Quand la Signora Lepri rencontre-t-elle à Rome le comte Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï ? Comment, dans quels lieux ? Certes, au début de l’année 1821, l’arrivée du général dans la Ville éternelle ne passe guère inaperçue : l’absence de son bras gauche, sa haute taille et sa fière allure, l’expression d’autorité sur son visage au teint cuivré, ses déplacements en carrosse tiré par six chevaux, tout cela éveille l’attention. A Rome, la réputation qui l’a précédé est celle d’un héros qui, avec peu d’hommes, a tenu tête aux Français. Ces Français que l’on déteste en Italie ; on est donc prêt à aimer Ostermann. On chuchote qu’il est colossalement riche, généreux de ses écus, fort excentrique, et qu’il aligne les conquêtes féminines.
Les yeux du comte intimident ceux qui le rencontrent. Ils peuvent foudroyer du regard ou, au contraire, montrer une immense bienveillance. Tout porte à croire qu’il réside dans un des appartements du palais Lepri. Une enveloppe portant l’écriture de Cristiano avec la note suivante : « sommes dépensées pour le général russe », fera partie de l’inventaire de ses biens après sa mort. Ostermann, au moment où il s’installe dans une partie du palais, exige certains aménagements. Il est fort possible que la Signora Lepri veille à leur exécution. Il leur est alors facile de se rencontrer.
Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï s’éprend aussitôt de la jeune femme. Il est fasciné par ses yeux à l’expression sérieuse, parfois mélancolique. Il est sous le charme de ses traits ravissants, de sa manière de parler en choisissant les mots comme si chacun avait son importance. Il est subjugué par les mouvements de la jeune femme qui portent encore la grâce de l’enfance. Ce qu’il ressent pour elle est violent. Un envoûtement. Elle est différente de toutes les femmes qu’il a connues jusque-là. Vive, avec le sens de la répartie, affirmée, libre de conventions, elle fait des remarques montrant qu’elle a réfléchi à chacun de ses propos. Le général perçoit en elle une certaine masculinité. Lui qui jusque-là rendait un culte aux « jolies figures » et « anathématisait toute femme qui, privée de beauté n’avait point rempli sa vocation »76 est ensorcelé.
La Signora Lepri commence par résister aux avances du comte. Elle ne se laisse guère troubler lorsqu’il tempête contre les deux domestiques, un Russe et un Italien engagés pour son service, mais elle ne peut manquer d’être impressionnée par la vitalité et la force qui se dégagent de cet homme à côté de qui tous les autres paraissent négligeables. A quarante-neuf ans, il est encore bel homme. Il commande. Partout on s’incline devant lui, on court pour le satisfaire. Assez vite, il trouble le cœur et les sens de Maria Lepri qui jusqu’alors s’était promise de n’avoir que des attachements raisonnés, de ne jamais se laisser emporter par la fièvre amoureuse et surtout de ne jamais abandonner sa volonté à un homme.
D’ailleurs, Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï n’est pas dans sa prime jeunesse. Il n’a qu’un seul bras. Avec l’autre il s’appuie sur une canne dont le pommeau est un crâne humain. On le sait marié. Mais contrairement au chevalier Lepri qui ne montre aucune ardeur, aucune émotion, qui reste conventionnel et s’en voudrait de céder à ses élans, le comte s’est mis en tête de conquérir Maria. Il fait assaut de largesses, utilise la même rage de vaincre que celle d’antan sur les champs de bataille. Alors, comment dire non à ses générosités, comment ne pas se laisser emporter par ses extravagances, comment ne pas sourire devant ses lubies et ses excès ? Et comment, lorsqu’on a vingt ans, ne pas croire à des promesses d’amour éternel ? Si, encore fille, elle avait apporté à son mari une innocence candide, elle ne voit pas, une fois mariée, pourquoi elle ne se livrerait pas à cette inclination en toute liberté. Et si les épouses, à Frascati, étaient fidèles et asservies à leur mari, à Rome la constance maritale est rare. Alors Maria décide de se laisser courtiser par Ostermann-Tolstoï et de tirer le meilleur parti de cette relation.
A Rome, Alexandre Ivanovitch fréquente les salons de la princesse Zénaïde Volkonski. Cette dernière organise des soirées musicales auxquelles participent beaucoup d’artistes et d’émigrés russes. Dans une lettre de Rome à ses frères datée de 1821, le jeune sculpteur russe Samuel Halberg raconte :
« Peu à peu ces soirées musicales se transformèrent en opéras, et peu à peu nous aussi de spectateurs que nous étions nous fûmes transformés en acteurs. Il serait juste de dire que nos rôles ne sont ni importants ni difficiles : il s’agit simplement de se tenir sur scène et de ne pas faire de bruit. Mais même cela nous dépasse, malgré plusieurs essais […] Tous deux, son mari le prince (à la Volkonskaia), et le comte Ostermann-Tolstoy se pouffent de rire quand nous marchons sur scène chacun à notre manière ».77
Encore Halberg :
« Le com [te] Ostermann-Tolstoï, notre héros de Kulm, est un homme extrêmement important, mais aussi extrêmement simple. C’est lui qui me prend le plus de mon temps ! Depuis janvier déjà je ne travaille que pour lui, mais j’ignore encore si je vais réellement obtenir une commande ou non. Le monde le connaît comme étant un grand original et un rustre. C’est effectivement le cas; mais ce que le monde ignore ou ne dit pas, c’est que c’est aussi un homme noble et généreux et un véritable seigneur ».78
Sur la demande d’Ostermann, le sculpteur va modeler une petite statue en marbre d’une nymphe à demi-couchée, de même que le buste du général et celui d’une dame romaine79. Maria, qui nourrit toujours l’espoir de marier sa sœur Anna, en parle au comte afin qu’il sollicite le sculpteur. Ce dernier écrira un an plus tard à ses frères :
« L’idée lui vint de me faire épouser la sœur de sa maîtresse de maison. Bien entendu, je repoussai également cette proposition, et parce que le comte est au moins aussi connu pour ses victoires au lit que pour celles sur le champ de bataille, j’ai supposé qu’il voulait faire de moi un mari en titre destiné à être cocu. Pas étonnant que sa proposition m’ait surpris et que, dans ma confusion, j’ai oublié de le remercier de sa sollicitude ».80
Soudain, au début du mois d’avril 1821, Ostermann-Tolstoï prévoit de se rendre à Naples et offre à Maria de l’accompagner81. Que va faire la jeune femme ? Elle ne saurait humilier Cristiano et se doit de maintenir une façade de respectabilité envers cet époux qui, en l’acceptant sans dot, s’est montré généreux. Elle réfléchit, Maria. Pèse le pour et le contre. En réalité, elle et Cristiano sont devenus des étrangers l’un pour l’autre. Sa vie à côté du vieil homme grincheux n’est plus tenable depuis sa rencontre avec le comte, ce personnage quasi légendaire doté d’un tempérament de feu malgré ses anciennes blessures. Cet être qui lui fait découvrir la passion physique. Avec lui elle aurait l’occasion de voyager, d’explorer des lieux nouveaux, elle qui jusque-là avait été confinée dans un appartement lui tenant lieu de prison. Le général ne lui refuse rien. Elle le mène par le bout de son impérieux nez. Ne se laisse nullement démonter par le caractère tantôt violent et despotique, tantôt bon et généreux du comte. C’est entendu : faisant fi des conventions, elle prendra le risque de le suivre. Ne reste qu’à trouver un prétexte.
Comme archiviste des documents notariaux, le père de Maria, Girolamo Pagliari, a été remplacé par un certain Paolo Petri qui tente de mettre de l’ordre dans les actes des notaires de Frascati. En 1818, Petri s’était plaint au préfet des archives de Rome de ce que le Signor Pagliari ne lui avait pas encore remis copie des actes établis par lui entre 1814 et 1816, depuis la reprise de ses activités. Mis sous pression par Paolo Petri, Girolamo avait supplié qu’on lui accorde un délai de quatre mois pour copier ses actes et ceux de son parent, feu le notaire Grilli. Il avait joint à sa demande une lettre du médecin de Frascati :
« Je soussigné, médecin accrédité par la Municipalité de Frascati, déclare que Mr. Girolamo Pagliari à la tête d’une nombreuse famille, suite aux obligations de sa profession, mais suite aussi aux circonstances économiques de sa famille, ayant montré du zèle dans les affaires de son bureau, a contracté depuis 2 ans une affection hypocondriaque rebelle avec des vertiges ; avec des douleurs à l’estomac, plus ou moins fréquentes, avec des nausées et de l’inapétence. Parmi les soins que je lui ai apportés dans l’espace de temps indiqué, il y a eu en premier lieu l’arrêt de tout travail, même minime ; parce que c’est justement cela la cause première de son désagrément tenace. Cela je le dis en toute vérité.
En toute foi.
Ce 9 juillet 1819
Gio (Btta) Maertre »
Ce délai obtenu, Girolamo s’est une seconde fois dérobé devant la tâche. Le 1er février 1820, les actes n’étaient toujours pas remis. Ils ne le seront pas davantage une année plus tard.
Qui a l’idée de le faire soigner dans les Etats napolitains pour ses crises de convulsions et sa maladie des nerfs ? Maria, sans doute. Le Signor Pagliari est enchanté : encore une excuse pour ne pas rendre copie de ses actes. Dans une lettre à Son Excellence le préfet des archives notariales de Rome82, le brave Petri informe son chef que le Signor Pagliari est :
« parti il y a environ un mois avec ses deux filles pour Naples où il se trouve aussi pour se guérir de ses convulsions […] il ne peut revenir avant la fin du mois de septembre […] Ici [à Frascati] il a laissé trois [jeunes] créatures sous la garde d’une servante »83.
Finalement, sur ordre de Rome, les actes de Girolamo seront récupérés par son frère, le chanoine Don Gasparre Pagliari, pour être confiés à un autre notaire.
Le Signor Pagliari a vite compris les bénéfices qu’apporterait à sa famille une liaison de Maria avec l’un des hommes les plus fortunés de Russie, qui plus est, dépense sans compter. Tout porte à croire qu’il est complice de la relation extraconjugale de sa fille. On ne croit qu’à moitié à ses « crises d’hypocondrie » ou à son « mal de convulsions ».
Comment la Signora Lepri justifie-t-elle son départ pour Naples auprès de son époux ? Elle fait valoir des raisons liées à la « maladie » de son père : Girolamo a besoin de soins. Sa fille se doit de le soutenir, de l’accompagner et de l’assister. Le chevalier Lepri, pourtant assailli de doutes, donne son accord au voyage.
Après le départ du comte pour Naples, le sculpteur Halberg écrit à un ami russe :
« Alex… Christofo… Beckendorff 84 sait sans doute déjà que j’ai fait du comte un buste (ressemblant dit-on), mais n’a aucune idée de toutes les autres sollicitations de sa part qui prennent tout mon temps, telles que : invitations à dîner, visites de musées, nécessité d’aiguillonner un sculpteur sur bronze paresseux, de houspiller un peintre médiocre, d’emballer et d’expédier les affaires du comte, de présenter des factures, etc. etc. »
Dans cette même lettre, le sculpteur exprime le soulagement que lui procure le départ du général :
« Pour l’instant, il séjourne à Naples et ne me vole pas mon temps. Je suis libéré de ses caprices et de ses commandes… Quand il passa chez moi à l’atelier, il estima que je devais prendre pour modèle de mon Achille Mr. Lombardi, l’acteur local qui interprète les rôles tragiques. Et j’eus beau me rebeller, il voulut lui-même en convaincre Lombardi et lui faire miroiter des honoraires. De fait, il prit tout en main, mais hélas pas à mon avantage. Il voulait que je fasse de ma statue, sans rien en changer, un pugiliste, et de surcroît, que ce lutteur soit l’image fidèle de Lombardi… »
Heureusement pour Halberg, Ostermann a peu à peu réalisé combien la création d’une nouvelle statue serait onéreuse, le tarif d’un modèle s’élevant à un louis d’or par heure.
« Et maintenant qu’allons-nous faire ? a-t-il demandé au sculpteur. Je te verrais bien à mon service. Fais-moi un personnage féminin, choisis toi-même lequel. »
Plus tard Halberg décrira à ses frères le caractère d’Ostermann-Tolstoï :
« Il est bon, généreux, mais aussi exigeant d’une manière despotique et violente. En un mot, il est capable du pire comme du meilleur ».85
En 1821, quand on se rend de Rome à Naples, on traverse entre Velletri et Terracina les marais pontins, zones chargées de dangers, où des forêts de roseaux entourent de petits étangs saumâtres. Afin d’éviter les mouches porteuses de malaria, il faut parcourir la campagna de nuit, dans l’effrayante solitude de plaines aux eaux pestilentielles. Des bandits peuvent se rencontrer, dont la coutume est de détrousser les voyageurs. Trop souvent, voitures et diligences se font arrêter, leurs occupants forcés de se coucher à terre sous la menace d’un fusil, puis dépouillés de leurs bagages et de leurs économies.
De Terracina à Itri, on croise de jeunes mendiants qui n’hésitent pas à se jeter sous les roues des voitures pour recevoir quelques pièces. On chemine là sur les terres où sévissait jadis le fameux Giuseppe Mastrillo86, « terreur de Rome et fléau de Naples », et sur celles de Fra Diavolo87 qui avait trucidé plus d’un soldat français. Si le régime napoléonien avait permis qu’on voyage sûrement entre Rome et Naples, depuis la Restauration et grâce à la mansuétude paternelle de Pie VII, on retrouve sur les routes vols et assassinats. On dit même que les sbires du Saint-Père chargés de la sécurité sont pires que les bandits avec qui ils sont parfois de connivence. Et, dès Terracina, les troupes du roi de Naples sont aussi inutiles que celles du pape. Une escorte est donc nécessaire ; or jamais le Signor Pagliari ne saurait assumer une telle dépense. Il faut en déduire que lui-même et sa famille voyagent grâce aux largesses du comte. Peut-être même en compagnie de ce dernier.
Près de Mola di Gaeta, il existe une auberge cachée dans les aloès et construite sur le site de la maison de Cicéron. Endroit idyllique, parfumé de l’odeur des champs de fèves et des orangers. Lieu béni des amoureux, d’où l’on aperçoit les clochers de la ville de Gaete, bâtie sur le rocher. Sans doute abrite-t-il les amours de Maria et d’Alexandre Ivanovitch. Il y a tant de scènes riantes durant ce périple, tant de délices. En approchant de Naples, le pays se transforme. Il devient fertile, bien cultivé. Malgré les mendiants de plus en plus nombreux, « tout devient lumière, vie, éclat, abondance »88. Peu à peu on aperçoit le Vésuve, sorte de génie sublime et menaçant, couronné de fumée durant le jour, de rougeoiements inquiétants pendant la nuit. On découvre le port, les vaisseaux à l’ancre, la baie sillonnée par une multitude de barques de pêche. On s’abandonne au vent qui souffle de la mer. On distingue les palais et les villas de la colline de Portici, on s’enfile dans les rues de Naples, étroites et sombres, encombrées d’une foule joyeuse et tumultueuse. Un peu partout dans la ville traînent des lazzaroni89 à demi-nus.
Le comte Ostermann-Tolstoï et la Signora Lepri semblent poursuivre leur liaison dans les lieux enchanteurs des environs de Naples. Ils flânent à dos de mule dans les collines plantées de cyprès. Ils parcourent la nouvelle route en corniche tracée par Joachim Murat. On les imagine visitant les restes des villas romaines de Tibère, de Lucullus, de la belle Sannazar, et la grotte de Pausilippe où se trouverait la tombe du poète Virgile. Alexandre Ivanovitch a souhaité voir le palais de Portici où son ancien ennemi, le roi Joachim Murat, a vécu le temps de son court règne, avec son épouse Caroline, sœur de Napoléon. Songe-t-il aux affrontements d’autrefois entre ses troupes et celles de Murat ? Pense-t-il aux soldats russes dont les ossements jonchent la route d’Ostrovno à Loutchesa ? Regrette-t-il la fin lamentable de Murat, si peu digne d’un valeureux militaire90 ?
En 1821, Naples est aussi la patrie des musiciens. A l’opéra national de Saint-Charles, un des plus considérables d’Europe, il se donne des spectacles dont les mieux reçus sont les compositions de Rossini. Les maisons napolitaines s’ouvrent aux hôtes de marque : celle de la princesse Belmonte qui reçoit des gens distingués ou talentueux, celle du marquis Berio où l’on rencontre le sculpteur Canova, celle de l’ambassadeur et l’ambassadrice de Russie, le comte et la comtesse Stackelberg. Ostermann-Tolstoï fréquente-t-il ces demeures ? Ou celle de Sir William et Lady Court, l’ambassadeur et l’ambassadrice d’Angleterre ou encore celle de la Margrave d’Anspach qui possède un théâtre d’amateurs ? Probablement préfère-t-il se trouver dans les salons de la classe bourgeoise à laquelle appartiennent les avocats, les écrivains, les poètes. C’est là qu’on rencontre les talents de la ville, là où il est de mise d’offrir à ses invités une touche culturelle de musique ou la visite d’une collection.
Même s’il est fier de sa nouvelle folie, on doute qu’Alexandre Ivanovitch se fasse accompagner de la Signora Lepri : elle est avec lui dans la plus grande clandestinité. Leur idylle ne saurait être connue des organes officiels russes, prussiens ou autrichiens. Pourtant, invitée dans le monde, Maria est capable de se montrer vive, charmante, affirmée. Le portrait qu’en fera plus tard le peintre Pietro Nocchi rappelle celui que donne Stendhal d’une belle Romaine :
« Une Romaine regarde la figure de l’homme qui lui parle comme le matin, à la campagne, vous regardez une montagne. Elle se croirait extrêmement sotte de montrer des dispositions à sourire avant qu’on ne lui dise quelque chose qui mérite qu’elle rie. C’est cette parfaite immobilité de (ses) traits qui rend si flatteuse la moindre marque d’intérêt […] L’homme le plus philosophe se dit : « Quel bonheur de rendre folle d’amour une telle femme ! » 91
Depuis qu’il s’est retiré du service militaire actif, le comte Ostermann-Tolstoï prend volontiers les eaux pour soulager les blessures laissées dans sa chair par les guerres napoléoniennes. Il se pourrait qu’il séjourne à San Germano, près du lac d’Agnano où l’on se baigne dans les vapeurs chaudes surgissant de la terre. Ou qu’il aille respirer les sources sulfureuses de la Solfatara. Girolamo fait de même pour guérir son mal de convulsions, grâce à la générosité d’Ostermann-Tolstoï : au Signor Pagliari on ne connaît point de famille qui pourrait l’héberger dans les Etats napolitains, et le prix d’un appartement, d’une maison ou d’un hôtel est démesuré.
On ignore pour le moment où la famille Pagliari et le général résident à Naples. Peut-être le comte a-t-il choisi la petite ville de Sorrente, enfouie au milieu des citronniers, à pic sur la mer. Un léger vent aux senteurs d’algues se lève chaque soir. Les nuits de juin y sont d’une beauté poignante. Les amants s’abandonnent à la magie du lieu.
Hélas ! Une menace plane subitement sur le groupe : « A Naples, il subit [le comte] quelque désagrément qui modifia non seulement ses manières, mais aussi son expression. Nos relations se détériorèrent aussi »92. A quoi le sculpteur fait-il allusion ?
Au moment où le comte séjourne dans le royaume de Naples, une insurrection vient d’être écrasée, provoquée par une mauvaise conjoncture économique et par la revendication populaire de nouvelles lois constitutionnelles. Sous la pression des rebelles, le roi Ferdinand avait promis une constitution ; mais profitant de divergences parmi les révolutionnaires, il a fait appel aux Autrichiens pour revenir sur sa promesse. Les insurgés ont été défaits, arrêtés, jugés, une trentaine d’entre eux condamnés à la peine capitale.
Pourquoi, en date du 8 juillet 1821, le général demande-t-il de toute urgence son passeport, un laissez-passer et une escorte au chevalier d’Oubril, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies ? Pourquoi, tout aussi hâtivement, le chevalier d’Oubril sollicite-t-il du marquis de Circello, secrétaire d’Etat et ministre des Affaires étrangères à Naples, un passeport, un accompagnement militaire et des laissez-passer pour le général et pour ses trois domestiques93, documents qui lui seront accordés ? Le 9 juillet, Ostermann-Tolstoï quitte précipitamment les Etats napolitains pour se rendre en Suisse, puis en Allemagne. Sans doute a-t-il un dernier regard pour le Vésuve rougeoyant et pour la mer tranquille. Sur les escaliers, devant la maison habitée par la famille Pagliari se tient Maria, silhouette immobile et gracieuse. Elle paraît au comte d’une navrante fragilité. Les amants allaient-ils être à jamais séparés l’un de l’autre ?
A la fin du mois de juillet, le chevalier d’Italinsky, chargé d’affaires russe auprès du Saint-Siège, reçoit de Lausanne les remerciements du comte Ostermann-Tolstoï :
« Votre Excellence,
Je crois de mon devoir de réitérer ma reconnaissance pour la manière aimable avec laquelle vous m’avez tranquillisé sur mes infirmités de Naples94 ! Veuillez bien continuer votre protection à la famille en question ; et agréez je vous prie les sentiments distingués de la plus parfaite considération que vous envoie votre très affectueux et
très obéissant serviteur
C. Ostermann Tolstoy (31 de juillet 1821, de Lausanne) ».
On ne peut douter que « la famille en question » évoquée dans la lettre du comte est la famille Pagliari. Quant aux « infirmités de Naples » auxquelles il fait allusion, il s’agit sans doute de ses faiblesses à l’égard de la Signora Lepri.
Peut-on deviner ce qui met en fuite de manière précipitée le vainqueur de Kulm ? Aurait-il eu un écart de langage à propos des Autrichiens qui occupent les Etats napolitains95 ? Aurait-il exprimé haut et fort sa désapprobation au sujet des procès, des emprisonnements et des exécutions qui suivirent l’écrasement du récent mouvement révolutionnaire, s’attirant de la sorte des tracasseries désagréables ? On ne peut l’exclure. Pourtant, il semble plus vraisemblable que les contrariétés d’Alexandre Ivanovitch soient dues à la présence soudaine à Naples d’un fâcheux et dérangeant personnage.
76 Mémoires de la comtesse Rosalie Rzewuska.
77 Le sculpteur Samuel Halberg est depuis 1818 à Rome, comme boursier de l’Académie russe des Beaux-Arts. Lettre du 30 mai 1821 de Rome à un ami en Russie. Lettres et notes de l’étranger, 1818-1828, réunies par W.F. Ewald.
78 Ibid.
79 Il s’agit probablement de la Signora Lepri. Le buste n’a jamais été retrouvé.
80 Lettre d’octobre 1822, de Rome.
81 Le 6 avril 1821, il reçoit des passeports pour se rendre à Naples avec ses deux domes-tiques, le Russe Nikita Boltnikoff et l’Italien Giuseppe Gravigni.
82 Datée du 8 mai 1821.
83 Paolo Petri se trompe : Antonio accompagne également son père à Naples. A Frascati, le Signor Pagliari a laissé Agnès et Victoria, ses deux plus jeunes filles.
84 Chef de la police en Russie.
85 Lettre de Rome à ses frères, octobre 1822.
86 Né à Terracina, ce chef de bande et fameux brigand termina sur l’échafaud.
87 Originaire d’Itri, Fra Diavolo, de son vrai nom Michele Pezza, est entré dans la légende. D’abord guérillero à la tête d’un groupe armé, brigand et patriote servant les Bourbons lors des invasions françaises, il se livra progressivement à des actes de violence atroces, même contre les habitants. Il fut jugé et pendu en 1806.
88 Noté par Lady Morgan qui fit le même voyage, une année auparavant. L’Italie, traduit de l’anglais, Auguste Wohlen, édité à Bruxelles en 1825.
89 Personnages de la rue, paresseux, mendiants et voleurs.
90 Murat a été fusillé par des soldats du roi Bourbon qui avait regagné le trône de Naples.
91 Voyages en Italie, p. 1100, 2 décembre 1828.
92 Lettre de Halberg à ses frères, octobre 1822.
93 Archives d’Etat de Naples, Ministère des affaires étrangères (FS 1704, 6194, 6223, 6292).
94 Tous les mots en italique dans les passages cités sont soulignés dans les textes originaux.
95 Depuis 1821.