Dans toute l’Italie, la situation économique se détériore de jour en jour. L’exaspération de ses habitants ne cesse de croître. A Frascati comme ailleurs, les taxes ont saigné la population tandis que la conscription a fait partir beaucoup d’hommes, enrôlés dans les guerres napoléoniennes sous la contrainte et les menaces. Seuls les membres du clergé et les hommes mariés échappent au recrutement, avec ceux qui ont déserté l’armée et se sont transformés en hors-la-loi. Ils se cachent alors dans les monts Albains, vivent de banditisme et sont fréquemment protégés par les villageois. Les plus jeunes frères Pagliari ou Rabotti sont-ils allés prêter main-forte aux déserteurs ? Leurs familles ont-elles payé quelqu’un d’autre pour rejoindre à leur place les forces armées ? Ce n’est pas impossible.
Si la colère des Italiens est liée aux charges fiscales accablantes, aux séquestrations de biens, à la conscription, elle est tout autant exacerbée par l’exil du pape qui se prolonge depuis 3 ans. Le souverain pontife est vénéré. Même s’il a régné, jamais il n’a vraiment gouverné et surtout, jamais il n’a voulu réformer les lois et les habitudes. Sa fortune, immobilisée dans les établissements ecclésiastiques, les hôpitaux, les bibliothèques et surtout dans les terres, est immense. Il a beaucoup donné. Il a pris soin des malades, a fait distribuer le pain aux portes des couvents. Envers les malfaiteurs il s’est montré plein de mansuétude. Et maintenant, on le sait, le Saint-Père est malade et très amoindri. Il manque de soins, de saine nourriture italienne. Il est constamment épié, menacé. De Savona, on l’a transporté à Fontainebleau près de Paris, Napoléon craignant un débarquement des Anglais sur la côte ouest de la péninsule.
A partir de janvier 1812, Bonaparte commence à mobiliser un grand nombre de troupes. Parmi elles des Allemands, des Italiens, des Suisses, des Hongrois, des Polonais, des Hollandais, des Autrichiens et des Bavarois. Au moins 650 000 hommes. Le projet de l’empereur ? Battre les deux armées du tsar puis s’emparer de Moscou. Mais a-t-il songé à l’immensité russe, avec ses plaines sauvages et ses marécages ? Est-il au courant des écarts de température, de la chaleur torride en été, du froid glacial en hiver ? Sait-il que l’eau des campagnes est rare, insalubre ? Enfin, connaît-il le courage et l’endurance des soldats russes prêts à mourir pour leur patrie et qui, avec une opiniâtreté barbare, préféreront brûler leurs vivres et leurs réserves plutôt que de les laisser aux Français ? Certes non. Voici que la longue marche à travers la Russie, derrière les troupes russes qui s’éclipsent devant les batailles, tourne au cauchemar. Tant d’hommes de Frascati et des petites villes des monts Albains font partie des unités d’artillerie et d’infanterie qui se battent en Russie. Plusieurs habitants des Etats pontificaux appartiennent à la prestigieuse cavalerie du roi de Naples, le bouillant Murat. Le 6 septembre 1812 à la bataille de Borodino, il perdra 15 000 chevaux et d’innombrables soldats. Combien reviendront dans leur village ou leur cité, blessés, estropiés, évoquant les vicissitudes de la terrible campagne, les incendies, la faim, la soif, les attaques féroces des cosaques et les horreurs de la retraite ! Le nombre de familles pleurant un fils, un frère, un parent, est élevé. Et le plus dur est que jamais on ne retrouvera leurs dépouilles, reposant quelque part dans une plaine sans limite.
Tandis qu’à Frascati, on déplore la disparition des jeunes soldats enrôlés de force dans la Grande Armée, le malheur n’épargne point la famille Pagliari-Rabotti.
Le 11 février 1812, le chanoine Gasparre Pagliari et Saverio Rabotti, oncles paternel et maternel de la petite Margherita Pagliari, fille de Caterina et de Girolamo, se présentent devant le préfet Luigi Campoli, pour faire part du décès de la fillette, âgée de 5 ans.
Le 26 mai 1812, le chanoine Gasparre Pagliari et son frère Filippo viennent annoncer au même Luigi Campoli la mort de Luisa, âgée de 3 ans, dernière enfant de Caterina et de Girolamo.
Saurons-nous jamais de quoi sont mortes Clotilde, Margherita et Luisa ?
Comme si le malheur n’avait pas assez frappé la famille Pagliari, voici que le 24 août 1812, Caterina meurt elle aussi, survivant de peu à Margherita et à Luisa. Elle est âgée de quarante-deux ans. Cette fois-ci, Girolamo se présente lui-même devant Luigi Campoli, accompagné de son beau-frère Saverio Rabotti, pour annoncer le décès de sa tendre épouse. En dix ans, Caterina avait mis au monde huit enfants !
Après la mort de sa femme, Girolamo et les siens sont anéantis. Comment venir à bout des multiples tâches ménagères ? Qui s’en ira chercher l’eau à la fontaine sur la place devant la basilique San Pietro ? Qui s’en ira cuire le pain au four « du dessus » ou au four « du dessous » ? Girolamo n’est pas en mesure de garder la servante Cajetana Pallina. C’est Anna, sa fille aînée de treize ans, qui se charge des besognes domestiques et des soins aux plus jeunes enfants Pagliari. Maria Anunziata, la seconde des filles, participe également aux tâches ménagères. Pourtant elle lit, elle écrit, tout comme sa mère, tout comme sa grand-mère Maria Anna. Cette dernière, qui habite au second étage de la maison Rabotti avec plusieurs de ses fils, tente d’apporter son aide à la famille de Girolamo. Elle vient de perdre son unique fille, mais sa foi demeure inébranlable. Maria Anna est l’âme de la famille, la gardienne des traditions religieuses. Dans la cité, elle a joué un rôle de sage-femme. On la demandait souvent auprès des futures accouchées ou des malades de toute espèce. Pour gagner quelque argent, elle avait aussi travaillé comme lavoniera domestica17 dans les villas patriciennes de Frascati. On doute qu’elle ait accepté de s’occuper du linge des Français ! Elle est dure à la besogne, Maria Anna. En 1810, elle rédige son testament. De sa main : son écriture est celle d’une femme pleine de tenue, de dignité, dotée d’une forte personnalité et d’un noble caractère. Une sacrée carrure, cette Maria Anna ! Un modèle pour la jeune Maria Annunziata dont elle ne manquera pas d’influencer la personnalité.
Hélas ! Girolamo continue de s’endetter. Au début de l’année 1813, il n’a pas le courage de célébrer a Befana, cette fête païenne qui se perpétue depuis l’époque romaine. La Befana, sorcière plus ou moins aimée qui, dans la nuit du 5 au 6 janvier, vole à califourchon sur un balai en apportant aux enfants des cadeaux, semble avoir oublié les petits Pagliari. D’ailleurs, ils pensent à tout autre chose en ce début d’année. Leur grand-mère est malade, gravement malade, et leur père ne cesse de s’apitoyer sur sa triste destinée. Qui veillera sur eux ?
Voici que le 9 mars 1813, à deux heures du matin, Maria Anna Rabotti, cette femme admirable et courageuse qui a donné à la communauté un prêtre et un médecin, meurt à l’âge de soixante-seize ans dans la maison de la Porta Granara. A-t-elle été assistée par son fils préféré, le chanoine Joseph Rabotti ? A-t-il célébré l’office aux mourants ? Il semble que non : Joseph n’est plus mentionné sur aucun acte ou document pendant au moins trois années. Peut-être fait-il partie de ces prêtres qui, ayant refusé le serment au gouvernement, ont dû fuir ou se départir de leur charge cléricale. Ce sont donc Giovanni Francesco et Saverio Rabotti qui viennent annoncer la mort de leur mère à Carlo Capodagli, le nouveau maire de Frascati.
Suite à la désastreuse année 1812, Bonaparte, rentré en France, choisit de rendre visite à Pie VII, cet homme qu’il avait fait enlever du Quirinal en juillet 180918 et qu’il n’avait pas daigné aborder durant sept années, ce chef de l’Eglise catholique universelle qui se languissait de sa chère Ville sainte, ce Bon Père à qui on faisait subir toutes sortes d’humiliations. En janvier 1813, avec son épouse Marie-Louise et leur fils, Napoléon rencontre le souverain pontife et lui propose pour la seconde fois un concordat d’après lequel Pie VII abandonnerait la plupart des Etats de la papauté à la France en échange de son retour à Rome. Affaibli, émacié, le chef de l’Eglise, dans un premier temps, signe ledit concordat. mais se rétracte trois jours plus tard, ce qui lui vaut de croupir une année de plus dans sa prison19.
Après la débâcle de la Grande Armée en Russie, Napoléon, oubliant les horreurs de la campagne durant laquelle d’innombrables soldats, officiers et chevaux avaient disparu, rassemble une nouvelle armée formée de jeunes conscrits. En avril 1813, on le retrouve à Erfurt à la tête de ses troupes tandis que les forces alliées, composées de Russes et de Prussiens – ces derniers venant de signer une alliance avec la Russie –, se dirigent vers Dresde sous le commandement en chef du général Koutousov, accompagné du tsar Alexandre Ier. Cependant, Koutousov n’arrive pas à Dresde. Très affaibli, il meurt le 28 avril à Bunzlau, alors province prussienne de Silésie20, tandis que le tsar, pour contrer l’avance de Napoléon qui se trouve déjà à Weimar, le remplace par le général Wittgenstein.
Fin avril, sous les acclamations de la population, Alexandre Ier entre à Dresde accompagné du roi Frédéric-Guillaume de Prusse, puis quitte la ville pour rejoindre ses régiments aux prises avec les Français à Lützen. Russes et Prussiens ne sont pas encore habitués à combattre côte à côte. Quant à leurs chefs, ils ne s’entendent pas sur les stratégies à adopter. Les troupes alliées essuient alors une défaite et doivent se retirer. A Bautzen, elles tentent de s’opposer à l’avance française avec une armée de 100 000 hommes et subissent une seconde défaite tandis que Napoléon reprend la ville de Dresde pour y installer sa base. Après cela, une trêve est signée entre les deux armées, trêve qui va permettre au chancelier autrichien Metternich de libérer son pays de l’alliance avec Bonaparte et aux troupes russes, sous le commandement de Barclay de Tolly, de se réorganiser en Bohême, alors terre autrichienne.
Dans la seconde partie du mois d’août 1813, parce que l’Autriche est enfin entrée dans la coalition entre alliés, les hostilités reprennent. Napoléon trouve assemblées contre lui la Russie, la Prusse et l’Autriche, auxquelles s’ajoutent la Suède et la Bavière. Le grand quartier général de l’armée alliée, qui se trouve à Prague, se déplace vers Dresde avec le projet d’encercler la ville. Le 25 août 1813, les troupes de la coalition sont autour de la cité; la décision d’attaquer est cependant retardée par de nouveaux conflits de stratégie et par la lenteur du prince Karl von Schwarzenberg à qui le tsar a confié le commandement suprême de toute l’armée21. Le 26 août est tentée une attaque de la ville mais Napoléon, qui s’était trouvé en Silésie les jours précédents, arrive à Dresde avec de nombreux renforts. C’est alors que le prince von Schwarzenberg donne l’ordre aux alliés de battre en retraite et de se retirer de Dresde à Teplitz en trois groupes, utilisant des routes différentes pour se rendre en Bohême.
Hélas, au-dessus de Dresde, près de Königstein, Napoléon a posté un des généraux français les plus téméraires et les plus brutaux de la Grande Armée : le général Vandamme. Positionné comme il se trouve, il est en mesure de couper la retraite des alliés vers la Bohême et de détruire l’aile droite de l’armée de coalition. Le 26 août, avec 100 000 hommes, il traverse l’Elbe à Königstein, malgré la résistance des 13 000 hommes du prince Eugène de Wurtemberg qui réussissent à retarder Vandamme durant toute une journée. Après cela, manquant d’appui, le prince de Wurtemberg est contraint de se replier. Cependant, il faut à tout prix empêcher les Français de le devancer, lui et le flanc droit de l’armée alliée, sur la route qui mène à Teplitz. Avec le général Barclay de Tolly en charge des troupes russes, et avec le prince von Schwarzenberg qui commande toutes les troupes alliées, Alexandre Ier tient un conseil de guerre. Le tsar est perspicace. Le premier, il saisit le danger que court l’armée en train de se retirer en trois groupes vers la Bohême. Elle risque d’être prise en tenaille entre les troupes de Vandamme et celles de Napoléon, qui pour le moment est encore à Dresde. Le tsar prend alors la décision de s’opposer de toute urgence à l’avance de Vandamme en envoyant du renfort au prince Eugène de Wurtemberg et en confiant l’aile droite des forces à une personne de son choix. La sauvegarde de l’armée en dépend. Mais qui peut se charger de cette tâche impossible ?
« Je veux que le comte Ostermann aille sans délai s’opposer aux progrès de l’ennemi ! » 22 déclare Alexandre Ier.
Barclay et Schwarzenberg s’étonnent : le général Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï est sans régiment. En août 1813, il ne fait que suivre le tsar et son quartier général en tant qu’aide de camp, suppliant qu’on lui accorde un commandement. En outre, il a été blessé à l’épaule trois mois auparavant durant la bataille de Bautzen, où, avec une balle dans le corps, il a encore combattu pendant quatre heures. Quelles raisons Alexandre Ier aurait-il de lui confier l’aile de l’armée proche de Königstein avec la mission d’arrêter Vandamme ?
Sans doute le tsar estime-t-il qu’Ostermann-Tolstoï est un des généraux capables de faire un miracle et de sauver l’armée alliée. C’est alors que Barclay de Tolly, qui dirige l’armée russe, aurait dit à Ostermann-Tolstoï :
« Mon cher Ostermann, l’empereur veut que vous alliez sans délai vous opposer aux progrès de l’ennemi sur l’extrême droite.
– Fort bien, mon général ; mais où sont les régiments, où est le corps qui sera sous mes ordres ?
– Le duc Eugène de Wurtemberg se trouve avec sept bataillons d’infanterie vers Königstein ; allez et faites-vous tuer seul, vous n’aurez pas d’autre secours. »
Ainsi, le 26 août vers quatre heures de l’après-midi, le comte Ostermann-Tolstoï se présente devant Eugène de Wurtemberg, accompagné d’un aide de camp. Il tend au duc le billet du tsar par lequel le souverain lui confie le commandement de toutes les forces de l’aile alliée droite près de Königstein, mais le prince ne veut pour rien au monde en céder le commandement. Ostermann tente de le raisonner :
« Mais mon Prince, c’est la volonté de notre Maître. Il ne plaisante pas, comme vous savez ; au reste, ne craignez pas de vous voir enlever la gloire ; tous les honneurs du succès appartiendront à vous seul, et, en cas de revers, je prendrai toute la responsabilité sur moi… ».
Deux jours plus tard, Alexandre Ivanovitch et Eugène en sont toujours à se quereller tandis que Vandamme s’approche avec des renforts et disperse les bataillons du duc de Wurtemberg.
« Eh bien, Altesse, qui est-ce qui commande ? demande le comte Ostermann.
– Votre Excellence, Votre Excellence », répond le prince sur-le-champ.
Qui est Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï ?
Né en 1771 dans une famille russe très ancienne, il a grandi à Saint-Pétersbourg dans une ambiance militaire. Son père, le dur et maussade Ivan Matvéiévitch, était colonel d’artillerie tandis que sa mère, Agrippine Bibikova, femme douce et tendre d’ascendance tatare, était fille et sœur de généraux. Sa formation militaire, Alexandre Ivanovitch l’avait accomplie dans le fameux régiment Préobrajenski de la garde impériale. A treize ans, il avait été enrôlé dans l’armée comme enseigne. A dix-huit ans, il était en Moldavie et en Bessarabie. Promu sous-lieutenant au début de l’année 1789, il avait pris part à la campagne contre les Turcs sous le commandement de Souvorov. En 1790, la prise d’Ismaïl23, avec ses massacres et ses carnages, laissa au jeune militaire alors âgé de vingt ans un goût affreux. On disait à ce moment-là qu’il y avait tellement de cadavres turcs dans le Danube que les soldats russes refusaient d’en manger les poissons.
Grâce à ses exploits, à son courage et peut-être aussi grâce aux faveurs de l’impératrice Catherine II, la carrière du jeune militaire n’avait cessé de progresser.
En 1791, il fut nommé lieutenant. En 1793, lieutenant-colonel. En 1796, colonel.
Le 1er février 1798, Alexandre Ivanovitch devint général-major, titre qu’on modifia deux mois plus tard en « conseiller d’Etat actuel » pour le nommer aux Affaires extérieures, probablement sur ordre du tsar Paul Ier. A la mort de ce dernier, il retrouva son titre de général-major dans l’armée.
A ce moment-là, Alexandre Ivanovitch était doté de peu de moyens financiers. Cependant, il était l’arrière-petit-fils d’André Ostermann24 qui fut secrétaire du tsar Pierre Ier, nommé baron en 1721 et bientôt appelé à partager avec le comte Golovkine la direction des Affaires étrangères. Grand homme d’Etat, politicien de génie, habile diplomate, André Ostermann négocia plusieurs traités de paix qui permirent à la Russie d’obtenir de nouvelles possessions. Sous Catherine Ire, il fut nommé vice-chancelier et précepteur du grand-duc Pierre, puis comte sous l’impératrice Anne, puis grand amiral de l’Empire sous le jeune tsar Jean VI. Mais subitement tombé en disgrâce sous le règne de l’impératrice Elisabeth, il se vit enlever fortune et titres et envoyé en Sibérie avec sa famille, où il mourut en 1747. Sa tombe se trouve à Bérézove, au nord de la Sibérie occidentale. A l’avènement de Catherine II, Fjodor et Ivan Ostermann, fils d’André, furent réhabilités et retrouvèrent leurs biens de même que leur titre de comte.
C’est en 1796 qu’Alexandre Ivanovitch Tolstoï fut choisi comme héritier et successeur de leur nom de famille par ses grands-oncles Fjodor et Ivan, tous deux sans enfant. Ils lui laissèrent leurs colossales fortunes et de très grands domaines dans les régions de Moscou, de Saint-Pétersbourg, de Moghilev et de Riazan, à la condition qu’il fît précéder le nom de Tolstoï par celui d’Ostermann. Alexandre Ivanovitch fut autorisé par Catherine II à modifier son nom de famille et à porter le titre de comte, hérité de ses oncles. La chance continua à le favoriser car en 1799, à l’âge de vingt-huit ans, il épousa la princesse Elisaveta Alexeevna Galitzine, fille du prince Alexis Borissovitch et de la princesse Anne Gueorguievna, héritière d’une grande fortune et de milliers de serfs. Autrefois pauvre et démuni, le jeune et brillant militaire se trouva tout à coup possesseur de biens considérables.
Entre 1805 et 1807, le comte Ostermann-Tolstoï, cette fois-ci avec le rang de général-lieutenant, entra au régiment Préobrajensky et dirigea toute l’infanterie de la 1re division de la Garde. Dès lors il participa aux principales batailles contre Napoléon.
Reconnu comme un des plus vaillants généraux au service du tsar, il combattit à Pultusk en décembre 1806, à Preussisch-Eylau en février 1807 où il commanda la deuxième division et toute l’aile gauche de l’armée russe. Après Guttstadt, il fut blessé à la jambe à Friedland en juin 1807. Ostermann fut alors mis à la retraite. Mais il reprit du service en 1812, lors de la guerre patriotique. En juillet de la même année, il défendit avec opiniâtreté l’approche de Vitebsk et en septembre 1812, participa à la bataille de la Moskowa (Borodino) en commandant le 4e corps d’infanterie de la 1re armée. Il avait la réputation de ne jamais abandonner le terrain aussi longtemps qu’il était possible de résister, ainsi que l’évoque le général Yermolov dans ses Mémoires :
« Le commandant en chef25 devait envoyer plusieurs régiments de cavalerie, ainsi qu’un corps d’infanterie, pour aller au-devant de l’ennemi. Je lui proposai le général et comte Ostermann-Tolstoï, qui s’était distingué par sa galanterie et par sa ténacité dans les batailles pendant la dernière campagne. Nous avons besoin de généraux qui peuvent attendre l’ennemi et ne pas être effrayé par lui. Ostermann26 était exactement un tel général… »
Dans l’action, le général Ostermann-Tolstoï montre un calme exemplaire. Quand la pression de l’ennemi devient insupportable et que les soldats gisent déchiquetés par les canons français, les viscères répandus sur le sol, il se tient immobile sur son cheval et se sert d’une prise de tabac. A la fois sévère et bienveillant, le comte Ostermann-Tolstoï est un chef charismatique aimé de ses troupes. Avec cela, grand, mince, bel homme, des traits fins et marqués, des yeux noirs, un teint sombre et un nez d’aigle : un vrai héros romantique.
« A certains égards, Ostermann-Tolstoï était un homme admirable. Ce grand patriote abhorrait ce qu’il avait considéré comme une humiliation de la Russie à Tilsit. Cultivé, parlant couramment le français et l’allemand et appréciant beaucoup la littérature russe, il était d’une bravoure exceptionnelle. Il veillait également à la nourriture, à la santé et au bien-être de ses hommes. Il partageait leur goût pour la kacha de blé noir et était aussi endurant que les plus chevronnés de ses grenadiers ».27
« Vêtu d’un seul uniforme, il passait souvent les régiments en revue par un grand froid et par un gel extrême. C’était une nature de fer au physique comme au mental. En ce qui concerne la nourriture il était extrêmement frugal ; il ne s’accordait qu’exceptionnellement une coupe de champagne à table. Il ne supportait pas les mets délicats et surtout pas les gâteaux. Il aimait l’épaisse kacha de sarrasin, à tel point que, vivant (plus tard) en Italie, il faisait venir de Russie du gruau de sarrasin ».28
Pendant les échanges houleux entre le général Ostermann-Tostoï et Eugène de Wurtemberg, échanges qui se termineront par la soumission complète du jeune duc aux ordres du comte29, l’armée des alliés entame sa retraite vers la Bohême en trois groupes avec des parcours établis qui vont être modifiés par certains généraux, parce qu’ils les trouvent impraticables et dangereux. Ainsi en est-il de Barclay, commandant en chef de l’aile droite de l’armée qui doit se retirer en prenant la route Dresde-Teplitz, et qui choisit d’ignorer les ordres et de se replier à travers les montagnes et les défilés des Erzgebirge. La plus grande menace reste toujours le général Vandamme. En suivant la route de Teplitz, il pourrait arriver en Bohême avant les régiments russes et prussiens et bloquer les défilés dans lesquels se trouve une grande partie de l’armée de coalition, de même que le tsar Alexandre Ier.
Le 28 août, après de nombreux ordres et contrordres, après plusieurs combats, les forces d’Eugène de Wurtemberg, d’Ostermann et du général Yermolov, qui ont suivi la route de Teplitz, parviennent à Kulm en Bohême, de l’autre côté des Erzgebirge. Aux environs de cette petite ville aura lieu l’affrontement entre les Français d’un côté, les Russes et les Prussiens de l’autre30. Le roi de Prusse, déjà à Teplitz, réalise le danger que représentent les troupes françaises arrivant en Bohême tandis que le gros de l’armée alliée se trouve encore dans les montagnes dans une situation critique. A ce moment-là, le roi de Prusse donne l’ordre au général Ostermann-Tolstoï de bloquer à tout prix Vandamme, avant qu’il ne parvienne à Teplitz. C’est dans les villages de Straden, de Priesten et de Karwitz qu’une partie des troupes russes prend position, tandis que le 29 août, Ostermann, appuyé par les unités de Yermolov et d’Eugène de Wurtemberg, livre près de Kulm une bataille féroce contre les troupes de Vandamme. Les combats vont durer deux jours et seront parmi les plus sauvages des guerres napoléoniennes.
« L’ennemi ne put gagner un « inch » 31 de terrain […] jamais les Russes ne combattirent plus glorieusement, et jamais succès ne fut plus important. […]
Jamais l’Empereur eut un officier plus brave ni plus zélé. Jamais aucun homme ne mérite plus de gratitude que lui [Ostermann-Tolstoï] pour sa conduite durant ce jour ».32
Au long de ces terribles affrontements durant lesquels Russes et Français se chargent à la baïonnette, Alexandre Ivanovitch est habité par une pensée unique : sauver l’empereur et le gros de l’armée en retenant les troupes de Vandamme. A un moment donné, les Français parviennent à se frayer une voie parmi les unités russes. La cause semble perdue. On a recours alors aux fameux régiments Semionovski, Izmaïlovsky et Préobrajensky, formant la garde du tsar et tenus en réserve. C’est en chevauchant le 29 août à côté du régiment Préobrajensky que le général Ostermann-Tolstoï reçoit un boulet de canon qui lui lacère le bras gauche. Immédiatement, il est conduit hors du champ de bataille, puis étendu sur le sol. On l’entend murmurer :
« C’est le prix que j’ai payé pour avoir eu l’honneur de commander les gardes. »
Apercevant le comte, inconscient, ensanglanté, le roi de Prusse s’agenouille auprès de lui et pleure. Lorsque le général Ostermann-Tolstoï reprend connaissance, ses premiers mots sont pour le tsar :
« Est-ce vous Sire ? », demande-t-il au roi de Prusse, « L’empereur, mon maître est-il en sécurité ? »
Rassuré, il est rapidement entouré par les médecins des divers régiments lui annonçant qu’on doit amputer son bras. Le regard d’Ostermann se pose alors sur l’un des docteurs, un homme très jeune33 et prononce d’une voix ferme :
« Ta physionomie me plaît, coupe-moi le bras, toi. »
Puis il demande que ses soldats entonnent un chant russe pendant l’opération afin qu’on ne puisse entendre ses cris.
Néanmoins la bataille est loin d’être finie. Le général Yermolov reprend le commandement et, au lendemain des exploits du général Ostermann-Tolstoï, le 30 août, les forces alliées viennent à bout de Vandamme avec beaucoup de courage, beaucoup de chance et de fautes de la part des Français. Le général de Napoléon est capturé avec 8 000 de ses hommes.
Après les défaites à Lützen, à Bautzen et à Dresde, Kulm sera considérée comme une victoire complète des forces alliées. Pour la première fois, l’avance de Napoléon est maîtrisée. Ostermann a glorieusement commencé la bataille, Yermolov l’a non moins glorieusement achevée. Néanmoins, malgré les essais de la part d’autres généraux de reléguer Ostermann-Tolstoï au second plan, par sa courageuse résistance, il a toujours été considéré en Russie comme le héros officiel de cette difficile retraite. Il recevra d’innombrables compliments et décorations34, sera couvert de cadeaux dont un vase de porcelaine de Sèvres décoré des scènes de la bataille de Kulm, récompense du tsar Alexandre. Lorsque l’officier d’ordonnance, le prince Galitzine, apporta au comte Ostermann la croix de Saint-Georges de 2e classe, le courageux général lui dit : « Cet ordre ne devrait pas m’appartenir à moi, mais à Yermolov qui prit une part importante à la bataille et l’acheva avec une telle gloire. »35 Plus tard, le comte recevra de la part des magnats de Bohême et de Hongrie une coupe en or garnie de pierres précieuses, car la victoire de Kulm a sauvé du pillage leurs propriétés36.
A deux reprises il sera nécessaire d’opérer Alexandre Ivanovitch. Mais l’homme est fort, sa constitution robuste et sa volonté de vivre colossale. Six semaines plus tard, au moment du siège de Leipzig, Ostermann soigne encore sa blessure. Il lui est impossible de participer à la bataille dite « des Nations », bataille durant laquelle, du 16 au 19 octobre 1813, l’empereur des Français affronte les troupes alliées dont les effectifs ne cessent d’augmenter. Finalement, Napoléon est obligé de se retirer, tandis que les pertes en vies humaines s’élèvent à 100 000 morts des deux côtés.
Deux mois après l’amputation de son bras, on retrouve Ostermann-Tolstoï à Vienne où il est honoré de l’ordre de Marie-Thérèse par l’empereur François Ier d’Autriche. Ce dernier promet un monument près de Kulm « en l’honneur du comte Ostermann qui, avec 8000 hommes, a pendant longtemps arrêté 40 000 Français ». L’inscription suivante est proposée sur le côté du monument : « hic fortitudo nec numero cessit » 37.
A Vienne, lors d’un concert de charité au profit des veuves des officiers tombés lors de la bataille de Leipzig, concert auquel assiste l’impératrice, l’attention de la salle se porte tout à coup sur un homme vêtu d’un simple pardessus qui applaudit d’un seul bras, l’autre étant absent d’une manche qui pend dans le vide :
« C’était le vainqueur de Kulm, c’était Ostermann. Alors, chacun se leva immédiatement de son siège, le nom du héros se passe de bouche en bouche, la belle impératrice Louise [en réalité Maria Ludovica] remarque l’homme, se tourne vers lui et le salue en applaudissant, tandis que 3 000 personnes l’imitent. Comme un roulement de tonnerre les innombrables vivats retentissent et des larmes coulent sur les joues amaigries du brave général russe. Quel moment dans la vie d’un guerrier ! » 38
17 Lessiveuse.
18 Par les soldats d’un certain Radet aidé de quelques petits nobles italiens.
19 D’où il sera délivré une année plus tard par Napoléon annonçant, par décret, le rétablissement de Pie VII dans ses Etats.
20 Nommée à présent Boleslawiec et appartenant à la Pologne.
21 Il fallait un Autrichien puisque l’armée de coalition se trouvait en Autriche et que cette dernière venait d’entrer dans l’Alliance.
22 Die Schlacht von Kulm. Oder vier Tage aus dem Leben des Grafen Ostermann-Tolstoï, Gesammelte Werke von Jakob Philipp Fallmerayer, herausgegeben von Georg Martin Thomas, Band II. Politische und kulturhistorische Aufsätzer, Leipzig, Verlag Wilhelm Zugelmann, 1861.
23 A l’embouchure du Danube.
24 Fils d’un pasteur de Bochum en Westphalie, arrivé en Russie en 1703 à la suite d’un duel.
25 Barclay de Tolly.
26 Dans les milieux militaires, on donnait souvent la moitié de son nom au général Ostermann-Tolstoï.
27 Dominic Liven, La Russie contre Napoléon, p. 162, éd. Des Syrtes.
28 I.I. Lajetchnikov, « Quelques remarques et réminiscences à propos de l’article ‘Matériaux pour servir à la biographie de A.P. Yermolov’ », in Le Messager russe.
29 Eugène de Wurtemberg jouera un rôle infatigable à la deuxième place dans la bataille de Kulm.
30 Pour le récit complet de la bataille de Kulm, voir Dominic Lieven, op. cit. p. 381-391. Il est cependant nécessaire de passer outre les critiques injustifiées de Lieven envers Ostermann-Tolstoï.
31 Deux centimètres et demi.
32 Journal du général Wilson (1812-1814) édité par Antony Brett-James. Le général Wilson prit part à plusieurs batailles des Russes contre Napoléon. Il passa beaucoup de temps dans les quartiers généraux des alliés et connut bien Ostermann-Tolstoï.
33 Du nom de Koutchovski, entré récemment au service de l’armée.
34 Dont la croix de Saint-Georges 2e classe, l’ordre de Saint-Vladimir Ire classe, la Croix de Fer prussienne, parmi beaucoup d’autres.
35 I.I. Lajetchnikov, ibid.
36 Ostermann-Tolstoï l’a remise à la cathédrale de Notre-Dame-de-Kazan à St-Pétersbourg pour en faire un calice. Plus tard, les soviets la vendront à un antiquaire londonien.
37 « En cette occasion le courage ne le céda pas au nombre ».
38 Comtesse Lulu Thürheim, Mein Leben. Errinerungen aus Österreichs grosser Welt. 1788-1819. München bei Georg Müller, 1913. Traduction de l’auteur.