19

Des radis

Le froid devenait vif, surtout la nuit.

Les trois voyageurs avaient tiré de leurs coffres leurs vêtements les plus chauds et dormaient emmitouflés. Miguel leur confia un petit poêle à bois de marine pour chauffer leur cambuse ; il se pendait à un barrot, car il n’était évidemment pas question de poser une flamme quelconque par terre.

Vingt-quatre jours de voyage. Mais où allaient-ils donc, grand ciel ? Soudain l’absurdité de l’aventure leur apparut. Comment peut-on partir en mer sans savoir où l’on va ? Et peut-être n’allaient-ils nulle part ! Peut-être la mer s’étendait-elle jusqu’à l’infini, et le froid deviendrait de plus en plus intense jusqu’au jour où l’Avispa dériverait au hasard des courants, avec des cadavres gelés…

Les marins aussi devenaient sombres. Ils ne chantaient plus la nuit.

Le vingt-sixième jour, un incident étrange modifia les humeurs.

À cinq heures du matin, Déodat perçut un cri. Puis le bruit de bottes qui couraient çà et là sur le pont inférieur. Et des exclamations. Il n’avait pas été le seul réveillé : Jacques-Adalbert aussi remua dans son hamac et marmonna :

— Qu’est-ce que c’est ?

En dépit du froid, Déodat escalada l’échelle et courut dehors, enveloppé dans sa couverture. L’équipage était réuni sur le gaillard d’avant. Un spectre immense, informe, magnifique, inhumain et effrayant se dressait devant l’Avispa. Une montagne de cristal scintillant dans les premières lueurs du soleil et répandant des éclats de lumière bleuâtre dans la mer.

Abordaient-ils aux portes de la mort ?

Miguel fit dériver le navire à bonne distance. L’équipage, désormais muet, se déplaça à tribord. Nul n’avait de mots pour décrire le spectacle.

Gaspar fit distribuer du vin chaud.

— On approche d’une terre, dit-il. Les montagnes de glace ne naissent pas en pleine mer. Celle-ci s’est détachée d’une côte.

C’était, en effet, une montagne de glace.

— Elle est haute, dit Jacques-Adalbert.

— On m’a rapporté qu’on en avait vues au large de l’Écosse. Elles sont plusieurs fois plus profondes. Si elles se renversent, c’est un cataclysme à une demi-lieue à la ronde. Aucun navire n’en réchappe.

Quatre jours plus tard, à l’aube, Déodat tentait de se réchauffer sur le pont avec un gobelet de vin chaud, quand il vit Gaspar sur un bastingage de bâbord plisser les yeux. Que regardait-il ? Le Portugais tendit le bras :

— Des oiseaux. Des mouettes. Il y a une terre par là.

Tous les matelots avaient vu les mouettes. Une fièvre sourde s’empara de l’équipage. Les mollets devinrent plus élastiques et les gestes plus vifs. Quelque trois heures après le lever du jour, alors que Gaspar était à la barre, un cri retentit du haut du mât de misaine :

— Terre à bâbord !

L’émotion noua les gosiers. Le matelot qui se tenait près de Déodat lui serra le poignet et murmura d’une voix rauque :

Tierra !

Miguel fit réduire la voilure. Une petite brise poussa le navire le long d’une côte consistant surtout en falaises basses. On ne distinguait aucune montagne. Des myriades d’oiseaux peuplaient les côtes. Tous les matelots furent surpris par une espèce qu’ils n’avaient jamais vue, des animaux fusiformes qui semblaient porter une cape noire sur une chemise blanche, mais dont les ailes atrophiées ne leur permettaient pas de quitter le sol ; on en comptait des milliers, debout, comme des congrégations de clercs. On reconnaissait aussi des oies et des canards.

Gaspar cherchait une anse et finit par la trouver. On jeta l’ancre. Il fallut donner toute la longueur de chaîne. Un grondement sourd indiqua qu’elle grattait le fond ; un choc, qu’elle avait enfin trouvé son point. Gaspar descendit du gaillard d’arrière et ordonna qu’on mît à l’eau l’une des deux chaloupes arrimées sur le gaillard d’avant.

L’opération fut compliquée, mais menée avec une promptitude éblouissante. Les matelots ne se tenaient plus d’impatience. La question se posa de savoir quels hommes resteraient à bord pour veiller sur le bateau ; Gaspar décida que tout le monde descendrait bien à terre, mais par équipes tournantes, car il fallait un minimum de six hommes en vigie permanente sur l’Avispa. Puis il descendit sur une corde à nœuds, avec un arc et un carquois attachés à un baudrier.

Déodat s’avisa que tout le monde portait ces armes, à l’exception de Ferrando, de Jacques-Adalbert et de lui-même ; ils descendirent alors prendre leurs dagues dans les coffres. Nul ne savait, en effet, quelle population l’on pourrait rencontrer, ni quelles seraient ses intentions. Il s’élança à son tour dans le vide et se balança sur la corde à nœuds, puis enfin, haletant plus de l’émotion que de l’effort, posa le pied dans la chaloupe.

Il s’avisa également que si le navire faisait naufrage, un tiers de ses passagers périraient, car chaque chaloupe ne pouvait prendre que six hommes. Celle-ci ferait donc un aller et retour. Seuls Déodat et Ferrando furent du premier voyage ; Jacques-Adalbert décida qu’il serait du second, avec Villamora. Deux matelots fixèrent les rames dans leurs fourches et ramèrent. Déodat tremblait, bien qu’il ne fît pas vraiment froid. Il regarda dans l’eau alentour et la trouva poissonneuse.

Une demi-heure plus tard, la coque de la chaloupe crissa sur un fond caillouteux. Gaspar, à l’avant, bondit, s’éclaboussa et, en deux enjambées, atterrit sur une grève de galets. Il regarda autour de lui, puis fit signe aux autres de le suivre.

Déodat mit pied à terre dans un état proche de la transe. Était-ce là le Grand Continent du Nord ? Tout à coup, ses anxiétés, son ennui, ses souffrances s’évanouirent à la vue de ce paysage pourtant désolé. Il avait poussé sa résistance à l’extrême et il avait posé le pied sur l’extrémité du monde. Finis terrae.

Il tira de sa poche une flasque d’eau-de-vie qu’il conservait au secret et en but une lampée. Le matelot près de lui, un jeune homme broussailleux, le regarda, avec des yeux éloquents ; il lui tendit la flasque.

Le premier groupe attendit le second ; il fut de sept. Où iraient-ils ? Vers l’intérieur des terres ou le long de la côte ? Ils optèrent pour la seconde solution et se mirent en route.

— Nous ne manquerons pas de viande, dit Ferrando, indiquant les canards perchés sur un rocher.

— Cherchons d’abord de l’eau, dit Miguel.

Il n’en restait quasiment plus à bord, ni dans les barriques, ni dans les réserves de l’équipage. Ils parvinrent bientôt à l’embouchure d’un torrent qui se jetait dans la mer. Ils n’avaient qu’un tonnelet ; Miguel décida qu’on monterait une expédition exprès pour se réapprovisionner en eau, et là, on se contenta de remplir le tonnelet emporté par Villamora.

La côte était rocheuse, coupée tantôt de falaises basses et tantôt de grèves caillouteuses sur lesquelles se prélassaient des animaux en forme d’outres noires aux yeux de chien et aux museaux moustachus. Le continent même semblait plat, mais il était verdoyant. Les explorateurs s’engagèrent bientôt dans une forêt de bouleaux qui longeait les falaises.

Ils ne savaient, une fois de plus, ni où ils allaient, ni ce qu’ils cherchaient. Soudain, au bout de deux heures de marche, Villamora s’écria :

— Des maisons !

Ils s’arrêtèrent, saisis. Au-delà d’un pré où des coquelicots palpitaient dans la brise, on reconnaissait en effet un ensemble de constructions aux toits pentus. Des maisons ! C’est-à-dire des êtres humains ! Mais quels êtres habitaient donc ces lieux ? D’un signe de la main, Gaspar suspendit les voix et le mouvement. Il observa attentivement les baraques en bois grisâtre, à trois cents pas de là. Déodat trouva les maisons peu prospères ; les toitures semblaient particulièrement éprouvées.

— Cela n’a pas l’air habité, dit enfin Gaspar. Il n’y a pas un seul feu.

Pas un aboiement. Ni un hennissement ou un cri d’enfant.

Gaspar prit la tête du groupe en direction du hameau, puisque c’en était un. Au bout d’une cinquantaine de pas, un bateau apparut derrière une maison ; il avait été tiré à terre. Jadis. Il était, lui aussi, en bien mauvais état.

— Il y a quelqu’un ? cria Gaspar en portugais.

Pas un son ne lui répondit. Peut-être ces gens ne connaissaient-ils pas les chiens.

Il continua d’avancer et arriva à la première maison ; il répéta son cri. Rien. Il mit la main sur la poignée de la porte. Une poignée d’un modèle inconnu, en fer. Miguel tenait la main sur son arc, les trois voyageurs, sur leurs dagues. Gaspar poussa la porte.

La première salle était vide. Des fientes d’oiseaux, chiées par les brèches dans la toiture, s’amoncelaient sur la grande table au centre. Une chaise vermoulue s’écroula quand un matelot la heurta. L’âtre était vide et froid depuis bien des lunes, mais un pot pendait encore à des chaînes au-dessus de flammes de longtemps éteintes. À l’évidence, la neige, la glace et le vent avaient été depuis des décennies les seuls habitants de ce lieu sinistre.

Suivi de près par ses compagnons, il passa dans la pièce suivante. Le vent pénétrait en sifflant doucement par la fenêtre ouverte. Il y avait là deux lits. Les paillasses s’en étaient depuis longtemps désagrégées et le vent les avait éparpillées aux quatre coins du plancher en bois, désormais disjoint.

Il poussa un cri.

L’un des lits était occupé. Par un squelette. Ce fut la position du squelette qui les déconcerta : d’abord, il était en partie démembré ; une jambe et un pied gisaient au sol ; ensuite le reste était étalé dans une position bizarre, comme figé dans une danse macabre.

Tous restèrent immobiles, saisis. Un matelot fit un signe de croix. Gaspar se pencha sur le squelette. Celui-ci était blanchi de longue date, mais des touffes de longs cheveux gris étaient demeurées. Avait-ce été un homme ? Une femme ? Ses os étaient bien minces. L’édredon était étrangement souillé et déchiqueté, surtout au bas. Des monceaux de plumes fines s’étaient échappées des éventrations. Des oiseaux de proie avaient jadis fait leur besogne. Ils s’étaient sans doute acharnés sur les jambes et les pieds, cachés par l’édredon. D’où la position singulière du squelette.

Déodat se pencha et ramassa un chapelet cassé.

— C’était un chrétien, dit-il.

Un matelot poussa un cri. Derrière le lit gisait le squelette d’un enfant.

Deux pièces, c’était tout. Plus un réduit où du linge, sans doute bien rangé autrefois, achevait de se décomposer, lui aussi. Il battit brusquement en retraite. Une chouette blanche s’envola vers lui. Il l’écarta du bras. Elle partit par la fenêtre. Elle avait fait son nid dans le réduit.

— Mais que s’est-il passé ? s’écria Ferrando, bouleversé. Tout le hameau doit être pareil !

Il l’était, en effet. Ils allèrent de désolation en désolation.

Quand Gaspar ouvrit la porte de la maison suivante, un squelette lui tomba quasiment dans les bras. En dépit de sa frayeur, Gaspar s’accroupit pour l’examiner : cet être avait-il été un nain ? Ses tibias et ses humérus étaient extrêmement mal formés. La tête était énorme.

Il n’y avait rien à récupérer nulle part. Les couteaux étaient rouillés, les tissus déchirés, les meubles friables. Un matelot ramassa un trophée : des cornes d’un type que personne ne connaissait. Pourtant, c’étaient bien des vaches ordinaires dont on retrouva aussi les ossements dans une étable.

Une grande maison s’élevait au centre du hameau. Ses portes battaient au vent, ouvrant sur une grande salle garnie de rangées de bancs. Une église. C’étaient donc bien des chrétiens. Le crucifix s’était fracassé au sol. Les bourrasques avaient renversé les bancs et les chandeliers.

— Quittons cet endroit maudit ! s’écria un matelot.

Ils marchaient depuis trois heures ; il en faudrait bien autant pour revenir à l’anse où l’Avispa mouillait.

Gaspar hocha la tête, mais il contourna l’église et parvint au cimetière. Il se pencha sur les croix et les pierres tombales. Thorsten Ivarssen 1415-1476… Freia Thalberg 1407-1469…

— Des gens du Nord, dit-il.

La date la plus récente était 1487.

Ils reprirent le chemin du retour, la tête basse. Toute l’ivresse de la découverte était évaporée. Leurs macabres découvertes ne leur avaient laissé qu’un goût de cendre.

— Pensons au souper ! s’écria Villamora, passant devant un rocher où des canards grouillaient.

Ces volatiles n’étaient pas méfiants ; on pouvait les attraper quasiment à la main. La course au souper fut générale et changea l’humeur des matelots. Ils avaient saisi vingt et un canards. Pendant une heure, ils se livrèrent au carnage, tordirent les cous, plumèrent et vidèrent. Puis Gaspar lui-même, assisté de Ferrando et de Déodat, bâtit un feu et dépiauta des baguettes d’arbrisseaux inconnus pour en faire des broches.

Villamora envoya chercher un tonnelet de vin et des gobelets et porter quelques canards rôtis à l’équipage de garde.

Il ne resta rien des rôtis : cela faisait un mois que personne n’avait dégusté un repas chaud. Les agapes restaurèrent sensiblement l’enthousiasme perdu.

— Nous avons donc trouvé une terre, dit Jacques-Adalbert, mais elle était déserte.

— Désertée, rectifia Déodat.

— Ces gens étaient malades, dit Gaspar. Les squelettes étaient déformés. Ils ont sans doute été décimés par une épidémie. Demain, nous poursuivrons l’exploration.

Quant à ces chrétiens venus mourir sur ces terres lointaines, on ignorait tout, sauf que c’étaient des gens du Nord1.

Ils remontèrent à bord dans un crépuscule d’un rose ardent, jamais vu, se couchèrent incontinent et firent des rêves sombres.

Le lendemain matin, Gaspar organisa une deuxième expédition pour le ravitaillement en eau douce. Il eut l’obligeance de faire remplir une des barriques de ses trois voyageurs. Elle fut bien plus commode à descendre qu’à remonter. Déodat en tâta le contenu : c’était l’eau la plus pure qu’il eût jamais bue.

Les expéditionnaires en profitèrent pour ramener encore des canards.

À midi, après avoir établi sa position, soixante-deux degrés de latitude nord, Gaspar fit lever l’ancre et décida de longer la côte, traînant la chaloupe après lui. Quelques heures plus tard, il apparut que ces rivages étaient les plus déchiquetés qu’on pût imaginer ; ils se creusaient de baies profondes qui se succédaient entre des promontoires pareils à des môles ; les abords en étaient garnis d’îlots et de rochers qui n’inspiraient visiblement pas confiance au capitaine.

— Il peut y avoir sous l’eau des rochers sur lesquels nous nous fracasserions, expliqua-t-il à Ferrando.

Il compara le relief côtier avec celui du portulan, déjà bien tourmenté, et conclut que les navigateurs qui l’avaient précédé n’avaient pas eu plus de loisir que lui pour détailler leur découverte ; leur dessin était inexact à bien des égards, car le cap du continent où ils avaient abordé, si c’en était bien un, s’avérait sensiblement plus pointu que celui du portulan, et les golfes en étaient plus profonds. Il tenta à deux reprises d’ancrer au large, afin d’expédier la chaloupe en reconnaissance, mais les eaux étaient bien trop profondes pour les chaînes dont il disposait. Ceux qui avaient espéré un autre débarquement en furent quittes pour leur déception. Déodat se remit à la pêche et attrapa coup sur coup trois beaux saumons.

Le vent qui soufflait venant constamment du nord, l’Avispa ne pouvait naviguer que vent debout ; même toutes voiles carguées et en s’aidant de la seule voile d’artimon, elle allait donc très lentement2. Gaspar décida le lendemain de virer de bord et mit résolument le cap sur l’ouest.

L’aventure recommençait, puisqu’on ne savait où l’on allait.

On vit deux îles de glace dériver au loin. Mais Déodat regardait le ciel, guettant des oiseaux.

Deux jours plus tard, deux heures après midi, le cri attendu vint de la vigie sur le mât de misaine.

— Terre devant !

À vrai dire, on ne voyait du pont qu’une ligne grisâtre, qui eût tout aussi bien pu être un banc de nuages. Pas un battement d’ailes. Mais soudain, un vol d’oiseaux raya le ciel brumeux, venant du sud. Gaspar changea la trajectoire et décrivit une grande courbe pour longer la côte et s’en rapprocher par le tribord.

Trois heures plus tard, équipage et voyageurs purent distinguer nettement le détail de cette terre ; elle ressemblait à la précédente comme une sœur, à cette différence près qu’elle était bien plus boisée. L’heure étant tardive pour un débarquement, Gaspar longea la côte jusqu’à ce qu’il trouvât une anse où jeter l’ancre pour la nuit. On eût dit l’embouchure d’un fleuve immense, dont on apercevait à peine l’autre rive. L’ancre fut enfin descendue. Déodat écouta le frottement de chaque anneau sur l’écoutille de fer comme si c’était un bruit du destin.

La nuit fut courte, non seulement en raison de la proximité du cercle polaire, qui l’avait réduite à une aquarelle bleuâtre, mais parce que peu dormirent.

La découverte de la première terre avait été pareille à une rencontre fortuite. Ils avaient alors été proches du désespoir. La compatissante Providence leur avait accordé une terre qu’ils croyaient inexplorée et, dans son avarice naturelle, elle avait aussitôt tempéré son cadeau en l’assortissant de découvertes macabres. Des chrétiens avaient vécu là et ils étaient morts de misère. Memento mori. Que croyaient donc ces matelots téméraires ? Qu’il existait quelque chose de neuf sous le soleil ?

Ils entendaient presque des esprits sarcastiques ricaner au-dessus des nuages.

Mais les nouveaux rivages, à une encablure de là, confortèrent la certitude de la découverte. Non, Providence, nous n’avons pas trouvé que des vieilleries désolées. Tu ne savais pas tout. Ne serais-tu donc qu’un autre nom pour cette ribaude aveugle qu’on nomme Fortune ? Il existait bien d’autres terres au-delà de ces champs trempés de sang et de désillusions qu’était la vieille Europe, l’Ancien Continent. Et le monde inconnu ne pouvait être peuplé, lui aussi, de maisons en ruines hantées de squelettes difformes. S’il était habité, ce serait de vivants.

Mais lesquels ?

Le sentiment de l’inconnu mélange la terreur et la fascination ; il est pareil à celui de la passion amoureuse.

Ce furent dix-neuf fiancés qui se présentèrent sur le pont, à l’aube, comme pour un dépucelage rituel. Ils regardaient les denses forêts que l’aube verdissait au fur et à mesure, sans en dissiper le mystère. Le destin a cent visages, comme la mort, dix mille portes. Il les attendait dans ces bois.

Gaspar demeura un long moment à les contempler.

Enfin, il donna l’ordre de descendre dans la chaloupe. Six hommes, comme la première fois. Les mêmes, dont Déodat et Ferrando.

Quand ils descendirent de la petite embarcation, le sentiment ne fut pas le même qu’au premier accostage. D’abord, parce que le paysage était différent. Au-delà de la grève caillouteuse, où quelques mouettes piaillaient, les forêts montaient la garde. Comme la première fois, on attendit le débarquement de la deuxième équipe.

Treize hommes considérèrent l’environnement et l’évidence s’imposa : longer la côte n’apprendrait rien ; il fallait couper dans la forêt. C’étaient des sapins. Ils avancèrent donc, en file indienne.

Une heure plus tard, le décor n’avait pas changé. On apercevait bien le ciel çà et là, mais cette forêt semblait s’étendre jusqu’au Jugement dernier.

Un matelot cria.

Un être effrayant marchait dans les bois, tel un gros homme. Il avançait vers eux. Un homme ! Affreusement velu !

— C’est un ours ! cria Ferrando.

Un ours brun sombre, qui les considéra d’un air bougon, traversa leur file et se perdit de l’autre côté.

Miguel éclata de rire :

— Voilà un indigène bien mal éduqué ! Il ne nous a même pas salués !

La main encore sur leurs arcs, les hommes se mirent à rire aussi, désamorcés.

— Il n’y a donc pas d’habitants dans les parages, observa Gaspar. Cet animal n’a pas peur des hommes.

Un peu plus tard, ils le retrouvèrent, à mi-jambes dans un torrent : il dégustait un saumon. Ils longèrent la rivière et parvinrent à une clairière. Au-delà s’étendait une plaine baignée de soleil, où vaguaient des animaux qui ressemblaient à des cerfs, mais plus grands et dotés de bois plus épais et moussus.

La découverte d’un nouveau monde ressemblait de plus en plus à une excursion de garnements dans le pré du voisin. Sauf qu’ils ne savaient pas où ils se trouvaient. Ils étaient partis damer le pion à Christophe Colomb et, cela accompli, n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils devraient faire ensuite. Pas d’habitation en vue. Les squelettes, au moins, leur avaient donné une émotion.

Un matelot parla de camper et de poursuivre l’exploration le lendemain. Coucheraient-ils donc à la belle étoile ? Et le ventre creux ?

Trois ou quatre volatiles énormes, noirs et maladroits, s’aventurèrent non loin. C’était le souper qui se présentait. Un matelot bondit sur l’un d’eux, qui lui échappa. Il courut après l’oiseau, qui battait lourdement des ailes et poussait des cris disgracieux, puis qui se défendit avec ses pattes jaunes, aux griffes acérées. Déodat se trouva déconfit. Il courut après un autre volatile, s’étala dans l’herbe, se redressa, repartit et, au bout d’une longue poursuite sous les yeux de ses compagnons, parvint à attraper un de ces dindons sauvages, qui se débattit comme un beau diable, sous les yeux somnolents de ces cerfs qui n’en étaient pas.

La ruée commença. La découverte du Nouveau Monde se résuma à la poursuite de dindons par des Portugais et des Français vexés. Trois de ces volatiles y périrent. Ils faisaient bien cinq livres pièce.

Au moins Colomb, lui, avait trouvé des femmes superbes et faciles.

Il était trop tôt pour souper. Les matelots chargèrent les dindons étranglés sur le dos et l’on se remit en route vers la grève, si du moins on la retrouvait.

— Longeons le torrent, suggéra Miguel. Nous serons sûrs d’arriver à la mer.

Or, ce torrent coulait bien plus au nord que le point d’accostage. Les treize hommes se perdirent plusieurs fois, mais finirent par atteindre la mer vers le crépuscule. Ensuite, il fallut longer la grève dans l’obscurité, jusqu’à ce que, enfin, on distinguât les fanaux de l’Avispa, qui se dandinait dans la baie.

Ils refirent, épuisés, le trajet vers le navire, en deux fournées, comme au débarquement, sourdement dépités. On plumerait les dindons demain. Au diable le Nouveau Monde.

Tous se couchèrent mécontents. Quoi, on avait trouvé le Nouveau Monde, les terres décrites sur des portulans immémoriaux et l’on rentrait finalement bredouille ! Ni or, ni épices, ni femmes.

Le lendemain, Déodat voulut accompagner à terre les matelots chargés de la corvée d’eau. Il avait son idée. Il observait les plantes qui poussaient le long du torrent. La veille, en effet, il avait cru reconnaître du persil. Il en avait rêvé. S’il ne s’était pas trompé, il pourrait se défaire de ce goût à la fois fade et fétide de la soupe au lard, que même le verjus du bord ne parvenait pas à laver.

Du persil ! Il rêva de saumon grillé au persil.

Or, après en avoir prudemment goûté, il constata que c’en était bien. Il en fit une moisson. Les matelots, qui tenaient déjà ces messieurs des villes pour des excentriques et, autant le dire, des bons à rien, le regardèrent faire avec indifférence.

Puis il remarqua des feuilles de rien du tout qui pourtant éveillaient en lui un souvenir. Il s’accroupit et, à l’aide de la dague, dégagea les racines de l’une d’elles.

Un radis ! Un radis sauvage !

Il eût trouvé un diamant que son cœur n’eût pas battu plus fort. Il en fit donc une provision extraordinaire. Au moins six livres de radis, certains gros, d’autres des gringalets. Il en lava un et le croqua. Délice ! Ce goût poivré ! Et puis cela changeait des fèves. Il éprouvait depuis maintes semaines un désir frénétique d’un aliment végétal et frais. Il rinça les racines dans l’eau du torrent et serra sa récolte dans son manteau.

— Qu’est-ce que tu tiens sous ton bras ? demanda Jacques-Adalbert, quand Déodat fut rentré de la corvée d’eau.

Le jeune homme s’accroupit, défit son ballot et étala ses trésors sur le pont, aux yeux de tous. Gaspar vint les examiner. Les matelots aussi. Un attroupement se forma autour des trouvailles de messire Déodat de l’Estoille.

— Des radis, constata Ferrando, après en avoir mangé un.

Rabenets, dit Gaspar, l’air surpris.

— Et ça ? demanda Jacques-Adalbert.

— Du persil.

Rabenets ! répéta un matelot, examinant les racines rouges sur le manteau.

Soudain, une crise de fou rire secoua l’équipage de l’Avispa. Ils se tordirent, se plièrent en deux et se tapèrent sur les cuisses. Ils en avaient des quintes. D’abord déconcerté, Déodat fut gagné lui aussi par la contagion. Miguel tournait sur lui-même, hennissant pour ainsi dire d’un rire inextinguible. Ils avaient navigué cinq semaines, essuyé des tempêtes, découvert le Nouveau Monde que des navigateurs inconnus avaient abordé dans la nuit des temps, le continent des Sept Cités d’Or, et tout ce qu’ils en retiraient, c’étaient des radis !

1. Découvert en 982 par Erik le Rouge, le Groenland, première redécouverte des frères Corte Real, fut colonisé par les Islandais, christianisé vers l’an mil et devint au XIIIe siècle une colonie de la couronne de Norvège. Aux temps de sa prospérité, il comptait deux cathédrales et l’on y élevait en serres, chauffées par des sources d’eau chaude, des orangers dont les fruits étaient expédiés au roi de Norvège. Au XIVe siècle, pour des raisons géologiques mal connues, la terre devint difficilement exploitable et les colons ne purent plus élever de bétail, leur unique source de subsistance. On ignore pour quelle raison ils ne pêchaient pas, et l’on suppose que ce fut faute de bateaux. En effet, ils n’en construisaient pas. En 1410, le dernier navire norvégien quitta le Groenland, laissant à terre quelques centaines de colons qu’une maladie indéterminée décima. Les ossements analysés suggèrent aussi bien la tuberculose que la dégénérescence par croisements répétés entre les survivants, le scorbut, voire la syphilis. N’ayant pas de navire, ils ne purent quitter ces terres.

2. Sur ce type de navire, en effet, les voiles étaient fixes, à l’exception de celle d’artimon, et ne permettaient pas de naviguer au près.