À chaque terre découverte, Gaspar et Miguel Corte Real notaient dans leur livre de bord qu’ils en avaient pris possession au nom du roi de Portugal, devant leurs matelots comme témoins.
Ferrando, Jacques-Adalbert et Déodat n’en disaient rien, mais n’en pensaient pas moins. De quoi avaient-ils donc pris possession ? De rivages déserts ? Ils n’avaient pas la moindre idée des terres qui s’étendaient au-delà, ni de l’existence de populations qui ne se souciaient peut-être pas d’être sujettes du roi du Portugal.
Décidant de voyager par vent arrière, Gaspar avait poursuivi sa descente vers le sud. L’Avispa parvint ainsi tout à la fois au mois de juin et à des rivages qui semblaient s’étendre jusqu’à l’infini. Nul doute : c’était le Grand Continent du Nord dont avait parlé Behaïm et dont les deux Corte Real avaient eu la juste intuition. Ce faisant, ils corrigeaient également les tracés du portulan qu’ils avaient emporté et qui, à maints égards, étaient tellement inexacts qu’ils en paraissaient fantaisistes.
L’exploration se ponctuait de descentes à terre dans la journée, pendant lesquelles les matelots faisaient des réserves de canards, d’oies, de dindons, de pigeons et d’autres volatiles qu’ils plumaient et rôtissaient avant de les ramener à bord, où il n’y avait pas de place pour les accommoder. Un filet de fortune, retrouvé dans la cale et remis en état par Déodat, servit par ailleurs à attraper nombre de truites et saumons. Gaspar et Miguel s’étaient avisés que les trois voyageurs qui avaient consommé beaucoup de persil et tous les radis étaient les seuls du navire qui ne souffrissent pas de saignements de gencives, affliction inévitable des marins au long cours ; ils prêtèrent donc plus d’attention aux cueillettes de Déodat, chicorée et salades sauvages, qu’ils ajoutaient à la soupe traditionnelle.
Déodat rapporta aussi une fleur qui fit l’admiration générale : c’était un grand lys couleur de corail, à trois pétales. Il était parvenu à en déterrer le bulbe entier et l’emballa dans de la toile de jute, bien décidé à la ramener en France. Il l’humectait tous les jours.
Par cinquante-sept degrés de latitude nord, Gaspar parvint à un détroit qui lui semblait mal décrit sur le portulan original. Il décida de s’y engager. Les eaux étaient calmes et la brise, stable. Trois jours et demi plus tard, le détroit s’élargit et l’Avispa s’engagea dans une grande mer1. Pour prendre avantage du vent arrière, il poursuivit vers le sud, contournant une côte circulaire, d’aspect accueillant. Les cours d’eau y étaient nombreux. Aussi la crainte de manquer d’eau douce s’évanouit-elle. Ferrando et ses deux compagnons descendirent se baigner. L’eau était fraîche sans être glacée et, en tout cas, elle dessalait la peau.
À la deuxième escale dans cette grande mer, un incident changea les dispositions des explorateurs.
La chaloupe qui conduisait six hommes d’abord, comme chaque fois, était à mi-chemin du rivage, c’est-à-dire à un quart d’encablure2, quand un projectile inconnu, venu du rivage, passa au-dessus de la tête d’un matelot, manquant lui emporter le chapeau. L’instant d’après, un autre projectile se planta dans l’avant de la chaloupe. C’était une flèche.
— Souque en arrière, toute ! cria Villamora. Baissez les têtes !
Et comme Déodat n’avait pas compris, il lui enfonça la tête au-dessous du plat-bord et se coucha lui-même. Une troisième vola au même instant par-dessus la chaloupe. Une quatrième glissa le long de la coque.
Du haut du bastingage, Gaspar criait des paroles incompréhensibles pour Déodat. La chaloupe contourna le navire. On amena la corde à nœuds de l’autre côté et les passagers remontèrent, les yeux écarquillés. Cependant, les flèches continuaient à pleuvoir. Mais leur portée semblait inférieure à deux cents pas. Matelots et passagers allèrent observer les belliqueux indigènes. Ils virent une vingtaine d’hommes à demi nus aux coiffures singulières.
Villamora, furieux, grommelant des imprécations, partit chercher son arc. C’était un grand arc de type anglais, qui tirait à trois cent cinquante pas. Il le banda et décocha sa flèche en direction des assaillants. Ceux-ci crurent sans doute que les flèches des étrangers n’iraient pas plus loin que les leurs. Mal leur en prit. Ils restaient groupés. La flèche de Villamora atteignit l’un d’eux en pleine poitrine. Il tomba. Une clameur s’éleva du rivage. Les indigènes décampèrent, tirant le blessé derrière eux.
— Voilà des gens que nous disciplinerons, dit Gaspar.
Il fit lever l’ancre.
Le continent était donc peuplé. Et les escales suivantes seraient problématiques. De fait, elles furent supprimées jusqu’à nouvel ordre. Gaspar et Miguel se contentaient de prendre des mesures et de corriger le portulan. Plus de baignades.
À cinquante-quatre degrés, donc plus au sud, on aperçut un groupe d’hommes, guère plus vêtus que les précédents et qui, à la vue de ce navire étrange, s’étaient attroupés sur la grève. Les passagers se crispèrent, mais les sauvages ne paraissaient guère agressifs ; ils agitaient même les bras. Gaspar se rapprocha du rivage, ce qui déclencha dans le groupe une vive émotion. On entendit leurs cris. Ils pointaient le doigt vers la chaloupe, toujours en remorque au cas où ; peut-être croyaient-ils que c’était le rejeton de l’Avispa. Bientôt se joignirent à eux des femmes et des enfants. Aucun ne portait d’arc. Tandis que Gaspar faisait réduire la voilure, huit de ces hommes mirent à la mer deux embarcations comme on n’en avait jamais vu ; elles ressemblaient à de grandes cosses de pois, qu’ils faisaient avancer avec une rame unique. Marins et voyageurs se penchèrent sur le bastingage pour les dévisager. Ils avaient tous les cheveux d’un noir de jais, la peau très brune et portaient des plumes dans les cheveux. Et ils étaient tous jambes et torse nus, sinon intégralement nus.
Gaspar leur fit descendre la corde à nœuds. Ils s’en débrouillèrent à merveille, et bientôt les huit hommes furent sur le pont, la mine émerveillée. Ils regardaient autour d’eux comme s’ils avaient été sur le dos d’un dragon domestique. Ils rirent. Ferrando, Jacques-Adalbert et Déodat rirent aussi. Puis tous les matelots. Celui qui paraissait être leur chef identifia Gaspar comme son égal sur cette embarcation extravagante. Il s’avança solennellement vers lui et lui tint un discours évidemment incompréhensible. Tout en gardant une expression amène, Gaspar écarta les bras dans un signe d’impuissance. Ces gens-là paraissaient animés des meilleures intentions, mais hélas, ils ne parlaient pas le portugais.
Un silence s’installa. Les Portugais et les Français regardèrent les indigènes. Les indigènes regardèrent les Portugais et les Français. La situation pouvait s’éterniser. Personne n’en croyait ses yeux. Déodat détaillait les expressions, les peaux, le nombril, les orteils et les indigènes, les chaussures, les chausses, le teint et la couleur des yeux. Ça, des humains ? Connaissaient-ils l’Esprit du Castor ? Celui du Grand Aigle ? Le chef des indigènes indiqua le rivage ; le geste ressemblait à une invitation à terre. Gaspar répondit par une mine sombre, indiquant le nord et faisant mine de tirer à l’arc. Le chef fronça les sourcils et prit une expression affligée, secoua la tête, puis se tourna vers les siens et leur tint un discours de la même teinture. On n’en sortirait jamais. Puis il réitéra ce qui semblait bien être une invitation. Gaspar réfléchit et dit :
— Je crois bien qu’ils nous invitent à terre.
— Allons voir, dit Miguel.
Gaspar hocha la tête : c’était bien cela, une invitation, parce que, lorsqu’il opina de la tête, l’expression du chef s’éclaira tout à coup.
Bref, une heure plus tard, treize Européens étaient à terre, entourés d’une centaine d’indigènes au moins. Les femmes avaient les seins nus et plusieurs d’entre elles ne portaient qu’un pagne de peau autour des reins. Les matelots ne détachaient pas leurs yeux de ces désirables créatures. Les hommes étaient tous nus, le corps orné de peintures délicates, rouges, blanches et noires, principalement sur le torse et les cuisses. Plus audacieux que les autres, les enfants, très nombreux, s’approchèrent des étrangers pour leur tâter les bottes et les jaques.
Gaspar et le chef en tête, tout le monde se mit en file et l’on avança vers une clairière où se dressaient des tentes pointues ornées de plumes et autres bizarreries.
Il y avait là un feu ; le chef s’assit devant et fit asseoir Gaspar et Miguel à ses côtés ; les autres s’assirent en rond. Un vieil homme au masque ridé, portant un collier de dents sur la poitrine, resta debout et prononça une incantation, d’une voix par moments aiguë. Peut-être était-ce leur bénédicité, songea Déodat. On amenait, en effet, un quartier d’un animal inconnu, toujours embroché. Le chef tira d’un étui attaché à sa ceinture un couteau au manche enrobé de cuir et à la lame en silex et entreprit de débiter la viande. L’opération était laborieuse, soit que la barbaque fût coriace, soit que le silex ne fût pas assez coupant. Gaspar entreprit alors de sortir son couteau de sa ceinture pour aider le chef dans sa besogne. Celui-ci s’interrompit tout à coup, les yeux rivés sur le couteau. N’y tenant plus, il prit l’instrument des mains de Gaspar et l’observa sur les deux faces, en proie à une stupéfaction indicible. Il était bouleversé. Le couteau fit le tour des indigènes rassemblés en cercle, chacun l’examinant comme un objet céleste.
— Je crois que tu vas devoir le lui offrir, dit Miguel à son frère. De toute façon, nous en avons trois de plus sur le bateau.
C’était, en effet, de bonne politique. Quand le couteau lui revint enfin, Gaspar posa sa main sur l’épaule de buis poli du chef et, prenant l’air solennel requis par la circonstance, la pointe sur les doigts de la main gauche, le manche sur la main droite, il lui remit le couteau3.
La mâchoire du chef en tomba. Il considéra le couteau, regarda Gaspar et ainsi de suite plusieurs fois. Soudain il saisit le Portugais par les épaules et lui donna une accolade passionnée. Gaspar sourit, Miguel donna le signal des applaudissements. L’amitié était scellée. On put enfin commencer à manger. Mais quel animal était-ce là ? Sa chair était musquée, par endroits cartilagineuse, par d’autres filandreuse. Gaspar demanda avec des gestes ce que c’était, et le chef, devinant qu’il ne serait pas compris, se mit les mains en cornes de part et d’autre de la tête : c’était ces sortes de cerfs qu’ils avaient aperçus à une précédente escale. Tout le monde se mit à rire, le chef aussi. Il avait des dents incroyablement blanches. Gaspar lui apprit à aiguiser son couteau : il se fit apporter par un matelot une pierre plate et se mit à affûter l’arme dessus à titre d’exemple, indiquant du geste le fil. Ces gens comprenaient vite : le chef garda aussi la pierre.
Ils avaient de même le sens du dessert car, après la barbaque, une femme apporta, sur une sorte de plateau fait d’une peau tendue sur un cadre de jonc, de petits pains ronds, joliment sommés d’on ne savait quoi de noirâtre. Gaspar y goûta et crut reconnaître le goût de la farine de châtaigne. Les miettes sombres posées dessus étaient des baies inconnues. Le tout semblait avoir été couronné de miel.
Quelques échanges de vocabulaire suivirent, pour savoir comment l’on appelait la tête, les pieds, la bouche, un bateau, un couteau. Le chef, dont il apparut enfin qu’il se nommait Okiepa ou quelque chose d’approchant, donna un ordre. On lui apporta un instrument délicat et mystérieux : un grand pot rempli de ce qui paraissait être des feuilles presque sèches et un pot minuscule abouché à un bec excessivement long. Il remplit le pot avec l’herbe sèche, introduisit dedans un rameau enflammé, mit l’extrémité de l’anse en bouche et aspira. Une fumée bleuâtre s’éleva du pot. Il l’aspira derechef, retira le bec de ses lèvres et expira la fumée par les narines. C’était un rite étrange que tout le monde suivit avec attention. Il tendit l’instrument mystérieux à Gaspar, l’invitant à suivre son exemple. Le Portugais ne pouvait que s’exécuter. Il toussota un peu et expira, lui aussi, la fumée par les narines. Okiepa l’invita à passer l’instrument à la ronde. Quand vint le tour de Déodat, il ne restait dans le petit pot que quelques cendres ; le chef le lui reprit des mains, fourra des herbes dans le récipient et les enflamma.
Une fumée âcre et aromatique emplit la bouche et le palais de Déodat. Quelle pouvait bien en être la vertu ? Au lieu de passer l’objet à son voisin, un matelot, il aspira de nouveau, ce qui fit rire le chef. Okiepa commenta sembla-t-il l’incident et on lui présenta un objet identique ainsi qu’un autre pot, qu’il tendit au jeune homme. Cela voulait dire que, puisqu’il appréciait cette fumée, il lui offrait de quoi en renouveler le plaisir. Quelques instants plus tard, Déodat éprouva les premiers effets de la fumée ; elle était apaisante. Le grand pot contenait de quoi bourrer le petit maintes et maintes fois.
Un cercle se forma autour des explorateurs : vingt hommes nus et peints. D’autres se tenaient derrière eux, munis de tambourins et de sortes de cistres ; un seul avait un flûtiau. Le chef se leva. Il poussa une ou deux clameurs alarmantes. Puis le cercle des hommes, qui s’enlaçaient les uns les autres par un bras sur le cou du voisin, se mit en mouvement. Ils battaient le sol d’un pied, puis de l’autre, levaient le bras libre et criaient des mots inconnus. Les tambourins et les cistres marquaient le rythme, le flûtiau répétait un motif monotone. On ne discernait aucune mélodie, rien qu’un rythme qui, joint aux effets de la fumée, induisit chez les Blancs une torpeur extatique. Et quand le cercle des hommes se mit en mouvement, tournant lentement autour des étrangers, une sourde frénésie monta dans les reins.
Déodat brûla soudain de se joindre à eux. Il se leva. Ils le devinèrent d’emblée. Deux hommes rompirent la chaîne pour lui faire place. Et à la stupeur de Jacques-Adalbert, de Ferrando et des Portugais, il dansa. Il battit du pied, leva le bras en cadence et répéta les mots étranges qu’il entendait. On le voyait bien, il le faisait avec entrain. Cela dura près d’une heure.
Déodat n’avait bu aucun alcool, mais il était comme gris. Quand la danse prit fin, les indigènes lui donnèrent des accolades enthousiastes et le pressèrent contre eux. Des rires éclatèrent. Des femmes vinrent le regarder de près. Déodat les dévisagea et embrassa la plus proche. Des éclats de rire fusèrent. Il le pressentit : fût-il resté quelques jours de plus, il se serait joint à eux, il aurait vécu nu et se serait peint le corps.
Quand fut venue l’heure du retour, des accolades sans fin se donnèrent et des tapes dans le dos. Le chef offrit son arc à Gaspar, qui l’accepta. Chacun regretta que les femmes se tinssent à distance respectueuse. Ferrando examina leurs bijoux : c’étaient des colliers de pierres colorées, le plus souvent rouges et bleues. Pas trace d’or. Quant aux épices, elles eussent été bien utiles pour améliorer le goût de cette viande de faux cerf.
Quand il en fit la remarque à Gaspar, il se rendit compte que tous avaient fait la même observation : il n’y avait rien à rapporter de ces terres pour enrichir la couronne de Portugal et les marchands. Ces sauvages – et quel autre nom leur donner ? – ne connaissaient même pas les couteaux et leurs arcs étaient rudimentaires.
Déodat écoutait ces propos sans rien y ajouter. Non, c’était vrai, ils n’avaient aucune marchandise, mais ils possédaient à ses yeux un trésor bien plus grand : l’innocence.
Il songea à Franz-Eckart.
Le point fut d’ailleurs relevé par ses compagnons : ces indigènes semblaient heureux. Mais comment pouvait-on être heureux si l’on n’était pas chrétien et si l’on était sans pudeur, sans maisons, sans rues et sans roi ?
Pis : une fois remontés à bord, les explorateurs se firent l’observation qu’ils n’avaient aperçu ni chevaux, ni ânes ni aucun autre animal de trait ou de transport et, bien sûr, aucun véhicule à roues. Ils en rirent d’incrédulité. Mais comment donc ces gens se déplaçaient-ils4 ?
— Peut-être ne se déplacent-ils pas, suggéra Ferrando.
Dans son for intérieur, Déodat se refusa à l’idée que ces gens fussent les sujets d’un quelconque roi.
Fin juin, l’Avispa avait fait le tour de la mer intérieure et elle en était ressortie par le même vaste détroit par où elle était entrée. Gaspar et Miguel Corte Real descendirent sur des vents de nord-ouest, après avoir encore répertorié quelque quatre cents lieues de côtes5, en avoir pris possession au nom du Roi Très Catholique de Portugal et corrigé abondamment leur portulan de départ. Ils rencontrèrent pacifiquement d’autres indigènes nus et peints, ce qui acheva de contrarier leur conception du bonheur.
Mais leur conviction était faite : Colomb n’avait rien compris ; le Grand Continent du Nord existait bien et ce n’était pas l’extrémité orientale de l’Asie. Sur quoi, comme les vents alizés y invitaient, il fallut songer au retour. Les provisions d’eau douce et de vivres furent reconstituées, mais ni celles de vin ni celles d’eau-de-vie.
Déodat fuma maintes fois, pensivement, l’herbe aromatique d’Okiepa. Le lys rouge qu’il avait prélevé se portait fort bien et semblait se préparer à donner naissance à un surgeon.
Le navire toucha Lisbonne le 17 juillet de la première année du XVIe siècle. Ferrando, Jacques-Adalbert et Déodat avaient vu un Nouveau Monde et n’avaient que des mots pour le dire, un arc, un pot d’herbe sèche et une fleur pour le prouver.
Un mois plus tard, l’enquêteur royal Francesco de Bobadilla débarquait à Hispañola, fit arrêter Christophe Colomb, vice-roi des Indes, pour des motifs confus et le renvoya à Séville, les fers aux pieds.
Nos trois hommes prirent le chemin de la France ; ils s’arrêtèrent d’abord à Angers, où Jeanne et Franz-Eckart, ainsi que Joachim leur firent un accueil débordant. Leur retour dissipa la morosité régnant depuis la sinistre affaire des Hongrois. Enfin, l’on pouvait parler d’autre chose !
Déodat offrit le lys rouge à sa mère. Elle en fut émerveillée, le fit empoter et placer au jardin, près de la porte, pour en avoir la vue tous les matins. La fleur lui apparut comme l’emblème d’une royauté secrète et les feuilles, comme des dagues.
Plusieurs soirées de récits se succédèrent à la lumière des chandelles, sous l’œil brasillant de Franz-Eckart ; mais à part des tempêtes, un village de morts, des montagnes de glace, des oiseaux habillés en clercs, une attaque de sauvages, des indigènes nus, la dure existence en mer, ils ne rapportaient que des anecdotes. Ils s’en avisaient eux-mêmes : ils n’avaient vu que la peau des choses.
Au dernier soir, alors que les descriptions s’essoufflaient, Franz-Eckart dit :
— Je ne voudrais pas être discourtois, mais je crains que vos aventures n’aient pas beaucoup enrichi la philosophie.
On savait comment il entendait ce mot : « amour de la sagesse ».
Un long silence suivit la réflexion.
Jeanne se rappela une autre pensée de Franz-Eckart : Je n’ai plus besoin d’aller nulle part, j’y suis déjà.
Ferrando éclata de rire.
— Cela est exact. Mais je suis content d’y avoir été. J’ai constaté que ce continent n’était pas une fable et que les fables ont parfois un fondement de vérité. Si je ne l’avais fait, j’aurais eu le sentiment de m’être manqué à moi-même. Cela s’appelle l’expérience. De plus, il est évident que ces continents seront occupés par des Européens. Il suffira de quelques arcs anglais et couleuvrines pour effrayer ces populations et les réduire en sujétion. Nos vieux empires gagneront de l’espace. Et donc, du pouvoir. Mais cela n’adviendra pas de sitôt, évidemment.
— Mais qu’avez-vous appris qui vous servira demain ? demanda Franz-Eckart.
— Qu’on peut vivre de longs mois en se contentant de peu, répondit Jacques-Adalbert.
— La vie de soldat te l’aurait aussi bien enseigné.
— Sans doute, Franz. Mais elle ne fait pas rêver.
Franz-Eckart hocha la tête.
— J’aurai appris, pour ma part, dit Ferrando, que tôt ou tard, des Européens iront s’installer sur ce continent et qu’il serait bien léger de leur prêter de l’argent pour le moment. C’est un désert et je doute qu’on puisse y créer des villes pareilles aux nôtres avant longtemps. Mais pour ma part, c’est vrai, je n’ai vérifié qu’une chose : c’est que le citron et le persil sont bien utiles pour les longs voyages en mer, car ils évitent les saignements de gencives.
On rit à la remarque, avant d’aller se coucher.
Le lendemain, Jacques-Adalbert reprit le chemin de Strasbourg et, le Milanais étant encore occupé par les Français, Ferrando celui de Genève. Depuis les prédictions concernant la mort du pape et la découverte d’un nouveau continent, il était inconditionnellement affidé aux prédictions de Franz-Eckart. Par surcroît, Louis le Douzième s’était fait à Milan un ennemi juré en la personne du duc Ludovic Sforza, ancien maître de cette place forte du nord. L’ayant capturé à Novare l’année précédente, antépénultième du XVe siècle, il l’avait humilié comme peu de princes l’avaient été par d’autres : après l’avoir enfermé au château de Pierre Encise, il l’avait fait transporter dans une cage à la prison du Lys-Saint-Georges.
Ludovic Sforza dans une cage ! Cela disait bien la nature vindicative de ce Valois bouffi et blême qu’était Louis le Douzième ! Or, les Sassoferrato étant de longue date amis, clients et féaux des Sforza, l’air du Milanais ne leur serait pas salubre jusqu’à la défaite du Français, dont Franz-Eckart assurait qu’elle était inscrite dans les astres. Restait à s’armer de patience.
Déodat prolongeait son séjour à Angers.
Jeanne en était à la fois enchantée et troublée. Il avait, en effet, été appelé par Joseph lui-même à prendre sa succession dans la banque familiale. Et Joseph l’avait bien formé : témoignant tour à tour de prudence et d’audace, selon la nature des prêts demandés, et élevant la fortune de la famille au-dessus des tribulations qui affligeaient tant d’autres bourgeois, enivrés par une chance trop rapide, la justesse de son jugement l’avait distingué dans les affaires. Ainsi, lorsque Ythier était venu lui demander un prêt pour acheter à son compte des vignobles du Minervois, il était allé inspecter lui-même les domaines, avait tâté des vins qu’ils produisaient, interrogé les vignerons, calculé la production de leurs chais ; trouvant l’affaire bonne, il avait conclu en achetant des vignobles voisins en son nom et celui de sa mère ; il avait ainsi raisonné qu’Ythier se trouverait naturellement porté à veiller sur les propriétés voisines, puisqu’elles appartiendraient à son bailleur de fonds.
Ce n’était là qu’un exemple.
Mais depuis son retour de voyage, il semblait désamorcé. Il passait les après-midi au jardin à regarder Joseph jouer avec Joachim et Franz-Eckart et, le soir, s’entretenait avec ce dernier, dont il ignorait l’histoire véritable. Il l’interrogeait sur l’astrologie, la philosophie, la nature de l’être humain, intrigué et même confondu par le savoir et la profondeur de celui qu’il considérait encore comme son neveu, alors qu’ils avaient à peu près le même âge.
Ils étaient là une fois de plus, assis sur un banc de pierre, au soleil. Déodat considérait le lys rouge, qui avait généreusement produit un surgeon et refleuri ; sans doute la douceur de l’Anjou lui convenait-elle. Dans le souvenir de Déodat soudain chatoya la montagne de glace, formidable diamant flottant au gré des courants, et la danse avec les indigènes lui fit frémir les orteils.
— Tes affaires semblent te laisser des loisirs, observa Franz-Eckart.
— Tu veux dire que je ne m’en occupe plus.
— Ou que tu y mets moins d’ardeur.
Déodat tira de sa poche l’ustensile d’agrément que lui avait offert Okiepa, puis se pencha sur le pot qui contenait l’herbe aromatique nommée tabak et y préleva de quoi bourrer ce qui était somme toute un fourneau. Puis il se leva pour aller demander un tison à Frederica. Cela fait, il aspira une bouffée sous le regard amusé de Franz-Eckart, mais une anxiété lui vint : que ferait-il donc quand il aurait épuisé sa réserve ? Il se demanda s’il serait vraiment à l’épreuve de la tentation et ne traverserait pas de nouveau la Grande Mer pour se réapprovisionner en précieuses feuilles de tabak.
— Nous sommes déjà bien riches, observa-t-il philosophiquement, dégustant l’amertume subtile de la fumée et l’arôme évidemment incomparable de cette plante magique.
— Et te voilà soudain bien frugal, repartit Franz-Eckart, en prélevant à l’intérieur du pot un grand débris de feuille brun sombre, à peu près intact.
Il le détailla en transparence, sous l’œil avaricieux de son oncle. Botaniste averti, il procédait par comparaison et, à la dimension du débris, estima que la feuille entière devait mesurer à peine moins d’un pied et qu’elle devait être ovale. Il soupçonna que le plant entier devait avoir cinq à six pieds de haut. Il ne connaissait pas de plantes produisant d’aussi grandes feuilles, à part la rhubarbe sauvage, dont les feuilles étaient cependant bien plus épaisses, et le datura sauvage, moins robuste.
— Il faut te dire, reprit-il à l’adresse de Déodat, que si l’on divisait notre fortune en autant de parts qu’il y a d’héritiers de Jeanne, toi compris, nous serions beaucoup moins riches.
— Dieu garde la vie de ma mère cent ans ! Mais serions-nous si malheureux ? Sur le Grand Continent de l’Ouest, dit Déodat, j’ai vu des gens vivre nus sous des tentes, sans couteaux ni fourchettes et pourtant fort heureux de leur sort.
— Ah, c’est donc cela que tu auras appris là-bas.
— Oui, j’ai découvert l’innocence. On peut vivre sans tous ces beaux vêtements dont nous sommes si fiers, ces dagues et ces épées… Je n’ai pas vu qu’ils se servaient d’argent. Je les ai trouvés ouverts et bienveillants à notre égard.
Franz-Eckart avait soigneusement écouté de la bouche de Jacques-Adalbert, mais en tête-à-tête, le récit pittoresque et teinté d’ironie de la danse des sauvages à laquelle Déodat s’était joint. Il remit le morceau de feuille dans le pot.
— Ils n’ont pas tous été bienveillants, observa-t-il. La preuve en est que vous avez dû battre en retraite à votre première rencontre avec ces gens, sans même que vous ayez fait un geste. Et le chef de ceux que vous avez rencontrés a bien offert un arc à Gaspar Corte Real. C’est donc qu’ils se servent de leurs armes.
Déodat regretta que les récits du voyage eussent été tellement circonstanciés.
— C’est que ces gens-là comme les autres font la guerre à leurs semblables, reprit Franz-Eckart. Cela ne me paraît pas correspondre à l’état d’innocence.
Déodat continuait d’aspirer la fumée de son ustensile.
— Es-tu certain de ne pas confondre le dénuement et l’innocence ? lui demanda Franz-Eckart.
L’objection parut accrocher cette fois l’attention de Déodat, à l’instar de ces échardes qui éraflent la soie et morflent le velours.
— Il ferait beau voir que si l’on jetait un manant tout nu dans la forêt avec un silex pour tout instrument, il redeviendrait innocent, déclara Franz-Eckart.
— Voudrais-tu dire qu’il n’y a pas d’innocence ? demanda Déodat, vaguement irrité.
— Si fait. Mais je ne la crois pas liée au dénuement. Il existe des manants agressifs comme le diable et des princesses parées de perles qui sont innocentes.
— Qu’est-ce alors que l’innocence ?
— Un don naturel qui fait que l’on n’est pas enclin d’emblée à attribuer de mauvaises intentions à toute personne qu’on rencontre, mais qu’on use de discernement.
— Mais c’est l’intelligence ! s’écria Déodat. Assimiles-tu l’innocence à l’intelligence ?
— Pas seulement, je connais des gens intelligents qui ne peuvent résister à la tentation de la malveillance.
— Mais alors ?
— Il y faut en plus la bonne grâce. Et la connaissance intuitive d’autrui.
— Qu’est cela ?
— L’art de déchiffrer l’univers inconnu qu’est le prochain.
— Comment cela s’apprend-il ?
Franz-Eckart sourit.
— Il y faut plus d’une leçon.
Déodat s’empara de son pot pour bourrer à nouveau le fourneau de sa marotte. Son geste fut un peu brusque et attira l’attention de son interlocuteur. Quand Déodat se fut servi, Franz-Eckart saisit le récipient et l’agita doucement, avant de plonger la main à l’intérieur. Déodat l’observait, interloqué. L’autre tira du fond du pot une poignée de graines, pareilles à des lentilles.
— Ton sauvage t’a fait un cadeau charmant, déclara Franz-Eckart, examinant sa trouvaille.
— Des graines ! s’écria Déodat, médusé. Des graines !
Franz-Eckart hocha la tête. Déodat tendit la main vers les graines. L’autre l’en écarta.
— Laisse-moi faire, dit-il. J’ai examiné le débris d’une feuille. Elles sont grandes et sans doute gorgées d’eau. La plante elle-même doit donc être grande. À mon avis, elle aura besoin d’un terreau gras, bien humide. Si tu semais en terre argileuse, tu n’obtiendrais qu’une plante souffreteuse. De plus, nous sommes en août. Quand la plante aura grandi, ce sera le temps des premières froidures, elle s’arrêterait de croître et le premier gel la tuerait. Aussi faut-il planter quelques graines en pots, afin de pouvoir les transporter à l’intérieur, devant une fenêtre, pendant la saison froide. Nous les ressortirons au printemps et, l’an prochain, tu pourras fumer en abondance.
Jeanne, qui se penchait alors à la fenêtre, vit Déodat se jeter au cou de Franz-Eckart ; elle en fut surprise ; qu’avait bien pu dire ce dernier qui enthousiasmât tellement son fils ?
Toujours fut-il que huit jours plus tard, Déodat était parti pour Lyon.
— Je ne sais ce que tu lui auras dit. Mais je me félicite que tu aies tant d’autorité sur lui. Maintenant, je voudrais bien voir les fleurs de cette plante-là, déclara-t-elle.
Franz-Eckart, lui, se dit en riant dans sa barbe que la fleur de l’innocence, fleur de rhétorique s’il en fut jamais, était enfin devenue ce qu’elle n’eût jamais dû cesser d’être, un objet de botanique, tel un lys tripétale.
Soudain, elle se tourna vers lui et après un long regard indéchiffrable, lui dit :
— Que fais-tu avec une vieille femme ?
L’image de ce corps vigoureux qui habitait ses nuits et son ventre lui était revenue avec une force poignante. Or, elle ne pouvait lui donner d’enfants. Elle eut honte de ses plaisirs stériles.
— Ne veux-tu pas d’autres enfants ? reprit-elle.
— Tous les enfants du monde sont les miens, répondit-il. Quant à ma race, Joseph suffira bien à la perpétuer. Et il faudra bien que tu cesses de parler en termes désobligeants de Jeanne Parrish.
Jeanne Parrish ! Elle faillit en rire. Personne ne l’appelait plus ainsi.
— Son ventre est lisse et ses seins sont fermes, poursuivit-il. Le lien qui m’unit à elle est celui d’un mariage à la face des astres. Elle n’est pas ma servante et le berceau de ma progéniture, mais l’autre moitié de l’androgyne parfait que nous constituons.
Il fronça les sourcils.
— Je te serais donc obligé de parler d’elle avec plus de courtoisie.
Elle éclata de rire et le prit dans ses bras.
Ils demeurèrent un long moment enlacés. Il baissa la tête et lui fit baisser la sienne. Quand leurs fronts se furent joints, il lui dit :
— Regarde, nous formons une ogive. La clef de voûte est entre nos têtes.
1. La baie d’Hudson.
2. Environ 200 mètres.
3. La métallurgie du fer était inconnue en Amérique du Nord avant l’arrivée des Européens.
4. Le cheval fut introduit au Nouveau Monde – et d’abord au Mexique – par les Conquistadores.
5. Les frères Corte Real avaient longé le Groenland, les terres de la région de Terre-Neuve (Newfoundland), le détroit et la baie d’Hudson, le Labrador et l’embouchure du Saint-Laurent. Ils repartirent en 1503 pour un second et dernier voyage qui ne rapporta rien à leur pays, l’Espagne revendiquant leurs découvertes au nom du traité de Tordesillas.