur. C’était un Portugais, lui aussi. Mais ce n’est pas un malfrat ordinaire ; il est instruit et semble aisé. Il est en prison, mais il a refusé de révéler ce qu’il cherchait dans l’atelier.

— Mais comment l’as-tu deviné, toi ?

Jacques-Adalbert hésita un instant avant de répondre :

— Je me suis rappelé ce qu’avait dit mon frère. Il a parlé de cette carte.

François s’assombrit.

— Crois-tu que Franz-Eckart en ait révélé l’existence à d’autres ?

Jacques-Adalbert secoua énergiquement la tête.

— Pas du tout ! Les terres dont il avait parlé ont bien été découvertes.

— Comment ? s’écria François.

Son fils hocha la tête.

— Nous l’avons appris à Gênes, mais il semble qu’on l’ignore encore partout. Un navigateur espagnol, Christophe Colomb, est parti vers l’ouest, bien au-delà des Colonnes d’Hercule, et il a découvert des îles habitées, dont il a pris possession au nom du roi Ferdinand d’Espagne et de la reine Isabelle.

François ne parvenait pas, dans sa stupéfaction, à faire la part de celle que lui valait la nouvelle de terres habitées au-delà des Colonnes d’Hercule et de l’étrange prescience de Franz-Eckart. Quand il fut quelque peu remis, il demanda :

— Mais en quoi cela peut-il intéresser les visiteurs qui viennent de partir ? Les terres sont découvertes…

— D’après ce que j’ai entendu dire, l’affaire est beaucoup plus complexe, lui expliqua son fils. On prétend que ce ne seraient pas seulement des îles, mais tout un continent qui se trouve au-delà des mers. Et que ce continent abonde en or, en perles, en pierres précieuses et en richesses de toutes sortes. Ce Colomb aurait donc découvert une route par l’ouest, beaucoup plus courte, vers les Indes. C’est dire qu’elle assurera à l’Espagne une fortune considérable, tandis que le Portugal va perdre son monopole, par la route qu’il suivait en contournant l’Afrique. À mon avis, ce sont des marchands ou des émissaires des marchands portugais qui sont venus te voir. Ils veulent disputer aux Espagnols cette nouvelle route des Indes.

La journée de travail s’achevait ; les deux hommes allèrent se laver les mains au savon et au sable, afin d’enlever les traces collantes laissées par l’encre grasse. La conversation se poursuivit sur le chemin de la maison.

— Et où est cette carte, à présent ? demanda François.

— Le bois, veux-tu dire. À la maison, en sécurité. Veux-tu le leur vendre ?

— Non, répondit François. Ils m’ont paru de mauvais aloi. Tu m’apprends qu’ils seraient de surcroît mêlés à un cambriolage. Et l’épreuve qu’avait vue Franz-Eckart ?

— Elle est à la maison aussi.

Tout le souper fut occupé par la nouvelle qu’apportait Jacques-Adalbert. Jeanne ne cessait de songer que c’était la deuxième prédiction de Franz-Eckart qui se réalisait. Joseph s’interrogeait à haute voix sur cette carte de Toscanelli et les questions qu’elle posait. Était-il concevable que Toscanelli seul eût eu connaissance d’une nouvelle route des Indes ? Et sur quelles bases ? Il se souvint alors qu’il avait rencontré à Nuremberg, quelques années plus tôt, le fils d’un marchand de cette ville, un certain Martin Behaïm, géomètre et mathématicien, qui avait réalisé le premier globe terrestre et qui lui avait déjà assuré, sous le sceau du secret, qu’il était possible d’atteindre les Indes par l’ouest. Mais comment Martin Behaïm lui-même le savait-il ?

Jeanne écoutait la conversation.

— Ce sont des intérêts immenses qui semblent en jeu, dit-elle : ceux de deux empires, l’espagnol et le portugais. Nous n’avons pas fini d’entendre parler de cette affaire.

Sophie-Marguerite, elle, s’ennuyait à mourir. De fait, elle dépérissait, contrainte à la vertu conjugale comme elle l’était depuis l’arrivée de Jeanne à Strasbourg, Et vraiment, elle ne comprenait rien à ces affaires de cartes, d’empires et de route des Indes.

Ce qu’elle voulait, c’était un bal. Mais il n’y en avait guère à Strasbourg. Surtout aux approches de Pâques.

 

 

Trois jours plus tard, le Jeudi saint, Jeanne fit préparer le dernier repas digne de ce nom avant le dimanche. François arriva à l’heure habituelle, la septième après none, accompagné de Jacques-Adalbert. Déodat aussi était là, puisqu’il devait repartir pour Genève quelque temps après avec Joseph. On attendit Sophie-Marguerite ; elle était en retard, fait exceptionnel, car Jeanne lui inspirait une terreur sacrée.

François décida d’aller la chercher à la maison, à trois pas. Il revint bouleversé. Elle n’y était pas. Les domestiques l’avaient vue sortir vers six heures, pour se rendre comme à l’accoutumée chez sa belle-mère, avaient-ils cru ; il était sept heures et demie.

Avait-elle fait une foucade ? C’était peu probable, puisqu’elle était sortie de chez elle à l’heure habituelle où elle se rendait chez sa belle-mère. Avait-elle été victime d’un malandrin ? Mais la distance était trop courte entre les deux maisons pour qu’elle n’eût pas pu s’enfuir, appeler au secours, que sais-je.

Les hommes arpentaient la pièce, Jeanne était assise, les domestiques étaient consternés.

Peu après le coup de huit heures, on tira la clochette à la porte du bas. Tout le monde courut. On ne trouva sur le seuil qu’un billet :

François de Beauvois, si tu veux revoir ta femme vivante, dépose la carte de Toscanelli à minuit à l’endroit où tu auras trouvé ce billet. Point de ruse, sans quoi nous enlèverons une autre personne de ta famille, jusqu’à ce que tu aies compris notre détermination.

— Les Portugais ! cria François. À l’auberge du Cheval d’Or !

La nuit était tombée.

— Alertez d’abord la prévôté, conseilla Joseph.

— À cette heure ! s’écria François.

Trois hommes s’élancèrent dans la nuit, François, Déodat et Jacques-Adalbert.

Non sans appréhension, Jeanne les avait vus glisser des dagues à leur ceinture. Elle et Joseph s’assirent pour grignoter un bout de pain et un bol de soupe, qu’on fit réchauffer.

Les trois hommes revinrent penauds, une heure plus tard. Les Portugais étaient partis le matin.

— Bien, dit Jacques-Adalbert. Nous laisserons-nous ainsi réduire en sujétion par des brigands ? Car ce sont des brigands !

— Que veux-tu faire ? demanda Jeanne.

— Nous déposerons à minuit un rouleau ressemblant à la carte qu’ils demandent. Dans l’obscurité, ils n’y verront que du feu. Nous nous tapirons dans l’ombre et, quand ils viendront prendre la carte, avec ma mère nous nous jetterons sur eux.

— Ils sont sans doute armés, eux aussi, observa Jeanne.

— Je vais chercher Aloysius et son fils, dit François. Cinq hommes auront bien raison de ces malfrats.

Jeanne revécut tous ensemble quelques-uns des pires moments de sa vie. L’attaque contre le chariot qui les emmenait, elle et son premier mari, Barthélemy de Beauvois, à Beauté-sur-Marne. L’attaque contre son deuxième mari, Jacques de l’Estoille. Et bien d’autres épisodes affreux.

Aloysius et son fils, tirés de leurs lits, vinrent sans récriminer et même, pressés d’en découdre. À la onzième heure, tous les hommes sortirent. Jeanne attendit seule dans la maison.

Une heure d’attente angoissée s’écoula.

Les douze coups de minuit cloutèrent le ciel noir.

Peu après, des cris éclatèrent. Interjections, bruits sourds, jurons, chocs. Un choc en particulier, celui d’un corps jeté contre la porte.

Jeanne, un bougeoir à la main, alla regarder par le judas et ne vit rien. Finalement, n’y tenant plus, elle ouvrit la porte. C’était au moment même où François y introduisait la clef.

Elle compta des yeux les hommes devant elle : les cinq qu’elle connaissait et deux autres, solidement maintenus, que François poussait sans ménagement. Mais Sophie-Marguerite n’était pas avec eux.

Les deux inconnus n’étaient pas les Portugais. Deux pâles voyous ordinaires, qu’Adalbert s’empressa de ligoter à des chaises dans la cuisine. Les domestiques, réveillés, étaient accourus, en chemise et pieds nus.

On interrogea les captifs.

Deux étrangers les avaient priés d’aller prendre un document à la porte de la maison et de le leur rapporter. Après quoi, ils devaient accompagner une femme à la même porte. Ils s’indignèrent : ils n’avaient rien fait de mal !

Le comble était qu’ils avaient raison.

— Où devais-tu ramener ce document ? demanda François.

— Devant la cathédrale. Ils m’y attendaient.

Autant dire qu’ils ne l’y attendaient plus.

On patienta jusqu’à l’aube, à SanktJohanngass, avant d’aller quérir les sergents à verge. Ils furent prompts. Leur capitaine connaissait déjà son gibier. On lui raconta l’affaire. L’enlèvement de l’épouse d’un notable, le baron de Beauvois, chef de l’imprimerie des Trois Clefs, ce n’était pas rien. Il promit de fouiller la ville. Deux Portugais et une prisonnière, ce ne devait pas être invisible, diantre !

Pourtant, les heures passèrent et les archers ne trouvèrent rien ni personne.

À six heures, un caillou heurta une fenêtre de l’imprimerie. Un billet y était attaché.

François de Beauvois, tu es un traître. Nous sommes tout-puissants. Nous sévirons. Ta femme est toujours entre nos mains. Nous enlèverons les tiens, un par un, jusqu’à ce que nous ayons ce que nous voulons. Laisse-nous un billet après la minuit pour nous dire la somme que tu demandes.

Bien entendu, quand Jacques-Adalbert alla voir dans la rue, il n’y avait personne. François donna l’ordre à ses hommes de ne jamais circuler seuls, mais par deux ou par trois et de s’armer de dagues ; il s’en expliquerait avec la prévôté. Lui-même ne sortit qu’accompagné de Jacques-Adalbert et de Déodat.

Quand il rentra, il montra le billet à Jeanne.

On soupa des restes de la veille. Les mines des hommes autour de la table ressemblaient à celles de brigands.

On se barricada pour la nuit. Aucun autre billet ne vint. Aucun non plus ne fut laissé sur le seuil.

Dans le lit, où Joseph s’était enfin endormi, Jeanne remua des idées noires. Et rouges.

Les hommes se rendirent à l’atelier. Joseph et Déodat décidèrent de surseoir à leur voyage pour Genève, jusqu’à ce qu’on eût retrouvé Sophie-Marguerite.

Elle examina attentivement le document, dont Jacques-Adalbert lui avait montré la cachette. Des profils déchiquetés, un réseau de lignes droites mystérieuses, de petits bateaux, des chiffres partout ; elle s’avisa qu’elle n’y comprendrait rien. Sinon qu’une très grande île était effectivement dessinée bien au-delà des Colonnes d’Hercule, avec de nombreuses petites îles devant.

Cela intéressait des navigateurs. Des marchands. Tout cela était une affaire d’argent.

Elle songea soudain au mépris que lui portait Franz-Eckart.

Et à l’avidité de Denis.

Mais l’heure n’était pas à la philosophie. Elle remit la carte dans la cachette et descendit à la cuisine. Elle s’empara du grand bocal de poivre et, à la surprise du cuisinier, en versa une bonne quantité dans un cornet de papier fort qu’elle referma à la manière des marchands de friandises.

Puis elle remonta dans sa chambre, fouilla dans son coffre, en tira la longue dague au manche d’agate bleue, qui avait appartenu à Jacques de l’Estoille, toujours dans le fourreau de la ceinture de cuir clouté que portait Jacques en voyage. Elle attacha la ceinture sous son justaucorps, de telle sorte qu’elle pût tirer la dague en un instant si besoin en était. Elle fourra le cornet de poivre dans la poche de sa cape et sortit.

Ces Portugais du diable voulaient un autre otage. Le chef du clan, c’était elle. Et ce serait elle qu’ils tenteraient d’enlever.

Sans doute des sbires à leur solde observaient-ils les allées et venues de la maisonnée. Mais après la mésaventure advenue aux deux malandrins, les sinistres Portugais en trouveraient-ils d’autres qui consentiraient à se faire bastonner et, de surcroît, envoyer en prison ? Car l’affaire avait fait le tour de la ville. En tout cas, le fait qu’ils demandassent une réponse sur le pas de la porte démontrait qu’ils n’étaient pas loin. Elle sortit donc, ostensiblement seule, pour aller choisir des volailles. Elle rentra sans qu’il lui fût rien advenu.

Elle fut quelque peu dépitée. Joseph lui fit observer qu’elle était imprudente. Elle haussa les épaules.

Le soir, au souper, force fut de s’avouer que les archers n’avaient rien trouvé. Pas plus de Portugais que de beurre en branches.

Le lendemain, elle ressortit. La rue était déserte. Elle entendit des pas derrière elle. Elle eut à peine le temps de se retourner qu’une cape s’abattit sur elle. Elle connaissait le coup. La dague au poing, elle fendit la cape en moins de temps qu’il n’en faut pour couper une pomme en deux. Les agresseurs, manifestement surpris, poussèrent un cri. Elle s’était dégagé la tête et faisait face à un homme qui la maintenait à bras-le-corps. Elle lui enfonça la dague dans l’estomac d’un coup furieux, jusqu’à la garde. L’homme hurla et s’écroula. L’autre essaya de la bâillonner et de lui immobiliser le bras. Elle tenait déjà le cornet de poivre dans sa main libre. Elle lui en lança le contenu au visage. Il cria et lâcha prise. Elle lui décocha un coup de poing dans le foie. Puis un coup de genou dans les parties. L’homme recula encore, aveuglé, saisi par la douleur au foie et à l’aine. Elle ne voulait pas le tuer, car c’eût été perdre toute chance de retrouver Sophie-Marguerite. Elle le jeta contre un mur, aveuglé, étourdi. Saisissant l’une des moitiés de la cape qui traînait encore entre eux, elle en fit un capuchon et lui enserra la tête. Des cris étouffés en sortirent. Elle lui décocha un autre coup encore plus violent dans les parties.

L’autre agresseur agonisait sur le pavé, dans son sang.

L’homme encapuchonné titubait contre le mur, essayant d’arracher sa cagoule.

Elle s’approcha de lui, la dague à la main :

— Encore un geste et je t’enfonce la dague dans le cœur ! cria-t-elle. Immobile ! Ou je te tue sur-le-champ ! Comme l’autre !

Il comprit.

Ils étaient à cinquante pas de la maison.

Elle pointa la dague dans son dos.

— Marche !

Il fit quelques pas trébuchants.

— Marche ! ordonna-t-elle en lui assénant un coup violent de la tranche de la main sur la nuque.

Un gémissement sortit de la cagoule.

Elle enfonça la pointe de la dague dans le dos. Il se cambra et avança en tortillant, sachant que cette voix de femme ne plaisantait pas.

— Avance !

Ils arrivaient à la maison. Elle ouvrit la porte et le poussa.

Elle appela les domestiques. Ils accoururent, stupéfaits.

— Ligotez cet homme !

Ils s’exécutèrent. Elle l’assit de force sur une chaise avant de défaire le capuchon à la pointe de sa dague.

Un visage barbu apparut. Un bourgeois. Peut-être un chevalier. Il clignait désespérément des yeux. Le capuchon avait conservé le poivre à l’intérieur. Il toussait. Il reniflait et happait l’air.

— Voilà donc ce noble marchand qui s’en prend à des femmes ! Ah voilà un homme courageux !

Elle lui asséna une gifle d’une folle violence.

Il gémit.

— Où est la femme que tu as enlevée, chien ?

Il la regarda, épouvanté. Le masque pâle de cette femme exprimait une haine sans faille.

— Réponds !

Elle lui balafra la joue avec la dague. Le sang perla et s’écoula sur son col blanc.

Les trois domestiques assistaient à la scène, terrifiés.

— Appelons les sergents, madame !

— Pas avant qu’il ait répondu ! Où est cette femme ?

Elle n’avait même pas avisé Joseph, qui se trouvait avec Déodat, au deuxième étage, et qui n’avait sans doute rien entendu. Elle voulait leur épargner cette scène.

L’homme ravala sa salive, mais ne répondit pas.

— Fort bien, dit-elle.

Toujours de la pointe de la dague, elle déchira les chausses. Puis les braies. Le sexe de l’homme était à découvert.

— Écoute, moins que chien, tu as vu que je suis déterminée. Je te le jure, je te castre ici devant mes domestiques !

Elle posa la pointe de la dague sur le sexe.

— Madame…, intervint Frederica, horrifiée par l’idée d’assister à la castration d’un homme.

— Cette créature qui se dit homme a enlevé ma bru, une femme sans défense. Alors je vais le réduire à l’état de chapon…

L’homme hurla. Se débattit. Puis il fondit en larmes.

— Elle… est… morte…

Un silence noir s’abattit dans la pièce, coupé par les gémissements de l’homme.

Les domestiques, déjà secoués par la violence de la scène à laquelle ils avaient assisté, furent consternés par la nouvelle.

— Morte ? répéta Jeanne d’une voix basse.

Il hocha la tête.

— Morte comment ?

— Elle a voulu s’enfuir… Elle s’est étranglée dans la corde que nous lui avions passée au cou…

— Appelez les sergents, dit-elle. Et messire François à l’atelier. Donnez de l’eau à ce criminel, en attendant.

Elle alla s’asseoir dans la grande salle du rez-de-chaussée.

Elle n’avait pas pu défendre son clan. Elle avait voulu protéger son fils. Une défaite. Ce fut alors qu’elle monta et appela Joseph.

— Tu l’as piégé, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec douceur.

Il lui posa la main sur l’épaule. Il la connaissait.

Une soirée de cauchemar, parce que les larmes en étaient exclues. L’horreur avait desséché les yeux autant qu’éteint l’instinct de vengeance.

Reconnaissant l’un de ses deux visiteurs, agonisant sur le pavé, François était accouru comme un fou. À la vue de l’autre visiteur, ligoté et mal en point, et de sa mère vivante, son visage s’éclaira, mais l’expression accablée de Jeanne brida son soulagement.

— Que s’est-il passé ?

Elle secoua la tête et ne retrouva le chagrin qu’en pensant à celui de son fils.

— Sophie-Marguerite ? demanda-t-il.

Jacques-Adalbert avait tout compris à l’expression hagarde de sa grand-mère.

— Elle est morte, répondit Jeanne.

Les sergents arrivèrent. Leur capitaine écouta Jeanne. Il écarquilla les yeux.

— C’est vous qui avez tué l’autre homme ? Et vous avez maîtrisé celui-ci ?

Elle hocha la tête. Cet étonnement des hommes devant une femme qui savait se défendre, elle le connaissait déjà. Les sergents regardaient Jeanne avec des yeux émerveillés et secouaient la tête d’incrédulité.

— Cette femme, c’est le diable ! s’écria le captif, pendant que les sergents chargeaient le macchabée sur une charrette.

Ils avaient l’habitude : tous les matins dans toutes les villes d’Europe, on trouvait des cadavres, plus ou moins frais, selon l’heure et le temps qu’il faisait ; à Paris, la moyenne était de quinze ; à Strasbourg, de six. C’était Milan qui, paraît-il, battait les records : vingt !

— Le diable, c’est vous ! rétorqua le capitaine. Vous finirez à la potence.

L’autre ne parlait pas le patois alsacien ; le ton du capitaine ne lui laissa toutefois pas de doutes sur l’aménité de ses paroles.

— Qu’il dise d’abord où se trouve le corps de la pauvre Sophie-Marguerite, s’écria Jeanne avec fureur.

C’était dans une grange à l’autre bout de la ville, sur la route de Marlenheim. Ils s’y rendirent tous, même les domestiques, même les ouvriers de l’imprimerie, éclairés par deux sergents à verge qui portaient des torches. Ils ramenèrent le corps de l’infortunée baronne de Beauvois sur une charrette empruntée à des paysans, que ce cortège aux flambeaux avait d’abord alarmés et qui partagèrent ensuite sa consternation. Ils n’auraient jamais pensé que les deux étrangers qui venaient de louer la maison fussent des brigands.

La baronne douairière de l’Estoille n’ayant rien fait d’autre que défendre sa vie, le capitaine des sergents ne songea évidemment pas à lui tenir rigueur d’avoir dépêché un homme au trépas et d’avoir porté une dague, ce qui, en principe, n’était pas autorisé aux habitants de la cité libre de Strasbourg.

On ramena le corps à SanktJohanngass. Toute la maison le veilla. À l’aube, Jacques-Adalbert alla quérir le curé de Saint-Wandrille pour bénir la dépouille de sa mère. Il fallut insister pour que François quittât le chevet de celle qui avait été sa femme. Tous ses griefs s’étaient consumés dans la flamme des chandelles funèbres.

Jeanne en conçut un autre chagrin, qu’on eût pu qualifier de secondaire, mais qui n’en était pas moins vrai. Aucun être humain ne méritait la mort misérable de Sophie-Marguerite. Écervelée et ribaude sans doute, mais ce n’était là qu’un effet de son immaturité et non d’une malice fondamentale. Sophie-Marguerite faisait partie du clan ; comme telle, on lui devait le respect.

Elle mena le convoi jusqu’à la cathédrale, ensemble avec François et les parents de la défunte, ainsi que Jacques-Adalbert et Franz-Eckart, informé en urgence et venu de même.

Elle écoutait l’éloge de la défunte, que le prêtre prononçait en chaire, quand elle fut soudain piquée par un souvenir. Parlant de sa mère, à Gollheim, Franz-Eckart avait dit : sa courte vie. Avait-il donc prévu cette fin affreuse autant que prématurée ?

Au cimetière, elle l’observa par-dessus la fosse tombale.

Les larmes coulaient silencieusement sur le visage du jeune homme. S’il avait prévu la mort de sa mère, cela ne changeait rien à son émotion.

Les humains ne sont pas seulement les victimes des princes ; ils le sont aussi des seigneurs célestes.

 

 

Il fallut ensuite écouter le rapport de la prévôté.

Comme le démontrait l’interrogatoire du Portugais survivant, les deux visiteurs n’étaient nullement des brigands de profession, mais des bourgeois ambitieux prêts à tout pour se procurer la carte de la nouvelle route des Indes, qu’ils voulaient offrir au roi Jean II. Le Portugais, Manoël de Esteves, était armateur dans son pays. Lui et son collègue avaient à l’évidence espéré obtenir mission d’une expédition qui damerait le pion aux Espagnols et qui aboutirait, elle, à la découverte de la grande île aux trésors où Christophe Colomb n’avait pu aborder, car il en avait, disait-il, été empêché par une tempête.

L’armateur eut certaines paroles dont le greffier de la prévôté ne comprit pas le sens, mais qu’il rapporta quand même. Par exemple, que sa détermination avait été suscitée par le comportement du navigateur nommé Christophe Colomb, dont le greffier n’avait jamais entendu parler. Ce comportement avait été empreint de traîtrise, car revenant de son voyage de découverte, il avait fait escale à Lisbonne au lieu de se rendre directement en Espagne. Il avait été reçu par le roi Jean II et lui avait fait miroiter les merveilles qu’il avait découvertes, mais avait refusé d’en dire plus, ce qui avait exaspéré le roi2.

Le greffier ne savait évidemment pas qui était Christophe Colomb, ne voyait guère de rapport entre un navigateur espagnol et l’enlèvement et la mort d’une dame de bien à Strasbourg et n’avait rien compris à ce qu’il tenait pour des embrouilles.

Jeanne lut cependant la déposition avec attention, y déchiffrant un fil de raison.

Ayant appris par des marchands génois que Colomb s’était servi d’une carte que l’atelier génois de François de Beauvois et du marquis Ferrando Sassoferrato avait été chargé d’imprimer, les Portugais s’étaient mis en tête d’obtenir ce document inestimable. Ils s’étaient d’abord rendus à Gênes où ils avaient demandé à acquérir la carte. Ayant fait chou blanc, et persuadés que le précieux document était dans l’atelier, ils avaient voulu s’en emparer par la force, ou plutôt par effraction. Nouvel échec, où les Portugais avaient perdu leur secrétaire, désormais en prison. Ils s’étaient alors dit que la carte devait se trouver à l’imprimerie de Strasbourg. Mais leurs démarches n’avaient pas été plus fructueuses. Ils s’avisèrent à ce moment que le sieur de Beauvois connaissait la valeur du document et qu’il en voulait des sommes extravagantes, ou bien qu’il était de mèche avec des Français, des Espagnols, des Génois, des Vénitiens, que sais-je, pour explorer lui-même cette route. Ils avaient voulu lui forcer la main. L’affaire avait mal tourné. Le tribunal décida que le survivant serait pendu, quoiqu’il se prétendît de noble naissance. Un enlèvement contre rançon était en soi-même un crime ; qu’il aboutît à la mort de l’otage ne pouvait que l’aggraver.

Aussi Sophie-Marguerite avait-elle été la victime d’ambitions conjuguées d’armateurs et de monarques dont elle n’avait pas l’idée la plus ténue.

François enragea.

Il ignorait que sa mère enrageait aussi. Elle songeait que ses parents avaient été égorgés dans une guerre où ils n’avaient rien à voir non plus.

Tout pouvoir est meurtrier, elle l’avait appris au cours de sa vie. Par exemple, lors de la lutte féroce du Dauphin contre son père Charles le Septième, quand elle avait été enlevée et qu’elle avait manqué être assassinée.

L’affaire prit un tour encore plus déconcertant quand le grand échevin de la ville informa François qu’Anne de Beaujeu avait demandé par faveur spéciale qu’on lui livrât le prisonnier pour l’interroger.

Le Portugais allait-il donc échapper au châtiment ?

L’ancienne régente, assura l’échevin, s’était engagée à respecter les décisions de justice de Strasbourg.

On se creusa la tête pour trouver la raison de l’intérêt qu’Anne de Beaujeu portait à cet armateur égaré. On ne la trouva pas. On ignorait que, trois ans auparavant, elle avait accueilli le propre frère de Christophe Colomb, Bartolomeo, venu défendre le projet d’une exploration de la route des Indes par l’ouest. Lequel avait d’abord été rejeté par Henry VII d’Angleterre, qui l’avait trouvé délirant.

Pour Jeanne, ces péripéties ne changeaient rien à la situation présente : François était veuf. À quarante-deux ans, il était bien trop jeune pour s’accommoder de la solitude. Un homme est comme le bois exposé aux intempéries : il se durcit et se fendille. Elle devrait lui chercher une nouvelle épouse.

Et la sagesse de la Providence, si ce n’était un mythe, était bien cruelle : elle avait, d’un coup fatal, tranché dans un ménage qui, prolongé, n’aurait fait que mener un homme à l’amertume et une femme à la déchéance.

1. À l’époque, l’année commençait le 1er avril.

2. L’escale de Christophe Colomb à Lisbonne, au retour de sa découverte des Antilles, et son entrevue avec le roi Jean II de Portugal, auquel il réserva la primeur de son récit, sont un point historique dont on débat encore. Jean II était le rival de Ferdinand d’Aragon, qui avait pourtant commandité l’expédition, et auquel revenait ce privilège. L’indiscrétion de Colomb demeure énigmatique, sinon suspecte, surtout au regard de la personnalité ambiguë du navigateur.