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L’aumône détournée

À Paris, en novembre, le jour durait huit heures, sans aube ni crépuscule. Le matin, l’encre de la nuit se diluait dans une eau sale et, peu après le dernier coup de quatre heures, un voile gris tombait comme un crêpe mortuaire, parfois pailleté d’argent : la neige ou le grésil.

Joachim s’enchanta de l’hôtel Dumoncelin. Le lendemain, il fallut lui donner de la liqueur d’anis pour le remettre d’une émotion apparemment violente.

Il était allé se promener avec Joseph. Ils avaient poussé jusqu’au Grand Châtelet, où trois pendus se balançaient au gibet. Joseph avait été épouvanté du spectacle, et bien davantage lorsque Joachim s’était mis à trembler, baver et expulser de sa gorge des sons atroces et rauques, les yeux quasi révulsés. Ils avaient rebroussé chemin sous les quolibets des mendiants.

— Mais cette puanteur ! s’était écrié Joseph. Comment ces gens-là supportent-ils ces miasmes ?

Il découvrait qu’à Paris, tout ce qui n’était pas vif puait : du rat et du trognon de chou à l’humain que la camarde avait saisi dans la rue. La voirie faisait de son mieux, mais elle ne pouvait empêcher les gens de chier non plus que de mourir, et où les pauvres pouvaient-ils rendre l’âme, sinon dans la rue ? Celui que la mort fauchait y gisait jusqu’à la tournée suivante, soit un jour entier, et si le malheureux s’avisait de mourir un samedi, son cadavre y demeurait jusqu’au lundi puisque dimanche, jour du Seigneur, était chômé. Toutefois, pour peu que l’on donnât la pièce aux sergents, on vous en débarrassait promptement : le corps, charrié sur un tombereau, était conduit aux caves de l’Hôtel-Dieu ou, plus discrètement, jeté à la Seine.

— Et c’est là que le roi habite !

— C’est la vie, dit Franz-Eckart. La vie telle que tu ne l’as pas vue. Tu fais tes classes.

Jeanne alla rendre visite à Ciboulet, à Guillaumet et à Sidonie. Le premier traînait la jambe, à cause d’un rhumatisme, le deuxième avait, l’âge aidant, passé la main à son fils et sa fille et la troisième, qui n’y voyait plus très clair, n’avait d’abord pas reconnu sa visiteuse. Puis Jeanne était allée au cimetière de Saint-Séverin, prier sur la tombe de Barthélemy.

Que venait-elle faire à Paris ? se demanda-t-elle en payant au bedeau un cierge à brûler pour le repos de l’âme de ce premier mari. L’ouvrage était achevé : François s’était remarié, Déodat et Jacques-Adalbert s’étaient mariés. Franz-Eckart avait enfin trouvé un semblant de profession. Draperie, banque, armement maritime, assurance, le patrimoine était assuré, diversifié, mis à l’abri des guerres et des querelles de princes. Il ne restait plus que Joseph à établir.

Son regard glissa sur un paquet de haillons gisant près de l’autel de saint Antoine, quand elle alluma son cierge avant de le piquer dans le plateau. Elle balbutia une prière simple : «  Sois heureux là-haut comme tu m’as rendue heureuse ici-bas.  » Le tas de hardes remua. Un visage en émergea. Un visage ? Une sorte de tissu sale, fripé, froissé dans lequel on pouvait distinguer un nez, deux yeux et une fente au-dessous ; cela avait été une femme. Les yeux se rivèrent sur Jeanne, mais de la bouche aucun son ne sortit.

Donner une aumône à cela ? Prolonger cette vie atroce ? La charité chrétienne eût exigé que, si l’on portait une dague, on la plongeât sur-le-champ dans le cœur de cette créature misérable, pour abréger ses souffrances.

Jeanne ne portait pas de dague ; elle donna l’aumône, en murmurant :

— Que la mort bientôt te délivre !

Elle avait néanmoins commis un meurtre mental. Par charité.

Elle quitta l’église en songeant que tout roi et tout pape, pour prétendre régner sur le monde, méritaient d’être égorgés sans jugement. Car s’ils régnaient, de cela aussi ils étaient responsables.

Elle avait vu les esprits à la Mare au Diable ; ils n’obéissaient à aucune juridiction. Ni roi ni pontife n’avaient d’autorité sur eux.

Ils n’entendaient que la voix de l’Esprit. Elle se rappela ce que Franz-Eckart lui avait dit un soir : au XIe siècle, le moine Joachim de Fiore avait annoncé dans son livre L’Évangile éternel que l’avènement du règne de l’Esprit aurait lieu en 1260. Elle haussa les épaules. Deux cent quarante-cinq ans plus tard, c’était la misère qui régnait.

Elle éprouva le besoin de fuir, comme une criminelle ou une hérétique devant le bûcher. Eût-elle été à Cadix qu’elle se fût incontinent embarquée sur le premier navire venu, pourvu qu’il partît à destination de ce continent sans nom qu’avaient vu Jacques-Adalbert et Déodat.

 

 

À la même heure, Franz-Eckart était à l’évêché.

Le bâtiment, à hauteur du chevet de Notre-Dame, à droite si l’on considérait la cathédrale de face, était en réalité une forteresse, d’ailleurs gardée par des archers.

Une odeur de soupe aux choux émanait de la salle du bas, glacée par des courants d’air droit venus de la mort. On conduisit Franz-Eckart à l’étage où des relents d’encens se mêlèrent à l’odeur du chou. Un dominicain toqua à une épaisse porte bardée de lourdes ferrures. Un autre dominicain l’ouvrit qui laissa entrer le visiteur dans une vaste salle. Une douce chaleur régnait à l’intérieur, diffusée par une cheminée où l’on eût pu faire rôtir ensemble trois Infidèles embrochés. Un pot de fer marmonnait au bout d’une crémaillère ; sans doute récitait-il du latin.

Après un temps d’attente, Franz-Eckart fut admis devant l’évêque.

Étienne de Poncher était assis devant une table tendue de damas pourpre, sur laquelle se dressait un crucifix d’ébène incrusté de filets d’or ; s’y tordait une figurine d’ivoire, un homme nu cloué au bois d’infamie : Jésus.

L’évêque leva la tête ; cou et menton étaient fondus dans le même sac. Au-dessus s’étalait un masque lisse et frais piqué de fossettes de bambin, garni d’yeux de furet, d’un nez délicat et d’une bouche spirituelle. Une coiffe carrée sommait le tout. De sa bedaine, on pouvait déduire qu’Étienne de Poncher n’était pas miné par le jeûne.

Le prélat tendit la main ; Franz-Eckart s’inclina pour baiser une améthyste sertie d’or. Le dominicain attendit un signe ; Poncher le donna ; un siège droit fut avancé. Le visiteur n’étant pas là pour une réprimande, il pouvait s’asseoir.

— Je ne vous ai point vu de tonsure, déclara Poncher. N’êtes-vous donc pas clerc ?

— Non, monseigneur.

— La protection de notre sainte Église vous assurerait quelque confort.

Et m’exposerait à votre censure, songea Franz-Eckart.

— Avez-vous, vous ou les vôtres, eu maille à partir avec Georges d’Amboise, notre cardinal ?

— Non, monseigneur.

Poncher hocha la tête.

— L’avertissement que vous lui adressez était donc dicté par un esprit de charité ?

— Oui, monseigneur. Plus précisément par les configurations célestes.

Ad limina apostolorum non it ?

Nec omne tulibet punctum1, répondit Franz-Eckart en secouant la tête.

— Ce n’est pas un avis personnel ?

— Non, monseigneur.

— Si vous l’aviez dit de façon moins plaisante, vous eussiez moins irrité le clan d’Amboise. Trône de Pierre n’est pas en bois

Le prélat pouffa.

— Vous croyez donc fermement au langage des astres ?

— Si l’on sait le déchiffrer, monseigneur.

— Vous connaissez pourtant l’objection de Cicéron : «  Tous les soldats tombés à la bataille de Cannes avaient-ils donc le même horoscope ? »

— C’est là le point, monseigneur. Ce n’est pas sur les soldats que la sentence fatale des astres était tombée, mais sur la ville de Cannes. De même, si vous évitez d’aller dans une ville où sévit la peste, vous ne serez pas exposé.

L’évêque réfléchit à la réponse.

— L’argument est intéressant. Un astrologue aurait donc déconseillé aux Romains d’affronter Hannibal dans cette ville ?

— Oui, monseigneur.

— La décision des astres est-elle sans appel ?

— Je le crois, monseigneur. Aucune prière n’a jamais fait reculer une éclipse de soleil ou de lune.

— C’est donc la volonté de Dieu ?

— Je le crois, monseigneur.

— Et le diable, n’agit-il pas sur les astres ?

— Seulement si Dieu l’y autorise.

L’évêque agita une clochette ; un dominicain apparut.

— Faites-nous donc, je vous prie, porter deux verres de vin épicé.

Poncher prenait donc plaisir à son entretien. Il tira son exemplaire des Dits des Étoiles de sous une pile de documents et, après l’avoir feuilleté, retrouva le passage qu’il cherchait. Franz-Eckart releva que les pages en étaient écornées ; l’évêque avait fatigué l’ouvrage.

— Quel est le sens du quatrain suivant : «  Garde-toi bien de torte tour, tort conseil en donne l’ombre… » ?

Un famulus apporta une carafe d’argent et deux verres d’Italie ; il remplit un verre, le goûta, l’offrit à son maître, avant de remplir l’autre et de le tendre au visiteur.

— Les astres indiquent une tour tordue…

— Mais c’est Pise ! s’écria Poncher.

Franz-Eckart hocha la tête et tâta du vin ; il était cuit et adouci à la cannelle.

— Et ce mot conseil, n’est-ce pas plutôt «  concile » ?

— L’un et l’autre, peut-être, monseigneur. Mais j’ai pu me tromper.

Poncher vrilla le jeune homme du regard :

— Messire de Beauvois, ne finassez pas avec moi, je vous prie. Je vous ai témoigné de la confiance. Vous avez voulu dire qu’un concile se tiendra à Pise ?

Franz-Eckart hocha la tête.

— Pise est dans le Milanais, hors des territoires pontificaux. Or, c’est le pape seul qui peut convoquer un concile. Vous rendez-vous compte de ce que vous avez écrit ?

— Ma main seule a écrit, ce sont les astres qui ont dicté.

Poncher se reversa du vin.

— Mon fils, vous annoncez que le roi de France convoquera un concile à Pise. Ce ne pourrait être que pour déposer le pape2. C’est gravissime !

Franz-Eckart s’alarma ; où mènerait tout cela ? L’évêque se pencha vers lui ; il n’était donc pas mal disposé à son égard.

— Mon fils, dit Poncher, se radossant, faites-moi parvenir un exemplaire frais de votre recueil. Ornez-le d’une très respectueuse dédicace à Sa Sainteté Jules II. Je vous la dicterai. Je le lui ferai parvenir. Je ne crois pas que la protection de notre Saint-Père sera superflue.

— Suis-je en danger ?

— Vous risquez de l’être. Pour votre bonheur, les gens de Georges d’Amboise tiennent vos quatrains pour des vaticinations confuses et insolentes. Ils n’auront pas lu le quatrain suivant.

— Notre Saint-Père accordera-t-il sa protection à un astrologue ?

— Je suis convaincu de la droiture de votre jugement de chrétien. Allez en paix. En attendant, je vous accorde, moi, ma protection.

Franz-Eckart se leva. Il s’inclina et baisa de nouveau l’améthyste.

Il traversa les effluves d’encens, puis ceux de la soupe aux choux avant de retrouver la froidure acérée de novembre. Midi sonna à la volée. Une mômerie se tenait sur un échafaud, devant une petite foule ; il vit de loin la Mort assommer à coups de tibia un manant vêtu de jaune et la foule s’esclaffer. Novembre était le mois des morts et l’on trouvait partout des rappels des fins dernières, fussent-ils grotesques, comme ces baladins en maillots noirs, dits justement maillotins, qui se tortillaient dans des cabrioles obscènes et puis demandaient l’aumône. Il rentra transi et perplexe à l’hôtel Dumoncelin. Jeanne et Joachim étaient assis au coin du feu, l’air morose. Joseph arriva, exaspéré, car il s’était battu avec deux manants auxquels il avait refusé la pièce.

Jeanne fit servir une soupe chaude au lard et aux miettes de volaille et se fit raconter l’entrevue avec l’évêque de Paris.

— Hier Marie de Narbonne, aujourd’hui Étienne de Poncher, demain le pape, je me réjouis de ces protections, dit-elle.

Joseph en était excité et les yeux de Joachim en disaient long.

— Bon, la mission est accomplie. Rentrons à Angers, proposa Franz-Eckart.

Tout le monde en fut content. Jeanne promit de se procurer un chariot pour le lendemain. Franz-Eckart emmena Joseph et Joachim visiter Notre-Dame et les y laissa une heure pour aller prendre sous dictée la dédicace au Très Saint-Père le pape Jules le Deuxième, chef suprême de la chrétienté et vicaire du Seigneur tout-puissant sur la terre, auquel il adressait quelques quatrains, fruit d’un labeur de contemplation des trésors de la Création et des mécanismes incomparables de leurs agencements.

Après quoi, il rejoignit son père et son fils devant l’autel, comme convenu. À la sortie, comme ils frissonnaient tous trois, ils allèrent boire un vin chaud dans une taverne. Joseph parla de la cathédrale :

— On dirait que les pierres volent.

Franz-Eckart sourit. Oui, les compagnons qui avaient bâti l’édifice avaient allégé la pierre ; elle volait.

Ils longèrent la rive sud de l’île Notre-Dame, observant les derniers chalands qui chargeaient et déchargeaient avant les glaces de l’hiver : des pierres, des briques, du bois de chauffage, des madriers, des roues de chariot, des caisses de tuiles, des barriques de vin, des pièces de drap emballées dans de la toile…

— Ce lieu s’appelait jadis l’îlot des Juifs, dit Franz-Eckart. C’est ici qu’en 1314, le grand maître de l’ordre des Templiers, Jacques de Molay, et le commandeur de l’ordre pour la Normandie, Gaufrid de Charney, furent brûlés vifs sur les ordres conjoints de Philippe le Bel et du pape Clément le Cinquième.

Le garçon et son grand-père promenèrent leurs regards horrifiés autour d’eux.

— Sur le bûcher, Jacques de Molay a donné au roi et au pape rendez-vous devant le tribunal de Dieu. Ils sont morts tous deux quelques mois plus tard.

Joseph frissonna.

— Quel était leur crime ?

— Ils étaient trop riches et trop vertueux.

Joachim fit un geste de malédiction. Franz-Eckart leur raconta l’histoire des Templiers. Puis ils reprirent le chemin de l’hôtel Dumoncelin.

À l’aube, ils grimpèrent avec empressement dans le chariot, et quand le fouet du cocher ébranla les chevaux, leurs cœurs tressautèrent de joie. On eût dit des fuyards.

Une petite neige poudrait la porte Saint-Jacques. Les officiers d’octroi étaient blêmes avec des nez rouges. Des charrettes de salades, de sacs de froment, de cages de volailles, des ballots de saucissons et de jambons, des pots de beurre, de fromages et de laitages, des barriques de vin, des sacs d’épices, encombraient le passage. Tout cela se dirigeait vers le ventre de Paris, comme un tribut versé à un Léviathan jamais repu.

Palaiseau, Chevreuse, Dampierre, Rambouillet… Ils firent l’étape à Nogent-le-Rotrou.

— J’ai l’impression que des branches de pierre se forment en moi, confia Jeanne à Franz-Eckart, quand ils se furent retirés.

Il la prit dans ses bras et s’endormit.

1. «  Il ne franchira donc pas la frontière des Apôtres [Rome] ? » «  [Car] il n’emportera pas tous les suffrages. »

2. Le concile de Pise commença le 5 novembre 1511, aux fins de déclarer le pape Jules II schismatique et de le déposer. Le 19 avril 1512, le pape ripostait par le concile de Latran, qui excommuniait Louis XII.