Thune rentra en Finlande avec des sentiments mêlés. Aucun orchestre répondant au nom d’Arizona dans le salon de l’Archimedes cette fois-ci. Aucun orchestre du tout, aucun beau ciel étoilé, aucune mer au doux roulis. À la place : un vapeur vieillissant qui tanguait avec indocilité et ahanait dans un grand froid en provenance du nord-est. À la place : des passagers mutiques et transis qui se morfondaient dans leur cabine. À la place : le hululement atone du vent pareil aux hurlements d’un loup et, sur le pont avant, une pluie verglaçante dont les gouttes faisaient l’effet de piqûres d’aiguilles. On disposait d’un temps infini pour repenser à la semaine qui venait de s’écouler.
Fermement cramponné à ses résolutions, il avait évité autant que faire se pouvait les lieux de Stockholm qui avaient été les leurs, à Gabi et lui. Le quartier autour de leur ancien domicile, il s’était acharné à l’éviter ; idem des restaurants où ils avaient convié d’autres couples de diplomates à des dîners mondains.
Il était dès lors plus simple de se cantonner aux établissements fréquentés par le milieu de la presse, le Säcken ou le Stopet, et de prendre une bière ou deux avec des journalistes, de saluer d’un petit signe les poètes bohèmes et les scribouillards soûlographes avec lesquels on avait autrefois partagé la table. Pour autant, Thune n’était pas un débauché : depuis de nombreuses années, il buvait avec mesure et savait que c’était mieux ainsi – pendant son adolescence, l’alcool l’avait rendu sinistre et fantasque.
Le deuxième soir de son séjour à Stockholm, il avait rencontré le journaliste sportif originaire de Finlande Calle Nykopp, qui venait de publier un roman ayant le football pour toile de fond et s’apprêtait à partir en France pour assister à la Coupe du monde.
Au Säcken, Thune et Nykopp sirotaient une bière en croquant dans des saucisses fumées et en se remémoraient leurs souvenirs d’alors, sept ans auparavant. Au début de la décennie, Nykopp travaillait encore pour le Hufvudstadsbladet d’Helsinki, au service des sports. C’était lui – plus par maladresse que par malveillance – qui avait soufflé aux Suédois que Paavo Nurmi, Volmari Iso-Hollo et d’autres idoles de l’athlétisme finlandais recevaient des liasses de billets dans des enveloppes marron avant les épreuves pour battre des records, enfreignant ainsi la stricte règle en vigueur de l’amateurisme. En conséquence de cette indiscrétion, le coureur de fond Nurmi avait été déclaré professionnel, sans pouvoir couronner sa carrière par une participation aux Jeux olympiques de Los Angeles en 1932 ; quant à Calle Nykopp, la haine farouche dont il avait été l’objet en Finlande l’avait contraint à émigrer en Suède. Guido Röman, leur ami commun, en plus d’être de petite taille et pourvu d’une moustache et de cheveux bruns comme Nykopp, avait hérité de son poste au sein du quotidien suédophone quand ce dernier avait dû quitter le pays précipitamment. Son tout premier reportage l’avait envoyé couvrir une compétition d’athlétisme dans le stade de Djurgården à Stockholm, où un certain Yli-Mäntylä, champion régional finlandais en lancer de poids et par conséquent boxeur en catégorie poids lourd, le confondant avec Nykopp, l’avait frappé à terre. « Sale ordure ! » criait le sportif en rouant de coups de pied un Röman à moitié évanoui, gisant recroquevillé sur la pelouse.
– Comment va notre cher Guido ? Toujours au journal ? voulut savoir Nykopp.
– Il va très bien. Sauf qu’ils ont essayé de le transférer aux pages des informations générales, mais il voulait revenir aux sports.
– Et son membre monstrueux, il est intact ? ricana Nykopp.
– Autant que je sache, oui, répondit Thune lâchant un petit rire forcé – il n’avait jamais beaucoup apprécié ce genre d’humour.
– Et toi, Coturne ? Pourquoi as-tu quitté le ministère des Affaires étrangères ?
– Eh bien, tu sais…, bafouilla-t-il. Après Moscou, ils voulaient me mettre en disponibilité, alors que je n’aime pas rester oisif. Il m’a semblé préférable de donner ma démission et de reprendre la firme.
– Pourtant, tu avais un pied aux Affaires étrangères. Ça ne t’a pas chagriné de…
– C’est justement ça, l’interrompit brutalement Thune. La rivalité pour les postes est énorme. Si on est mis en disponibilité, on est pour ainsi dire mis hors jeu. Que veux-tu, c’est comme ça de nos jours.
– Même avec tes bons contacts ?
– Chacun sait que certains diplomates, je te parle entre autres de Carl Enckell et Rudolf Holsti, ont toujours préféré engager des suédophones. Surtout pour les postes à pourvoir dans ton pays d’adoption. Et tu sais aussi bien que moi pourquoi.
– Parce que les finnophones font triompher l’hostilité et excellent dans l’art de la mauvaise humeur au lieu de s’occuper de diplomatie ? proposa Nykopp.
– Voilà. Sauf que ce favoritisme a vécu. L’esprit national finlandais est très fort en ce moment, et nous, suédophones, ne bénéficions plus des mêmes privilèges. J’ai estimé qu’il valait mieux tirer sa révérence.
– Tu la diriges toujours seul, ta firme ?
– Non, j’ai engagé une secrétaire. Mme Wiik. Une employée extrêmement douée. Et j’espère que Rolf-Åke, mon neveu, deviendra mon associé quand il aura terminé sa thèse.
– Il s’est bien débrouillé quand tu étais absent ?
– Oui, il est très brillant. Mais il est encore un peu jeunot, comme toi, et il a parfois un tempérament exalté. Je déjeune d’ailleurs avec lui demain midi.
Nykopp observa Thune quelques instants avant de glisser :
– Ne te mets pas en colère, mais j’ai appris par mon frère que tu ne te plaisais pas à Moscou.
Le frère aîné de Nykopp, Johan, avait été le collègue de Thune pendant son affectation à la légation de Finlande, où il était du reste toujours attaché. L’avocat haussa les épaules et répondit :
– Oui, si je m’y étais plu, je ne serais pas allé voir l’ambassadeur Aarno Yrjö-Koskinen pour lui soumettre ma requête de quitter mes fonctions avant terme.
– D’un autre côté, tu n’avais qu’une mission temporaire. Rien ne t’empêchait de la terminer et de revenir avec un honneur sauf. Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Il n’y avait strictement rien à faire : pas de commerce, pas d’échanges culturels, pas de tourisme non plus, rien. Tous les contacts étaient gelés.
– Et c’est une raison suffisante pour quitter son poste ? s’étonna le journaliste. Tu aurais quand même pu rester jusqu’au bout. Être payé à ne rien faire, boire des vins géorgiens et t’en tirer avec une bonne appréciation sur ton curriculum vitae.
– Je me suis mis à haïr la ville, concéda Thune. Ou plutôt : pas la ville en tant que telle, mais l’ambiance qui y régnait.
– Explique-moi. Je ne suis jamais allé à Moscou.
– J’ai bien peur que cela ne me soit impossible. Il faut y avoir été. Disons que ça a à voir avec les odeurs : un mélange de relents d’égouts, de parfum bon marché, de vêtements qui sentent le renfermé, de produits désinfectants. Et puis les gens sont terrorisés. Non, pas terrorisés, ils sont paniqués. Ils n’adressent jamais la parole aux étrangers. Le moindre lapsus peut conduire à la Loubianka.
– Les procès de Moscou…, lâcha Nykopp, songeur.
– Oui. Mais ceux-là, on peut les lire dans les journaux. Les condamnations à mort : Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Iagoda… Parfois, je me dis que ces procès spectacles ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Des rumeurs circulent sur l’existence de camps de travail, dans le nord-est. Il paraît qu’ils seraient gigantesques, inconcevables. Et il existe des lieux… Dès qu’un fonctionnaire est dans l’obligation de prononcer leur nom, son regard se voile d’une lueur étrange : Vorkouta, Serpantinka, Magadan.
Ces révélations éveillèrent la curiosité du journaliste :
– Tu veux donc dire que le fonctionnaire parle librement alors que l’homme de la rue est condamné au silence ?
– Niet. Moltchat1. Pour tout le monde c’est motus et bouche cousue, insista Thune. Il faut lire entre les lignes, deviner les choses, essayer d’interpréter le mieux possible. Et il convient surtout d’être prudent. Nous avons eu pendant quelques mois un chauffeur russe. Notre chauffeur attitré, Bäckman, avait été renvoyé en Finlande pour conduite en état d’ivresse. J’ignore qui a engagé ce Soviétique, un dénommé Vassili. Un homme très grand, au visage vérolé, ridé et aussi figé qu’une planche à découper. Nous n’avons pas tardé à découvrir qu’il comprenait autant le finnois que le suédois et qu’il était un espion à la solde de la Tchéka.
– La Tchéka n’a pas changé de nom ?
– Si. Il n’est plus question de la Guépéou mais du NKVD : Narodnii komissariat vnoutrennikh diel, ou Commissariat du peuple aux Affaires intérieures. Mais peu importe la dénomination, on a toujours affaire à la vieille Tchéka.
– Qui elle-même n’est autre que l’Okhrana, la police politique du tsar.
– D’une certaine manière, oui. Mais en pire.
– Comment vous êtes-vous rendu compte que votre chauffeur parlait finnois et suédois ?
– On disait des horreurs dans son dos, sur la banquette arrière. On le traitait de tous les noms. De pédéraste, notamment. Il n’y a pas pire insulte pour un Russe. On voyait son visage dans le rétroviseur. Qui demeurait impassible. Mais ton frère a remarqué que sa nuque était cramoisie.
– Oh, pas bête… mais certainement dangereux, non ?
– Le printemps à Moscou est d’une telle beauté… On va dans les parcs, ou on s’installe sur la plage d’Ouspenskoie ou de Chtchoukino, au bord de la Moskova. On emporte du thé, du miel, du pain noir, de la vodka et peut-être des pelmeni si on a réussi à trouver de la farine de blé. La rivière brille avec des éclats argentés. Les derniers rayons du soleil colorent les bulbes des églises d’un rouge feu, l’obscurité est longue et diaphane. Et lorsque je regardais ces coupoles en flammes, je me demandais si Staline les avait en horreur ou en adoration. Lui qui dans sa jeunesse se destinait à devenir pope.
– Et le Führer voulait devenir artiste peintre, précisa Nykopp. Il ne nous reste plus qu’à pleurer sur notre sort.
– Et pourtant, continua Thune, c’est au cours de ce printemps que j’ai compris que Moscou n’était pas pour moi. Que je devais rentrer à la maison.
– Bien que ta « maison » soit vide ? Gabi n’est-elle pas partie pendant ton séjour à Moscou ?
Thune tenta tant que bien mal de garder le masque. Non seulement il avait sursauté quand Nykopp avait prononcé le prénom de Gabi, mais cela n’avait pas échappé au journaliste. Il se souvenait être resté à Moscou pendant Noël et la Saint-Sylvestre alors qu’il aurait pu prendre le train pour rentrer en Finlande s’il l’avait voulu. Au moment des fêtes, il avait préféré les journées interminables et grises dans sa chambre spartiate de la rue Stankevitch plutôt que de retrouver son appartement à Helsinki.
– Oui, elle était partie au cours de l’automne, répondit-il simplement. Mais vivre à Moscou plus longtemps… non, je ne voulais pas. Les hommes de la Tchéka débarquent souvent aux aurores. Comme la Gestapo. Je ne supportais plus l’idée d’une ville où, dès l’aube, alors que les oiseaux chantent dans les lilas en fleur et que tout respire la vie, les gens sont réveillés par des assassins engoncés dans de longs manteaux en cuir avant d’être conduits à la Loubianka.
– Quand on va mourir, le temps qu’il fait n’a plus guère d’importance.
– Je n’en suis pas si sûr. Il y a quelque chose de particulier dans la lumière du nord. Je trouve ça terriblement grotesque d’être assassiné quand tout est illuminé par une lumière de joie. Il m’est arrivé de repenser aux Rouges, chez nous, il y a vingt ans, au fait qu’ils ont été internés dans des camps précisément en mai et en juin… Mieux vaut encore périr dans la nuit et dans la brume. Au moins, c’est cohérent.
– Et c’est surtout très réconfortant, renchérit Nykopp d’un ton sarcastique avant de poursuivre : Mon frère prétend que nous sommes à la veille non seulement d’une nouvelle grande guerre, mais aussi d’une nouvelle ère. Après la prochaine guerre, les petits n’auront plus le droit à la parole. Seuls les grands décideront.
– Et de quels grands s’agirait-il ? s’enquit Thune.
– Les vainqueurs de cette guerre. Nous vivons une époque étrange… Et si on reprenait une autre bière ?
– Oui, reprenons-en une, c’est moi qui régale. Quelle merde, tiens… Non, tu vois, ce n’est pas très facile d’avoir foi en quoi que ce soit. Ça donne même plutôt envie de tourner le dos au monde et d’aller se faire moine dans un cloître.
Thune savait qu’il jouait la comédie en prétendant vouloir entrer dans les ordres. Il ne désirait rien tant que la présence d’une femme auprès de lui. Certains soirs, il aurait été prêt à faire le salut nazi juste pour avoir une femme dans son lit. La veille, caché sous un escalier au pied de la tour sud de Kungstornet, il avait observé une fille, cigarette aux lèvres, au pied de l’autre tour. Il s’était d’abord dit qu’il s’agissait d’une prostituée attendant de monter au dancing du Blue Heaven, situé au sommet de la Kungstornet nord. Il avait voulu l’aborder – mais n’avait pas osé. Quelques instants plus tard, elle avait été rejointe par une fille elle aussi à talons hauts et elles étaient entrées bras dessus bras dessous dans le bâtiment.
Thune n’avait acheté les services d’une femme qu’une seule fois dans sa vie – alors qu’il était encore jeune et effectuait un stage d’application à Berlin, avant sa titularisation au barreau. Il avait poussé la porte d’un boxon de Friedrichstrasse ; ses jambes tremblaient, sans qu’il sût si c’était de peur ou d’excitation. La femme l’avait conduit à un hôtel de voyageurs dans une rue adjacente. Elle qui avait paru bien en chair dans la pénombre de l’établissement se révélait, maintenant qu’elle ôtait son corset, encore plus plantureuse que Thune n’aurait pu s’imaginer. Dans l’air étouffant de cette fin d’été, un Thune transpirant et aviné s’était laissé laver le phallus dans une cuvette à la propreté douteuse ; puis la péripatéticienne l’avait pompé pour que son membre daigne se dresser. Ce qu’elle avait fait trop longtemps : il avait fini par exploser dans sa bouche. Il ignorait si elle avait avalé ou non son sperme : comme elle avait éteint la lampe à côté du lit sitôt leur arrivée, sa silhouette se réduisait à une ombre. Ils n’étaient que depuis quelques minutes entre les quatre murs de la chambre lorsque cette ombre avait dit : « Mein Herr, Sie haben doch für viel mehr Zeit bezahlt. Können Sie noch einmal2 ? » Dans son allemand de cuisine – il connaissait sur le bout des doigts les termes juridiques, mais ce dialogue ne relevait pas d’une discussion sur le droit des affaires telle qu’il la pratiquait au quotidien –, Thune avait répondu : « Noch nicht, fürchte ich leider3. » Il s’était rhabillé et avait décampé, la honte tellement chevillée au corps qu’il était depuis lors toujours incapable d’aller voir une fille publique.
– Le plus paradoxal, dit Nykopp à Thune, tout en hélant l’une des serveuses pour commander d’autres bières, c’est que plus notre époque empire, plus il y a d’articles passionnants à écrire et plus on prend des photos intéressantes. J’aurais envie de créer, ici en Suède, un magazine où les photographies seraient au centre. Un peu comme Life ou Look. Mais plus impertinent, avec plus de mordant.
– Tu crois vraiment que ça marcherait ? s’étonna Thune. Le marché se rétrécit.
– Oui, je le crois. L’homme de notre époque veut qu’on s’adresse à lui directement. Quand on reste naturel, on peut tout oser et tout ou presque fonctionne.
Peut-être, oui… et après on file à l’anglaise pendant que les autres paient les pots cassés, songea Thune en se rappelant Guido Röman au Club du mercredi, claudicant et amoché par un œil au beurre noir, quelques jours après que l’athlète Yli-Mäntilä lui eut flanqué une dérouillée.
Le lendemain de sa veillée avec Nykopp, Thune souffrait d’une gueule de bois carabinée pendant le déjeuner avec Roro, son neveu, au restaurant de l’hôtel Continental.
Rolf-Åke Hansell n’avait pas changé : toujours aussi grand, blond et costaud, avec un menton si carré qu’on l’aurait cru sculpté par Braque ou Picasso. Un nez épaté au milieu de sa bouille amicale lui donnait un faux air de campagnard, si ce n’est de boxeur. Il arrivait que certaines personnes sous-estiment Roro, croyant pouvoir l’embobiner facilement sous prétexte qu’il avait cette allure franche et candide de jeune garçon ; une apparence bienveillante rehaussée par une voix limpide et euphorique. Thune avait participé à des négociations au cours desquelles la partie adverse s’était illustrée par un comportement si méprisant envers son neveu que, ce faisant, elle avait d’emblée révélé ses points faibles. Attendant le bon moment pour riposter, Roro avait donné le coup de grâce et engrangé ainsi de sérieux avantages. À l’époque, il venait de décrocher son examen d’avocat, à seulement vingt-trois ans.
– Tu t’en es extrêmement bien sorti, lui avait dit Thune. Ils sont tombés à pieds joints dans le piège que tu leur as tendu.
– Merci, tonton Claes.
– Tu peux toi aussi m’appeler Coturne comme les autres, si tu veux… Dis-moi : le ministère des Affaires étrangères vient de me proposer un poste au sein de la légation de Finlande à Stockholm. J’aimerais tenter autre chose, et Gabi a elle aussi envie de déménager. Accepterais-tu de t’occuper de la firme en attendant ? Six mois à l’essai et, si ça marche bien et si tu t’y plais, tu pourras continuer. Ça ne représente pas de travail particulièrement lourd, tu pourras poursuivre tes études en même temps.
Cela avait marqué le début de ce qui, au fil des années, ressemblerait à une vraie amitié. Thune le premier s’était étonné de constater à quel point il appréciait son neveu – il ne portait franchement pas dans son cœur sa grande sœur Ulla, dont le monde avait basculé dès l’instant où la totalité des prisonniers rouges, à l’issue de la guerre de libération, avaient été relâchés en 1919 et avaient retrouvé leurs droits civiques. Ulla, non contente d’avoir soutenu les protofascistes finlandais du mouvement de Lapua interdit en 1932, qualifiait Mussolini de « chic type » et plaçait aussi toute sa confiance en Hitler et son IIIe Reich. Quant à son mari, Sigurd Hansell, Thune l’appréciait encore moins et pensait pis que pendre de cet homme d’affaires et conseiller des Mines4. Non seulement le beau-frère vieillissant considérait la nouvelle époque et ses mœurs débridées comme le comble du scandale, mais il n’avait de cesse de s’offusquer que le landgrave Frédéric-Charles de Hesse-Cassel n’ait pas pu devenir roi de Finlande en 1918 sous le nom de Charles Ier, autrement dit Fredrik Karl I en bon suédois (ou, à la limite et en bon finnois, Fredrik Kaarle I) : Hansell avait en effet reçu la promesse officielle des monarchistes finlandais que sa demeure familiale, la très chic Villa Ulla, sise rue Rehbindervägen, deviendrait le palais royal.
– Je suppose que ton père et ta mère sont aux anges depuis l’Anschluss, dit Thune à Roro alors que, à la table du Continental, ils s’attaquaient à un rôti de veau, le neveu avec un appétit gargantuesque, et l’avocat triste et maigre dans l’ombre de son énergique parent.
– Et comment ! Mais Anschluss ne fait pas partie de leur vocabulaire. Au terme d’« annexion », ils préfèrent celui de « retour dans le Reich » employé par le Führer en personne : Heimkehr ins Reich.
– Ah oui, j’oubliais…, soupira Thune, qui se sentit soudain profondément déprimé – avant d’ajouter, quelques instants plus tard : J’espère que tu ne vois pas un conflit d’intérêts dans le fait que je ne partage pas les opinions politiques de tes parents. Justement, une question que je n’ai jamais osé te poser : où te situes-tu sur l’échiquier politique ?
– En tout cas, pas à l’endroit où papa et maman se situent. Hitler a été très désinvolte en matière de lois et de décrets.
Thune resta de marbre et se garda bien de commenter la réponse de son neveu. Lequel, après une seconde d’hésitation, enchaîna avec sérieux :
– Je n’oublie pas que je suis issu d’une famille de paysans. Tu sais comme moi que grand-père Zacharias possédait une ferme à Snappertuna. Papa l’utilise toujours, bien qu’il l’ait mise en gérance. Papa est un fils de paysan, un enfant de la terre suédoise qui est arrivé loin parce qu’il avait le sens des affaires. Et nous qui avons du sang paysan dans les veines, nous aimons l’ordre.
– Certes, glapit un Thune tétanisé, mais… l’ordre n’est-il pas une question d’interprétation ?
– Bien sûr, convint Roro. Et la fin ne justifie pas les moyens, mais dans les moyens se loge la vérité sur toi-même. Tu te souviens de l’auteur de ces mots ?
– Non. Qui est-ce ?
– Toi, tonton. Dans un livre que tu m’as offert lorsque j’ai obtenu mon baccalauréat. Kant, le vieux de Königsberg. L’impératif catégorique.
– Voyez-vous ça ! Quelle mémoire tu as !
– À la différence de toi et d’autres pessimistes, je crois pour ma part que tout finira par s’arranger. Les Allemands sont un peuple de culture. Exactement comme les Juifs. Donc ça ne peut pas continuer comme ça. À ce propos, je vais passer quelques semaines en Allemagne cet été. Des vacances à bicyclette, avec Elin. Tout est déjà organisé : les formalités, le trajet, le logis. Nous habiterons chez M. et Mme Weitze, à Iéna, de vieux amis de papa.
– Ma foi, ce ne sont pas de mauvais projets, déclara Thune en essayant d’imprimer un peu de joie à sa voix – en réalité, il se sentait déjà légèrement mieux : la vision lumineuse qu’avait de la vie son neveu était contagieuse.
– Tu te maries quand ? Tu as le béguin pour quelqu’un en ce moment ? s’enquit ce dernier en mâchonnant distraitement un cure-dents pendant que la serveuse débarrassait leur table.
Fixant du regard le jeune visage dépourvu de toute rouerie, Thune répondit lentement :
– Non. Ça prendra le temps qu’il faudra.
Il avait décidé d’attendre le café et le morceau de tarte pour poser la question du cabinet d’avocat et de leur association. À sa grande surprise comme à sa grande joie, Roro ne sollicita même pas un temps de réflexion et accepta la proposition. Il n’avait qu’une réserve : ne pas commencer avant septembre. Le voyage en Allemagne que sa fiancée Elin et lui-même feraient était prévu jusqu’à début août, après quoi ils passeraient quelques semaines sur l’îlot familial de ladite Elin, dans le Roslagen, au nord-est de Stockholm.
Thune ne put s’empêcher de penser à la villa en bois pleine de courants d’air des Fahlcrantz, dans l’archipel des Sommaröarna, au sud d’Esbo, et au dernier été qu’il y avait passé en compagnie de Gabi. Il n’en dit cependant rien, se bornant à hocher la tête en signe d’approbation.
Le reste de la semaine à Stockholm ne fut pas à la hauteur de ce que Thune en avait escompté. Les expositions se réduisirent à une enfilade de petites déceptions. Idem du Peer Gynt au Dramaten : le détenteur du rôle principal n’avait franchement pas la trempe d’un Gösta Ekman, et Thune ne cessa un seul instant d’être effaré par la mièvrerie et l’absence d’ambition qui caractérisaient la scène nationale suédoise.
Juho Kusti Paasikivi se montra aussi bourru que le laissaient prévoir les rumeurs. Si Thune se sentait rassuré d’être guidé jusqu’à l’étage privatif de l’ambassadeur par son ancien ami, le concierge Vagello, cette impression se révéla trompeuse. Et les salutations cordiales transmises de la part de Sigurd et Ulla Hansell ainsi que de leur fils Rolf-Åke (« Ce cher porc-épic de tonton Juho ! » s’était exclamé Roro en apprenant auprès de qui Thune avait obtenu une audience) ne réussirent pas à dégeler l’ancien homme d’État.
– Ah oui, les Hansell… Oui, cela remonte à très longtemps, grommela-t-il.
Néanmoins, l’interview d’une heure dans les locaux de la résidence, sur la prestigieuse avenue Strandvägen, ne fut pas vaine. En dépit de son humeur maussade, l’ambassadeur livra à Thune une analyse éclairée et sans concession de la problématique européenne, en appuyant naturellement son propos sur la Finlande.
– Chez nous, on me taxe de mou, ricana Paasikivi avec un soupçon d’amertume. On dit que je suis trop gentil envers les Soviétiques. Mais ce que tous devraient comprendre – et le général Mannerheim le premier, d’autant plus avec l’expérience qu’il a acquise au sein de la cour russe –, c’est que les bolcheviques ont davantage conscience du prestige que la monarchie tsariste. Pas moins. Ainsi en va-t-il quand le pouvoir est issu des masses laborieuses. Nettement moins de symboles régaliens, certes ; on s’astreint à des manifestations ostensibles de soumission.
Thune demanda sans détour si, selon l’ambassadeur, une nouvelle guerre mondiale était probable.
Avec un petit bougonnement, Paasikivi demanda à son tour à Thune s’il lui semblait probable qu’un scorpion pique son prochain dès lors qu’il s’estimait en danger.
Thune consigna le parallèle dans son calepin, faute d’en comprendre la signification.
– Mais si, voyons, vous comprenez tout à fait où je veux en venir, insista Paasikivi avant de poursuivre : J’ai l’intention de vous dévoiler quelque chose. En toute confidentialité. Parce que vous me semblez sympathique, et parce que vous êtes un parent de mes vieux amis les Hansell. J’y consens cependant à la condition expresse que vous me donniez votre parole d’honneur. Vous devez prendre l’engagement de ne mentionner ni d’évoquer dans votre article cette révélation, encore moins de la rapporter à quiconque.
– Vous avez ma parole, lui assura Thune.
Paasikivi planta ses yeux dans le regard de Thune et déclara :
– Avant-hier, le deuxième secrétaire près de l’ambassade soviétique à Helsinki, le camarade Iartsev, a pris contact avec le ministère et exigé, en faisant fi de tout protocole diplomatique, d’obtenir un entretien avec notre ministre des Affaires étrangères, Rudolf Holsti. Leur tête-à-tête devrait avoir lieu pas plus tard que maintenant, de la même manière que nous discourons, vous et moi.
Thune jeta alors un coup d’œil vers la grande fenêtre du salon, qui donnait sur l’avenue et sur la baie de Djurgarsbrunnsviken. La lumière du soleil s’engouffrait dans la pièce, le tramway crissait sur la chaussée – le printemps se répandait à travers le monde.
Il ne sut comment réagir. Paasikivi ne le quittait pas des yeux, plongé dans le silence. Finalement Thune dit :
– C’est ce qu’on appelle une marche forcée ! Si l’on prend en considération la distinction de rang, je veux dire.
L’ambassadeur opina :
– Je me doutais que ce point attirerait votre attention. La situation est néanmoins la suivante : le camarade Iartsev ne s’appelle pas du tout ainsi. Son vrai nom n’est autre que Rybkine. Il est le chef de la NKVD à Helsinki, et il se murmure même que Staline en personne lui a confié cette mission.
– Et cette mission est… ?
– Elle est d’abord très simple. La République des conseils veut des garanties au vu desquelles nous défendrons notre territoire contre toute action allemande possible et imaginable dans l’éventualité où une guerre opposerait l’URSS à l’Allemagne. Les dirigeants soviétiques veulent également implanter des bases navales le long de nos côtes, en échange de quoi ils nous proposent des armes et toute autre assistance.
De nouveau, Thune tourna la tête vers la fenêtre. Le soleil brillait toujours avec la même intensité, un vague murmure montait de la rue, le cri d’une mouette lui parvenait. Mais le bruit de la rumeur quotidienne venait de disparaître au fond d’un gouffre plein d’échos.
– Auriez-vous en mémoire un événement, appartenant aujourd’hui au passé, dont Staline se souviendrait et surtout s’inquiéterait ? l’interrogea Paasikivi.
– Le général allemand von der Goltz et ses dix mille hommes débarquant à Helsinki il y a exactement vingt ans ? proposa Thune.
– Par exemple, confirma l’ancien homme d’État, l’air à la fois inquiet et satisfait.
La mer était tumultueuse et Thune passa une nuit agitée. Se réveillant à intervalles réguliers, il sentait à quel point ses pensées continuaient à se bousculer en lui : il n’aurait jamais dû récapituler sa semaine avec autant de minutie juste avant l’heure du coucher. Quand la lumière du jour d’un gris laiteux s’insinua lentement à travers le hublot de sa cabine, Thune renonça au sommeil et tendit le bras pour attraper sa montre. Malgré la vitre détrempée par la houle, il trouvait que le bateau tanguait moins. Il s’habilla, extirpa du tiroir de la petite table de chevet violette sa boîte d’allumettes et son étui à cigarettes (une nouvelle babiole, tout en argent, achetée au grand magasin Nordiska Kompaniet), puis sortit sur le pont avant.
À bâbord, à peine perceptible dans le brouillard matinal puisque l’Archimedes évoluait en haute mer, s’étirait la longue courbe de la péninsule de Porkala. Thune eut beau plisser les yeux, la vue était si mauvaise qu’on ne pouvait distinguer Helsinki, ni même les clochers respectifs des églises Saint-Jean et Agricola qui, à côté de la tour du nouveau stade olympique, représentaient autant d’amers pour la navigation maritime – et pour les passagers les premiers signes que le continent était proche.
Il songea, l’anxiété se mêlant au bien-être, que la session d’avril du Club du mercredi allait vite arriver – et il espérait du fond du cœur que les clubmen seraient toujours en bons termes. C’était au tour de Guido Röman d’héberger la prochaine séance et, comme toujours lorsqu’il recevait chez lui à Tölö, dans la rue Kammiogatan, il enverrait son épouse Ghita et leurs quatre filles passer la nuit chez sa belle-mère à Grankulla.
Il se rappela la soirée au Säcken et le commentaire de Calle Nykopp sur l’outillage viril dont Guido Röman était doté. Même si, au goût de Thune, ce style d’allusion relevait de la plaisanterie puérile et indigne, il ne put réprimer un sourire. Du haut de ses cent soixante-cinq centimètres, desservis en outre par une stature fluette, leur ami Guido avait pour marotte de cultiver une moustache noire si fine et si soignée qu’elle lui donnait une allure presque féminine. Mais il avait aussi un organe gigantesque, d’une longueur quasi irréelle et d’une épaisseur impressionnante même au repos.
Thune avait vu son membre pour la première fois alors que le Club du mercredi tout juste constitué tenait salon dans la nouvelle piscine de la rue Georgsgatan. Mens sana in corpore sano, autrement dit « Un esprit sain dans un corps sain », n’avaient pas manqué d’indiquer les confrères Röman et Ringwald récemment convertis aux activités physiques en proposant ce complexe sportif comme lieu de rencontre. C’était un mercredi de décembre, juste avant la fermeture. Les lieux étaient presque vides, à l’exception des clubmen, donc, et de quelques étudiants en droit que Thune connaissait de vue, d’anciens lycéens qui l’avaient salué d’un rapide signe de tête lorsqu’ils étaient sortis du bassin pour rejoindre la salle des douches. Puis les freluquets avaient capté chez l’un d’eux un mouvement des yeux, tourné la tête comme un seul homme, à croire qu’ils répondaient à un commandement, et ils avaient découvert un Guido en tenue d’Adam, jambes écartées, se séchant le dos avec un drap de bain blanc. Les jeunes hommes s’étaient figés. Aujourd’hui encore, presque dix ans après, Thune se souvenait de leurs visages lisses et troublés, où la confiance en soi venait d’être anéantie en l’espace d’une seconde et remplacée par un étrange mélange de sentiments : le respect, l’envie et la peur.
Le respect, pour la nature et ses caprices.
L’envie, pour des raisons évidentes.
Et enfin la peur, car leurs pensées effleuraient l’éventualité que cet inconnu dans la douche fût un inverti.
Le regard de Thune était déjà tombé sur l’organe de Röman au début de leurs retrouvailles ce soir-là. Pour autant, le jeune Claes Thune avait une représentation réaliste de lui-même et se sentait rarement menacé par l’apparence physique des autres hommes. À cette époque, c’est-à-dire à la fin des années 1920, Thune était marié à Gabi, et ils faisaient l’amour relativement souvent. En outre, il avait connu d’autres femmes avant elle. Il se savait doté d’une verge de petite taille, tant au repos qu’en érection, et il se doutait également qu’il n’était un amant ni ardent ni endurant. Sa seule chance d’impressionner les femmes consistait à les séduire grâce à son intellect et son aptitude à l’écoute. Aussi, lorsqu’il échoua sur ce point et perdit Gabi pour l’auditeur professionnel qu’était Robert Lindemark, il se sentit jaloux pour la première fois de sa vie.
Thune secoua la tête d’impatience pour se débarrasser de l’image qui venait de surgir dans son esprit – Gabi et Robi ensemble. Il avait d’autres choses à penser.
La dernière réunion du Club du mercredi, pour la première fois dans l’histoire de leur cénacle, avait failli dégénérer en querelle ouverte. Thune s’interrogeait sur les raisons de cette escalade.
Pendant les premières années de leur création, ils avaient pu causer de tout : la nouvelle loi sur le mariage, les garçonnes et autres femmes émancipées, le krach boursier de 1929, le suicide en 1932 de l’homme d’affaires suédois Ivar Kreuger, les anticommunistes du mouvement de Lapua de leur création en 1929 jusqu’à leur interdiction en 1932. Les conversations avaient déchaîné les passions et semé la discorde, mais jamais entamé le respect mutuel qui liait les clubmen.
Pas même quand cette grenouille de bénitier qu’était le catholique Hugo Ekblad-Schmidt avait craché son venin à propos de la nouvelle loi sur le mariage promulguée en 1929, dans une société qui comptait une majorité d’athées et d’agnostiques. Pas non plus quand le bienheureux Bertel Ringwald avait affiché d’évidentes sympathies pour les nationalistes de Lapua, dans une confrérie où, à l’exception d’Ekblad-Schmidt et de Ringwald lui-même, tous étaient des démocrates convaincus, de gauche voire très à gauche, à l’instar de Joachim Jary, juif de surcroît.
Au printemps 1932, peu de temps après la rébellion de Mäntsälä qui avait vu les affidés d’extrême droite ouvrir le feu sur un meeting du parti social-démocrate, le Club du mercredi avait accepté en son sein Leopold Grönroos et ainsi gagné un nouvel homme de droite, le seul et unique depuis le décès de Ringwald et la parisification d’Ekblad-Schmidt. Toujours est-il que Grönroos avait fait preuve d’une grande mansuétude envers la tentative désespérée et avortée de coup d’État par les protofascistes lappistes. Une magnanimité à laquelle les autres clubmen avaient réagi avec équanimité. Même Guido Röman, qui pourtant avait encensé dans sa jeunesse la politique économique de la NEP mise en place par l’Union soviétique, et repeint en rouge et noir les murs de sa première garçonnière (tout ça pour épater papa Eugen qui exerçait les fonctions de directeur de la banque d’affaires PYP), s’était fendu d’un sourire amical et contenté de dire que Popol raisonnait comme une pantoufle.
Bien sûr, il y avait certaines questions sur lesquelles les membres du Club du mercredi tombaient d’accord à cent pour cent.
Ils avaient porté un toast et chanté des chansons à boire en ce 5 avril 1932, lorsque les commerçants liquoristes avaient ouvert leurs portes à Helsinki – certes il s’agissait d’un monopole d’État, mais la loi interdisant la vente d’alcool venait d’être abrogée, et l’implacable prohibition en vigueur depuis 1919 de subir un enterrement de première classe.
Comme ils étaient tous suédophones, ils estimaient que la bataille linguistique qui faisait rage depuis le début des Années folles était la faute, non pas des svécomanes comme eux, mais des fennomanes et de leur organisation nationaliste, la Société de Carélie, partisan d’une Grande Finlande où le finnois serait la seule langue nationale. Quand le club débattait de la question linguistique, il y avait des moments où Thune voyait et entendait – avec une virulence qu’il dirigeait également contre lui-même – à quel point ils avaient, tous autant qu’ils étaient, une attitude méprisante envers la majorité finnophone de la population.
Lorsque Lorens Arelius intégra leur groupe au printemps 1936, la tension monta d’un cran. Le club menait une existence tranquille depuis plusieurs années mais, avec Arelius en plus et Thune revenant de Stockholm, il connut une nouvelle vitalité. En la personne de Zorro, non seulement Popol obtenait un allié politique, mais le rapport de force redevenait le même qu’à la création du club : quatre libéraux de gauche et deux hommes de droite.
Lorens Arelius, qui pratiquait la médecine privée avec un succès non démenti, était un conservateur dans l’acception classique du terme. Son scepticisme envers le libéralisme et la démocratie s’enracinait dans une profonde conviction, alors que Leopold Grönroos était sceptique envers tout ce qui menaçait d’imposer une cure d’amaigrissement à son portefeuille. Il avait même fait partie de l’AKS, l’association d’étudiants suédophones d’extrême droite, mais en avait claqué la porte à la suite de conflits privés avec les autres membres.
Des tensions étaient apparues dès la première fois qu’Arelius avait fait salon at home. Il recevait dans sa luxueuse villa tout juste construite à Westend, un nouveau quartier d’Esbo très prisé des riches depuis le début de la décennie. L’invitation avait eu lieu en ce début d’été 1936 – Thune, présent en Finlande compte tenu d’un voyage d’affaires, avait pu exceptionnellement participer –, quelques mois après l’entrée des troupes allemandes dans une Rhénanie pourtant démilitarisée. Le club avait discuté de cette agression orchestrée par Hitler et de ces chiffes molles de Français qui s’étaient aplatis devant le Führer. La soirée avait également connu des échanges verbaux d’une rare violence au sujet des prochains Jeux olympiques organisés à Berlin. Arelius et Grönroos estimaient que les résultats des sportifs reflétaient, d’une manière on ne peut plus concrète, la force vitale d’une nation. Guido Röman, ne dérogeant pas à ses vieilles habitudes, n’avait rien dit de particulier – quand bien même le sport était per se son domaine ; cependant que Thune et Lindemark partageaient l’avis que les athlètes devaient être libérés des drapeaux de leur pays natal et concourir en tant qu’individus libres.
Ce soir-là aussi, Arelius avait exposé ses thèses de politique internationale. Il prétendait que les architectes du traité de Versailles portaient l’entière responsabilité de l’instabilité actuelle, que les conditions de paix imposées à l’époque constituaient une erreur grossière de la part de Lloyd George et de Clemenceau ainsi qu’une honte pour l’Europe entière, et enfin qu’il n’était tout de même pas difficile de comprendre qu’une Allemagne remise sur pied s’extrairait en un tournemain des chausse-trappes politiques et militaires où la République de Weimar au sang de navet était docilement demeurée durant toute son existence.
A posteriori, il ne pouvait que prendre acte du changement qui s’était opéré dans l’esprit du club dès l’instant où Arelius en était devenu membre.
Il s’aperçut aussi avec stupeur que, peut-être, il n’avait pas voulu voir qu’il en était ainsi, que le Club du mercredi avait pris une telle importance pour lui qu’il avait fait abstraction de l’évidence, s’était cramponné à l’idée du club comme havre de paix dans une époque tourmentée, comme refuge idyllique où certes on parlait politique mais où on n’était pas directement ébranlé par le fracas menaçant du monde.
L’année précédant l’arrivée d’Arelius, le club avait unanimement condamné les lois de Nuremberg édictées par les nazis. Personne, pas même Grönroos, pourtant germanophile et surtout guidé par son sens des affaires, n’avait défendu ne fût-ce qu’une virgule des décrets raciaux. Ce faisant, et cela tombait sous le sens, ils avaient agi par loyauté envers leur frangin et camarade Jary – mais pas uniquement : cette mesure, qui consistait à instaurer des lois raciales, leur paraissait infâme.
Arelius, en revanche, était plus irrésolu vis-à-vis de la question juive. Ancien ami d’enfance de Joachim Jary, comme les autres, il ne voulait pas le blesser et préférait tempérer son vocabulaire en présence de Jogui. Lorsque celui-ci participait aux réunions, Zorro Arelius louait plutôt deux fois qu’une les scientifiques et artistes juifs – il appréciait particulièrement la musique de Mendelssohn –, mais il ne dissimulait pas sa perplexité face à la mentalité juive qui lui paraissait étrangère. Il en voulait pour preuve leur rapport à l’argent, leur obsession à vouloir acheter et vendre et prêter. Ou encore ce ressassement des traditions séculaires auxquelles s’adonnaient les Juifs orthodoxes.
Jary répondait constamment que les Juifs avaient créé les commerces de vêtements et ouvert des bureaux de prêt sur gages car c’étaient les rares activités qu’on les autorisait à pratiquer : tout au long de l’histoire et dans un grand nombre de pays, ils avaient été frappés d’interdiction d’exercer une profession quelconque. Et en ce qui concernait les rites anciens, poursuivait-il, la vénération des traditions représentait pour eux le seul moyen de conserver une culture qui n’avait aucune place, aucun pays. Même lui, Joachim Jary, le comprenait ; lui qui était assimilé et irréligieux – lui qui, aux yeux des rabbins, n’était plus un mentsh mais une âme perdue.
Avant le début de l’été 1936, Jary avait été interné à Kopparbäck pour la première fois : il n’assistait pas à la rencontre chez Arelius. La tiédeur de cette soirée de juin conjuguée à l’environnement champêtre des lieux les incita à boire plus que de raison, ce qui valait également pour le maître de céans.
À brûle-pourpoint, Arelius s’était lancé dans une tirade diffamatoire à l’encontre de Léon Blum – bien que personne ne fût particulièrement interloqué par son attitude critique envers le Président du Conseil français. Arelius, qui se rendait à Paris au moins une fois par an, dénigra la mollesse toute féminine du leader du Front populaire et vitupéra contre sa voix de fausset, maudissant au passage l’intellectualisme et, dixit, « ces sémites aux pieds plats ». Il prétendait en outre que Blum avait pour manie de recevoir les délégations alangui sur un divan, parfumé à l’eau de Lubin, accoutré d’un pyjama pourpre et d’un peignoir, jusqu’à 3 heures de l’après-midi.
Sa description suintait l’antisémitisme et le fait que les clubmen se trouvent justement chez Arelius n’en rendit pas moins affligeante la situation. Thune savait qu’il aurait dû intervenir, mais il garda le silence. Robi Lindemark eut plus de courage, ou bien il ne réussit pas à se contenir. Il déclara d’une voix incisive que l’antisémitisme et tout autre doctrine raciale n’avaient jamais figuré au programme du Club du mercredi, ajouta qu’il espérait du fond du cœur qu’il en resterait ainsi, sans quoi il se verrait contraint et forcé de renoncer à son adhésion.
Ce soir-là, le visage d’Arelius avait trahi des sentiments contradictoires : tant les remords, car il était obligé de convenir qu’il avait dépassé les bornes, que la colère d’avoir subi une remontée de bretelles chez lui. Il s’était néanmoins maîtrisé, marmonnant un « pardon » et précisant qu’il n’était pas antisémite, loin de là, mais avait simplement Léon Blum en horreur. Enfin, il avait promis que cette maladresse ne se répéterait pas.
Néanmoins l’ambiance était restée délétère jusqu’à la fin de la soirée ; et, bien qu’Arelius tînt sa promesse, les réceptions du Club du mercredi ne furent jamais aussi décontractées qu’avant l’arrivée de Zorro.
Le SS Archimedes se rapprochait d’Helsinki. Thune lança son mégot dans la mer puis, souhaitant écarter les pensées inquiètes qui assaillaient son esprit, s’efforça d’apprécier la vue sur la ville qui grandissait sous ses yeux.
Vaine tentative.
Un orage se préparait, le vent grossissait, de lourds nuages gris plomb s’amoncelaient au-dessus du centre-ville et de la cathédrale luthérienne – et Thune ne put s’abstenir de voir une symbolique dans cette masse nuageuse en mouvement.
Calle Nykopp avait vu juste pendant qu’ils sirotaient leur dernière bière au Säcken : ils vivaient une époque étrange. La guerre et les conflits étaient en augmentation exponentielle, les communistes manigançaient des plans secrets en toute illégalité et effrayaient les honnêtes gens tels que sa grande sœur Ulla et son mari Sigurd. Sans oublier que, quelques semaines plus tôt, Thune avait vu un matin quatre jeunes hommes en long manteau noir faire le salut nazi devant la nouvelle maison des étudiants d’Helsinki.
Certains jours, on avait la sensation que la lumière du printemps disparaissait, comme si l’humanité n’allait plus connaître d’autres étés. Ces jours-là, Thune se trouvait d’une accablante inutilité, à l’instar du vagabond de Chaplin dans Les Temps modernes ; ou bien il lui semblait avoir dégringolé dans une machine de Jules Verne qui l’avait propulsé dans un âge où il n’avait rien à faire, dans une ère qui n’accordait de valeur à rien sinon aux performances physiques – une époque qui astreignait tout un chacun à une bravoure virile totalement irréfléchie.
Une qualité, la bravoure virile, qui n’avait jamais été le fort de Claes Thune – ses spécialités étant l’analyse et la réflexion. La question était de savoir si quelqu’un les requérait encore, ces spécialités.
La modernité était viciée par une puanteur séculaire que Thune soupçonnait être celle d’un sacrifice à venir.
Quand il était encore jeune et étudiait le droit, les esprits étaient animés par la conviction croissante que les êtres humains jadis voués à demeurer de vulgaires sujets étaient en voie de devenir des citoyens adultes. « Enfin ! » se disait-on les uns aux autres – un sentiment partagé à peu près partout en Europe et qui constituait pour partie l’essence de la nouvelle objectivité en vogue, mais aussi de la fatigue consécutive à la boucherie humaine de la Grande Guerre.
On ne considérait plus la guerre comme une solution ; on choisissait de croire que l’être humain était modifiable.
Aujourd’hui, on réclamait à nouveau la haine envers des ennemis réels ou imaginaires.
Aujourd’hui, on réclamait un amour inconditionnel dans une mère patrie des plus mystérieuse, une terre nourricière féminisée ; un amour aussi aveugle et insensé que celui éprouvé par la taupe envers ses galeries souterraines.
La jeune fille finlandaise, la mère Svea, la Marianne ; sans parler des slogans nazis glorifiant la femme comme « gardienne de la race » allemande. Et qui, sinon cette mère Russie que Lénine avait cherché à enterrer, se logeait derrière l’exigence de réalisme décrétée par Staline dans toute expression artistique et dans l’héroïsme industriel ?
Que cela pouvait-il signifier, si ce n’était que les dépouilles de millions de jeunes hommes allaient une nouvelle fois être inhumées, dans cette terre jouxtant les champs de bataille, et si proche de la surface que les sépultures sentiraient le cadavre pour des décennies à venir. La question était uniquement de savoir quand et où le sacrifice commencerait.
Mais Thune n’avait nullement l’intention de renoncer. L’ouverture d’esprit était l’air qu’il respirait, une conception existentielle qu’il avait élaborée au fil de longues années. Cette tolérance, il la défendrait pacifiquement aussi longtemps qu’il vivrait.
Et bientôt l’été arriverait avec son cortège de mer, d’archipels et de repos : il devait absolument organiser ses vacances, trouver un succédané à la villa des Fahlcrantz. Car il savait que, pour peu qu’il ait le loisir de s’asseoir en maillot de bain sur un rocher réchauffé par le soleil ou de conduire une barque à la bonne odeur de goudron dans un détroit silencieux, il se sentirait déjà beaucoup mieux.
L’Archimedes s’approchait du détroit de Gustavssvärd. Derrière la forteresse de Sveaborg, on distinguait la place du marché d’Helsinki ainsi que le port Sud. La neige commençait à tomber : des flocons à moitié fondus, tourbillonnant sans relâche. Thune eut une pensée pour Mme Wiik. Comment avait-elle passé ces huit jours en son absence ? S’était-elle souvenue d’envoyer par messager à son domicile le récapitulatif de la semaine passée et la liste des rendez-vous de la semaine à venir, ainsi qu’ils en étaient convenus ?