CHAPITRE 1

Le 5 mai 1798, Girolamo, second fils de feu Antonio Pagliari et de Constanza née Grilli, prend pour femme Caterina, fille d’Antonio Rabotti-Tirolazzi, capitaine des cuirassiers du pape, et de Maria Anna, née Bianchi. Le mari est âgé de vingt-neuf ans, son épouse a vingt-sept ans. Tous deux appartiennent à la même petite ville de Frascati nichée à 20 kilomètres de Rome, sur le versant nord du Mont Cavo. Stendhal, dans ses Voyages en Italie, évoque ces lieux :

« Je suis établi depuis un mois à Castelgandolfo ; je passe ma vie sur les bords du lac Albano et à Frascati. Ce serait être injuste envers ces sites délicieux que de les décrire en moins de vingt pages… »2

Aux alentours, on produit un vin réputé depuis l’Antiquité et sur ces terres volcaniques, les familles appartenant à la noblesse romaine ont planté de merveilleux jardins et construit de somptueuses villas. Parmi ces familles se trouvent des Borghese, des Colonna, des Piccolomini, des Torlonia, des Cesarini-Sforza, des Aldobrandini.

Ni Girolamo, ni Caterina n’appartient à cette communauté. Même s’ils viennent d’une ancienne lignée de Tusculum, ville proche de Frascati, patrie de Caton et séjour de Cicéron, détruite au XIIe siècle par les Romains, ces Pagliari, ces Rabotti-Tirolazzi sont des bourgeois de Frascati. Des notables, il est vrai, mais qu’on devine souvent à court d’argent. Pourtant ils sont astucieux, possèdent des terres et des vignes en dehors des murs de la cité. Il y a parmi eux des « mercanti di campagna », entrepreneurs des grandes propriétés et pâturages appartenant à l’Eglise, aux communes ou à de riches propriétaires. Ils ne sauraient habiter les fermes et se livrer au rude travail des cultures, aussi confient-ils les exploitations agricoles à de miséreux intendants. Ils sont fidèles au pape et à l’Eglise à laquelle ils offrent un prêtre à chaque génération. Bientôt ils vont être touchés par la tourmente républicaine, par les révoltes, les guerres napoléoniennes et les bouleversements politiques en Italie.

En ce jour d’épousailles, c’est le chanoine Joseph Rabotti, frère de la mariée, qui officie dans la cathédrale de San Pietro de Frascati. La basilique est remplie de membres des familles Pagliari, Robotti-Tirolazzi, Grilli et Bianchi. Les amis et voisins se partagent le reste des bancs. Parmi eux, des Tranquilli, des Masi, des Seghetti, des Pelli, des Campoli. Joseph Rabotti vient de poser les questions rituelles auxquelles les jeunes gens répondent. Puis, tandis que les mariés se tiennent par la main droite, le chanoine bénit l’anneau que Girolamo glisse à l’annulaire de sa femme. Selon la coutume du temps, elle seule portera l’alliance. Caterina a revêtu le costume des Albanaises ou femmes des monts Albains, du nom de ces massifs volcaniques qui entourent Frascati, à savoir un corset de brocart, une large jupe bleue et sur la tête une toque de toile blanche pliée en quatre. La jeune femme a des traits fins et réguliers, une peau claire et une chevelure foncée, attributs que l’on retrouvera chez une de ses filles dont l’étonnant destin sera évoqué plus loin. Quant à Girolamo, nous savons que sa taille ne dépasse guère un mètre soixante, qu’il a un front haut, un visage régulier, une barbe et des yeux châtains. Son nez et sa bouche sont « classiques », son teint « vermillon »3. Bientôt il sera notaire et plus tard, responsable des archives notariales de Frascati.

Pourquoi Girolamo et Caterina ont-ils tellement attendu pour s’unir ? Parce que selon la coutume d’alors, seul Gaetano, frère aîné de Girolamo, avait le droit de se marier. Son épouse Marianne Reggi lui avait amené une dot substantielle, mais de dix ans plus âgée que Gaetano, elle ne lui a point donné d’héritier, raison pour laquelle Girolamo est autorisé à se marier. Sans doute fait-il un mariage d’inclination. Caterina ne semble pas amener à son mari d’autres biens qu’une modeste partie de la maison Rabotti4. Comment les jeunes gens se sont-ils rencontrés ? La cité n’est pas bien grande, il leur a été facile de se côtoyer lors des multiples célébrations religieuses.

Mais revenons à la cérémonie du mariage : la messe, dite en latin, se termine par la communion des mariés et des fidèles. Joseph Rabotti rend une dernière action de grâce puis toute l’assistance entonne le Kyrie. Pour terminer, le prêtre bénit l’assemblée qui s’agenouille, remplissant de craquements la basilique. Enfin Caterina et Girolamo, tournant le dos au bas-relief en marbre qui représente Jésus remettant les clefs à Saint Pierre, s’avancent dans la nef centrale, accompagnés du chanoine. Les voici qui franchissent le portique de l’église et s’immobilisent en haut des marches donnant sur la place. Aussitôt, ils sont entourés de leurs amis et de leurs familles qui se pressent pour les féliciter et les embrasser. Ce jour-là, de nombreux habitants flânent sur la place devant la cathédrale. Parmi eux, beaucoup de curieux car les Pagliari et les Rabotti appartiennent à l’élite de la cité. Mais il s’y mêle également une foule de gens du petit peuple en costumes pittoresques, formant un assemblage de couleurs vives. On remarque des hommes en culottes courtes nouées par des rubans, portant de larges chapeaux coniques à pompons vert et rouge et aussi des campagnards à la veste de velours bleue ou verte, un filet de soie retenant leurs cheveux. Les invités à la noce, suivis de mendiants, d’enfants, de chiens maigres, traversent lentement la place et se dirigent vers la Trattoria Campagna, l’auberge la plus fréquentée. On dit même que Goethe, amoureux de Frascati, y aurait habité en 17885. Après cela, il faut laisser les mariés, leurs familles et leurs amis se réjouir, goûter au repas de fête composé d’au moins six plats. Dehors la lumière est joyeuse. Le ciel au-dessus de Frascati a la couleur du bonheur. Et pourtant !

Au moment du mariage de Caterina et Girolamo se déroulent de graves événements politiques. L’Italie d’avant 1796 était divisée en un patchwork complexe de royaumes, de duchés et de républiques, parmi lesquels se trouvaient les Etats pontificaux, auxquels appartenaient Frascati et tous les Castelli romains6. Les divers Etats de la péninsule variaient considérablement les uns des autres par leurs codes, leurs structures économiques, leurs institutions administratives, leurs monnaies et leurs dialectes ; même les élites et les dynasties qui les gouvernaient différaient les unes des autres. Toutefois, l’Ancien Régime se fissurait déjà, par le besoin de changement qui s’observait dans le reste de l’Europe. En outre, les voyageurs étrangers qui venaient admirer les merveilles de la péninsule apportaient avec eux de nouvelles valeurs culturelles et sociales. Dans certains Etats d’Italie, le besoin de réformes se faisait sentir de manière pressante alors que dans d’autres, il était plus modéré et rencontrait une féroce résistance de la part de l’Eglise, des ordres religieux et de la noblesse qui craignaient de perdre leurs privilèges et leurs terres. Finalement, bien que plusieurs gouvernements lui eurent été hostiles, la Révolution française avait eu un profond impact sur le contexte politique de la péninsule.

En 1796, après avoir franchi les Alpes avec une armée et créé dans le nord la République cisalpine, Napoléon avait obligé les Autrichiens à évacuer le Milanais puis à signer le traité de Campoformio. Ses victoires avaient signifié le début du « Triennio révolutionnaire »7 dans la péninsule et le premier stade de la domination française. D’immenses sommes en or et en argent, de même qu’un grand nombre d’œuvres d’art avaient été transportées d’Italie en France. En 1798, alors qu’il quittait la péninsule pour se rendre en Egypte, Bonaparte avait laissé des troupes massées aux confins septentrionaux des Etats romains sous la direction du général Louis-Alexandre Berthier. Ce dernier, cherchant un prétexte pour entrer dans la Ville éternelle, le trouva lorsqu’un jeune général français de l’armée d’Italie, en séjour à l’ambassade de France à Rome, se fit tuer par les soldats du pape alors qu’il participait à une manifestation des républicains romains. Malgré toutes les excuses du gouvernement pontifical, l’armée française se mit en marche et s’empara, le 10 février 1798, de Rome et du château Saint-Ange. Quelques jours plus tard, la République romaine ou tibérine était créée sous les auspices de la France et la fin du régime papal était déclaré. Seuls les républicains et les patriotes montrèrent de l’enthousiasme. Sans être franchement hostile, le peuple romain ne participa guère à la ferveur générale. De plus, malgré les garanties offertes au pape Pie VI, ce dernier avait été contraint de quitter Rome, de se réfugier à Sienne puis à Florence avant d’être rattrapé et emmené en France où il mourra à Valence, en août 1799.

Que devient Frascati dans ces bouleversements ? Il semble que la petite ville soit devenue chef-lieu du département du Tevere. Au-dessus de la fontaine de la place San Pietro est érigé un arbre de la Liberté8. Comme cela arrive lors de changements de régimes politiques, il y a bien quelques vendettas privées, quelques rapines, mais point d’effusion de sang, point de grande démonstration. L’agitation républicaine est bien plus marquée à Velletri, cité voisine, où un groupe occupe le Palais de la ville, siège du « gouverneur perpétuel de la cité ». Un document officiel est rédigé, annonçant le précédent régime aristocratique déchu et un gouvernement républicain instauré. Là aussi, l’arbre de la Liberté est dressé sur la place, tandis que les citoyens se trouvent obligés de porter sur leur habit la cocarde aux couleurs républicaines, noire, rouge et blanche.

Les familles Pagliari et Rabotti ont-elles adhéré au nouveau système politique en vigueur à Frascati ? Ont-elles volontiers accepté un gouvernement républicain ? Certainement pas. En Italie, on avait considéré la Révolution française comme « la bête monstrueuse de l’Apocalypse »9. Les Rabotti et les Pagliari ont probablement accueilli les changements de régime de manière étonnée, prudente. Mais, lorsque de lourdes taxes imposées par les Français obligent les autorités à vendre les biens de l’Eglise et lorsqu’en juin 1798, un mois après le mariage de Girolamo et de Caterina, une nouvelle loi supprime les monastères, les abbayes et toutes sortes de congrégations laïques et religieuses dont les biens sont vendus au profit de la Nation, les Pagliari et Rabotti ressentent une profonde amertume. N’y a-t-il pas un chanoine dans chacune des familles ? Par ailleurs, comment ne pas s’insurger contre les ventes de propriétés des élites et de l’Eglise lorsqu’on sait que l’Italie possède une économie essentiellement rurale et que tant de foyers vivent du produit de la terre, depuis les mercanti dei campagna comme Gaetano, frère aîné de Girolamo, jusqu’aux fermiers et finalement jusqu’aux braccianti, ou tâcherons, qui se louent à la journée ?

Peu à peu, certains habitants des monts Albains vont se joindre aux pauvres des villes et des campagnes qui, encouragés par le clergé, se soulèveront dans toute l’Italie. A Frascati, on n’aime guère les Français, dont les troupes se livrent à des vols et des déprédations de toutes sortes, se nourrissent du produit de la terre et réclament de fortes dépenses militaires. On est attaché au Saint-Père. On voit son départ et son emprisonnement comme un acte grave.

Voici qu’en novembre 1798, le roi de Naples Ferdinand IV forme une coalition contre les Français et entre à Rome avec ses soldats en réclamant la libération de Pie VI. Le général français Championnet, dont les troupes sont éparpillées, est obligé de quitter Rome et de se retirer tandis que les Napolitains envahissent la Ville éternelle où, dans un premier temps, ils se font acclamer et, dans un deuxième temps, se font haïr du peuple en pillant musées, églises et bibliothèques. La peur se répand à Frascati. Craignant les brutalités des troupes napolitaines, les viols et les mesures de rétorsion contre les républicains et les patriotes favorables au nouveau régime, une partie de la population se réfugie dans l’église de Santa Maria in Vivario, la plus ancienne de la cité. Les saccages des troupes vont durer onze jours, au terme desquels le général Championnet, revenant avec des renforts, chasse les Napolitains de Rome et de ses environs et les poursuit jusqu’à Naples, où sera installée une république. Dès lors, dans les Etats pontificaux comme dans toute l’Italie, l’opposition aux Français et à leurs partisans républicains va aller en s’intensifiant. Dans le nord de l’Italie, les victoires de Suvorov10 contre les troupes françaises encouragent des soulèvements un peu partout dans la péninsule.

A Frascati, il n’y a pas de violentes émeutes ; mais suite aux très lourds impôts, aux dépenses militaires et aux actes de brigandage de toute nature, la situation économique est dramatique. Des bandits occupent les monts Albains et, plus au sud, les bandes napolitaines du célèbre Fra Diavolo se terrent, résistant à l’occupant français, ce qui rend toute excursion dangereuse. Il n’est plus possible pour les habitants de la ville de se rendre sur les hauteurs du mont Cavo pour admirer le vaste panorama, le dôme de Saint-Pierre de Rome, la mer avec ses minuscules bateaux transportant des cargaisons d’hommes et de marchandises.

Le 30 septembre 1799, après que les Français eurent quitté la Ville éternelle, la République romaine tombe. Le Triennio révolutionaire a vécu. Il n’a rien changé. En se retirant, les Français laissent non pas une nouvelle culture politique mais des groupes de républicains et de patriotes qui n’ont d’autres ressources que de se joindre aux voleurs, aux violeurs et aux transgresseurs.

Après leur mariage, Caterina et Girolamo se sont installés dans la maison Rabotti, qui fait partie de l’enceinte de la ville. A côté d’elle se dresse un édifice de structure ronde et solide, le Granario, appartenant aux anciens remparts et transformé au XVIIe siècle en grenier public. Des fenêtres du premier étage on aperçoit les marais pontins, cette plaine marécageuse, désertique et dépeuplée, semée de cavités remplies d’eau stagnante d’où monte une odeur pestilentielle. On y voit quelques habitations, des buffles au regard féroce traînant de misérables charrues. Les rares habitants de ces lieux abandonnés ont le teint jauni et marqué par la fièvre des marais, ou mal’aria. Frascati, perché sur les hauteurs, est protégé de cette insalubrité. Néanmoins, au plus gros de l’été, la sécheresse effrayante et l’odeur de ces lieux malsains contraignent les Frascatanais à se cloîtrer dans les maisons.

Le jeune couple Pagliari habite l’étage inférieur de la maison Rabotti tandis qu’Antonio et Maria, parents de Caterina, se trouvent au premier étage, avec quatre de leurs fils, dont le chanoine Joseph et Maria Felice Bianchi, la sœur de Maria Anna Rabotti. Dans les maisons voisines résident les familles Masi et Petoni, autres notables de Frascati.

Le 22 janvier 1799, Caterina, moins d’une année après son mariage, met au monde une petite fille : Anna, Maria, Hedwige, Paula, qui est baptisée à la cathédrale de San Pietro par l’archiprêtre Vidari. La marraine est la sage-femme Clementina Fallani. Chose étrange, le bébé est porté sur les fonts baptismaux quatre jours après sa venue au monde, ce qui n’est pas courant : les baptêmes se célèbrent dans les deux jours qui suivent la naissance. Des intempéries ont-elles retardé la cérémonie ? Ou y a-t-il un danger qui plane sur la ville et contraint les familles de Frascati à se replier dans leurs maisons ? Sans doute. Depuis que les finances des gouvernements se trouvent mises à mal par la guerre et par l’armée française, le banditisme a repris.

Trois semaines après la naissance d’Anna, Girolamo signe son premier acte notarié, une affaire de vente de cens entre son frère Gaetano et un certain Francesco Candiotti. La clientèle ne cessera de croître durant les années suivantes et se recrutera surtout parmi les familles Rabotti, Pagliari et Grilli. De plus, Girolamo est en charge des archives notariales de Frascati et devient chancelier du tribunal civil et criminel de la ville. Il ne gagne pas beaucoup. Les temps sont durs. L’argent se fait rare.

Bientôt, un second règne napoléonien va commencer en Italie. Sait-on à Frascati que Napoléon, ce diable d’homme, a dirigé une expédition en Egypte, s’est emparé d’Alexandrie, a écrasé l’armée des Mamelouks avant d’entrer au Caire ? Sait-on qu’à Aboukir, la flotte française a été anéantie par celle des Anglais, sous la conduite de Nelson ? Que Napoléon a envahi la Syrie, pris Jaffa et Gaza où il a commis de nombreuses atrocités ? Enfin, sait-on qu’après avoir subi une défaite à Saint-Jean-d’Acre, il a abandonné sur place les restes de son armée pour revenir en France ? Toutes ces rumeurs circulent. On craint l’homme et on a raison. A son retour d’Egypte, Napoléon, ayant trouvé en France une situation économique et politique catastrophique, a réussi à se faire nommer Premier consul et à imposer un régime autoritaire. Au mois de mai 1800, il fait passer le col du Grand-Saint-Bernard à 50 000 hommes, il affronte l’armée autrichienne, gagne de justesse une bataille à Marengo, écrase à la fin de l’année le plus gros des troupes autrichiennes à Hohenlinden et conclut avec l’Autriche le traité de Lunéville.

En Italie, après la mort de Pie VI, un nouveau pape est choisi en la personne du moine Chiaramonti, qui prend le nom de Pie VII. Ce dernier, on le verra, tiendra tête à l’usurpateur. Mais Napoléon, entre-temps, a rompu avec son passé révolutionnaire : il a compris qu’il allait avoir besoin de l’Eglise catholique puisque tant de chrétiens, en France comme en Italie, s’y rattachent. Peut-être espère-t-il aussi pouvoir mieux collaborer avec l’aristocratie et la bourgeoisie. Ces raisons l’amènent à négocier avec le pape un concordat faisant du catholicisme une religion d’Etat, à condition que les membres du clergé prêtent serment à son gouvernement et que ce dernier puisse nommer des cardinaux. Pie VII va mettre du temps à signer ce concordat. Mais on le dit fasciné par Napoléon. Il acceptera de présider le couronnement de l’empereur le 2 décembre 1804, à Paris.

Après le couronnement, les rapports entre le Saint-Père et Bonaparte vont être de plus en plus tendus. Il ne faut pas oublier qu’en janvier 1802, Napoléon avait établi la République italienne dans le nord de l’Italie et qu’il l’avait transformée en un royaume dont il était devenu roi. En 1805, il annexe à la France la Ligurie, puis la Toscane, Parme et Piacenza en 1808. La même année, Rome est occupée par le général français Miollis. Enfin, en 1809, certaines parties des territoires papaux, telles l’Ombrie, le Latium puis la Ville sainte le 10 juin 1809, sont annexées. Pour la seconde fois, le drapeau français se dresse au-dessus du château Saint-Ange. Le souverain pontife, qui perd de la sorte ses pouvoirs temporels pour lesquels il s’était courageusement battu, prépare une bulle excommuniant ceux qui l’ont dépossédé de ses biens. Cela a pour conséquence de le faire arrêter dans le plus grand secret par un gendarme français aux ordres de Miollis. Dans la cour du Quirinal, la résidence de Pie VII, campe un régiment de Napolitains placés sous les ordres du général Murat, pour le cas où les Français auraient besoin de renfort. Mais Pie VII n’oppose aucune résistance. Il se laisse emmener avec son secrétaire, le cardinal Pacca, dans une voiture dont on a cloué les persiennes.

L’émoi est grand à Rome et aux alentours. A Frascati, il faut une nouvelle fois loger tout un régiment de soldats napolitains aux couleurs éclatantes. Comme il n’y a pas assez de lits dans la cité, le maire, avec l’approbation du conseil, commande trois cents tables pour servir de couche aux militaires. Il est fort possible que ces derniers se livrent à des actes répréhensibles dans la petite cité. Heureusement la via Granara, sur laquelle se trouve la maison Rabotti, jouxte le grenier à blé près de la porte de la ville. Proche du palais épiscopal, lieu d’habitation de l’évêque, elle est patrouillée et protégée par des gardes municipaux.

Que deviennent Girolamo et Caterina dans tous ces bouleversements politiques ?

Le 22 mars 1801, Caterina avait donné naissance à une seconde fille : Maria Annunziata Antonia, baptisée le jour suivant dans la basilique de San Pietro par son oncle le chanoine Joseph Rabotti. Ce fut à nouveau Clementina Follani, marraine et sage-femme, qui présenta le bébé sur les fonts baptismaux. Deux ans plus tard, le 6 février 1803, une troisième fille était née : Agnès, Dorothea, Angelica, Juliana, baptisée le jour suivant dans la cathédrale de San Pietro, toujours par l’oncle Joseph Rabotti et présentée, comme ses sœurs, par la sage-femme Clementina Follani.

Après la naissance de leurs trois filles, l’année 1805 avait été marquée pour Girolamo et Caterina par la naissance le 22 mai de leur fils Antonio Camillus Paschallis Caietanus, baptisé lui aussi dans la cathédrale par Joseph Rabotti et présenté sur les fonts baptismaux par Clementina Follani. Moins d’une année plus tard, une nouvelle fille venait au monde11 : Victoria Julia Gertrude, baptisée de la même manière que ses sœurs et frère. Enfin, en 1807, 1808 et 1809, la famille s’était encore agrandie de 3 petites filles : Margerita Columba, Clotilde Maria Adelaïde Xaveria Zephirina, et Luisa.

Comment nourrir toutes ces bouches ? En 1809, Girolamo refuse de prêter serment à l’empereur des Français et perd de la sorte ses fonctions de notaire, de chancelier du tribunal civil et criminel et son poste d’archiviste. Quelle imprudence de la part d’un homme qui a la charge d’une pareille famille ! Plusieurs versions, cependant, spéculatives ou déductives, ont couru sur ce refus de prêter serment. En réalité, Girolamo a de la difficulté à comprendre les nouveaux systèmes administratifs, juridiques et fiscaux. Le code civil introduit par Napoléon dans la péninsule est calqué sur le modèle français : il abolit la structure féodale, disperse le gouvernement des prêtres pour introduire une organisation centralisée assurée par des fonctionnaires, préfets, sous-préfets, et par des chanceliers de district. La plupart sont mal préparés pour un tel emploi et la majorité des honnêtes gens refusent ces places ou abandonnent leur fonction.

Girolamo est intelligent. Rusé. Il pourrait se renseigner, ou, comme d’autres, ne rien changer à ses pratiques juridiques mais il entend clamer fort son appartenance à l’Eglise dont beaucoup de membres refusent, eux aussi, de prêter serment, faisant pression sur les laïcs en les menaçant d’excommunication. D’ailleurs le pape, toujours prisonnier à Savona, humilié, délaissé et maltraité, appelle son peuple à boycotter le système gouvernemental de la puissance occupante. Son rôle de martyr et ses encouragements à la résistance silencieuse invalident le système juridique mis en place par les Français et minent la confiance en leur nouvelle administration. Même les plus pauvres, les moins bien payés, tels les douaniers ou les balayeurs de Rome, refusent le serment, tout comme les membres de grandes familles auxquels certaines tâches avaient été assignées par le nouveau régime. L’expérience de la république avait été, pour les Romains et les habitants des cités avoisinantes, dramatique. On se souvient des pillages, des temples profanés, des moines et religieuses chassés de leurs couvents, des répressions barbares. On déteste les Français. Le refus de les servir va persister jusqu’en 1814.

Ainsi Girolamo n’est pas le seul Pagliari à éviter de se compromettre avec le nouveau gouvernement. Par une série de lettres de 1810, on apprend que Filippo, son frère cadet, capitaine des cuirassiers du pape, est amoureux de la jeune Elisabetta Casini, habitant un village proche. Elisabetta est gracieuse. Elle aime en retour Filippo mais ne dispose d’aucune dot. A moins de trouver une aide financière, le mariage ne peut se faire. Filippo a une idée : pourquoi ne ferait-il pas une demande de dot au préfet de Rome ? Les Français travaillent tant à se faire apprécier. Et puis, on dit que Napoléon a toutes sortes de beaux projets pour la Ville sainte et ses alentours. Qu’il est prêt à distribuer au peuple ses bienfaits. Filippo présente sa requête à une commission nommée par l’empereur12 pour obtenir la dot d’Elisabetta. La commission délibère à vote secret et recommande au préfet de Rome d’attribuer une somme de 600 francs, les jeunes gens étant « d’excellentes mœurs et contents de se marier ». Le préfet donne son accord et le maire de Frascati reçoit Filippo qui signe un reçu pour la somme de 600 francs.

Le mariage est fixé au 3 mai. Toute la ville sera en liesse puisqu’on a l’habitude de fêter ce jour-là Saint Filippo et Saint Giacomo, mais le futur marié s’entend dire que l’argent lui sera remis dans la basilique le 2 décembre, jour anniversaire du couronnement de Napoléon, et ceci en présence de tous afin d’encourager le peuple à aimer l’empereur. Filippo refuse. Accepter l’argent en public dans la cathédrale aurait pour conséquence de le faire excommunier de l’Eglise. Il serait éventuellement d’accord de recevoir le don en privé et sans publicité. Le maire, indigné, écarte la proposition de Filippo, qui s’empare du reçu et le déchire avec rage.

« Une opposition si manifeste au Souverain qui donne en bienfaisance une dot ne mérite aucun égard », écrit le maire de Frascati au préfet de Rome ; « je serais donc de l’avis, plutôt que de le donner à Pagliari, de donner les 600 francs à un des nombreux (jeunes) qui ont concouru pour bénéficier de la dite bienfaisance et qui se sont déjà mariés ou bien de les rendre tels quels au Gouvernement afin qu’il trouve un meilleur emploi pour cet argent ».

Filippo n’épousera pas Elisabetta. Impulsifs, les fils Pagliari ! Prompts à se mettre en colère. Exigeants. Il y en a même un, Giovanni Battista, frère cadet de Girolamo, qui en janvier 1794 et à la suite d’une dispute, avait donné un coup de couteau à un certain Matteo Cherubini. Ce dernier étant mort des suites de sa blessure, sa mère, la veuve Maria Giovanna Cherubini, ses soeurs et leurs époux, avaient signé devant le notaire Francesco Tranquilli, un acte de pardon :

« … selon l’Enseignement Divin […] pour suivre l’enseignement de Notre Seigneur Jésus Christ qui par l’amour de Dieu pardonne à ceux qui le crucifient, [ont] donné leur libre consentement à l’absolution de Giovanni Battista Pagliari et la cassation et l’abolition de toute plainte déposée contre lui dans n’importe quel Tribunal et Curie et même Fisc, de quelque manière qui soit ».

Ainsi se réglaient les assassinats du temps des bons papes.

Mais revenons à Girolamo. Il semble, d’après les archives de la commune, qu’il ne signera plus un seul acte notarial entre 1810 et 1814 et qu’il fera une demande de location pour la vermicellaria13. Il se portera également candidat pour la location et la gérance des deux fours de Frascati, et pour le droit à percevoir la « gabelle »14 sur la mouture des céréales. L’attribution de ces trois postes se fait par vente aux enchères, en utilisant une bougie. Au moment où elle s’éteint, le plus offrant peut bénéficier de la location du poste. Au terme d’une série d’enchères houleuses, durant lesquelles Girolamo fera monter les prix, il obtiendra finalement la majorité des attributions. Est-ce prudent de sa part, lui qui n’a pas de quoi payer ces différentes locations ? De plus, est-il qualifié pour ces tâches ? On en doute. Girolamo ne réussira pas à se créer une nouvelle situation, ni à se procurer un gagne-pain satisfaisant pour nourrir les siens. D’ailleurs, contrairement à son frère Gaetano15, géant à la barbe rousse, favorisé par une bonne situation financière due à sa femme et qui n’a pas renoncé à ses charges publiques de conseiller puis d’adjoint au maire, Girolamo ne trouve pas vraiment sa place dans la communauté. Il entend avoir toujours raison, trouve normal qu’on se plie à ses désirs, attend beaucoup de son entourage. Occupé à se faire valoir, il ne songe pas aux conséquences de ses actes. Il a des dettes un peu partout. Il n’a pas payé la location de la chancellerie ni celle des archives. Il a emprunté la somme de cent scudi à son voisin Masi et probablement tout autant à Giovanni Francesco, l’un de ses beaux-frères16. Que vont devenir les siens ?

Le 4 avril 1810, le chanoine Joseph Rabotti, accompagné de Filippo Pagliari, se présente devant Luigi Campoli, maire de Frascati, pour annoncer le décès de la petite Clotilde Pagliari, âgée d’une année et demie, fille de Caterina et de Girolamo. Le chagrin de Caterina est immense. Sa vie à côté d’un époux rigide, égocentrique et irréaliste, est déjà si difficile ! Faut-il de surcroît abandonner à la terre une jeune innocente, belle comme un petit astre ? La jeune mère ne sait pas que le pire est encore à venir.


2 Voyages en Italie, 1er octobre 1817, La Pléiade, Gallimard, p.582.

3 Archives communales de Frascati. Recensement 1802-1803.

4 Nul contrat de mariage n’a jusqu’ici été trouvé, ni dans les archives communales ni dans les nombreuses archives notariales consultées.

5 Voyage en Italie. « Je suis à Frascati : c’est un paradis ». De la villa Aldobrandini où il a séjourné, il a écrit : « Je ne peux pas décrire d’aucune manière ma vie. Je suis trop heureux. »

6 Un groupe de communes dans la province de Rome comprenant les Collines Albaines et une douzaine de cités : Marino, Rocca di Papa, Ariccia, Albano, Velletri, Castelgandolfo, Grottaferrata, etc.

7 Trois ans pendant lesquels des gouvernements révolutionnaires remplacèrent les anciens régimes et durant lesquels la domination française commença.

8 Un mât orné de festons floraux, peint aux couleurs nationales et surmonté d’un bonnet phrygien, symbole de la Révolution.

9 Louis Madelin, La Rome de Napoléon. La domination française à Rome de 1809 à 1814, Plon-Nourrit et Cie, Paris, 1906.

10 Commandant les troupes russes et autrichiennes.

11 Le 24 avril 1806.

12 Composée de deux maires, d’un juge de paix et de deux curés.

13 Lieu où on fabrique les pâtes.

14 Un droit communautaire, sorte d’impôt.

15 Gaetano est « Camerlinge » de l’Université des éleveurs de bœufs ; il lutte en 1810 contre une invasion de sauterelles.

16 D’après le testament de Maria Anna Rabotti, mère de Caterina. Rome, AS, 30 notai capitolini, Uff.2, 1813.