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La vente du Paradis

L’année 1506 s’écoula sans autre incident.

Après un automne venteux et pluvieux, qui contraignit Pégase à se réfugier plus souvent dans son écurie improvisée, l’hiver fut délicieux : il adoucit les ardeurs de l’après-midi et ses brises vespérales chassèrent les zanzares.

Joseph ne se tint plus de joie à l’idée de fêter le matin de Noël à moitié nu, les pieds dans une mer tiède au lieu des neiges d’Europe.

La veille, on avait soupé d’une sorte d’oie sauvage rôtie aux patates douces cuites sous la cendre et arrosées de jus. Joseph le perroquet avait appris les mots Feliz Navidad qu’il devait répéter jusqu’à Pâques et au-delà.

Jeanne avait distribué des cadeaux aux esclaves : dix maravédis chacun. Une fortune. Les Caribes célébrèrent vraiment Noël : ils dépensèrent trois maravédis en vin de palme et chantèrent très avant dans la nuit des airs obsédants et plutôt sombres. Chacun ses cantiques.

Les Caribes comptaient déjà quelques Noëls depuis leur conversion forcée. D’après les entretiens que Jeanne eut avec Stella et Juanita, ce qu’ils avaient retenu des prêches véhéments du Padre Balzamor, c’était que le Dieu des chrétiens avait conçu un fils tout seul et l’avait envoyé sur la terre pour racheter les péchés des humains, mais que des gens aussi méchants que les Taïnos, les Juifs, l’avaient tué en le crucifiant. Et que ceux des Caribes qui étaient méchants, assassins, voleurs, impies, coléreux ou lubriques finiraient dans les flammes de l’Enfer, déchiquetés éternellement par des diables.

¡ Dice el Padre que somos todos carne por diablos ! se lamenta Stella.

Guère portée aux discussions théologiques, Jeanne observa un silence prudent. La Casa San Bartolome avait frôlé les accusations de sorcellerie avec l’enchantement de Pégase par Franz-Eckart ; mieux valait n’en pas rajouter par des commentaires sceptiques.

Elle connaissait le Padre Balzamor : un curé obtus qui était venu reconnaître les lieux, sous prétexte de les bénir. Elle lui avait donné cent maravédis pour ses œuvres.

Cent maravédis ! Il avait souri, l’œil porcin, et réitéré ses bénédictions.

Chacun savait qu’il concubinait avec une Caribe, qui lui avait déjà donné un enfant.

En dépit des réserves de son capitaine, l’Ala de la Fey revint avec un autre chargement du commerçant génois et, bien plus précieux, le premier évêque d’Hispañola. Cependant le saint prélat avait été tellement éprouvé par la traversée qu’il s’était alité sitôt après son débarquement.

Le Génois, le signor Manicozzi, vint remettre à Jeanne une lettre de François. Son épouse, la Mauresque Odile, avait mis au monde un deuxième enfant, un garçon, qui avait été appelé Barthélemy. L’imprimerie des Trois Clefs prospérait, grâce aux auteurs latins.

Jacques-Adalbert et Simonetta avait eu un deuxième enfant, une fille, baptisée Jeanne.

Déodat et Yvonne avaient mis au monde un troisième enfant : après Guitonne et Gaspard, né le mois du départ de Jeanne, un garçon baptisé Georges. Ils favorisaient apparemment l’initiale G.

Déodat avait fondé un petit commerce annexe de feuilles de tabak et de pipes, qui semblait plus prospère qu’on l’eût cru et ne nécessitait pas d’autres fonds que les gages d’un jardinier pour la culture des plants aromatiques.

Jeanne se félicita publiquement de ces nouvelles et se moqua d’elle-même pour en avoir, fût-ce brièvement, secrètement souffert : elles signifiaient qu’on n’avait pas vraiment besoin d’elle pour continuer à vivre et être heureux.

À quel moment de l’existence, se demanda-t-elle, n’est-on plus le centre du monde ?

Plus elle y réfléchissait et moins elle entrevoyait la fin de son séjour à Hispañola. Le Génois lui apprit que Louis le Douzième avait rompu l’un des accords des traités de Blois et donné la main de sa fille Claude à un gros garçon vermeil, François, duc d’Angoulême, au lieu de Charles de Habsbourg. C’était bien ce qu’avait prédit un quatrain de Franz-Eckart :

La jouvencelle au jouvenceau
Promise en vain, la nuit de noces
Faillira…

Elle le rapporta à Franz-Eckart ; il se contenta d’en sourire. Maximilien enrageait, rapporta aussi Manicozzi. La République de Gênes s’était révoltée contre le roi de France, lequel avait repris la ville et contraint tous les habitants à s’habiller de noir jusqu’à ce qu’il leur eût pardonné leurs mauvais penchants rebelles. Ces princes n’étaient donc jamais las de ces mômeries !

Sur quoi Louis le Douzième avait annexé Gênes et la Corse aux biens de la couronne.

C’étaient presque là des nouvelles des habitants de la Lune. L’état des lianes fleuries qu’elle avait plantées pour garnir la terrasse lui était bien plus important. Mais elle n’en perdit pas pour autant le sens des affaires.

Elle se procura de l’encre, du papier et une plume – une longue plume d’aigle local ! – pour écrire à Ferrando :

Cher Ferrando,

Hispañola est une île charmante et inutile. Les Espagnols s’y ennuient, jouent au tarot et aux échecs et fouettent de temps à autre ceux qu’ils appellent, contre l’évidence, des Indiens. Les rares épouses légitimes qui les aient suivis brodent, prient et médisent. À part quelques cultures de bananiers et d’autres arbres fruitiers, l’île est en friche, ce qui est dommage. Le gouverneur pense qu’on pourrait y cultiver de la canne à sucre. Je le pense aussi. Pourquoi pas de l’épeautre également. J’ignore tout de la canne à sucre, mais le gouverneur ayant besoin de capitaux, peut-être verras-tu si le projet est raisonnable. Franz-Eckart estime que le sucre remplirait les cales des bateaux à leurs voyages de retour. Par la même occasion, il enrichirait nos coffres.

Franz-Eckart, Joseph et Joachim se portent à merveille. Joseph a l’air d’un indigène qui parle latin.

Ta sœur aimante,

Jeanne de l’Estoille, Casa Nueva San Bartolome, près Saint-Domingue, à Hispañola de la couronne d’Espagne.

Deux mois plus tard, le second navire de la Compagnie, frère jumeau du premier et nommé Stella Matutina, lui apporta la réponse de Ferrando : il trouvait la suggestion de Jeanne judicieuse, mettait le projet à l’étude et, si la conclusion lui paraissait favorable, il s’y engagerait avant de venir à Hispañola en discuter avec le gouverneur.

Elle en informa ce dernier, qui l’invita à souper. Il évoqua les affaires, elle lui répondit qu’elle s’en remettait aux décisions de Ferrando Sassoferrato. Elle comprit qu’il comptait s’enrichir et se dit que, s’il y parvenait, la Compagnie s’enrichirait également.

On attendit donc Ferrando.

Il débarqua le 3 juin de l’année 1507, en compagnie de deux associés, l’un génois, l’autre espagnol.

Entre-temps, le paysage moral autour de la Casa Nueva San Bartolome s’était modifié.

 

 

Un incendie éclata un soir dans le village caribe qui se trouvait à mi-chemin du port et de la Casa San Bartolome. On ne sut comment il avait pris : sans doute par des flammèches échappées d’un feu qui avait incendié une première paillote indigène, laquelle avait communiqué le feu à une deuxième. Le feu était difficile à éteindre, le village étant éloigné des cours d’eau. Pis, la forêt proche, desséchée par de longs mois sans pluies, commençait à s’embraser. Elle risquait de consumer une autre habitation située entre la Casa San Bartolome et le port.

De la terrasse, Jeanne et ses compagnons voyaient bien le brasier qui rougeoyait dans la nuit et sa fumée obscurcir les derniers pans de ciel clair. Elle commença à s’alarmer. Si le feu ne s’arrêtait pas pour une raison ou une autre, la Casa San Bartolome risquait aussi de flamber. Ce serait dans trois heures ou quatre, mais le risque était certain.

Dans son écurie, Pégase donna des signes d’agitation.

On voyait filer sur la plage des animaux saisis de panique, principalement des cochons d’Inde. Les oiseaux fuyaient aussi le feu en bandes denses.

Les esclaves se lamentèrent bruyamment, car elles comptaient toutes des parents dans le village.

Jeanne décida de surseoir au souper et se rendit dans sa chambre pour ramasser ses affaires dans le coffre, projetant de fuir vers la mer si le feu s’approchait trop de la maison.

Sur son conseil, Franz-Eckart et Joseph en firent autant.

Puis tout le monde retourna sur la terrasse, regarder l’incendie.

— Où est Joachim ? demanda soudain Joseph.

On le chercha dans toutes les pièces, on l’appela. Il avait disparu.

Un temps indéfini passa et un bruit extraordinaire, apocalyptique, fit sursauter tout le monde. Les femmes caribes crièrent. Le tonnerre ! Comment, le tonnerre ? Cela faisait des semaines qu’il n’y avait pas eu d’orage. Mais l’éclair qui l’avait précédé d’une fraction d’instant ne laissait aucun doute. D’ailleurs, un autre coup de tonnerre retentit, puis un troisième. Un quatrième. On ne les compta plus. L’orage se déchaîna au nord, juste au-dessus de la montagne.

Franz-Eckart descendit le perron et s’aventura dans le jardin. Une pluie torrentielle s’abattit sur toute la région. Pour être resté dehors quelques secondes, l’imprudent rentra trempé. C’était une pluie furieuse, qui crépitait sur les toits de palmes avec une violence digne des tropiques. L’eau rejaillit sur les pierres de la terrasse. Les courants d’air firent danser les flammes des chandelles.

Les esclaves, tous réfugiés sur la terrasse, levèrent les bras au ciel et se répandirent en exclamations incompréhensibles, dans leur propre langue.

Joseph alla calmer Pégase.

Mais où était donc Joachim ?

Franz-Eckart adressa à Jeanne un regard songeur ; elle crut y déceler un imperceptible sourire.

L’averse dura près d’une heure. Quand elle prit fin, Franz-Eckart sortit de nouveau dans l’herbe détrempée : l’incendie était éteint.

Jeanne donna aux esclaves l’autorisation de rentrer chez eux, car ils se rongeaient d’inquiétude sur le sort des leurs ; elle ne garda que Stella, dont la famille habitait au port, pour l’aider à préparer un repas. Franz-Eckart et Joseph s’évertuèrent à bâtir un feu dans le four de la cour, évidemment inondé comme le reste.

Ils y étaient enfin parvenus quand un noyé apparut sur la terrasse, boueux, ruisselant, dépenaillé, les cheveux plaqués sur le crâne.

C’était Joachim.

Son visage reflétait une satisfaction inexprimable. Son regard plongea dans celui de Jeanne.

Personne ne dit mot.

Es el, murmura Stella. Es el, el hagador de lluvia.

Elle s’avança vers lui et le regarda dans les yeux ; il ne broncha pas.

¡ Es un brujo ! s’écria-t-elle. ¡ Un buen brujo1 !

Elle lui saisit les bras et l’étreignit dans un élan sauvage. Il l’étreignit aussi.

Jeanne, interdite, une assiette en main, vit les yeux de Joachim s’emplir de larmes. Il pleura sur l’épaule de Stella.

Il pensait à sa mère, Mara.

Elle s’assit, proche des larmes, elle aussi.

 

 

Avant la fin de la semaine, tous les Caribes d’Hispañola savaient qu’un faiseur de pluie habitait à la Casa Nueva San Bartolome.

Ils envoyèrent une délégation, qui emplit le jardin jusqu’au sentier.

Leur chef, un vieux Caribe qu’on disait lui-même sorcier, s’avança vers Joachim, debout sur la terrasse, et lui offrit des herbes, des fleurs et une étrange petite statuette en or, qui représentait on ne savait quoi.

Il baisa la main de Joachim. Joachim le prit dans ses bras et lui donna l’accolade. Une clameur monta de la foule.

L’orage convoqué par Joachim avait sauvé la moitié du village.

Les autres Blancs sur la terrasse, Jeanne, Franz-Eckart et Joseph assistaient à la scène, submergés par l’émotion.

Joachim avait enfin vengé sa mère. Il l’avait vengée par la bonté.

Il se tourna vers Jeanne et, du geste, l’appela vers lui. Elle fit face à ces visages qui appartenaient aux débuts du monde, quand la méchanceté et la chaleur étaient jeunes et fraîches. Il y avait parmi eux des enfants de cannibales, peut-être cannibales eux-mêmes, jadis. Elle se souvint qu’elle avait livré son frère aux loups. Elle s’inclina et sourit. Une autre clameur monta.

Joachim appela Franz-Eckart. Il suffisait de les voir côte à côte pour savoir qu’ils étaient père et fils.

¡ El incantador de caballos ! dit le chef des Caribes, qui connaissait l’histoire de Pégase.

Franz-Eckart sourit et appela Joseph. Le garçon rejoignit son père ; le perroquet lui bécotait l’oreille. Eux aussi, on comprenait qu’ils étaient père et fils.

¡ El incantador de papagallos ! dit le chef des Caribes en riant.

La clameur qui monta fut assourdissante, ponctuée d’éclats de rire.

Une fête sans nom s’organisa dans le jardin et jusqu’à la plage. On fit rôtir des cochons d’Inde, de la volaille et des poissons. Jeanne envoya Stella acheter du vin de palme. On en but dix cruchons.

Enfin, le soir vint.

Jeanne épuisée dit à Franz-Eckart :

— Je n’aurai vécu que pour cette journée ! Je peux enfin mourir heureuse.

 

 

Il était bien temps de mourir.

Le Padre Balzamor vint le lendemain, l’œil sourcilleux.

— Les sauvages disent qu’il y a ici un sorcier ! déclara-t-il, fulminant.

Jeanne le reçut avec bonne humeur et lui répondit sur un ton de reproche :

— Padre ! Allons-nous croire aux histoires indigènes !

— Je veux voir le sorcier ! Un cheval ensorcelé ! Un faiseur de pluie ! grommela-t-il. C’est une maison de maléfices que celle-ci ! Cet homme s’appelle Joachim !

— Et qu’a-t-il fait ?

— Il a fait tomber la pluie !

Elle éclata de rire.

— Dans ce cas, Padre, il faudrait le faire engager au service de la couronne !

Il l’incendia du regard.

— Je veux voir cet homme !

Elle vit se profiler derrière le curé l’ombre sinistre de la sainte Inquisition espagnole. Et le bûcher où la mère de Joachim avait péri et où elle avait elle-même failli achever prématurément sa vie. Les infâmes bûchers de la puissance cléricale ! Ceux qui avaient consumé Jeanne d’Arc. Une colère violente la saisit.

Les enjeux étaient grands. Il fallait remporter cette partie haut la main.

Joachim aidait Stella à installer une étagère supplémentaire à la cuisine. Jeanne l’appela, il vint et dévisagea le visiteur. Celui-ci déboucha une gourde qu’il tenait attachée à la ceinture et en jeta le contenu au visage de Joachim, interdit.

C’était évidemment de l’eau bénite. Elle ne grésilla pas. Joachim ne se transforma pas en animal cornu. Il s’essuya le visage et regarda le Padre Balzamor d’un air étonné.

Décontenancé, celui-ci dévisagea Joachim de près. Joachim le dévisagea aussi. Ils se regardèrent, nez à nez.

— Satan, retire-toi de cet homme ! clama le Padre, agitant sa croix devant Joachim.

Rien n’advint. Aucun démon ne s’échappa en sifflant de la bouche de Joachim, qui se contenta de sourire.

— Pourquoi ne parle-t-il pas ? demanda le Padre.

— Les infidèles mahométans ont torturé Joaquín Cordoves quand il était enfant et lui ont coupé la langue, Padre, dit Jeanne d’un ton sévère. Maintenant, je crois que vos soupçons deviennent offensants. Vous persécutez une victime des païens. Je me plaindrai à l’évêque et au gouverneur !

Il la regarda, d’abord stupéfait, puis penaud. Sans doute vit-il aussi les cent maravédis qu’elle lui donnait à Pâques et à Noël s’évanouir en fumée.

— Je vous ferai accuser de superstition auprès de l’évêque de Séville pour croire à des fables païennes ! tonna-t-elle. Et j’en informerai l’Inquisition. Un homme d’Église qui vit dans le péché !

— Non, plaida-t-il, épouvanté. Je voulais vérifier…

— C’est tout vérifié. Je vais demander qu’on vous fasse exorciser vous-même ! C’est l’une des ruses du diable que de se faire passer pour exorciseur !

Il la regarda d’un œil rond où luisait de la terreur.

— Non !

— Alors, présentez-moi une demande d’excuse et allez-vous-en !

— Pardonnez-moi…

— Je vous pardonne.

— Vous ne direz rien au gouverneur ?

— Non. Allez-vous-en.

Il partit la tête basse.

Jeanne et Joachim éclatèrent de rire.

 

 

Bobadilla aussi avait entendu ces rumeurs.

Des Caribes avaient vu Joachim sur la montagne, les bras levés, pendant l’incendie. Et peu après, l’orage avait éclaté. L’attitude respectueuse des Caribes devant Joachim en disait long.

Le gouverneur n’était pas près d’oublier l’histoire du cheval.

Toute la colonie espagnole d’Hispañola en jasait.

Mais Ferrando Sassoferrato venait de débarquer avec deux associés pour débattre du projet de plantation de canne à sucre. Cela représentait de l’argent. Beaucoup d’argent. Le sucre ne coûterait quasiment rien à produire sur l’île ; en Espagne, une livre de sucre se vendait trois cents maravédis. Mille livres de sucre représenteraient trois cent mille maravédis. Soit huit cents écus ! Cinq navires transportant chacun mille livres de sucre achemineraient donc vers Cadix quatre mille écus de sucre ! Frais de transport payés, cela ferait trois mille cinq cents écus par mois. Net.

Bon, il faudrait partager avec les financiers. Il n’y aurait qu’à doubler les surfaces cultivées, moitié pour moi, moitié pour toi.

Bobadilla ne se tenait plus d’impatience. Il deviendrait l’un des hommes les plus riches d’Espagne.

Et l’on pouvait cultiver la canne à sucre toute l’année !

Ces histoires de faiseur de pluie ne pesaient pas lourd en regard des fortunes escomptées. D’ailleurs, elles ne résistaient pas à l’épreuve du bon sens. Quant à l’affaire du cheval, bah ! une lubie d’animal.

Lorsque le chef de la Casa de Contratación lui parla du faiseur de pluie de la Casa San Bartolome, il le toisa avec hauteur et s’étonna qu’un Espagnol chrétien pût croire à des fables indiennes. L’autre se le tint pour dit.

L’évêque s’inquiéta : le secrétaire du gouverneur lui expliqua que les animaux se comportaient souvent de façon étrange sous les tropiques et que les orages soudains y étaient fréquents. Le monsignor, d’ailleurs, était absorbé par le fruit de la quête qui lui permettrait de faire construire une véritable église au lieu de la paillote améliorée du Padre Balzamor. La baronne de l’Estoille avait donné cinq écus. On n’allait pas l’embêter avec des soupçons de sorcellerie pesant sur sa maison.

On pouvait, en effet, espérer d’elle dix écus de plus.

Le reste de la colonie apprit que le gouverneur Bobadilla et l’évêque rejetaient avec mépris les ragots superstitieux. Les dames espagnoles se remirent à saluer Jeanne avec chaleur à l’église. Elles reprirent leurs visites et leurs invitations, également assommantes.

Le gouverneur accueillit Ferrando et ses associés avec exubérance et donna un souper auquel Jeanne et Franz-Eckart furent conviés. Jeanne vit là plus de vaisselle plate que jamais. Et même des fourchettes. Les serviteurs caribes étaient vêtus d’uniformes jaunes à parements rouges. L’épouse du gouverneur rutilait comme une châsse ; elle souriait parcimonieusement, de peur que le masque de blanc d’Espagne qu’elle portait se fendillât. Elle avança sur la nappe une griffe parsemée de ces taches de vieillesse qu’on appelle fleurs de sépulcre. Un rubis et une émeraude de Golconde étincelaient à ses doigts. La señora Bobadilla aimait les bijoux.

— La mise de fonds est dérisoire, déclara Ferrando, quand le vif du sujet fut abordé. Cent plants de canne donnent trois cents boutures à planter et mille, trois mille. Vous connaissez le principe : on coupe une tige en trois et l’on plante trois bouts en terre. Chacun donne un rameau qui pousse et devient en trois mois un plant entier.

À l’évidence, Bobadilla n’en savait rien. Il écoutait Ferrando comme les dindons de la fable écoutèrent le renard qui dansait devant eux.

Franz-Eckart demeurait impassible.

— Ce qui compte, reprit Ferrando, ce sont les terrains et la main-d’œuvre. Car il faut d’abord irriguer la terre, ensuite récolter les plants. Vous prenez les joncs coupés et vous les pressez sous une meule de pierre. Vous recueillez le jus ; il est grossier ; vous le trempez dans l’eau. Le sucre se dépose et vous le laissez sécher. Il se transforme en cristaux. Il ne vous reste plus qu’à les recueillir et à les mettre en sacs. Revenons aux terres. Vous en avez à Hispañola des milliers d’arpents. Nous les achetons avec vous. Qu’en donnerez-vous à la couronne ? Quasiment rien. Ils ne valent pas un maravédis l’arpent. Un arpent produit quatre-vingts livres de sucre pur. Soit deux mille quatre cents maravédis sur les marchés d’Espagne. Déduisez les frais : deux mille maravédis. À deux récoltes par an, cela fait quatre mille maravédis l’arpent par an. Mes associés et moi demandons mille arpents pour nous.

Bobadilla était ivre de ces visions mirifiques. Il ignorait tout cela. Il se vit millionnaire.

Il but une gorgée de vin aigre.

— C’est accordé, dit-il.

Jeanne songea qu’elle gagnait à la fois sur la marchandise et le transport.

— Mais la main-d’œuvre ? dit Ferrando, penché sur la table, son regard de furet vissé sur le gouverneur.

Bobadilla écoutait.

— Il y a les «  Indiens », répondit-il enfin.

La señora Bobadilla ne comprenait pas un traître mot de la conversation ; elle se tourna vers Jeanne et lui sourit.

Les esclaves activèrent les éventails de vannerie au-dessus des convives.

— Vos «  Indiens » ne suffiront pas longtemps.

— Et alors ?

— Et alors vous devrez importer des esclaves.

Exactement ce qu’avait annoncé Franz-Eckart lors de la première conversation avec le gouverneur. Jeanne le regarda : un visage de sphinx.

— Il faudra les acheter, dit Bobadilla.

— Gouverneur, à quatre mille maravédis l’arpent par an, avec cent arpents, vous gagnez plus de mille écus l’an. Avec mille arpents, et qu’est-ce pour vous que mille arpents sur une terre en friche située entre le diable et la lune ? vous gagnez un million d’écus. Le prix de quelques esclaves est en regard dérisoire !

Bobadilla éclata de rire.

Señor Sassoferrato, vous me donnez le vertige.

— Je préfère vous donner le vertige que de vous laisser des regrets.

— D’où viendraient les esclaves ? demanda Bobadilla.

— D’Afrique, répondit Ferrando.

— Ai-je besoin de vous pour gagner ces fortunes ? demanda Bobadilla, après un nouvel éclat de rire.

— Oui, parce que vous nous laisserez le soin de vos cultures et des nôtres. Et des moulins pour l’extraction du sucre.

Exactement le raisonnement de Déodat, quand il avait acheté des vignobles contigus à ceux qu’Ythier convoitait, se dit Jeanne. Mais là, en plus, Ferrando et ses associés prenaient le fermage des plantations.

— Vous avez les mille arpents, déclara Bobadilla.

— Nous établirons notre contrat demain, dit Ferrando, se tournant vers ses associés. Et nous irons reconnaître les terres.

C’était l’arrêt de mort du Paradis.

Le plâtrage de la señora Bobadilla commençait à se fendiller. Sa main ornée griffa la nappe damassée.

L’heure s’avançait.

Deux Caribes porteurs de torches précédèrent les invités du gouverneur, les aidèrent à monter dans les carrioles et ne les quittèrent qu’à la maison.

Comme à leur habitude, Joseph et Joachim jouaient aux échecs sur la terrasse, dans un nuage de phalènes et de moucherons.

Jeanne et Joachim se regardèrent. Savait-il qu’elle lui avait sauvé la vie en vendant le Paradis ?

1. «  C’est lui ! C’est lui le faiseur de pluie ! C’est un sorcier ! Un bon sorcier ! »