Ainsi, contrairement aux appréhensions de Jeanne, ni Joachim, ni Joseph ni Franz-Eckart ni elle-même n’avaient perdu leurs identités. Ils s’étaient simplement dépouillés du superflu avec leurs vêtements.
Joachim était demeuré le fils de Mara, capable d’appeler la pluie.
Joseph était plus familier de la nature que des humains.
Franz-Eckart charmait toujours les animaux.
Et Jeanne domptait les humains.
Ferrando, ses associés, ainsi que Jeanne et ses compagnons partirent reconnaître les terrains que le gouverneur Bobadilla proposait de leur vendre. Ils se situaient à l’est de l’île, suffisamment protégés des vents du large.
Une semaine se passa à établir les termes de l’association, placée sous couleurs espagnoles pour ne pas susciter d’intrigues ; l’associé espagnol de Ferrando agissait en tant que chef de la compagnie fermière. Le gouverneur vendait à cette compagnie mille arpents de terre à un maravédis l’arpent et concédait à la compagnie l’exploitation de mille autres arpents, propriété personnelle du gouverneur.
Quand tout fut signé, paraphé, enregistré, Ferrando fit descendre du navire quatre grands ballots enveloppés dans de la toile, longs de trois toises chacun1 et fort lourds. Il invita le gouverneur à le suivre et, ayant emprunté à Jeanne trois de ses esclaves mâles, il fit charger les ballots sur deux carrioles. Et l’on reprit le chemin des terrains.
Arrivé à destination, Ferrando fit décharger l’un des ballots et en déchira le sac à la pointe de sa dague.
— Voici, Excellence, des plants de canne à sucre, dit-il au gouverneur qui n’en avait jamais vu.
Les plants étaient entiers, de la racine aux floraisons terminales. Bobadilla se pencha dessus : c’était donc de ces joncs que viendrait la fortune.
Ferrando donna à un esclave l’ordre de couper la canne en trois parties égales, les saisit et les planta à une distance d’un pied l’une de l’autre. Jeanne nota qu’il enfonçait la bouture en terre dans le sens de la sève et qu’il vérifiait que chaque section comportât un œil. Mais cela, il ne l’avait pas dit au gouverneur et elle se garda d’y faire allusion.
Il fit de même sur ses terres avec tous les plants qu’il avait apportés ; cela fit un total d’à peu près cent cinquante boutures. Puis le petit cortège se déplaça vers les terres du gouverneur et l’on planta les premières boutures.
— Mes esclaves sauront faire cela, dit le gouverneur, qui ne se sentait pas d’humeur à suivre l’opération jusqu’au bout.
Ferrando lui lança un bref regard et lui confia le reste des plants.
— Et les autres plants ? demanda le gouverneur.
— Je les apporterai moi-même à mon prochain voyage.
Ferrando et ses associés repartirent.
Jeanne et Franz-Eckart vinrent presque tous les jours surveiller la pousse des boutures. L’œil sortait de son petit nombril, dardait un brin vert qui bientôt grossit, montra des cannelures et, au bout de deux semaines, témoigna de toutes les promesses d’une belle canne entière.
Sur les terres du gouverneur, un bon tiers des boutures ne donnaient rien du tout.
Ce fut alors qu’un nouvel incident vint troubler l’atmosphère chaude d’Hispañola.
Stella et une Caribe inconnue, qui se révéla être sa fille, Carola, amenèrent à la Casa San Bartolome un poupon lamentable, enveloppé dans une pauvre couverture râpée. C’était le petit-fils de Stella.
Jeanne se pencha sur l’enfantelet ; il parvenait à peine à ouvrir les yeux, son souffle était court et son teint, cendré ; Jeanne eut le sentiment que ses heures étaient comptées. La mère et la fille étaient éplorées : c’était le premier enfant de Carola, et les Caribes considéraient comme un mauvais augure qu’un premier-né mourût à sa naissance. Pour eux, cela signifiait qu’un sort avait été jeté sur le clan.
Franz-Eckart, Joseph et Joachim achevaient la collation du matin. Tout le monde comprit pourquoi les deux femmes avaient amené le poupon.
Joachim se leva, prit le petit agonisant dans ses bras et sortit.
Le cœur de Jeanne bondit dans sa poitrine. Si l’enfantelet mourait dans les bras de Joachim, Dieu seul savait ce que les esprits simples des Caribes en déduiraient. Et s’il le guérissait… Mais le guérirait-il ?
Les deux femmes voulurent suivre Joachim. Il se retourna et secoua la tête.
Le reste des esclaves, rassemblé, regarda Joachim partir avec l’enfant dans les bois.
Une atmosphère anxieuse et funèbre envahit la Casa San Bartolome.
Stella balaya les sols en soupirant. Juanita partit laver le linge de la maison au torrent. On n’entendit que les bruits secs des domestiques qui débroussaillaient le jardin.
Joseph n’alla pas à la plage. Il sortit Pégase au jardin, pour le faire paître, puis s’assit sur la terrasse, tendu, caressant de temps à autre le perroquet ou lui tendant un bout de banane. Franz-Eckart ne lui donna pas sa leçon. Le garçon paraissait en transe. À un certain moment, il ruissela de sueur, sans faire un geste. Il semblait lié par la pensée aux efforts de son grand-père.
On entendait Carola pleurer.
Peu après midi, des exclamations éparses jaillirent du côté des esclaves dans le jardin. Joseph releva la tête.
Jeanne aperçut Joachim qui revenait du côté de la mer, à pas lents, portant l’enfant dans les bras. La lassitude de Joachim était évidente ; il paraissait même accablé. Joseph courut vers lui.
L’enfant est mort ! se dit Jeanne, et son cœur se serra.
Joseph gravit lentement le perron.
Les femmes caribes le regardèrent avec une tension insoutenable.
L’enfant poussa un cri. Bras tendus, Joachim le présenta aux femmes. Tout le monde s’élança vers lui. L’enfant s’agita. Carola le prit des bras de Joachim et regarda l’enfantelet de près : il avait changé de couleur. Ses yeux étaient ouverts. Il vagissait.
Stella se jeta aux pieds de Joachim. Toutes les femmes en firent de même. Elles lui baisèrent les pieds et les mains. Il les releva. Joseph alla le soutenir, car il chancelait. Les esclaves accoururent du jardin.
— Laissez-le se reposer, leur dit Jeanne. Il est fatigué.
Elle ordonna à Stella de lui servir une petite collation et un verre de xérès.
Joseph entoura de son bras les épaules de son grand-père, sous le regard songeur de Franz-Eckart.
Jeanne s’adressa aux esclaves :
— Je ne veux pas de réunion ici ce soir. Les gens disent que la Casa San Bartolome est une maison de sorcier. Cela n’est pas bien pour nous. Si vous nous aimez, ne faites pas de manifestation.
Il n’y eut donc pas de réjouissances comme la fois où la pluie avait éteint l’incendie, et Jeanne espéra que ni le Padre Balzamor ni le gouverneur n’en sauraient rien. Le lendemain, néanmoins, quand elle alla au marché avec Stella, elle s’avisa aux regards des Caribes que l’affaire s’était ébruitée. On refusa qu’elle payât ses achats. Elle dut insister. Une vieille femme lui baisa les mains.
Le lendemain, le gouverneur en personne se rendit à la Casa San Bartolome. Il était sourcilleux et son salut fut contraint.
— Il me faudra croire, madame, qu’il y a bien quelque fondement à toutes ces rumeurs de sorcellerie concernant la Casa San Bartolome. J’apprends maintenant que votre ami Joaquín Esteves guérit les mourants et je découvre qu’un tiers de mes plants de canne à sucre ne poussent pas du tout, alors que tous les vôtres sont florissants.
Elle rassembla son sang-froid.
— Voulez-vous, Excellence, que nous allions voir vos plants ensemble ? demanda-t-elle d’un ton égal.
— Vous allez les faire reverdir, je suppose ?
— Non, Excellence, répondit-elle en souriant. Je vais vous dire la cause de leur échec.
— Vous connaîtriez la canne à sucre, maintenant ?
La morgue reparaissait au travers de la contrariété.
— Non, Excellence, mais en tant que fermière, jadis, je sais ce que sont les boutures, car ce sont des boutures que vous avez plantées, et je sais pourquoi elles poussent ou non.
Elle le fixa du regard. Elle le savait bien : pour le gouverneur, les intérêts passaient avant les rumeurs. Mais elle se doutait bien que, s’il le pouvait, Bobadilla se servirait des rumeurs en faveur de ses intérêts. Il se lissa la moustache et hocha la tête.
— Fort bien, convint-il. Vous êtes cavalière, me dit-on ?
Elle hocha la tête. C’était comme une épreuve ; il voulait vérifier qu’elle montait bien Pégase.
— Prenez donc le cheval de mon secrétaire.
Elle mit le pied à l’étrier gauche et monta donc en amazone. Il la regarda, étonné, puis comme la courtoisie l’exigeait, il se rangea à gauche de la cavalière. Le secrétaire suivit à pied.
Ils arrivèrent à la plantation. Le secrétaire l’aida à mettre pied à terre. Le gouverneur indiqua les plants qui s’étaient desséchés. Elle se pencha, examina une bouture morte et l’arracha.
— En voici la raison, Excellence. Votre bouture a été plantée la tête en bas. La sève tirée du sol ne peut monter. Aussi n’a-t-elle pu développer de racines.
Il parut ébahi. Elle rejeta le plant et haussa les épaules.
— Mais pourquoi vos plants ont-ils tous pris ?
— Vous rappelez-vous, Excellence, que mon beau-frère les a lui-même plantés un à un et que vous vous en êtes même lassé ? Il vous a proposé de planter vos boutures, mais vous avez assuré que vos hommes sauraient le faire. Ils n’ont cependant pas su distinguer le sens de la bouture. Voilà votre sorcellerie.
Il se tapa sur les cuisses et éclata d’un rire incrédule.
— Accepterez-vous mes excuses ? demanda-t-il.
— Excellence, elles me flattent. Mais l’occasion est bonne pour éviter que vos esclaves refassent la même erreur sur une plus vaste échelle. Vous n’avez là qu’une cinquantaine de boutures perdues. Ce serait bien plus grave avec cinq cents. Voilà pourquoi mon beau-frère vous avait offert ses services.
Elle avait remis toute l’affaire sur le terrain du bon sens. Il se tourna vers son secrétaire, qui écarta les mains pour exprimer son impuissance.
— Vous m’aviez parlé d’une autre affaire de sorcellerie, il me semble ? reprit-elle.
— Cet homme, Joaquín Esteves, on raconte à Saint-Domingue qu’il guérit les mourants ?
— Les apothicaires aussi, parfois, Excellence.
— Je ne comprends pas…
— Joachim connaît les herbes. On lui a présenté un enfant malade. Il est allé chercher dans la forêt des herbes et des plantes qui pourraient le guérir. Comme ces produits agissent plus vite chez les nouveau-nés, il a donc guéri l’enfant. Les Caribes, qui sont ignorants, ont inventé je ne sais quelle fable. Va-t-on accuser les herboristes et les apothicaires de sorcellerie ?
Il soupira et baissa la tête. Puis il eut un rire bref. Ce fut lui, cette fois, qui l’aida à monter à cheval.
— Vos alarmes procédaient de l’ignorance des Caribes, déclara-t-elle quand elle fut en selle. Et cette ignorance porte curieusement sur les plantes. Ces gens n’y connaissent rien.
Il hocha longuement la tête. Quand ils furent de retour à la Casa San Bartolome, il mit pied à terre le premier, aida Jeanne à descendre et lui baisa la main.
— Heureux ceux qui partagent votre vie, lui dit-il.
— Heureux les bénéficiaires de votre vigilance, Excellence.
— Soyez assurée de mon amitié, je vous prie.
Et il s’en fut après avoir ostensiblement salué Franz-Eckart et Joachim qui se trouvaient sur la terrasse.
— Une fois de plus, j’ai sauvé la mise ! dit-elle à ses compagnons. Quel métier ! Je vais me baigner dans la mer.
Les faits, cependant, avaient leur logique, et têtue.
Deux jours plus tard, Joachim fut absent à la collation du matin. Elle supposa d’abord qu’il était parti de bonne heure se promener en forêt, mais l’intuition l’en dissuada.
Elle trouva à Stella une expression inhabituelle et comme facétieuse.
— Je crois que Joachim a passé une nuit de noces, finit par dire Franz-Eckart.
Jeanne fut abasourdie.
Joseph riait sous cape, bien que presque nu.
— Le conseil des Caribes a décidé qu’un homme aussi merveilleux que Joachim devrait laisser une descendance sur l’île. Il lui a donc offert une vierge.
— Mais comment sais-tu cela ? demanda Jeanne.
— J’ai écouté certains propos des esclaves. Je me proposais d’interroger Joachim, mais il avait déjà disparu. N’étant certain de rien…
Tout à coup, la réalité des corps fit irruption dans l’esprit de Jeanne. Elle s’avisa que Joachim n’avait que cinquante ans et qu’il n’était certes pas muet de partout. Elle regarda Joseph et il sut d’emblée quel regard elle portait sur lui. Il avait douze ans révolus et les signes de la virilité n’étaient que trop évidents quand il se jetait nu à l’eau.
Elle était peut-être au Paradis, mais les anges y avaient un sexe.
— Eh bien ! dit-elle.
Et elle s’assit avec un sourire.
— As-tu vu cette… fille ?
Franz-Eckart secoua la tête.
— Et c’est ainsi que je vais avoir un oncle ou une tante plus jeune que moi, dit Joseph.
Jeanne but pensivement son lait de coco et mangea un œuf dur. Un œuf de poule espagnole. On n’avait même pas de beurre pour les faire cuire sur le plat. Puis elle mangea une patate douce. Le lait lui manquait, mais les vaches, à Hispañola, étaient des animaux aussi fabuleux que les licornes en France.
Franz-Eckart avait tracé au milieu du jardin un cercle divisé en douze parties, au milieu duquel il avait planté un piquet à la pointe durcie au feu. Quand le piquet ne projetait pas d’ombre, on était à peu près à midi. Ce cadran solaire était quelque peu rudimentaire, Franz-Eckart en convenait, et il eût fait bien mieux avec un astrolabe, mais l’installation restait néanmoins fiable pendant le jour.
Vers dix heures, Joachim apparut. Accompagné. Souriant.
Sa compagne correspondait à l’idée qu’on eût pu se faire d’une nymphe antique, mais à la peau de bronze pâle, du moins si on lisait les poètes latins.
Jeanne fut saisie.
Franz-Eckart et Joseph aussi.
Les femmes esclaves observaient le couple comme s’il était descendu du ciel. Jeanne se leva pour l’accueillir.
— Eh bien, Joachim, dit-elle, vous êtes en retard pour la collation. Venez donc vous asseoir avec votre… épouse.
Il les regarda tous, les siens, les esclaves, ému, imperceptiblement goguenard. Puis il s’assit.
Les servantes s’empressèrent, aux anges.
Quand la collation fut achevée, Joachim alla dans la chambre de Jeanne. Elle l’y suivit. Il cherchait de l’encre, du papier, une plume.
Elle ne l’avait jamais vu écrire.
Il rédigea pour elle ce mot :
Jeanne, Franz-Eckart, Joseph, ne m’attendez pas
ce soir à dîner. Je viendrai parfois pour vous voir,
parce que je vous aime, mais ma vie est
dans les montagnes. Avec Estefania.
Joachim.
Joachim revint parfois à la Casa Nueva de San Bartolome, le plus souvent pour dîner, en compagnie de son épouse. Il joua aux échecs avec Joseph ou Franz-Eckart.
Ses yeux étaient ailleurs.
C’est mieux ainsi, pensa Jeanne. La société chrétienne, fondée au nom d’un rebelle juif d’il y avait quinze siècles, n’était guère favorable ni aux rebelles ni aux inspirés. En Europe, Joachim aurait sans doute aucun fini sur le bûcher.
On jasa dans la colonie espagnole d’Hispañola. Mais avec réserve, car les dîners de la Casa San Bartolome étaient honorés de la présence du gouverneur et du directeur de la Casa de Contratación.
De plus, on assurait que la cuisine y était d’un raffinement inouï et l’on parlait avec une langue gourmande d’une certaine fricassée de canard au xérès et aux baies sauvages.
L’évêque Nunez battait froid à Jeanne, protectrice officieuse d’un sorcier capable de bien plus de prodiges qu’il n’aurait lui-même su en accomplir. Mais le gouverneur s’abstint de mentionner l’ensauvagement d’un membre de la maisonnée de la Casa San Bartolome. En effet, Ferrando était revenu sur la Stella Matutina avec mille plants de canne à sucre. Et il dirigeait à présent la taille d’une meule à canne à sucre. Six esclaves, sous la conduite d’un contremaître génois, dégageaient à coups de ciseau et de maillet la forme d’un vaste disque plat creusé d’un trou en son centre.
À la fin de l’année 1507, Joachim arriva avec un enfantelet dans les bras. Le sien et celui d’Estefania. Un garçon. Le demi-frère de Franz-Eckart et l’oncle de Joseph.
Le fils de Janós Hunyadi et de la magicienne Mara s’était enraciné. Comme une bouture.
Joseph prit le poupon dans ses bras, le berça, l’embrassa, et le nourrisson finit par tendre la main vers la joue de celui qui, somme toute, était son neveu. Franz-Eckart, songeur, observa la scène sans mot dire. Joseph était déjà père, par l’esprit.
L’année 1508 vit le premier acheminement vers Cadix de deux mille livres de sucre roux, produit des plantations du gouverneur et de la Compagnie maritime du Nouveau Monde. Puis elle disparut comme une averse dans le sable.
Lui succéda l’année 1509. Six mille livres de sucre, dans des sacs de vannerie confectionnés par les Caribes.
L’évêque tonna contre les chrétiens qui, dans la chaleur des tropiques, redevenaient païens. Vainement : nul n’ignorait qu’il vivait lui-même avec une Caribe. Et comme il n’avait pas de cheval et qu’il était contraint d’aller à pied, il entendait bien qu’on ricanait sur son passage.
Jeanne se fit expédier par Ferrando cinq cents autres écus, ayant dépensé le plus clair de ses provisions en achats somptuaires de vaisselle, d’argenterie et autres menus plaisirs.
En l’an 1510, l’inévitable advint : Joseph succomba aux charmes d’une Caribe de son âge, près de quinze ans : Valeria. On ne le vit quasiment plus à la Casa San Bartolome, sinon quand il passait sur Pégase, avec Valeria en croupe, et qu’il s’arrêtait pour embrasser son père et Jeanne, avec son perroquet sur l’épaule.
Pour le fixer, Jeanne lui offrit deux pièces de la Casa San Bartolome. Ce fut dans l’une d’elles que Valeria accoucha d’une fille, qu’on nomma évidemment Juanita.
Déodat vint cette année-là avec son épouse Yvonne et leurs enfants. Un soir de rires, on s’efforça d’établir le lien de parenté de Juanita avec Georges, le cadet des enfants de Déodat, et l’on s’avisa qu’elle était sa petite-nièce : à quatre ans de différence.
Jeanne le voyait bien : ce monde les emplissait de vertige. Leur identité risquait de s’y dissoudre.
Elle eût voulu faire construire une aile de plus à la Casa San Bartolome. Mais elle hésita longtemps, et le pis était qu’elle savait pourquoi. Soixante-quinze ans. La vue qui faiblissait. Le muscle aussi. Et le désir. À force de s’être occupée des autres, elle avait perdu un peu de son identité.
Elle fit un rêve, une nuit. Un fleuve immense et lent descendait du ciel. Un fleuve d’âmes. Elle y figurait et coulait du ciel vers la terre. Dans ce fleuve figuraient des êtres chers, ses parents, Denis, François Villon, Matthieu, Barthélemy, Jacques, Joseph, Aube, Franz-Eckart… Elle les rejoignait, puis s’éloignait d’eux, puis les retrouvait. Eux et des milliers d’autres faisaient partie de ce fleuve. Ils étaient ce fleuve.
À la fin, elle n’avait plus d’importance.
Ce matin-là, Joachim vint partager la collation du matin avec eux. Il avait amené sa compagne, Estefania, et son fils, Janós. Estefania croyait que ce nom avait été choisi pour faire honneur à Jeanne.
Déodat et Yvonne regardèrent avec stupeur ce sauvage qu’ils connaissaient et ne connaissaient pas.
— Il s’est enfin retrouvé, conclut Franz-Eckart.
Lors d’un souper chez le gouverneur, on parla du Continent du Sud qu’on commençait à mieux connaître.
Elle se rendit compte qu’elle s’en fichait absolument.
À Noël 1511, le nouveau gouverneur ne l’invita pas, parce que le roi Louis le Douzième avait convoqué un concile à Pise pour faire déclarer le pape schismatique. Elle portait les fautes de son roi.
Une fois de plus, exactement ce qu’avait prédit Franz-Eckart.
Le lendemain, elle demanda à Joseph, en présence de Franz-Eckart :
— Veux-tu vivre ici ou rentrer en France ?
La question le surprit. Fallait-il choisir ? Tout le monde ne vivait-il pas heureux à Hispañola ?
— J’ai ici une femme et un enfant, répondit-il.
Le perroquet lui bécota la joue.
L’être humain choisit toujours la pente la plus douce. Au nouveau pays du sucre, Joseph avait évidemment cédé aux sucreries de l’existence.
— Je rentre en France, lui annonça-t-elle. Je te lègue la Casa San Bartolome. Tu recevras ta part des bénéfices de la Compagnie. Ils ne seront pas énormes, car beaucoup d’autres les partageront avec toi. Écris-moi de temps à autre.
Joseph regarda son père.
— Je rentre avec Jeanne, lui dit Franz-Eckart.
Joseph s’élança vers Jeanne, la prit dans ses bras et l’étreignit. Il posa la tête sur son épaule et la tint ainsi, un long moment.
— Tu sais qu’ici, je suis plus près de chez moi.
Que signifiaient ces mots ? Chez lui ? Le paradis ? Non, la liberté. Le perroquet voletait au-dessus d’eux, imitant le rire de Jeanne. Elle se dit qu’en effet, à l’instar de son grand-père, il serait moins contraint à Hispañola qu’en France.
Elle fit sa malle sans regrets et, même, avec allégresse. Tout ce qu’elle emportait d’Hispañola était la fidélité de Franz-Eckart.
— Il y a des filles, des fleurs et des étoiles, lui dit-elle. Ne veux-tu pas rester ?
Il rit.
— Je te l’ai dit, Jeanne. Je n’ai plus besoin d’aller nulle part, j’y suis déjà. Ne me connaissais-tu pas ?
Il légua Pégase à son fils. Joachim, mystérieusement informé, vint les embrasser, lui et Jeanne. Ils le savaient : ils ne se reverraient plus. Les grâces dodelinantes des plantes à fleurs rouges et le parfum des jasmins fous se gravèrent dans leurs mémoires.
Ils prirent, pour retourner à l’Ancien Monde, le cinquième navire de la Compagnie maritime du Nouveau Monde, Cruz del Sul.
Au port, le capitaine les informa qu’ils partaient à temps, car une maladie bizarre décimait les « Indiens » davantage encore que les Espagnols. C’était une dysenterie souvent fatale. Au port aussi, ils virent débarquer une horde épouvantable, des spectres noirs : les premiers esclaves africains, achetés à des rois arabes pour cultiver la canne à sucre.
À bord, Jeanne n’avait plus l’énergie nécessaire pour faire cuire des soupes. Elle se contenta de l’ordinaire du capitaine : soupe de fèves noires ou de chou avec des miettes de viande boucanée.
Elle et Franz-Eckart firent néanmoins un petit festin à Cadix.
Vingt-trois jours plus tard, ils étaient à Angers.
Frederica, exaltée, tourneboulée, en dansait presque. Elle leur prépara un souper comme jadis.
Comme jadis.
Jeanne remarqua que le lys rouge, rapporté il y avait bien des années par Déodat, prospérait. Il disposait à présent d’un grand pot orné. Pourvu qu’on le rentrât à la froidure, il se portait splendidement.
1. Une toise équivaut à peu près à deux mètres. Certains plants atteignent quinze mètres.