Le 20 mai 1506, la Ribaude aveugle fit une fois de plus une de ces ironies grossières dont elle garde le secret. Christophe Colomb mourut à Valladolid, au cœur de la Vieille-Castille, seul, aveugle, fou et ruiné, quasiment oublié de tous, sauf de ses créanciers. Le même jour, dans le chantier du port de Cadix, la caraque Ala de la Fey, « Aile de la Foi », de la Compagnie maritime marchande du Nouveau Monde, glissait sur ses étais avec des craquements alarmants et, dans une formidable gerbe d’écume, prit son baptême d’eau salée après celui du prêtre, à l’eau douce. Croupe fièrement relevée et l’étai de misaine pointant à la proue, pas encore mâtée, semblant chevaucher une monture invisible, elle considéra calmement l’horizon, sans appréhension et sans témérité non plus. Un soleil généreux prodiguait ses écus d’or à la surface de l’eau. Une centaine de personnes sur le quai la regardèrent se balancer crânement dans les scintillements de la Méditerranée : Ferrando, son frère Tanzio, ses fils Pier-Filippo, Gian-Severo et sa femme Angèle Sassoferrato, Jeanne, François, Odile, Jacques-Adalbert, Simonetta et Franz-Eckart de Beauvois, son oncle Déodat, Yvonne, l’épouse de ce dernier et Joseph de l’Estoille, Joachim Hunyadi, une douzaine d’enfants, une brochette de financiers génois et espagnols, le chef du chantier, les charpentiers et ouvriers calfateurs, le prêtre, un moinillon et des badauds.
Des applaudissements éclatèrent. Un bruit terrifiant et rocailleux annonça que l’ancre avait été jetée.
À la poupe du navire, un officier déplia la bannière du Roi Très Catholique d’Espagne.
Des bouteilles attendaient sur des tréteaux : on but donc.
Voir lancer un bateau est comme voir naître un enfant. Une autre vie commence. Il ira loin, se disent ses parents.
La première mission de l’Ala de la Fey, affrétée par la Casa de Contratación, bureau colonial qui avait valu tant d’avanies à Colomb, serait d’emmener à Hispañola des administrateurs de la couronne et leurs épouses, plus un armateur génois.
Une chaloupe de charpentiers, armés de scies, de maillets, de marteaux, de sacs de clous, de tarières, de gouges, de patarasses, de cordages et d’on ne savait quoi d’autre s’apprêtait à aller installer les gréements sur le navire. Jeanne demanda à se joindre à eux. Ferrando jugea prudent de l’accompagner. Franz-Eckart fut curieux de voir à quoi ressemblait cette embarcation. Joseph aussi. Puis Simonetta, Yvonne, Pier-Filippo et, bien sûr, les enfants, qui trépignaient d’impatience… Bref, il fut décidé qu’on laisserait les charpentiers partir les premiers et que la chaloupe emmènerait tout ce monde.
Quand vint le tour des visiteurs, ils grimpèrent sur la passerelle, non sans cris, terrifiés à l’idée de perdre l’équilibre.
Jeanne explora le bateau comme si c’était elle qui devait en prendre le commandement. Elle fit le tour du château d’arrière, examina le beffroi de la cloche, posa ses mains sur la barre, alla faire le tour du gaillard d’avant, descendit l’échelle raide, au mépris d’un genou arthrosique, afin de reconnaître les quartiers des marins et des passagers, se fit expliquer ce qu’était un hamac et où on le pendait et inspecta les soutes.
Jeanne Parrish retrouvait son sang de Normande.
— C’est un bon bateau, dit-elle, à la surprise de Franz-Eckart, comme si elle savait ce qu’était un bateau.
Il devina bien plus.
On soupa tard dans un bodegon du port. Soupe de poisson, poisson frit aux œufs, tranches de panais frites, le tout arrosé d’un vin andalou, râpeux et parfumé. Après le souper, des musiciens vinrent chanter et jouer. Jeanne ne comprit rien à ce qu’ils débitaient, de ces voix rocailleuses qui pouvaient monter soudain à des aigus de castrat, mais elle devina qu’ils célébraient le défi au destin, dans un mélange de rage et de douceur. Ils avaient à peine fini que des couples se formèrent et dansèrent devant l’établissement, dans la rue. Jeanne les regarda, fascinée par le rythme ondulant, presque reptilien et la prestesse avec laquelle les femmes pirouettaient et tapaient le sol du talon. Le chef du chantier, un petit homme sec comme un sarment, l’invita à danser. Elle éclata de rire. Même si elle en paraissait vingt de moins, elle comptait soixante et onze ans. Mais, nouvelle surprise, non seulement pour Franz-Eckart, mais pour tous les autres, elle se leva et dansa avec lui. Elle dansa fort bien. Elle avait maîtrisé le tour de reins et le coup de talon. On l’applaudit. Joachim, qui l’observait, se tapait sur les cuisses. À la fin, Joseph aussi se leva et alla danser.
Quand son cavalier la reconduisit à sa place, Joachim la prit dans ses bras et l’étreignit. Il pleurait. Il l’embrassa.
Cadix, c’était une fête.
L’auberge était affreusement bruyante la nuit. Les Espagnols semblent croire que la vie est trop courte pour la gaspiller à dormir ; c’est donc la nuit qu’ils raccourcissent. À l’heure où le soleil est trop chaud, même pour les chiens, ils se retirent pour méditer dans la fraîcheur une heure ou deux, et parfois s’endorment, ce qui est humain. Jeanne en fit de même.
Le lendemain, à la colación de mediodia, elle annonça à Ferrando, médusé, ce que Franz-Eckart avait deviné la veille :
— Je pars.
Tout le monde avait compris où.
— Jeanne… dit Ferrando.
Franz-Eckart sourit. Ils savaient tous deux qu’on ne discutait pas avec elle.
Ferrando but un coup. Joseph se jeta au cou de Jeanne.
— Les tempêtes…, objecta Ferrando.
— Qu’une fille de marin meure en mer, quoi de plus naturel ? rétorqua-t-elle.
— ¡ Locura ! s’écria en riant l’agent de la compagnie.
— Quatre passagers, donc, dit Jeanne.
— Quatre ?
— Franz-Eckart, Joachim, Joseph et moi.
Joachim lui lança un long regard de miel.
— Ai-je assez vu de souillures humaines, assez humé de haines recuites, assez ouï les crécelles des ambitions vipérines, assez touché de paumes gluantes de malhonnêteté ! déclara-t-elle à Franz-Eckart. Ai-je assez pleuré et foulé l’herbe des cimetières ! Je suis lasse des messagers hongrois et des sbires du cardinal d’Amboise ! Je veux voir des fientes de dragon et humer le parfum de fleurs carnivores ! Je veux voir des sauvages sans couronne et des villes sans cardinaux ! Je veux voir des messagers nus me porter des fruits inconnus !
L’Ala de la Fey ne partait que le 10 juin ; cela laissait le temps de rentrer à Angers et de s’organiser pour une longue absence.
Ils furent de retour à Cadix le 9 à midi.
Elles furent cinq femmes à bord, une Génoise, trois Espagnoles et Jeanne.
Dès le départ, elles furent en proie au mal de mer, à l’exception de Jeanne. Elles gisaient, tantôt vertes et tantôt jaunes, sur la banquette de la cabine du capitaine. Jeanne leur fit boire un godet de la liqueur à l’anis de dame Contrivel et les convainquit de remonter sur le pont. La brise et la vue de l’horizon les calmèrent. Elle les fit également renoncer à leurs bas et à leurs chaussures à talons, qui menaçaient déjà leur équilibre sur le sol ferme. Et quand vint l’heure du souper, honteuses d’être moins vaillantes qu’une femme qui aurait pu être leur mère, elles s’activèrent autour du fourneau de bord, qui chauffait au bois. Il en fallait au moins une pour maintenir la bassine en place pendant que la soupe cuisait : des fèves au lard avec des miettes de porc. Jeanne avait espéré faire la soupe pour deux jours ; il n’en resta pas une cuillerée. Le lendemain, elle choisit une bassine de contenance double. Les hommes s’émerveillèrent, y compris le capitaine.
Dormir dans un hamac ne l’incommoda pas, à la différence des voyageuses, qui s’en épouvantèrent. Mais là où elles se récrièrent carrément, ce fut à la vue des lieux, car il fallait s’exposer les fesses et les parties aux quatre vents. Et nulle d’elles n’avait songé à emporter de pot ! Aussi bravèrent-elles la fluxion de cerise.
La Génoise souffrit de la courante : Jeanne la mit un jour entier au régime d’eau de fèves et d’argile blanche et la guérit.
Le capitaine s’appelait Elmiro Carabantes. Le troisième jour, il la surnomma La Capitana. Elle se tenait souvent près de lui, sur le château d’arrière, et se fit expliquer par son second le maniement de l’astrolabe, en espagnol par-dessus le marché. Le septième jour, par plaisanterie, il lui demanda de faire le point ; elle le fit très exactement. Il en fut ébaubi.
— ¡ Se jo no tenea mujer a casa, me esposario esa dama ! déclara-t-il devant son second et ses matelots, hilares.
— ¡ Y que podria usted hacer pejor, porque jo soy hija de marinero ! rétorqua-t-elle plaisamment.
Franz-Eckart en était stupéfait. Elle avait appris l’espagnol et le parlait même avec l’accent castillan !
Joseph n’était pas moins étonnant : le troisième jour, Franz-Eckart l’aperçut dans le nid de perroquet du mât de misaine, aidant un matelot à carguer la grand’voile parce que le temps fraîchissait ; puis partager le saucisson, le verjus et le pain rassis des matelots sur le pont.
Que dire ? Jeanne de l’Estoille s’était muée en bourrasque. L’âge, qui alourdit certains, l’avait allégée. Elle était parvenue à cette altitude où les oiseaux captent les grands vents d’ailleurs et se laissent porter par eux, comme des voiliers vivants. Il avait uni sa vie à la sienne ; dans la compagnie des humains, sur terre, il s’était armé de prudence, tel son compagnon de jadis, ce renard qui changeait d’allure à l’approche des maisons. Mais loin des pièges de la société, il se trouva entraîné dans le mouvement et l’insouciance de Jeanne. Bien qu’il fût naturellement jeune, il le redevint. Il goûta de jour le balancement du navire sous ses pieds, les claquements des voiles et la rudesse des embruns, et de nuit, les grincements et les craquements qui rythmaient le tangage et le roulis de l’Ala de la Fey, tandis que le mouvement du hamac le berçait.
Ils étaient partis depuis quinze jours quand, par vingt-trois degrés de latitude nord, direction ouest-sud-ouest, le temps se refroidit brusquement après le crépuscule et tourna au grain. L’Ala de la Fey devint une cavale furieuse qui bondissait sur une houle folle et creusait des vallées de plus de six coudées. Jeanne courut chercher la capote de toile huilée dont Ferrando lui avait conseillé l’achat et se trouva brutalement plaquée contre une paroi du château d’arrière. Comme elle se débattait pour retrouver son équilibre sur le sol trempé, elle manqua s’étaler pour s’être pris le pied dans un rouleau de cordages.
Sur quoi un éclair formidable fendit le monde à une encablure, glaive céleste décidé à trucider l’océan. Au tonnerre de celui-ci, puis de plusieurs autres, en rafale, aux cris des matelots, aux sifflements du vent dans les vergues, aux craquements, crissements et gémissements de la caraque, aux mugissements et au grondement des vagues se joignit le branle de la cloche de bord, dont le battant s’était bizarrement libéré de son manchon de sécurité et qui sonnait le tocsin de sa propre initiative. Et les hurlements des femmes !
Les matelots s’attachaient aux mâts en trébuchant. Franz-Eckart traversa le pont contre son gré et fut retenu de justesse par un matelot avant qu’il passât par-dessus bord. Les jambes écartées pour se tenir à la verticale du pont, Jeanne se trouva frappée de stupeur.
Non seulement l’heure était rude, mais il fallait encore remédier à la panique qui s’était emparée des quatre autres femmes.
— ¡ Capitana ! cria Carabantes. Allez tenir les dames en sécurité !
On les entendait, en effet, hurler à la mort.
Elle en trouva une étalée sur le pont, où elle avait tenté de rejoindre son mari, et trempée par une crête de vague qui avait déferlé par-dessus le bastingage. Elle pleurait et criait et, quand Jeanne l’eut enfin remise sur pied et vérifié qu’elle ne s’était cassé aucun os, elle dut encore la soutenir et l’aider à descendre l’échelle, ce qui était déjà un exploit pour un homme vaillant. Elle y parvint enfin avec l’aide de Joachim et trouva les trois autres femmes dans la cabine du capitaine, plus mortes que vives. Affalées sur la banquette des repas, glissant de droite et de gauche et d’avant en arrière, elles roulaient l’une sur l’autre cependant que des ustensiles divers volaient autour d’elles, plats, brocs et gobelets d’étain. De temps à autre, l’une d’elles laissait échapper un cri perçant ou un râle affreux.
— Où est Franz ? demanda-t-elle à Joachim. Et Joseph ? Fais-les descendre !
Ce fut alors qu’ils déboulèrent dans la cabine, déséquilibrés par une secousse plus brutale que les autres. Jeanne les fit tous asseoir sur la banquette, intercalant un homme entre deux femmes et formant ainsi un bloc compact qui prenait appui sur les parois. Comme deux voyageurs arrivaient en titubant, Jeanne les fit également asseoir. Ils s’occupèrent de consoler leurs épouses, encore qu’ils fussent eux-mêmes terrifiés. Au moins évitait-on que, laissées à elles-mêmes, les passagères allassent se heurter aux parois ou autres surfaces dures.
Une heure s’écoula de la sorte, tandis que, dans les ténèbres, l’on entendait les pieds des matelots marteler précipitamment le pont. Les femmes semblèrent se résigner à l’épreuve, inspirées par l’exemple de Jeanne et de ses compagnons. Joseph se leva, s’affaira et parvint, on ne sut comment, à allumer une des trois chandelles d’une lanterne pendue au plafond. Une lumière sépulcrale autant que vacillante baigna la cabine. Elle révéla des visages luisants et hagards et des traits creusés. Une autre heure passa. Les mouvements se firent moins violents. Au terme de la troisième heure, la tempête était passée, même si la houle était encore forte.
Quelle heure était-il ? L’horloge de bord, précieuse mécanique que Ferrando avait achetée à Nuremberg, indiquait dix heures du soir et des fractions. Mais on savait aussi que ces mécaniques avaient leurs humeurs.
Les passagers sur la banquette, hommes et femmes, avaient sombré dans la torpeur. Joseph alluma les deux autres chandelles et monta sur le pont. Une trouée de ciel clair laissa apparaître quelques étoiles.
— C’est passé, dit-il quand il fut redescendu. Et maintenant, j’ai quand même faim, dit-il.
Franz-Eckart se mit à rire. Les passagers se réveillèrent, hébétés, pâteux, et s’avisant que le pire était passé, se ruèrent vers les lieux. Quand les femmes revinrent, dépenaillées et reniflantes, Jeanne s’avisa qu’il serait bon malgré tout de se mettre quelque chose de chaud dans le ventre. Aucune de ces dames ne semblait en état d’y songer.
— Joachim, viens, on va faire de la soupe !
Il s’occupa d’allumer le fourneau, elle hacha du céleri, dont elle avait pensé à emporter des bottes, des carottes et des navets, coupa du lard et remplit la bassine d’eau et de pain sec.
À onze heures et demie du soir, Joachim descendit la bassine et la posa sur la table du capitaine. Ce fut toute une affaire que de retrouver la louche. Et les plats d’étain, égaillés dans la tourmente. Et les cuillers. Et les gobelets, car il faudrait bien du vin pour fortifier les âmes éprouvées par les éléments.
Mais l’odeur de la soupe rameuta les mourants. Ils arrivèrent des portes de la mort et s’assirent. Sitôt engloutie la dernière cuillerée de soupe, les huit passagers espagnols et génois se traînèrent en gémissant vers les hamacs, telles ces ombres lamentables des défunts, dont les Anciens peuplent les Champs d’Asphodèles. La digestion achevait d’épuiser leurs réserves de fortitude.
Le lendemain à l’aube, Jeanne était sur le pont. La brise était douce. Elle se rendit près du second, qui assurait la navigation de nuit et attendait le capitaine pour sa relève.
— Cette tempête, dit-il, nous a fait gagner un jour de navigation.
Levées tard, éplorées, échevelées, les femmes fondirent dans les bras de Jeanne, en proie à une nouvelle intempérie, celle de la gratitude.
Au souper, Carabantes sortit quelques flacons de choix et décida qu’on rendrait hommage à La Capitana.
— ¡ Esa mujer, es un hombre ! ¡ No, jo digo, es un caballero !
Et il leva son verre. Jeanne éclata de rire. Cela lui rappelait des souvenirs anciens. Très anciens.
Les vivats fusèrent.
Cinq jours plus tard, à sept heures du matin, un cri tira tous les passagers de leurs hamacs.
— ¡ Tierra !
Les femmes s’exclamèrent et, peu après, descendirent s’attifer, remettre leurs bas et leurs chaussures et se refaire une contenance d’épouses d’administrateurs royaux.
Jeanne contempla cette ligne sombre que se disputaient des rois. Hispañola, la Petite Espagne1. Elle se fichait du Nouveau Monde. Elle pensa à ce jour récent où elle, Franz-Eckart, Joachim et Joseph avaient quitté Paris comme des fuyards. Ce n’était pas Paris qu’elle fuyait, c’était l’Ancien Monde.
Elle comprit pourquoi. Il devait exister un univers où l’on était innocent.
Franz-Eckart, Joseph et Joachim se serrèrent près d’elle.
— Loin des mufles, murmura Franz-Eckart.
Il s’avisa qu’il ne s’était pas trompé : c’était une jeune fille qui avait toujours voulu s’envoler.
C’était fait.
1. Il s’agit de l’île actuellement partagée entre Haïti et la République de Saint-Domingue.