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La Ribaude aveugle

Les Grecs anciens, qui ne furent pas moins sots que les autres, puisqu’ils étaient humains, avaient eu cependant la sagesse de se méfier des puissances célestes et s’étaient gardés, paradoxalement, de les diviniser, c’est-à-dire de les idéaliser. C’est ainsi qu’ils avaient représenté Mercure, dieu du commerce, comme un voleur, Vénus, déesse de l’amour, comme une épouse adultère, et la Fortune, comme une folle aveugle. Et ribaude !

Une ribaude aveugle, beau ragoût dont même les coquillards des Halles n’eussent pas voulu !

La même année 1496, elle joua deux coups pendables à ses mignons de la veille, pour ainsi dire.

Par l’intermédiaire de la ligue de Venise, qui rassemblait les États du Nord, elle annihila les conquêtes françaises en Italie, au grand dam de Charles le Huitième et, par la même occasion, des banquiers lyonnais et milanais qui l’avaient lancé dans cette équipée d’écervelés. Plus rien ! La gloire militaire française ne valait pas plus qu’une pelure d’orange dégringolant sur les pentes du Vomero vers les eaux déjà troubles de la baie de Naples.

Puis elle humilia et ridiculisa Cristoforo Colombo, hier découvreur de la route des Indes par l’ouest, amiral de la flotte espagnole et vice-roi des Indes. La manière erratique et brutale dont il gouvernait ses «  Indes », pendant à tout-va qui lui déplaisait et distribuant des domaines au premier venu comme s’il les possédait en son nom propre, avait fini par agacer. Madrid envoya un enquêteur, Juan Aguado. Celui-ci signifia au vice-roi qu’il était mandé au rapport à Madrid. Arrivé en juin, Colomb découvrit qu’il n’intéressait plus personne. La cour ? Elle était à Burgos pour le mariage de Philippe le Beau, fils de l’empereur Maximilien de Habsbourg et de l’infante Jeanne. L’Autriche et l’Espagne s’alliaient, c’était bien plus important que les histoires de ce reître des mers, vice-roi de carnaval et régnant sur des sauvages nus qui, à ce qu’on disait, copulaient au vu et au su de tous. Il se croyait propriétaire de l’or de Cuba ? Fadaises ! Et les traités signés entre lui et le pouvoir royal ? Torchons !

Ferrando, lors de ses visites à Strasbourg, rapportait les informations des Génois, aux premières loges à Cadix, à Burgos, à Madrid, à Lisbonne, bref partout où il fallait être. Franz-Eckart les interprétait pour Jeanne. Comme il avait aussi la langue pendue, il la faisait se tordre de rire.

Non contente de ces exploits, la Ribaude aveugle s’acharna.

Le 8 avril 1498, au château d’Amboise, Charles le Huitième passa sous une porte basse sans s’aviser qu’elle l’était. Il se heurta le crâne si fort qu’il en mourut quelques heures plus tard.

Quatre mois plus tard, abordant le golfe de Paria, à l’embouchure de l’Orénoque, le plus grand fleuve de ce qui allait s’appeler l’Amérique du Sud, et constatant qu’il entrait dans une grande masse d’eau douce, Christophe Colomb s’imagina que c’était le paradis terrestre et, peut-être de peur d’y rester, refusa d’accoster. Néanmoins, on l’apprit plus tard, il écrivit que c’était là une terre immense, inconnue jusqu’alors.

Mais pourquoi diantre n’y avait-il pas mis le pied ?

Entre-temps, il s’était fait couper l’herbe sous ce pied-là. Giovanni Caboto, navigateur génois devenu vénitien, puis sujet anglais sous le nom de John Cabot, tout pénétré par les légendes d’une grande île de braise nommée évidemment

«  Braisil » et des sept cités légendaires, avait convaincu le roi Henry VII d’Angleterre de financer une expédition vers l’ouest. Parti de Bristol le 2 mai 1497 sur une caraque nommée Mathew, avec un équipage de dix-huit hommes, Cabot avait contourné l’Irlande et atteint cinquante-deux jours plus tard le promontoire d’une terre inconnue, qu’il avait appelé cap Découverte, Cape Discovery.

Comme l’avait prédit Ferrando, le traité de Tordesillas avait fait long feu : Cabot avait pris possession de ces terres au nom du roi d’Angleterre. Il venait de rentrer à Bristol et avait été reçu par le roi, qui lui avait fait le don royal de dix livres sterling pour le récompenser et lui avait promis une flotte de dix navires pour inaugurer le commerce anglais des épices d’Asie.

Car tout le monde croyait que ces nouvelles terres constituaient l’extrémité orientale de l’Asie.

François, Jacques-Adalbert, Déodat et bien sûr Ferrando ne se tenaient plus d’impatience. Mais que faisait-on là, à manger des saucisses ! Il fallait partir ! Jacques-Adalbert rêva à haute voix d’exporter le matériel nécessaire pour fonder une imprimerie et adresser à l’Ancien Monde les récits et les descriptions de son exploration du Nouveau. Il ferait fortune !

— Et le papier ? demanda Franz-Eckart.

François éclata de rire.

— J’emporterai aussi du papier, dit Jacques-Adalbert, quelque peu vexé par la réflexion de celui qui passait toujours pour son frère.

Ce n’était donc plus l’espoir de fortunes mirifiques qui habitait ces hommes, mais la fièvre de l’aventure.

Et d’aventure, ce n’était pas la seule.

 

 

Quand la malle-poste, plus d’un mois après l’installation de Franz-Eckart à SanktJohanngass, vint livrer la caisse contenant le reste de ses précieux livres et manuscrits, celui-ci donnait une leçon de lecture à Joseph. Jeanne ni Frederica ne voulurent l’interrompre et décidèrent de monter elles-mêmes la malle jusqu’au quatrième étage. Elles avaient sous-estimé le poids matériel du savoir et, au deuxième étage, justement celui où Franz-Eckart enseignait l’abécédaire au garçon, elles posèrent la caisse sur le palier pour reprendre leur souffle. Plutôt que posée, elles l’avaient laissée retomber, et le fracas sur le plancher fut assez grand pour que Franz-Eckart courût en chercher la cause.

Il trouva les deux femmes pantelantes et se récria :

— Mais il fallait m’appeler !

Une servante héla Frederica du rez-de-chaussée.

— Laisse, je vais la monter seul, dit Franz-Eckart à Jeanne.

— Tu n’y parviendras pas, je vais t’aider.

Ils parvinrent ainsi au quatrième étage et, tandis qu’ils poussaient la caisse contre le mur, ils se retrouvèrent nez à nez, haletants.

Ils ne s’étaient jamais trouvés si proches. Ils plongèrent leurs regards l’un dans l’autre, surpris, puis troublés.

Franz-Eckart saisit le visage de Jeanne entre les mains. Il le tint à une miette de distance. Puis il l’approcha du sien et posa ses lèvres sur celles de Jeanne.

Ce fut la douceur du geste qui la conquit. Elle ferma les yeux. Puis elle lui rendit le baiser.

Cela faisait si longtemps qu’on ne l’avait embrassée ! Embrassée d’amour, non pas de gratitude. Il lui sembla avoir vingt ans. Leurs yeux parlèrent ; ils dirent :

— Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est ainsi.

Puis la bouche de Jeanne dit :

— Que ferais-tu d’une vieille femme ?

— Tu n’es pas une vieille femme.

— À soixante-deux ans !

— N’a-t-on plus d’émotions à soixante-deux ans ?

— Ta leçon n’est pas achevée, dit-elle. Joseph t’attend.

Et elle se dirigea vers la porte.

— Maîtresse, j’ai donné quinze deniers de pourboire au cocher, cria Frederica au bas de l’escalier.

Quinze deniers ! Autrefois, c’eût été jeter l’argent par les fenêtres, et trois deniers eussent comblé le cocher, bien qu’il n’y eût alors pas de malles-postes. Mais aujourd’hui, il vous eût jeté les trois deniers au visage.

— Vous avez bien fait. Je descends vous les rendre.

Elle trouva le cocher, un solide gaillard au teint fouetté par les vents des routes, assis dans la cuisine, et la deuxième domestique, Pulchérie, lui versant un verre de vin. Elle donna les quinze deniers à Frederica et ressortit, suivie par celle-ci. Quand elles furent parvenues dans la grande salle du bas, hors de portée de voix de la cuisine, les deux femmes échangèrent un regard entendu. Puis Frederica éclata de rire.

— Il faut bien un peu de galanterie dans la vie, maîtresse ! Cela fouette le sang ! Les maris s’endorment à la tâche.

Jeanne ne put s’empêcher de sourire.

— C’est la jeunesse, dit-elle.

— Oh, maîtresse, il n’y a point d’âge pour se fouetter le sang !

Les rires de Joseph retentirent dans l’escalier.

— Ce gamin n’est plus le même depuis que maître Franz s’occupe de lui, observa Frederica. Il est tout plein de vie !

C’était vrai.

— Chaque fois qu’il l’emmène en forêt, Joseph revient avec les yeux en feu. Il dit qu’il parle aux loups !

Elle eut un rire bref.

— Il paraît qu’il y a des gens qui le font. Mais je n’aurais pas plus tôt vu un loup que je serais morte de peur !

On sonna à la porte cochère, Frederica alla ouvrir. Jean et Françoise, suivis de leurs nourrices, déboulèrent en poussant des clameurs, comme tous les jours à la même heure ; ils venaient chercher Joseph pour jouer avec lui. Ils étaient évidemment à cent lieues de s’aviser que Françoise, trois ans, était leur tante ; le meneur de jeu était Joseph, qui organisait tantôt un colinmaillard et tantôt un chat perché dans la maison.

Sur les sept heures, rentrant de l’imprimerie, François, accompagné de Jacques-Adalbert, vint annoncer que Ferrando et Behaïm seraient à Strasbourg le lendemain. Chassé de Naples par les événements et la guerre civile, le géographe regagnait Nuremberg, dont la peste n’avait fait que frôler les murs. Il demanda à sa mère si elle voudrait bien organiser un repas pour tout ce monde.

 

 

Jeanne et Franz-Eckart soupèrent de truites à la poêle accompagnées de tranches de panais frites.

Il sortit de sa poche un instrument singulier, qui était une petite fourche à trois dents, au manche de buis. Ayant dégagé les filets de la truite en tenant le couteau de la main droite et la fourche de la gauche, il les piqua du bout de cet instrument étrange et les porta à sa bouche.

— Qu’est cela ? demanda Jeanne, surprise, essayant de glisser avec les doigts un filet de truite dans sa cuiller.

— Une fourchette.

Elle s’adossa ; elle n’avait vu pareil instrument qu’en bien plus grandes dimensions, celles de la fourche avec laquelle on retirait les rôtis du feu. Franz-Eckart s’en servait avec une dextérité surprenante.

— C’est un des petits cadeaux de la comtesse Gollheim, expliqua-t-il. Ma mère l’avait acheté à Nuremberg, mais la comtesse lui avait interdit de s’en servir.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que notre Saint-Père le pape estimait que c’était un instrument sacrilège et qu’il faut porter la nourriture à la bouche avec les doigts. De plus, la fourchette n’existant pas au temps de Jésus, c’est un instrument dont aucun chrétien ne doit se servir1.

Ses yeux brillaient de malice. Jeanne éclata de rire.

— Le pape a donc excommunié une princesse vénitienne qui prétendait manger la viande avec une fourchette, pour ne pas se salir les doigts. Veux-tu l’essayer ?

— Volontiers.

Il sortit une autre fourchette de sa poche, presque identique.

— Il y en avait deux ?

— Non, j’ai fait confectionner celle-ci par un coutelier de la ville, à ton intention.

Elle essaya et, maîtrisant bientôt le maniement de la fourchette, s’en trouva enchantée.

— Mais c’est une merveille ! dit-elle. Imagine, manger sa viande sans avoir les doigts pleins de sauce !

Frederica entra à ce moment-là pour apporter un bol de salade et, voyant l’instrument dans les mains de sa maîtresse, tendit le cou et fronça les sourcils.

— Qu’est cela ? demanda-t-elle, médusée.

— Une fourchette de table, Frederica, répondit Jeanne. Voyez comment l’on s’en sert.

Elle piqua une tranche de panais frit pour lui montrer. Frederica s’émerveillait.

— C’est maître Franz qui aura apporté cette chose, j’en suis sûre ! s’écria-t-elle.

— C’est plus commode pour manger la choucroute, déclara Franz-Eckart.

Frederica fut secouée de rire.

Jeanne décida que, le lendemain, elle irait commander six fourchettes pour les soupers.

— Nous voilà tous excommuniés, dit Franz-Eckart en riant.

— On verra ce qu’en dit le père Stengel.

 

 

L’heure fatidique sonna.

Jeanne se retira, impassible. Elle disposa un bougeoir à son chevet et tira les courtines.

Elles furent tirées dans l’autre sens quelques minutes plus tard.

— N’as-tu pas assez dormi seule ? dit Franz-Eckart, un genou sur la couche.

Il était nu et fleurait l’esprit-de-vin au girofle. Elle regarda ce corps de vingt ans, lisse et dru. Sa crinière et sa toison presque noires lui faisaient la peau encore plus blanche.

— Tu n’y songes pas, marmonna-t-elle, tout à la fois alarmée et comblée.

Il avait déjà grimpé dans le lit et tiré la courtine. Il s’allongea et se tourna vers elle. Dans ce qui restait de lumière, elle lut de la gravité et du naturel.

Il lui posa sur un sein une main légère et conquérante. Puis il le baisa. Et le suça.

Elle ne savait pas feindre. Elle lui caressa les cheveux. Il releva la tête. Il l’enlaça et ils s’embrassèrent. Un soupir immense s’exhala de la bouche de Jeanne avant de se muer en un cri étouffé à la première caresse sur son sexe. Elle lui étreignit l’épaule.

Pour la première fois depuis longtemps, elle toucha un corps d’homme qui fût un amant. Elle se rappela les caresses de jadis, données et reçues. Comme si elle apprenait de nouveau à lire et à écrire.

Lire, c’était recevoir, et écrire, donner.

Comblée de lecture, elle écrivit donc.

Le monde se refit.

À la septième heure, ils se reposèrent. Elle se rappela une fois de plus Joachim, nu dans la lumière indigo d’un soir d’Angers. Elle comprit en un éclair la folie sensuelle de Sophie-Marguerite. Si le père était pareil au fils, elle avait dû sentir un alcool de feu se répandre dans ses veines ; elle avait dû cesser d’être elle-même pour devenir un fragment d’univers en fusion. Et elle comprit aussi ce que Aube avait éprouvé.

Une force infernale et céleste habitait Franz-Eckart.

Elle le serra contre lui en se demandant : «  Pourquoi moi ? »

Il devinait à coup sûr ses pensées.

— J’ai besoin de donner, murmura-t-il. Et je n’en connais pas d’autre que toi qui ait autant besoin de moi.

C’était vrai.

Elle ne se sentait plus vieille.

— La femme aux loups, dit-il en se levant.

Elle réprima un sursaut. Elle ne lui avait rien dit de la mort de Denis. Comment le savait-il ?

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Je t’ai vue en rêve avec des loups.

Peut-être ceux qui avaient assiégé la ferme, songea-t-elle pour se rassurer.

Il se pencha vers elle pour l’embrasser.

— Il y a donc des anges, dit-elle.

— Pas pour tout le monde, répondit-il avec un sourire malicieux.

La Fortune est vraiment une ribaude aveugle, se dit-elle en riant.

Matines sonnèrent. Elle se leva, enfila sa chemise de chambre, puis une robe d’intérieur et descendit faire chauffer du lait à la cuisine. Décembre s’était invité et Strasbourg était blanc et noir. Elle le trouva gai. Elle ne se souvenait pas d’avoir de longtemps abordé une nouvelle journée avec tant d’enchantement.

1. Anecdote véridique. Connue depuis les Romains, la fourchette fit une brève réapparition à Venise au XVe siècle, déclenchant les foudres pontificales. En 1612, Anne d’Autriche, épouse de Louis XIII, élevée à la cour catholique d’Espagne, ne savait pas se servir d’une fourchette. Le chancelier Séguier trempait ses deux mains dans la sauce (et se curait les dents avec la pointe de son couteau), au grand dégoût du cardinal de Richelieu (qui inventa pour la circonstance les couteaux à bout rond). L’usage de cet ustensile ne commença à se généraliser qu’à la fin du XVIIe siècle.