PRÉSENTATION
Jules Verne,
les débuts d'un romancier
En 1855, lorsqu'il rédige Un hivernage dans les glaces, Jules Verne n'est pas encore l'écrivain mondialement connu qu'il deviendra quelques années plus tard. Il n'a alors que vingt-sept ans et a décidé d'abandonner définitivement les études de droit qu'il suivait uniquement pour faire plaisir à son père. Depuis qu'il a quitté Nantes pour s'installer à Paris (1847), il s'emploie à se forger un nom dans le milieu littéraire : certes, il a lié connaissance avec Alexandre Dumas – le célèbre auteur des Trois Mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo –, il a fait jouer une pièce de théâtre, Les Pailles rompues (1850), et il a publié quelques courtes histoires et des articles dans des journaux, mais le succès n'est pas encore au rendez-vous. Pour y goûter, il lui faudra patienter encore sept années, jusqu'à sa rencontre – décisive pour sa carrière d'écrivain – avec l'éditeur Pierre Jules Hetzel, en 1862. À partir de là, ses œuvres sont encensées – Cinq Semaines en ballon (1863), Voyage au centre de la Terre (1864), Vingt Mille Lieues sous les mers (1869), Le Tour du monde en 80 jours (1872), pour ne citer que quelques-uns de ses romans qui seront réunis sous la dénomination « Voyages extraordinaires ». Pour de nombreux enfants de la seconde moitié du XIXe siècle, avides de découvertes et d'aventures, les volumes de Jules Verne, abondamment illustrés et luxueusement reliés, constituent des cadeaux appréciés.
Si, en 1855, le jeune Jules Verne ignore encore que, quelques années plus tard, il comptera parmi les écrivains français les plus lus dans le monde, il a déjà une idée précise des thèmes qu'il souhaite aborder. Ses premiers récits ressortissent à la forme courte ; ce sont des nouvelles, dans lesquelles apparaissent déjà certaines péripéties que l'écrivain développera tout au long de sa carrière : les voyages – notamment par voies aérienne et maritime –, la découverte de pays lointains et inexplorés, les mystères de la science et de la nature, les efforts des héros pour survivre dans des milieux hostiles ; mais aussi les mutineries provoquées par des traîtres, les trahisons qui ne profitent jamais à leurs auteurs et, bien sûr, l'amour toujours récompensé entre deux êtres purs… Jules Verne n'aura de cesse de faire voyager ses lecteurs aux quatre coins du globe, de l'Afrique à l'Extrême-Orient, de l'Amérique à l'Australie, du fond des océans à celui des volcans ; il les conduira même autour de la Lune et dans le futur…
Parmi ces destinations, il en est une qui intéressera particulièrement l'auteur, et à laquelle il consacrera plusieurs romans : il s'agit des territoires polaires.
Les pôles terrestres fascinent au XIXe siècle, en premier lieu parce qu'ils n'ont jamais été entièrement explorés et, de ce fait, conservent une part importante de mystère. Il faudra attendre le début du XXe siècle, plusieurs années après la mort de Jules Verne en 1905, pour que l'Américain Robert Peary et le Norvégien Roald Amundsen se rendent respectivement au pôle Nord (1909) et au pôle Sud (1911). À l'époque de Jules Verne, les cartes géographiques sont très incomplètes, ce qui permet aux romanciers de laisser libre cours à leur imagination.
Cependant, si ces territoires glacés n'ont pas encore été parcourus, les mers qui les entourent sont bien connues. En effet, partant des ports du nord de la France, comme Dunkerque et Boulogne, les pêcheurs s'aventurent souvent dans les eaux poissonneuses de la mer du Nord, voire au-delà : la pêche à la morue, qu'ils pratiquent en mer de Norvège, à proximité des lointaines îles Féroé, du Groenland et de l'Islande, leur vaut d'ailleurs d'être surnommés « pêcheurs d'Islande ». Pouvant durer jusqu'à six mois, ces longues campagnes maritimes ne sont pas sans dangers, et nombre de ceux qui y participent n'en reviennent pas. Ainsi, en 1888, année particulièrement funeste, ils sont cent soixante-trois, originaires de Dunkerque et des alentours, à perdre la vie en exerçant leur métier.
Par ailleurs – en particulier depuis la fin du XVIIIe siècle –, des navigateurs ont cherché à repousser les limites des zones maritimes connues. C'est le cas notamment de l'amiral anglais sir John Franklin, parti en 1845 à la découverte d'un hypothétique passage vers l'Asie à proximité du pôle Nord, reliant les océans Atlantique et Pacifique ; l'explorateur a été porté disparu, ainsi que les équipages de ses deux navires, l'Erebus et le Terror. Dans les années qui suivent cet épisode, une dizaine d'expéditions se lancent à leur recherche sans parvenir à retrouver leur trace. L'une d'entre elles retient particulièrement l'attention, celle de l'Anglais James Clark Ross qui, entre 1848 et 1849, passera plusieurs mois à hiverner sur la banquise. Prisonniers des glaces pendant tout un hiver, Ross et son équipage vivent sur les réserves de nourriture qu'ils ont emportées et combattent tant bien que mal le froid mortel. Ils retourneront en Angleterre au printemps 1849, à la fonte des glaces, sans avoir trouvé le moindre indice sur le sort de sir John Franklin.
Toutes ces aventures maritimes bien réelles – auxquelles s'ajoutent de nombreuses fictions offertes par les écrivains, comme Les Aventures d'Arthur Gordon Pym de l'Américain Edgar Allan Poe (1838) – fournissent à Jules Verne une source d'inspiration durable, qu'il exploite dès ses premiers récits. C'est le cas pour Un hivernage dans les glaces, dont l'intrigue emprunte à la fois à la vie des « pêcheurs d'Islande » et à l'expédition de secours entreprise par James Clark Ross.
Le roman s'ouvre sur l'annonce d'un dénouement : La Jeune Hardie rentre au port de Dunkerque. Son capitaine, Louis Cornbutte, y est attendu par son père Jean et sa fiancée Marie, qu'il doit épouser le jour de son retour. Quelques lignes suffisent à faire basculer le récit : Louis n'est pas à bord du brick qui revient. Alors qu'il tentait de porter secours à des naufragés, il a disparu en mer, comme tant d'autres avant lui, et on n'a pas retrouvé son corps. Il n'en faut pas plus à son père pour rejeter le deuil et se forger un espoir fou : un marin porté disparu n'est pas forcément mort. Et voilà l'équipage de LaJeune Hardie parti à la recherche de son capitaine qu'il espère vivant, contre toute vraisemblance, poussé par un principe simple : ne jamais abandonner à son sort un ami, un fils, un amoureux, tant qu'il reste une chance de lui venir en aide.
Riche en rebondissements, ce début laisse présager un récit dynamique. Les héros se lancent dans la quête sans songer aux dangers qu'ils devront affronter. Se décider à agir sans prendre le temps de peser le pour et le contre, sans envisager toutes les conséquences de ses actes, et sans écouter les voix de la raison et de la prudence est le propre de l'aventure. D'ailleurs, le sens premier du mot, dérivé du latin adventura, est significatif : l'aventure, c'est « ce qui doit arriver ». On retrouve cette origine dans la locution « advienne que pourra », qui signifie familièrement : « on verra bien ». C'est cette idée qui doit dicter la conduite des voyageurs audacieux : d'abord partir, aviser ensuite. Du reste, l'aventurier possède en lui toutes les ressources nécessaires pour improviser des solutions efficaces face aux dangers imprévus se mettant en travers de sa route. Ce goût du risque n'est pas incompatible avec une conduite prévoyante : ainsi, en capitaine expérimenté, Jean Cornbutte prépare minutieusement son navire. Mais même le plus sage des marins ne saurait prévoir les caprices de la nature ni lire dans le cœur des hommes…
Les héros d'Un hivernage dans les glaces – Jean Cornbutte, Marie et Penellan, respectivement père, fiancée et ami de Louis – prennent donc rapidement leur décision. Au fil des jours, ils auront l'occasion d'éprouver leur courage et leur espérance : dangers, bonnes nouvelles et trahisons se succèdent à un rythme tel qu'il n'y a guère de place pour le doute ni pour la réflexion. En situant son récit dans les régions polaires, Jules Verne accentue encore la veine aventureuse de son texte et favorise le dépaysement de ses lecteurs. Il peut les amener vers une destination inconnue et périlleuse qui les passionnera à coup sûr. Le froid, la faim, les maladies, les icebergs gigantesques, les ours féroces, l'immensité des territoires : toutes ces péripéties sont autant de raisons de craindre pour la vie des héros et la réussite de leur mission. Surtout si l'on y ajoute un élément humain : la lâcheté de certains marins en qui l'on avait confiance.
Un hivernage dans les glaces n'est pas seulement un récit d'action. Les comportements humains y sont à l'image des conditions de vie des personnages : extrêmes. Jean Cornbutte, Marie et Penellan sont motivés par une volonté inébranlable : convaincus que Louis est encore en vie, ils mettent tout en œuvre pour le secourir. Leur amour pour le jeune homme et leur foi en leur mission focalisent entièrement leur attention sur le but qu'ils se sont fixé. Même aux pires moments, quand tout semble perdu, l'espoir ne les quitte jamais. Si ce ne sont pas les protagonistes les plus forts de l'histoire – Jean est un vieil homme et Marie une jeune femme1 –, ils sont les plus tenaces. L'aventure dans laquelle ils se lancent leur permet de puiser au plus profond d'eux-mêmes les ressources nécessaires pour résister aux difficultés : elle est aussi dépassement de soi.
Cependant, Un hivernage dans les glaces ne donne pas à voir que des comportements sublimes. D'autres sentiments, bien plus sombres, y sont également dépeints, et engendrent des attitudes de plus en plus inquiétantes. Jules Verne les insère progressivement dans son récit : l'envie, la jalousie, la dissimulation, l'égoïsme, l'ingratitude, l'orgueil, la lâcheté, la violence et la cruauté prennent une place croissante au fil de l'histoire. Là encore, l'hostilité des territoires semble jouer un rôle important : à mesure que les héros voient leur survie menacée par les rigueurs de l'hiver polaire, leur personnalité profonde se dévoile, et certains sont prêts à sauver leur vie aux dépens de celle de leurs compagnons. L'aventure devient alors un véritable miroir de l'âme, révélant dans chacun la part de sublime mais aussi la part d'abjection qu'une existence normale permettait de laisser en sommeil.
Un hivernage dans les glaces comporte toutes les caractéristiques du récit d'aventures déployées par Jules Verne tout au long de sa grande et riche œuvre et, en ce sens, constitue une porte d'entrée dans son univers romanesque. Pour le lecteur du XXIe siècle, habitué à des technologies perfectionnées, certaines péripéties pourront faire sourire : aujourd'hui, on pourrait géolocaliser Louis Cornbutte grâce à une balise reliée à un satellite, survoler la région et le retrouver en quelques jours. Mais n'est-ce pas le charme de la vraie aventure de permettre à l'homme de surmonter des épreuves par son courage plutôt que par son équipement ?