Chapitre cinq

NOTA :

passage

poétique

Il n’en avait pas encore franchi le seuil. Et voilà qu’elle était là, vide, comme de nuit remplie, avec au fond comme un bruit continuel de baisers, d’une petite source qui ruisselait sournoisement pour se perdre dans le sable.

Seul un rayon venu d’on ne sait où, plongeait de la voûte vers un petit rond lumineux où l’on pouvait lire de singuliers hiéroglyphes. Et c’étaient des chiffres qui gisaient là, et Joseph les lut :

Joseph comprit aussi distinctement que si on lui avait dit : « le sol de la caverne ». En effet il savait l’énigme par cœur étant donné qu’il l’avait regardée le matin avec un vide cerveau d’amnésique où s’empressent de bondir les nouvelles choses. Et ça voulait dire ça, il y a qu’à regarder pour voir.

Alors il prit une pioche avec un manche en hêtre, et naturellement il ne trouva rien. Le hêtre lui donna des ampoules, car c’est un bois malveillant, et il sortit avec son canif pour couper du frêne. Il fit un petit manche élégant et robuste, dans lequel une grâce aérienne s’alliait à une solidité de bon aloi. Il l’adapta au fer de la pioche, et celui-ci après quelques façons, daigna tenir, et il recommença à creuser.

Du premier coup, le sol de la caverne vola en éclats et Joseph tomba, la tête en avant, dans un puits d’ombre verte dont on ne voyait pas le fond. Il avait de la veine parce que dans l’ombre on peut respirer : dans l’eau il aurait pu se bomber.

Dans cette ombre nageaient des bêtes bizarres, avec des plumes, qui faisaient cot ! cot ! codet ! Joseph ne sut pas ce que c’était parce qu’il faisait noir, évidemment, mais il se dit que si il avait fait jour, ça aurait sûrement été des poules.

Puis il continua à tomber. Au bout d’un an il se dit que ça avait assez duré comme ça, et il s’arrêta. O ! merveille ! son fidèle palefroi était là et le regardait avec des yeux candides. Il faut dire que l’ombre avait disparu, qu’on y voyait clair, et que à perte de vue des oursins vaquaient à leurs occupations.

Le chevalier reconnut alors qu’il se trouvait dans un des jardins municipaux de la ville du roi des Lunes Bleues, par-delà les mers et les montagnes, dans un pays où personne ne meurt avant d’avoir atteint l’âge de dix-huit ans.

Comme il s’attardait plus que de coutume à se mirer dans une fontaine, il vit en face de lui briller sur l’onde une ravissante image. La plus jeune fille du roi venait se laver les mains après avoir mangé du homard, mets odorant. Joseph dégoûté alla se mirer ailleurs, ce qui n’empêcha pas la princesse de l’inviter à dîner pour le soir. Il n’osa pas tout d’abord accepter (il était toujours tout nu) mais elle le mit vite à son aise en se déshabillant aussi et en l’autorisant à lui faire des crapouillettes sur le nombril.

Le soir, Joseph fit toilette, c’est-à-dire qu’au moyen d’un seau d’eau et d’un peigne, il partagea ses cheveux en deux parties égales qu’il fit retomber l’une sur l’oreille droite, l’autre sur l’oreille gauche, et ainsi vêtu il alla au festin (le seau d’eau ne lui avait pas servi pour cette fois, mais le palefroi fut très content de boire).

Chemin faisant il rencontra une vieille femme qui lui dit d’un ton sépulcral : « Joseph, ne va pas au festin. » Joseph rit et passa outre.

Au bout de cent pas, une femme encore plus vieille que la première, lui dit encore : « Joseph ! ne va pas au festin », d’un ton plus sépulcral encore.

« Pourquoi ? grand-mère », demanda Joseph.

La princesse a juré ta perte depuis que tu l’as vue nue et tout ce qu’on te servira sera empoisonné. »

Joseph pensa : elle est en effet bigrement mal foutue, mais en garçon bien élevé, il garda cette opinion pour lui et se contenta de couper une petite branche de coudrier dans la haie qui bordait le chemin. Puis il continua sa route.

Un carrosse passa, il sauta dedans et se trouva assis à côté d’une belle dame en robe de soie brochée d’or en laquelle il reconnut une des demoiselles de déshonneur qui hantent les bas quartiers des villes.

« Vous allez au festin ? » lui dit Joseph.

Voui » répondit-elle en lui tâtant les cuisses pour voir si son ramage répondait à son plumage.

« Alors on se mettra l’un à côté de l’autre », répartit Joseph qui se piquait de galanterie. Puis il ne dit plus un mot jusqu’à l’arrivée.

Un laquais en culotte de peau se tenait à l’entrée du palais. Il ouvrit la porte du carrosse et mit Joseph et sa compagne à même de descendre par l’entremise d’un pliant marchepied apposé par ses soins à la porte du véhicule.

Un autre carrosse approchait.

« Hue ! » cria le cocher. Et le carrosse s’arrêta. Il en descendit Barthélémy et sa femme, un usurier bien connu de Joseph qui l’aimait beaucoup pour sa faconde et ses réparties spirituelles.

« Comment vas-tu, vieille branche », dit Barthélémy.

Pas mal répondit Joseph tristement, si ce n’est que ma santé laisse à désirer !

– Ah ! Ah ! dit Barthélémy, vexé de ce calembour éblouissant. Il n’ajouta rien, et à vrai dire cela suffisait à dépeindre la situation.

Ils entrèrent et foulèrent des tapis de haute laine que l’on venait de faucher et qui dégageaient une délicieuse odeur de foin coupé.

Le roi était assis à l’ombre d’un sophora du Japon1 (sophora japonica) et s’éventait avec un sac de billes. Près de lui un esclave dormait du sommeil du juste. Une douce brise parcourait la salle, due à des ouvertures pratiquées judicieusement dans la toiture, en fait, celle-ci ne comportait guère que des chevrons vu le prix des toitures étanches.

Le roi se leva d’un bond à la vue des visiteurs et s’enfuit, car il était très timide. Ce que voyant Joseph, il demanda à Barthélémy :

« Pourquoi est-il parti ?

– Parce qu’il n’est plus là », répondit Barthélémy et il rit aux éclats de cette plaisanterie vraiment drôle et bien tournée.

Joseph rit aussi, et se dit que Barthélémy avait de la chance d’être si amusant, que lui, Joseph, aurait bien voulu pouvoir en faire autant, puis il se consola en pensant que lui, Joseph, avait l’avantage d’une haute naissance, tandis que Barthélémy lui, n’était qu’usurier, ce qui est moins considéré à la cour.

Sur ces entrefaites le roi revint muni de lunettes noires afin que l’on ne puisse pas le reconnaître.

Alors le festin commença.

Joseph était assis entre Barthélémy et sa compagne de voiture. (Ai-je dit qu’elle s’appelait Cheval.)

Cheval très spirituelle naturellement buvait beaucoup pour l’être encore plus. Placé entre deux personnes si amusantes, Joseph se sentait idiot, c’est ce qui lui permit de risquer quelques plaisanteries, pensant qu’on ne le rendrait pas responsable de leur peu de valeur.

Ainsi, il cacha un os de gigot sous la jupe de Cheval et il vida neuf fois son verre dans la poche gauche de Barthélémy qui ne s’en aperçut pas.

Au dessert Cheval était un peu grise. Elle prit Joseph sur ses genoux et lui chatouilla le cou avec ses frisettes jusqu’à ce qu’il demande grâce et lui allonge un bon coup de poing sur le nez. Elle ne se formalisa pas pour si peu et lui certifia que c’était la première fois qu’elle voyait un homme avoir une conversation agréable.

Mais à la fin Barthélémy mit les pieds dans le plat.

Au même instant le roi voyant deux chats entrer, criait « Partez, les mimis », et Barthélémy crut que c’était pour lui et fut très vexé et but jusqu’à se trouver ivre.

Alors il sortit de sa poche une baguette magique engagée par un enchanteur dans la purée, et se mit à faire des tours.

C’était lamentable. Il ne savait pas du tout s’en servir. Il commença par faire tomber une pluie de grenouilles dans l’assiette de Cheval qui cria et s’évanouit (bon prétexte pour que Joseph la pelote). Puis il transforma un esclave en citrouille et le roi l’engueula, et il essaya de le retransformer en esclave, mais en fin de compte il y eut un petit veau et le roi en avait déjà neuf, alors Barthélémy fut obligé de lui acheter très cher.

Puis il voulut rajeunir sa femme, mais finalement la rajeunit trop et elle lui fit pipi sur les genoux et rendit toute sa bouillie, car un enfant de cet âge ne peut pas tant manger. Alors Barthélémy divorça et il s’en alla avec Joseph. Le palefroi attendait à la porte. Ils bondirent sur son dos, et s’en furent courir le monde pour chercher le sucre.

Ils n’avaient pas fait trente centimètres que la fille du roi arriva avec son poison dans un verre et le donna à Joseph en lui disant pour plaisanter : « Buvez, c’est du poison ! » Joseph dit merci ! et il but (il comptait sur la baguette de Barthélémy). Barthélémy flanqua un grand coup de baguette sur la tête de la princesse, elle eut une bosse et c’était bien fait.

Puis il ranima Joseph. Pour une fois il ne se trompa pas, mais par malheur instantanément Joseph se rappela tout et se rendit compte qu’il était tout nu, et fut très gêné. Mais il se rappela le sucre qui était dans la caverne et le dit à Barthélémy.

« Sept kilogs ! dit Barthélémy. Je te les rachète 26,50 F.

– Tope ! dit Joseph, heureux d’une si bonne affaire.

Donne l’argent. »

Puis pensant que maintenant il n’avait plus de sucre, il décida d’en trouver d’autre.

« Ecoute, dit-il à Barthélémy, toi maintenant tu en as. Moi il m’en faut. Viens avec moi, on va chercher le mien, et puis je t’indiquerai où est le tien.

– Tope ! dit Barthélémy qui était un frère, bien qu’usurier. Allons-y. »

Ils y allèrent. C’était loin. Il leur fallut quinze jours. Quand ils y furent il n’y avait pas de sucre, bien entendu, mais un sale vieux dragon qui puait et qui bavait partout des flammes toutes mangées sur les bords.

« On l’éteint ? » dit Barthélémy.

« Tope ! » dit Joseph. Et à eux deux, ils eurent vite fait de l’éteindre (il faut dire qu’il tomba une forte pluie, et je ne sais pas si ce cochon de Barthélémy ne tripotait pas sa baguette magique).

Seulement ça c’était pas du sucre, c’était un dragon éteint et ça ne vaut pas même le poids des flammes. Ils firent une cotte d’écailles pour Joseph qui se trouva ainsi protégé contre la piqûre des moustiques, et repartirent, allègres comme des pompiers après l’incendie.

Chemin faisant, Barthélémy racontait à Joseph des gaudrioles pour le faire rire. Joseph n’avait pas besoin de ça, il riait à en avoir mal au ventre et fut obligé de boire du bouillon d’herbes pour se guérir. Ils perdirent au moins deux jours à se remettre des effets du bouillon d’herbes, mais ils ne savaient où ils allaient et cela ne les retarda point.

Le troisième mois de leur voyage, on vit dans le ciel des signes étranges et là-bas sur le chemin apparut une petite izba montée sur des pattes de poule, qui tournait à perdre haleine.

« Stop ! » dit Barthélémy qui connaissait l’argot des sportifs (et même l’argot de Haëndel).

« Tope ? Pourquoi ? dit Joseph. Ça suffit comme ça, on l’a déjà dit trois fois.

– Tu es bête ! dit Barthélémy, et il rit.

– Bon ! dit Joseph et il rit aussi.

Pourtant, l’izba s’arrêta ; il en sortit un mille-pattes et une baba-yaga. Le mille-pattes était un peu étourdi, mais la baba-yaga avait l’habitude.

Elle leur expliqua que pour ne pas être étourdi, il suffisait de tourner très vite dans l’autre sens, et que comme ça, on ne sentait rien. L’ennui c’était pour dormir et pour boire du lait, parce qu’on buvait du beurre, et ça n’est pas facile.

« Parfait, dit Joseph. Passons à l’action. » Alors Barthélémy demanda à la baba-yaga :

« Vous avez du sucre ?

– Non, répondit-elle, et quand bien même j’en aurais, je ne vous en donnerais pas.

– Ah ! Ah ! » dit Barthélémy. Alors il la tua et dans la cabane il y avait deux cents grammes de sucre. « Ça valait le coup ! » dit Barthélémy à Joseph. « Oui ! » répondit Joseph en pleurant. Et ils s’en allèrent tous deux. Comme ils avaient bon cœur, ils laissèrent le sucre au mille-pattes.

C’est dommage car le mille-pattes souffrait de diabète. Mais tout de même une bonne intention vaut mieux que ceinture dorée et Joseph et Barthélémy continuèrent leur voyage.

Ils parcouraient un soir une profonde forêt quand soudain apparut devant eux un trolle hideux qui les regardait méchamment. Il portait une grosse massue à la main et était vêtu de peaux de bêtes à Bon Dieu de Bois. A sa vue Gédéon, le palefroi, se mit à trembler de tous ses membres, et désarçonnant Joseph et Barthélémy, s’enfuit au grand galop et alla se noyer dans un lac de bitume. (Il revint le lendemain, il avait bouffé des kilogs de bitume et était ravi de son escapade.)

Alors le trolle bondit sur les deux acolytes et leur boxant le derrière à grands coups de grolles de trolle, les fit pénétrer dans un noir souterrain.

Des trolles circulaient dans tous les coins. Il y en avait pas un seul qui ne portât sur son visage les stigmates d’une dégénérescence avancée (c’est ce que dit Barthélémy et Joseph approuva sans trop comprendre).

A grands coups de massue sur le ciboulot, il les mena dans un obscur cachot et les attacha au mur avec des vieilles chaînes de draisienne.

Après deux ans passés, Joseph commença à avoir faim (depuis huit jours le trolle ne les nourrissait plus) et il dit à Barthélémy : « Si on s’évadait ? »

« Bonne idée ! dit Barthélémy mais tu aurais pu y penser il y a huit jours quand on a commencé à avoir faim.

– La faim justifie les moyens », répondit Joseph, fier d’être pour une fois à la hauteur de la situation. Mais Barthélémy ne rit pas et lui dit : « Tu l’as lue dans le Vermot de 1643. » Joseph rougit et pourtant c’était de lui2.

Alors munis d’un tire-bottes qui avait échappé aux recherches de leur geôlier, ils entreprirent de desceller une pierre du mur histoire de voir.

Ce fut une rude tâche, car les murs étaient d’une seule pièce ! Enfin ils réussirent et se glissèrent dans un obscur boyau qui longeait leur prison.

Fous de joie, ils se mirent à danser en chantant et en faisant un chahut infernal. Aussitôt, des trolles bondirent sur eux et les enfermèrent dans un autre cachot.

Seulement maintenant, ils possédaient l’idée directrice et la foi qui soulève les montagnes. Il ne leur fallut pas huit jours cette fois, pour penser de nouveau à s’évader. Armés d’un autre tire-bottes (celui de Barthélémy), ils recommencèrent et leurs efforts furent couronnés de succès.

Ils ne firent aucun bruit et longèrent silencieusement les murs pendant onze kilomètres. Ce chemin parcouru, ils entendirent un violent hennissement et virent leur palefroi enchaîné dans une petite caverne avec douze trolles qui le gavaient de boules de gomme. Pris d’une rage furieuse, Barthélémy saisit un soulier de Joseph (ce dernier chut incontinent) et le précipita sur les trolles épouvantés et se dispersant dans de sombres recoins.

Montant sur le palefroi, ils bondirent à travers les souterrains. Cent mètres plus loin ils étaient à peu près assommés tous les deux car dans les couloirs bas de plafond, le palefroi sautait comme un cabri. Nonobstant, ils réussirent à saisir au passage une trolleesse qui se promenait et encore une fois, comme par hasard, la fille du roi.

« On va demander une rançon », dit Barthélémy, pensant soudain à son ancien métier d’usurier. « Tope ! » dit Joseph (il commençait à abuser de cette expression, et le palefroi lui en fit la remarque).

« Si on s’occupait d’elle ? » ajouta Joseph, agité par des idées légères.

Barthélémy n’était pas enthousiaste. Il avait écopé beaucoup plus que Joseph dans les bonds du palefroi, et se sentait un peu défiguré. Et puis la trolleesse était véritablement infecte.

« HouynHouynHouyn ! » fit le palefroi tout d’un coup. Et Joseph et Barthélémy, discrets, le laissèrent seul quelques instants avec elle. Ils revinrent et la trouvèrent un peu décoiffée et le palefroi paraissait fatigué.

Il les mena pourtant jusqu’au palais du roi qui heureusement ne s’élevait qu’à cent kilomètres de là.

C’était très beau. Il y avait des guirlandes de saucisson d’Arles qui répandaient des odeurs suaves, et des nénuphars dans des assiettes en faïence. Le roi courait partout à la recherche de son bilboquet. Des petits esclaves endimanchés soufflaient dans des verres de lampe et imitaient le bruit du vent dans les arbres pour que l’on ne vit pas les murs du souterrain. L’illusion était parfaite.

Devant les saucissons, le palefroi s’arrêta et refusa de faire un pas de plus. Barthélémy comprit cette hésitation et décida de faire le reste du trajet à pied.

A l’entrée de sa fille, le roi bondit vers elle et lui demanda : « Où est mon bilboquet ?

– Minute ! dit Joseph. La rançon !

– Quoi ? fit le roi. Combien ? (il était de père américain et de mère trollee et connaissait la valeur des mots).

– Deux cents grammes de sucre », dit Joseph. Mais Barthélémy ajouta :

« Deux cents grammes pour chacun !

– Ça fait quatre cents ! dit le roi.

– Ah non ! six cents ! et le palefroi ? reprit Barthélémy, enhardi par ce succès.

– Bon ! voilà un chèque de six cents grammes ! dit le roi. Première porte à gauche. Si vous voyez mon bilboquet... »

Joseph et Barthélémy allèrent chercher le sucre et rejoignirent le palefroi. Celui-ci démolissait tous les saucissons.

« Pour les saucissons, dit le roi, ça sera six cents grammes.

– De sucre ? demanda Joseph.

– Sûr ! dit le roi.

– Correct ! reprit Barthélémy. Et il dit encore : Pour du sale sucre comme ça, si vous croyez que je le regrette.

– Sûr que non ! dit le roi. Donnez-le ! »

Et Joseph qui aimait l’exactitude, fit venir une balance et pesa le sucre. Il se trouva qu’il manquait cinquante grammes.

« Vous me les devrez ! dit le roi. Faites-moi un bon.

– Bon ! » dit Barthélémy. Et le roi rit beaucoup, mais garda le bon.

Alors Barthélémy, Joseph et le palefroi sortirent du royaume des trolles. A la sortie, ils durent encore payer la note de frais, soit deux ans et onze jours de prison, et il ne restait plus beaucoup de maravédis à Joseph.

Dans une plaine, à mille lieues de là, ils virent un homme qui tirait des alouettes. On ne les voyait pas, il tirait et à chaque coup une alouette tombait à ses pieds.

« Comment fait-il ? dit le palefroi qui commençait à se reprendre.

– Sais pas ! fit Joseph.

– On lui demande ? dit Barthélémy. Et il demanda.

– Gourde ! répondit l’homme. Je mets les alouettes dans le fusil !

– Et vous vous appelez Christophe Colomb ? sans doute ! dit Joseph.

– Justement ! répondit l’homme. Vous êtes une bande de crétins. »

Il les salua fort civilement et disparut dans la forêt. Joseph et les autres continuèrent leur chemin et tombèrent soudain devant une vaste étendue d’eau salée agitée de mouvements spasmodiques.

Ça doit être la mer ! pensa le palefroi qui en avait entendu parler. Mais il garda son opinion pour lui.

« C’est la mer ! dit Joseph qui était moins discret.

– Si on l’évaporait ! dit Barthélémy. On aurait du sel, ça vaut du sucre.

– Affaire de goût ! dit Joseph. Je suis de ton avis ! De toutes façons on peut le vendre comme sucre ! »

En huit jours ils recueillirent assez de sel pour faire une soupe aux légumes. Alors satisfaits ils la mangèrent et continuèrent leur voyage.

Au troisième jour, ils rencontrèrent une vieille femme si vieille qu’elle avait des échasses pour empêcher son menton de traîner par terre, et ceci est bien caractéristique d’une grande sénilité.

« Bonjour, jouvenceaux ! leur dit-elle. Voulez-vous du sel ! » Et elle leur montra un gros sac de sel.

« On vous l’échange contre du sucre ! » dit cette crapule de Barthélémy. Et il lui donna son petit sac de sel : mais il fut volé parce que dans le sac de la vieille il y avait dix kilogs de sucre. La vieille était aussi canaille qu’eux. Ils s’étonnèrent cependant qu’elle ait accepté du sucre puisqu’elle en avait déjà tant, conclurent que son sucre était empoisonné (c’était évident) et le flanquèrent dans un grand trou. On entendit un mugissement affreux et il sortit un scarabée qui avait une patte toute abîmée.

« Sacrée bande de nom de Zeus de corniauds ! dit le scarabée. Ça m’est tombé sur la gueule et ça fait un mal de chien ! »

Barthélémy lui fit respectueusement observer que c’était à la patte qu’il avait mal, et reçut un coup d’élytre à assommer un bœuf.

« Y avait pas d’offense ! dit-il aussitôt en se frottant les côtes (dans les moments pénibles, son origine roturière lui revenait en masse, et son langage s’en ressentait).

– Non, ajouta Joseph, nous ne l’avons pas fait exprès.

– Eh ben ! vous auriez pu faire exprès de le foutre à côté », reprit le scarabée qui décidément était de mauvais poil. Cependant quelques minutes après il les invita à prendre du porto dans sa demeure.

Le palefroi dit qu’il préférait un bon picotin de bitume, mais Joseph lui dit tout bas que ça ne se faisait pas, alors il ajouta que certainement il avait dit ça en pensant à autre chose, et que le madère était une chose délicieuse.

« Spèce de noix ! dit le scarabée, c’est pas du madère, c’est du malaga ! »

Pourtant il les emmena et leur donna à chacun un gâteau tellement sec que ni l’un ni l’autre ni l’autre (ils étaient trois) ne put l’avaler.

« Il était bon, mon muscat, hein ? dit le scarabée avec un ricanement de satisfaction.

– Fameux ! dit Barthélémy. Je vais vous offrir de mon cognac. Tournez-vous. »

Alors il lui balança un coup de trottinet dans le figne si fort que le scarabée eut les fesses portées au rouge cerise naissant.

« Pas mal ! dit-il, mais il y a pas d’huile ! » Joseph commençait à croire que le scarabée était un peu excentrique, alors il s’y mit aussi.

« Vous voulez du zan ? » Et il lui lança dans la mâchoire un coup de poing terrible. Seulement il tapa sur l’armoire et se cassa deux doigts.

« Un peu de porto ? dit le scarabée aimablement. C’est souverain pour les engelures. »

Et Joseph ingurgita un nouveau gâteau aussi sec que le premier. Il n’osait plus refuser, il commençait à avoir peur de l’armoire.

Alors le scarabée fit quelques pas dans la pièce et dit : « On va danser ! »

Il appuya sur une lame du parquet et il en sortit un grincement effroyable.

« Vous, dit-il au palefroi, vous appuierez là-dessus. Vous, dit-il à Joseph, vous regarderez. Vous, dit-il à Barthélémy, vous regarderez aussi. Moi, je regarderai. »

C’était très amusant, mais comme le fit remarquer le palefroi, qui danserait ?

« Spèce de mufle ! dit le scarabée. Appuyez, on vous demande rien d’autre. »

On entendit alors de grands coups à la porte. « Va ouvrir », dit Joseph à Barthélémy. Celuici obéit, et il entra dans la pièce une vieille lucarne.

« Bonjour ! » fit aimablement Barthélémy. La lucarne ne répondit pas.

(« Elle est sourde de naissance, chuchota le scarabée. On va la faire danser, ça sera marrant ».)

Il devenait vraiment grossier. Joseph, Barthélémy et le palefroi prirent congé en prétextant un violent mal de tête et le scarabée leur souhaita mille prospérités.

Soudain, au détour d’un chemin, ils rencontrèrent Azor. C’était un vieux chat édenté que Joseph avait connu autrefois. Il avait un havresac lourdement chargé et chantait à tue-tête une chanson gaillarde.

« Eh bien ! dit le palefroi. Comment vont les amours !

– Ça biche, dit Azor. Tu veux du zan ?

– Non merci, dit le palefroi qui se rappelait Joseph. Tu vas te faire mal aux doigts.

– Ah ? » fit Azor. Et il les quitta l’air inquiet. Il faut dire qu’il avait onze kilogs de zan dans son sac. En passant sur un petit pont, il fut ravi au ciel dans un nuage d’encens.

Joseph et Barthélémy décidèrent alors de construire une pinasse.

« Une quoi ? dit le palefroi qui n’avait pas le pied marin.

– Une pinasse. Pi pi et n as nasse, épela Barthélémy.

– Ah ! très bien ! fit le palefroi qui ne voulait pas avoir l’air bête. Mais où c’est que vous la mettrez ?

– Sur l’eau, dit Barthélémy.

– Ah ! ça flotte ? »

Joseph qui en avait assez, lui colla un gnon entre les deux oreilles et le palefroi hennit de satisfaction.

Barthélémy commença alors à couper des arbres. Joseph émit cependant l’idée qu’on pourrait la faire en métal.

« T’en as, toi, du fer ? dit Barthélémy.

– J’ai pas dit du fer. J’ai dit : du métal.

– Bon ! dit Barthélémy. Excuse-moi. Et il alla abattre un arbre.

– Ça ? demanda-t-il à Joseph.

– Oui ! dit Joseph ; tu vois bien : ça flotte.

– C’est une pinasse ? rugit le palefroi.

– Tout juste ! » ricana Barthélémy. Et il lui fit tomber un arbre juste sur le crâne. Le palefroi fit... Ouf ! et ne dit plus rien. Mais sa tête avait doublé. Alors du coup il comprit ce que c’était qu’une pinasse.

« J’aime pas l’eau ! dit-il.

– Tu préfères le zan ? dit Barthélémy d’un ton menaçant.

– Ah ! toi, ça va, dit Joseph. Ne l’abîme pas, il a déjà une tête comme les tours de Nijni Novgorod. »

Cependant, à force, la pinasse fut à peu près finie. Il ne manquait plus que la coque, le pont et les mâts, mais les voiles étaient faites avec la chemise de Joseph.

Huit jours après, elle voguait sur les eaux d’un petit bassin que Joseph avait creusé.

« Embarque ! fit le palefroi qui avait entretemps pris l’allure d’un vieux palefroi de mer. Il cracha une pleine bouche de jus de tabac, et monta sur le pont. Pare à virer ! Lofe ! Tout le monde sur le spardeck !

– Mais ! Bon Dieu de bois ! qui est-ce qui t’a appris ça, enfant de cochon ! dit Joseph.

– On a des lettres ! fit le palefroi. C’est toujours comme ça qu’on cause quand on est marin.

– C’est pas du tout ça, remarqua alors Barthélémy. On va mettre des roues, ça sera moins dangereux, et puis on ne quittera pas la terre ferme.

– Mince ! dit le palefroi. Et il n’ajouta rien.

– Bien entendu, c’est toi qui la tireras, dit Barthélémy.

– Ça va comme ça ! dit Joseph. C’est une bonne idée. »

Ils firent huit kilomètres. Ils arrivèrent enfin à la mer Verte où il y avait des tas de sangsues.

« On ôte les roues ? dit le palefroi. J’ai le mal de terre.

– Enfin !... dit Joseph. Passe pour cette fois ! »

Alors le palefroi remit sa casquette de marin et commença à arpenter la passerelle d’une démarche chaloupée.

« Pas si vite ! dit-il. Prends un ris dans le grand hunier de la misaine de perroquet et souque ferme par bâbord droite ! »

Joseph obéit et il en résulta un mieux sensible dans la marche de la pinasse. Les navires sont si capricieux... Et lui et Barthélémy commencèrent à regarder avec considération la science nautique du palefroi, bien qu’il empestât le tabac à chiquer à faire vomir un bagnard.

Quinze jours plus tard, ils commencèrent à avoir faim. Joseph confectionna une ligne avec du fil d’archal et ils pêchèrent en dix minutes six douzaines de sangsues.

« On les bouffe ! ou c’est elles ? dit le palefroi d’une manière succincte mais compréhensible.

– On va voir ! » dit Barthélémy avec quelque appréhension.

En fait, ils se battirent quatre heures contre les sangsues et ils avaient perdu chacun un litre de sang quand ils réussirent à les rejeter à l’eau.

« On a assez ri ! dit le palefroi. Lofe ! Lofe ! »

Joseph fit la manœuvre, et le navire continua comme si de rien n’était.

« Tu as dû te tromper ! fit le palefroi. Sacré failli chien de marin d’eau douce ! Je vais te caresser les côtes avec ma garcette ! »

Barthélémy pour faire diversion, proposa de chercher un trésor.

Le palefroi descendit dans sa cabine. Il consulta des cartes pendant plusieurs heures et dit :

« Cap au sud. Par 46° 57' de latitude et trois mètres de longitude, il y a sûrement un trésor. En tout cas, personne n’a jamais été y voir pour prouver le contraire.

– Allons-y », dit Joseph ravi.

Et la pinasse fila droit vers le sud (il y avait quelque magie là-dessous, à moins que le palefroi n’ait dit sud exprès au lieu de nord). Ça devait être ça, car de jour en jour sa mine s’allongeait.

« Par Neptune ! dit-il. Cette pinasse d’enfer nous mène droit au pôle Nord. »

Et la pinasse furieuse rebroussa vite chemin ce qui fait qu’en moins d’un mois ils arrivèrent à l’île.

C’était une très belle île. Y avait des palmiers partout, des singes sur les palmiers, des puces sur les singes, et un vieux volcan plein d’eau.

« Encore un inverti ! » dit le palefroi qui avait adopté une certaine liberté de langage. Joseph et Barthélémy rougirent mais ne dirent rien.

La grève était de sable fin et des huîtres galopaient à perte de vue. Elles cherchaient des perles ! En effet personne ne se demande jamais où les huîtres prennent leurs perles : c’était l’explication. Les perles avaient beau se cacher, les huîtres étaient entraînées et couraient plus vite qu’elles.

« Y a trop de perles ! dit le palefroi. Elles doivent être fausses. Cherchons plutôt des doublons sonnants et trébuchants et au dernier les bons ! (il avait lu cette phrase dans un manuel de conversation sans jamais bien la comprendre).

– Tope ! » firent Joseph et Barthélémy pensant à leur jeunesse.

Ils prirent des pelles et des pioches dans la soute aux vivres (il faut dire que l’arrimage avait été vite fait) et partirent l’un derrière l’autre. Le palefroi portait un litre de rhum dans sa besace, sa casquette sur l’oreille, et sacrait comme un perdu.

Ils s’arrêtèrent soudain devant un vieux pandanus sur lequel était un écriteau :... Trésor... 50...

« Ça y est dit Joseph : y a un trésor à cinquante...

– Cinquante quoi ? dit le palefroi.

– Cinquante arpents ! pardi ! fit Barthélémy qui était le seul à avoir fait des mathématiques.

– Alors on creuse ? dit Joseph.

– Minute ! dit le palefroi. Ça fait grand comment un arpent ?

– On verra bien ! dit Barthélémy. Allons un peu plus loin. »

Un peu plus loin, il y avait sur un arbre un autre écriteau, beaucoup moins abîmé, sur lequel on lisait :

Souscrivez aux bons du Trésor. 50 francs.

« M... ! dit le palefroi. On est refaits.

Ça en a l’air ! dit Joseph. On va plus loin ?

– Tu me chipes mes idées ! » dit Barthélémy.

Ils allèrent plus loin, et cette fois c’était une vallée obscure et sombre tout à fait propice aux trésors. Une croix de bois d’ébénier était plantée sur un tertre et à sa base un petit coffret rouillé gisait.

« Ce coup-ci, dit Joseph, y en a un. »

Le cœur battant, le palefroi lança un formidable coup de sabot sur le coffret. Il sortit des ruines un petit étui en or qui renfermait un parchemin jauni.

En lettres blanches sur fond noir, on lisait ces mots : Homme qui cherches, ne cherche plus. Il y a un trésor. Il reste à le trouver. C’est pas difficile avec un peu de veine.

C’était tout.

« Je vais essayer ! dit le palefroi.

– Gourde ! dit Joseph. T’es pas un homme, t’es un cheval.

– Pas un cheval ! un palefroi ! dit le palefroi qui se sentait vexé.

– Quand même ! il n’y a peut-être qu’à creuser ! » dit Barthélémy.

Alors ils creusèrent et ô ! miracle ! trouvèrent deux vieux squelettes aux crânes troués de balles de tromblons (du moins ils supposèrent que c’étaient des balles de tromblons qui avaient pu détruire aussi complètement des crânes car il ne restait pas trace de ces derniers).

Sous les squelettes, un gros coffre d’acier bardé de lames de bois gisait inanimé.

« Il a dû recevoir un fameux coup sur la tête, dit Joseph, pour ne pas remuer plus que ça » (il se rappelait le scarabée).

Malgré tous leurs efforts, ils ne purent pas ouvrir le coffre. Le palefroi le prit sur son dos et ils revinrent à la pinasse.

Le palefroi passa le premier la passerelle d’embarquement, et trébuchant sur un anneau tomba la tête la première dans une écoutille avec le coffre sur le dos.

« Tu as été vite ! » dit Joseph admiratif en le rejoignant cinq minutes après.

Le palefroi l’air mélancolique, ne répondit pas. Sa casquette était bizarrement juchée au haut de son crâne.

« Pourquoi la mets-tu comme ça ? lui demanda Barthélémy.

– Oh ! une idée !... » répondit-il évasivement.

Mais le soir Joseph et Barthélémy trouvèrent que le bifteck sentait singulièrement le cheval.

Le lendemain, on entendit des coups sourds le long de la coque, et une longue pirogue chargée d’insulaires hirsutes vint aborder la pinasse.

Le chef monta sur le pont. Il s’appelait Arthur.

« Couic ! fit-il au palefroi.

– Couic ! » répondit le palefroi d’un ton railleur.

Alors le chef redescendit l’oreille basse et la pirogue regagna le bord. Les sauvages pleuraient tous.

« Je leur ai collé la rougeole ! dit le palefroi d’un ton triomphant.

– Ça y ressemble ! » approuva Barthélémy, qui commençait à se faire à l’argot nautique.

On ne revit plus les sauvages, d’autant que deux heures après la pinasse levait l’ancre. Le coffre était soigneusement calé sous le lit du palefroi.

Quand ils furent en pleine mer, Joseph proposa d’ouvrir le coffre.

Ils allèrent chercher des leviers et des pinces et quelques minutes plus tard, le parquet du gaillard d’avant était jonché de corps évanouis, aucun n’ayant montré de dispositions pour la mécanique.

Le palefroi se releva le premier (l’habitude des coups sur la tête) et ranima Joseph et Barthélémy en leur jetant au visage une casserole d’eau bouillante.

Après ce traitement simple mais efficace, il ne restait aux deux malheureux plus un poil sur le caillou et durant le reste de la traversée ils portèrent des petits bonnets.

Cependant le lendemain, le palefroi eut une idée.

« Prends le coffret, dit-il à Barthélémy, et mets-le entre le rouf arrière et le mât de perroquet. »

Joseph obéit. Alors muni d’une hache, le palefroi attaqua vigoureusement le grand mât qui tomba droit sur le coffre et se brisa en deux morceaux.

« C’était quand même une bonne idée, mille sabords ! cria-t-il. Peut-être qu’il est fendu. »

En effet le coffre était fendu et il s’en déroulait une vapeur rampante.

« Va voir, dit Joseph à Barthélémy.

– Vas-y, toi, dit Barthélémy.

– Vous êtes des froussards, dit le palefroi. Allez-y tous les deux. »

Joseph fit courageusement un pas en avant mais il était encore à dix mètres du coffre.

« J’y ai été, dit-il. A toi, Bartoche. »

Barthélémy alla plus loin. Il essaya même de soulever le couvercle. A sa grande frayeur le coffre s’ouvrit et ô ! merveille il était rempli de doublons et de castagnettes. Dans un coin on pouvait même voir deux livres de sucre, un peu éventé mais sucré quand même.

« On n’a plus besoin de s’en faire ! dit le palefroi. On a gagné le grelot » (encore une expression mal assimilée).

Et les trois amis firent bombance jusqu’au dimanche suivant (c’était samedi). Le lendemain, le palefroi leur dit :

« Les gars, c’est pas de tout ça. On est riches, on va se payer des vrais sauvages. Joseph le cap par demi-sud-est, ouest-quart-nord. Pare à virer, la barre... toute ! Tous les hommes dans la mâture, amène le grand foc et lâche l’otarie. »

Le navire fila gracieusement sur la mer déchaînée.

En huit jours d’une navigation parfaite, ils abordèrent à l’île des Sauvages. Joseph et le palefroi descendirent. Trois mois plus tard ne les voyant pas revenir, Barthélémy partit à leur recherche.

Il entendit de loin un roulement de tam-tam et des chants sauvages, et vit de grandes flammes monter vers le ciel.

Il alla un peu plus loin et tomba sur une clairière où d’horribles êtres nus et couverts de peintures dansaient autour d’une marmite fumante d’où sortaient des sabots et une casquette.

« Holà ! cria-t-il. Vous avez chaud ?

– Pas mal ! répondit le palefroi en sortant la tête de la marmite. On commence à être décrassés, on va pouvoir sortir, mais ne le dis pas aux sales bonshommes.

– Bien sûr ! répondit Barthélémy en gueulant comme un veau. Les sauvages l’entendirent et se retournèrent. Joseph et le palefroi en profitèrent pour se dresser en faisant « Hou ! » et éteignirent le feu en renversant la marmite dessus. Ils firent un massacre de sauvages et rejoignirent Barthélémy. Ce dernier remarqua qu’ils étaient gros et gras.

« On a bien rigolé ! dit le palefroi.

– Quand même ! dit Barthélémy, vous auriez pu revenir plus tôt.

– Penses-tu ! dit Joseph. Ils nous engraissaient.

– Vous auriez pu me le dire, reprit Barthélémy légèrement vexé.

– Allons dit le palefroi, tais-toi, le mousse. Silence dans les rangs. Rompez ! Vous pouvez fumer. »

Ils regagnèrent le bord (pas le bord, le bord, je m’entends) et firent voile vers les mers de Chine car Barthélémy voulait acheter un petit Chinois.

Le palefroi descendit dans sa cabine pour chercher de la documentation sur la Chine et voici ce qu’il lut dans ses ouvrages de bord (d’ailleurs c’était lui qui les avait faits).

Chine : pays. Y vivent les Chinois. Au nombre de plusieurs. Pour s’y rendre, prendre le chemin qui y mène. Principales productions : les Chinois, le riz, la soie et l’antimoine.

Au mot d’antimoine, Joseph qui était républicain, leva la tête.

« A bas la calotte ! cria-t-il.

– Matelot Joseph ! hurla le palefroi, je vous colle aux fers ! »

Mais Joseph n’y alla pas car il ne serait pas resté de mousse pour carguer les voiles et balayer les cabinets.

Et l’on cingla vers les mers de Chine.

La pinasse était en plein océan, et Joseph qui roupillait dans le nid de pie entendit soudain des chants mélodieux s’élever de la mer. Il mit la tête au bord du nid et aperçut trois ravissantes sirènes qui exhibaient des seins tentateurs et des cheveux d’or fin en glapissant la dernière scie en vogue.

Elles ne virent pas Joseph. Il décida de leur jouer un tour. Saisissant un cabillot qui traînait il le jeta sur la tête de la plus jeune qui but un bon bouillon et ressortit crachant et soufflant. Il joua le même tour aux deux autres et quand elles furent bien en colère, Joseph appela Barthélémy et le palefroi qui faisaient une partie de lansquenet dans le carré des officiers.

Le palefroi, toujours galant, s’approcha de la lisse et dit :

« Alors, fichues femelles, y a quelque chose de cassé ?

– Voulez-vous jouer avec nous », ajouta aimablement Barthélémy avec un sourire gracieux.

Elles répondirent par une bordée d’injures telles que nous ne pouvons les reproduire ici.

Le palefroi rit d’un rire tonitruant et dit à Barthélémy : « Elles nous emmerdent.

– Tu as deviné ! dit Barthélémy. Mais où est donc Joseph ? »

Joseph se fendait la pipe comme une baleine. Mais il rigola moins quand il vit à l’horizon un gros nuage noir qui s’avançait avec une rapidité foudroyante. Barthélémy essaya de conjurer le maléfice par quelques passes savantes avec un harpon. Il faillit éborgner le palefroi et navra grièvement Joseph qui perdit une oreille dans l’aventure. Et le nuage creva sur lui et jamais ne vit-on homme plus mouillé.

Cependant la navigation se poursuivit sans autres avatars. Le douzième jour, ils capturèrent une grosse jonque où ne demeurait plus âme qui vive et prirent des canons, des munitions et du butin.

Ils parvinrent enfin en Chine.

A l’arrivée de la pinasse, les fils du ciel se pressaient en masse à l’entrée du port.

« Y en a trop ! mugit le palefroi. Déblayez ! »

Barthélémy et Joseph se précipitèrent aux pièces et en dix-neuf coups de canon, tuèrent trois Chinois.

Comme l’attitude des survivants semblait de moins en moins amicale, le palefroi commanda :

« Mouillez l’ancre. Et n’abîmez pas les écubiers (c’était une remarque de son cru). » Ce qui fit que Joseph et Barthélémy le regardèrent avec une admiration de plus en plus nuancée de respect. Heureusement cela ne dura pas et ils jetèrent l’ancre.

« Qu’est-ce qu’ils vont faire, demanda Joseph qui comme on l’a remarqué, brillait particulièrement par l’audace.

– Nous courir après ! dit le palefroi.

– Alors on s’en va, en somme ? demanda Barthélémy pensant avoir compris.

– Juste ! dit le palefroi et il commanda : Au cabestan. Et en vitesse. »

Trois minutes après, la pinasse était à deux lieues de la côte.

« Qu’est-ce qu’on fait ? dit Joseph.

– On va se grimer et revenir », dit Barthélémy. Mais le palefroi ne voulut absolument pas prêter sa casquette. Alors on lui fit des moustaches avec du bouchon brûlé, et Joseph et Barthélémy se déguisèrent en Chinois.

Ils revinrent au port et furent accueillis par des salves de coups de canons chinois. Puis une jonque s’avança vers eux. En les voyant le capitaine parut surpris.

« Excusez-nous, dit-il en chinois, on vous avait pris pour d’autres. »

Barthélémy qui parlait un peu le chinois, lui répondit en chinois qu’il valait mieux recevoir des coups de canon que rien du tout, ce qui était le comble de la politesse chinoise et ravit d’aise le mandarin à bouton d’acné assis sous un dais à l’avant de la jonque.

Alors ils débarquèrent et furent reçus avec beaucoup d’honneurs et conduits sur un sampan jusqu’à la cour de l’Empereur du Milieu (le roi des Apaches en somme). Ils emportaient leur coffre, ce qui leur permit d’acheter des tas de kilogs de sucre. Ils reprirent la mer un mois après, s’en furent dans une île déserte où ils se construisirent une maison, et vécurent heureux jusqu’au jour où ils commencèrent de s’ennuyer et partirent pour de nouvelles aventures, mais c’est encore loin.

 

Boris VIAN

1 Age probable 80 ans.
2 Les grands esprits se rencontrent. (Note de l’éditeur.)