CHAPITRE 6

Il est certain que l’arrivée à Naples du chevalier Lepri n’est pas sans rapport avec le départ du général. Cristiano serait venu rejoindre sa jeune femme dans l’idée de la ramener à Rome. Infortuné mari qui a le malheur d’aimer ! On sait que le 11 juillet 1821, deux jours après la fuite d’Ostermann, il fait à Naples une demande de passeport pour regagner Rome. Hélas pour lui ! Il s’en retournera en solitaire dans son palais ; Maria, elle, poursuit son séjour dans le royaume des Deux-Siciles avec son père, sa sœur Anna et son frère Antonio.

A Naples, l’automne amène une douce tiédeur. Le ciel est dégagé. Il souffle un léger vent de tramontane qui chuchote dans les oliviers. Sans doute la famille Pagliari, comme toute la population, se rend-elle le 2 novembre à la fête du Camposanto, cimetière de Naples, le plus beau d’Italie. Pour réciter les prières des morts, on se met en rond autour des tombes garnies de fleurs et de cierges. Au Camposanto, se dit la Signora Lepri, on sent moins le froid de la mort que le charme de la vie.

Et le comte, qu’est-il devenu après son hâtif départ de Naples ? Entre le 8 juillet et le 13 septembre 1821, la Gazette de Florence rapporte la nouvelle suivante : « Le comte Ostermann-Tolstoï, général de l’armée russe, est arrivé le 28 août à Francfort, en provenance de Saint-Pétersbourg (Pietroburgo) ». A-t-il vraiment eu le temps de se rendre en Russie, avant d’arriver à Francfort ? On en doute lorsqu’on sait qu’il fallait dix-huit jours pour aller de Florence à Saint-Pétersbourg. Il est plus vraisemblable qu’en revenant de Naples par la Suisse96, il se soit arrêté en Bavière avant de regagner son pays.

En Russie, comme dans toute l’Europe, on s’enthousiasme pour la révolte des Grecs qui, depuis quatre siècles, subissent le joug turc. En mars 1821, ils s’étaient rebellés et avaient commencé une guerre d’indépendance que dans un premier temps le tsar Alexandre Ier avait soutenue. Dégoûté par les actes de barbarie commis par les Turcs qui avaient osé mutiler et pendre le patriarche de Grèce et trois métropolites sur la porte de l’église Grégorias à Constantinople, le tsar avait envoyé un ultimatum au sultan afin qu’il mette fin aux atrocités contre la population grecque. Or la Sublime Porte ayant ignoré l’injonction, la Russie avait rappelé son ambassadeur à Constantinople et s’était préparée à mener une guerre sainte contre la Turquie. Le Grec Capo d’Istria, secrétaire d’Etat des Affaires étrangères de Russie, exige du tsar une action contre les Turcs et beaucoup d’officiers russes demandent à être réintégrés dans l’armée afin de prêter secours à la Grèce. Ostermann-Tolstoï lui-même, qui apprécie et partage les idées de Capo d’Istria, nourrit l’espoir d’être nommé commandant en chef de troupes russes destinées à soutenir les rebelles. De retour à Saint-Pétersbourg, il s’entoure de Grecs, se rend dans la chambre de Zavalichine, un jeune parent en visite, pour travailler avec lui le grec moderne qu’il apprend assez bien.

C’est probablement à cette époque qu’Ostermann rédige une lettre pour le tsar, le poussant à soutenir la rébellion car Alexandre est soudain frileux devant une intervention contre la Sublime Porte97. Pourquoi ne voulez-vous point vous couvrir de gloire encore une fois ? écrit en substance le comte au souverain. Pourquoi ne souhaitez-vous pas venger Pierre le Grand et vous rallier à ses vues98 ? Pourquoi vous arrêter dans vos exploits ? Vous ne pouvez pas abandonner vos frères orthodoxes livrés aux atrocités des Ottomans. Votre Majesté a la confiance de ses soldats et de ses sujets. Les autres puissances n’interviendront pas. Soyez tranquille à ce sujet. Même la France, alliée de la Turquie, ne bougera pas, trop occupée à régler ses problèmes monarchiques. Si on vous parle de l’épuisement de la Russie par les guerres, n’y croyez pas car c’est par les fainéants et les voleurs en place qu’elle est minée. Confiez les gouvernements à des militaires99 que vous nommerez vous-même. Ainsi vous remplirez la destinée de l’Empire100.

Il est probable qu’Alexandre Ier ait donné réponse à cette lettre, mais comme Ostermann a brûlé vers la fin de sa vie toute sa correspondance, il n’en est pas resté de trace. On sait toutefois que le tsar n’a pas déclaré la guerre à la Turquie et que l’intelligent Capo d’Istria, qui avait accompagné le souverain au congrès de Vienne puis en Pologne, a été désavoué. Ainsi le général Ostermann-Tolstoï ne se verra pas confier le commandement des troupes russes et ne participera point à la guerre de libération des Grecs. Dans sa lettre au tsar, il évoque la possibilité de passer l’hiver dans un pays chaud. Il pense probablement à l’Italie – à Naples, où se trouve encore Maria dans les premiers mois de l’année 1822.

En Europe, Alexandre Ier devient le champion de la cause monarchique. Influencé par le chancelier autrichien Metternich, il travaille à réprimer les mouvements nationaux. Sur le plan intérieur il écrase toute révolte, notamment celle de l’illustre régiment Semionovski appartenant à sa garde personnelle, régiment qui s’était insurgé contre un chef brutal et sadique. Alexandre y perçoit la manifestation de l’esprit du mal et sévit de manière sauvage. Lui qui dans sa jeunesse et dans la première partie de son règne avait été imprégné par des idées libérales, penche de plus en plus depuis 1815 vers le principe conservateur. Influencé par son ministre, le sombre Araktcheïev, homme certes travailleur et fidèle au souverain mais cruel, autoritaire, frustre et grossier, le tsar ne gouverne plus guère. Son régime n’a aucune direction ferme. Ses décisions sont de plus en plus mobiles et changeantes.

Dans ce contexte politique, Ostermann-Tolstoï, comme tant d’autres, souffre. En outre, il n’a jamais adhéré au projet des « colonies militaires » conçu par l’empereur et exécuté par Araktcheïev. Ces colonies, dont l’idée principale est qu’en installant un régiment dans une région, on fait des soldats de tous ses habitants, désespèrent ceux qui y vivent et provoquent des révoltes qui sont férocement punies. Les familles censées vivre à la manière militaire habitent de petites maisons toutes construites sur le même modèle. Les mariages sont décidés par l’autorité militaire et l’accouplement déclaré obligatoire101, tandis qu’une amende est infligée aux femmes qui n’accouchent pas assez souvent.

Avant de quitter la Russie, Ostermann se donne encore pour tâche d’intervenir pour un de ses jeunes parents102, le futur poète Fedor Tiutchev, qu’il fait entrer au Ministère des affaires étrangères. Le 13 mai 1822, Tiutchev est affecté à la mission diplomatique russe de Munich ; le 11 juin 1822, le comte le fait asseoir près de lui dans son carrosse pour le conduire lui-même en Bavière.

« Le destin dut faire usage du bras qui restait à Ostermann-T. pour me précipiter loin de vous », écrira le jeune Tiutchev à ses parents au cours du voyage. Parce qu’il fallait au moins trois semaines pour se rendre de Moscou à Munich, l’oncle et le neveu arrivèrent dans cette ville à la mi-juillet. Peu après, Ostermann quitta la Bavière.

De Maria et des siens, on perd la trace jusqu’en avril 1822, lorsque le Signor Pagliari demande à Naples, pour lui-même et ses trois enfants, des passeports pour Florence, passeports qui lui seront accordés. Au début du mois de mai, il s’arrête brièvement à Frascati pour chercher Agnès et Victoria, ses filles cadettes qu’il n’a pas vues depuis une année. Dix jours plus tard, le clan Pagliari au complet arrive à Florence et trouve à se loger à la via dei Sprone, dans la maison du marchand et banquier Luigi Wolf, possesseur d’une affaire de plumes d’autruche !

La Signora Lepri a elle aussi fait route vers la Toscane. Elle a justifié cette nouvelle absence loin de son époux, cette fois encore, par les crises d’hypocondrie de Girolamo. Même si Cristiano s’est douté de quelque supercherie, il n’a su retenir sa femme lorsqu’en traversant Rome, Maria s’est arrêtée au palais de la Piazza Colonna pour rassembler quelques effets personnels. Son trousseau et ses couverts en argent ont été soigneusement rangés dans une armoire, par les soins de Cristiano. Ils y dormiront encore pendant six années.

Au moment où la famille Pagliari débarque à Florence, le grand-duché de Toscane est gouverné par Ferdinand III, un prince autrichien. Il est le fils de l’archiduc et despote éclairé Pierre-Léopold, qui avait effectué des réformes profondes en Toscane et permis qu’une vie intellectuelle intense s’y développe. Devenu empereur d’Autriche en 1790, Pierre-Léopold s’est fait remplacer par son fils Ferdinand III, qui, sans avoir les talents de son père, gouverne de son mieux après quinze années d’occupation française.

Un drame, une catastrophe va assombrir le séjour des Pagliari à Florence. Anna, cette aînée de famille sacrifiée au « brillant » mariage de Maria, la sage, l’obligeante Anna, qui après la mort de sa mère s’était consacrée aux tâches ménagères, Anna, que le général Ostermann-Tolstoï, sous la pression de Maria, avait proposée au sculpteur Halberg, est soudain atteinte d’une grave pneumonie qui, le 26 juillet 1822, l’emporte en plein cœur de l’été. Voici ce que livrent les archives de l’église de San Felicita à Florence :

« Dame Anna [fille] de Monsieur Girolano Pagliari, jeune fille de 23 ans ; morte soudain à une heure et quart de l’après-midi, munie de l’Huile Sainte, eut droit dans cette église à la liturgie des défunts, à la Messe, et à d’autres prières et œuvres de bien pour le repos de son âme. Elle fut ensevelie dans le cloître de Santo Spirito, [et] enlevée de [la rue] de l’Eperon N° 1798103 ».

Durant les jours qui suivent le décès d’Anna, Girolamo et ses enfants accomplissent tout ce qu’il y a lieu de faire : les fonctions religieuses, les prières, les sacrements, les messes et les offices des morts. Plusieurs dons sont attribués à des œuvres de bienfaisance. Venant d’arriver en Toscane, la famille Pagliari n’a guère eu le temps de se faire des amis et d’établir des relations. Il y a peu de visites auprès de la jeune morte. Néanmoins, les quarante jours de deuil, pendant lesquels l’âme de la défunte erre avant d’être fixée sur son sort, sont respectés. Et dans le cloître de l’église de Santo Spirito, une pierre funéraire est posée contre le mur à sa mémoire104 :

« Annae hyeronymi f. pagliariae

Domo roma gente tuscoli antiquitus patricia

Puellae religiosae et cum forma egregia pudicissimae

Quae matre initio pubertatis amissa

Rei domesticae curationnem immaturius initam

Diligentia prudentiaque gessit commemorabili

Vixit amor et delicium suorum

An XXI.m.v.XXVII

Florentiam vix inlata ex peripneumonia obiit

VII kal. sextil. an m. dccc. XXII

Pater fraterque et sorores iii conlacrymantes

Titulum benemerentissimae pos »105.

Douze années plus tard, à Santo Spirito, la pierre funéraire de Girolamo sera placée à côté de celle d’Anna.

Pour Maria, la disparition de son aînée est un chavirement. Pourquoi la mort a-t-elle arraché aux siens la vertueuse, la généreuse Anna ? Anna si droite, si loyale, si courageuse. Anna qui jamais ne se plaignait de ses multiples charges et devoirs. Qui trop souvent essuyait les colères ou les gémissements de Girolamo. Qui faute de dot n’avait pu contracter de mariage. Pourquoi ?

Et maintenant se repose la question : qui a payé le séjour florentin et l’ensevelissement d’Anna ? Comment la famille Pagliari aurait-elle pu faire face à ces dépenses ? C’est lui, Ostermann, qui a sans doute mis les fonds nécessaires à disposition de Girolamo. En outre, il a proposé un voyage vers la France puisque le 19 septembre 1822, le Signor Pagliari fait une demande de passeports pour se rendre à Paris. Or, par une lettre du sculpteur Halberg adressée au comte106, on apprend que ce dernier se trouve déjà à Paris. Il attend Maria.

Selon qu’on se fasse transporter en diligence, lente et peu confortable, en voiture de location conduite par un voiturier et tirée par deux ou quatre chevaux de louage échangés après un certain nombre de verstes, ou même en carrosse, on ne peut voyager sans faire l’expérience de la saleté de certaines chambres d’auberge, d’une nourriture souvent immangeable, du désagrément des nuitées en commun, sans parler d’autres tribulations liées aux transports : blessure ou mort d’un cheval, guet-apens et vols, mauvais temps. Il est fort possible qu’Ostermann-Tolstoï souhaite éviter ce genre de tracasseries à sa jeune maîtresse et qu’il se risque à la rejoindre à Florence pour lui offrir une place dans sa propre voiture. Ce qui est certain, c’est qu’au début de l’année 1823, les deux amants se retrouvent à Paris. Dans le plus grand secret. Le comte voyage sous le nom d’emprunt d’Ivanov. Elisabeth, sa femme, le croit en Italie, d’où elle continue à recevoir à intervalles réguliers les courriers que le comte lui fait envoyer. Au mois de mars de la même année, la Signora Lepri est enceinte des œuvres du comte.

Alexandre Ivanovitch et Maria sont conscients du danger que représente cette grossesse. Le comte pourrait être accusé de bigamie, être excommunié de l’Eglise orthodoxe russe à laquelle il est si fortement attaché. Et puis, il est marié à une femme respectable qui lui avait apporté une colossale fortune et avait fait preuve envers lui d’un grand dévouement. Qui plus est, la comtesse Ostermann-Tolstoï, malgré une santé de plus en plus fragile107, se charge en partie de la gestion des divers palais et propriétés de son époux en Russie. Même s’il n’a pas contracté de mariage d’inclination, Ostermann a le plus grand respect pour Elisabeth. A cette épouse stérile, il veut épargner l’humiliation de se savoir trompée.

Pour la Signora Lepri, le danger de mettre au monde un enfant est encore plus grand que pour son amant. Puisque l’union conjugale est indissoluble et que Cristiano vit toujours, Maria est considérée comme partageant le même domicile que son mari. A ce dernier appartiendra la fille ou le garçon qu’elle porte. La preuve d’un adultère ou d’une non-cohabitation avec un époux ne suffit pas à déclarer l’enfant illégitime. Il ne le serait que si l’impuissance ou l’absence prolongée de Cristiano pouvait être démontrée. Mais alors, puisque le bébé naîtrait de deux personnes mariées, il serait considéré comme un enfant adultérin, ce qui est la pire des conditions. Dans le passé, les lois romaines avaient traité ces bâtards avec une telle barbarie que le droit canonique avait été obligé de les adoucir.

On comprend que les deux amants veuillent à tout prix tenir cachée la naissance du bébé. Cristiano, même s’il a connaissance de sa relation avec le comte et qu’il exige une discrétion absolue, n’a pas été informé de la grossesse de sa femme. En 1825, 1826 et 1827, à Rome, on laissera croire au prêtre venu bénir le palais de la place Colonna et relever les Stati delle anime, que la Signora Lepri se trouve toujours au domicile de son époux.

Où le petit d’Alexandre Ivanovitch et de Maria vient-il au monde ? En 1830, un avocat florentin dont il sera question plus loin donnera les éclaircissements suivants au gouvernement toscan : « J’ai tout lieu de croire que l’enfant est né à Paris ». Et pourtant, une autre lettre du même avocat, écrite en 1831, nous fait savoir que Maria, accompagnée de son père, de ses jeunes sœurs et de son frère, a regagné Florence au mois de mars 1823, tout au début de sa grossesse. Cette même missive nous informe encore qu’Agnès, Victoria et Antonio Pagliari sont rentrés à Frascati tandis que Girolamo et Maria se sont installés dans le plus grand anonymat à la Locanda Gasperini puis à la via dei Bardi.

Que croire, lorsqu’aucun acte de naissance ou de baptême n’a été retrouvé jusqu’ici ? On sait juste que le fils d’Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï et de Maria Lepri-Pagliari se nomme Nicolas et qu’il est né le 6 décembre 1823, jour de la Saint-Nicolas, fête très importante en Russie. On apprendra plus tard que la joie et la fierté du général sont immenses. Son premier fils ! Comme il aimerait partager cette nouvelle avec ses proches et avec ses amis ! Mais il sait la chose trop dangereuse pour Maria, pour l’enfant, pour lui-même. Alors il envisage de faire tomber les obstacles qui s’opposent à la légitimation de l’enfant, droit qui appartient au prince souverain, c’est-à-dire au tsar. Ce dernier peut « gracieusement » légitimer un bâtard, pour autant qu’il ne soit pas adultérin. Ce qui est, hélas, le cas.

Plusieurs indices donnent à penser qu’Ostermann-Tolstoï restera auprès de Maria dans les mois qui suivent la venue au monde de Nicolas. Tous deux s’installent à Pise dans le palais Rau108 sur le quai de l’Arno avec plusieurs domestiques et une nourrice pour le bébé.

Un poète a dit en évoquant Pise : « Peu de villes enferment un pareil secret de tristesse ». En écrivant ces lignes, a-t-il pensé aux pierres chargées du souvenir des guerres intestines entre Florentins et Pisans quand ces derniers, réduits à la famine, se défendaient avec désespoir ? A-t-il songé à la plaine brumeuse qui sépare la ville des monts Pisans ? A la douceur du crépuscule au bord du fleuve ? Au bruit du vent dans les pins, là où l’Arno rejoint la mer ? A-t-il rêvé aux fresques admirables, aux sculptures et aux monuments funèbres du Camposanto ? A-t-il pensé aux forçats dont les chaînes raclent le sol des rues tandis que leurs gardiens, armés d’un fusil, les surveillent d’un œil méfiant ? Ou voyait-il les mendiants, les galériens aux chemises rouges et jaunes, les femmes indigentes dont la robe sale traînait dans la poussière ?

Pourtant c’est à Pise que le général Ostermann-Tolstoï entend cacher ses amours avec Maria Lepri-Pagliari. C’est à Pise qu’il ira maintes et maintes fois rejoindre sa maîtresse.

Pourquoi ce choix de Pise ? D’une part le comte goûte fort la tranquillité, la paix et la discrétion avec laquelle on vit dans cette petite ville. D’autre part, depuis l’arrivée il y a plusieurs années des comtes Orlov, favoris de Catherine II, Ostermann trouve une importante présence russe dans la cité langoureuse qui borde l’Arno de ses palais. Il y rencontre les princes Chouvalov, Galitzine, et de nombreuses familles venues soigner la maladie pulmonaire d’un des leurs. Cependant le doux climat, les Bagni di Lucca et les thermes de San Giuliano ne suffisent pas toujours à guérir les sujets de Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies. Beaucoup meurent et sont ensevelis dans le cimetière orthodoxe de Livourne.

Durant le temps où le général et Maria séjournent à Pise, on compte plusieurs Russes dans le registre des étrangers : des Naryskine, une comtesse Zotova, des princes Galitzine109, un prince André Lvoff, ancien capitaine des gardes d’Alexandre Ier. On compte aussi le noble Dmitrij Nicolaevic Barkov, critique littéraire et ami de Pouchkine. Le comte les fréquente-t-il ? Il est certain qu’il voit régulièrement, et jusqu’à sa mort en 1826, le docteur Vacca qui jouit d’une grande notoriété en Toscane et même dans toute l’Italie. C’est lui qui tient la chaire de médecine clinique à l’université de Pise et traite ses patients avec des médicaments naturels à base de plantes. Plus tard, le comte sera soigné par le Dr Giacomo Barzellotti, ancien élève du Dr Vacca et premier médecin des thermes de San Giuliano110.

Non loin de Pise, à Florence, habite le comte Michaïl Dmitrievic Boutourline, représentant de la noblesse intellectuelle russe et grand collectionneur de manuscrits. Son père a créé la première chapelle orthodoxe111. Peut-être le général le rencontre-t-il, de même que le très cultivé Aleksej Sverckov, chargé d’affaires de la Mission russe à Florence. Ce dernier, à plus d’une reprise, sollicite du comte Fossombroni un laissez-passer pour le général lorsqu’il se rend de Florence à Pise.

Le comte est-il reçu par le grand-duc au Palais Pitti ? Ou à Pise, puisque le Palais Rau qui abrite les deux amants se trouve à côté du palais ducal où réside la cour durant les mois d’été ? Les deux sont plausibles, bien que le Grand-Duché ait peut-être été en deuil : le 18 juin 1824, le grand-duc Ferdinand III est mort à Florence, son second fils lui succédant sous le nom de Léopold II.

Et Maria, qui fréquente-t-elle à Pise ? Sans doute est-elle admise dans le salon de la belle Sofia Vacca, épouse du médecin, dont la famille sera voisine du comte et de la Signora Lepri en 1826. Peut-être aussi est-elle invitée chez Lauretta Parra, née Cipriani, mère de deux garçons et de deux filles. La belle Lauretta, d’origine créole, a une personnalité chaleureuse et passionnée qui la pousse dans des relations amoureuses variées112, provoquant force scandales et suscitant d’innombrables questions légales avec la famille de son défunt mari. En 1821, une aventure galante avec le fils de l’Hospodar de Constantinople aurait en effet provoqué la mort de son époux Giuseppe Parra, après qu’il eut surpris les deux amants dans leurs ébats. Au temps où Maria se trouve à Pise, Lauretta anime un salon fréquenté par des écrivains et des poètes. Beaucoup plus tard, en 1848, elle épousera Montanelli113, son dernier amant, de dix-huit ans son cadet. Les deux jeunes femmes se sont probablement rencontrées. Mais en 1824, Maria commence une seconde grossesse tandis que Lauretta se bat vaillamment pour obtenir la garde de ses deux fils attribué par la justice à ses beaux-frères Parra114.

Il semble que Pise abrite plusieurs couples vivant en concubinage : ainsi en allait-il de Mary et Percy Shelley, jusqu’à la mort par noyade du poète en 1822. Ainsi en va-t-il d’un dénommé Taafe et d’une Miss Fitzgerald. D’une certaine Mrs. Mason et de son amant Mr. Tighe115. Alexandre Ivanovitch et la Signora Lepri, eux, se font passer pour mari et femme. C’est ainsi qu’ils se présenteront au prêtre venu relever les Stati di anime en 1826, 1827 et 1828, probablement aussi en 1824 et 1825116.

A Pise on rencontre le fameux Francesco Pacchiani, originaire de Prato, nommé prêtre en 1801, professeur de logique et de mathématiques, puis de chimie et de physique à l’université. Personnage astucieux, chaotique, extravagant et envahissant, l’homme impressionnait. Le comte fera sa connaissance en 1834 et se dira charmé par sa culture et ses dons de poète.

On est en droit de penser que le comte s’absente de Pise durant le printemps de 1824, car Girolamo, entre le mois de mars et le mois de juillet, rend plusieurs fois visite à Maria. Toutefois, en septembre, il s’en retourne à Rome pour célébrer le mariage de Vittoria, sa benjamine âgée de dix-huit ans, avec le capitaine des carabiniers Filippo Farina, de Ronciglione. La dot de Vittoria se monte à 2300 écus, montant très élevé si on pense qu’une famille modeste vit avec 900 écus par an. Encore une générosité du comte ? Certainement. L’année suivante117, ce sera au tour d’Agnès, âgée de vingt-deux ans, de se marier et de prendre pour époux Benedetto Fiordeponti. L’homme est quincailler à Rome, sa boutique se trouve au 186 de la via del Corso. La dot d’Agnès se monte également à 2300 écus !

En l’absence de Girolamo, c’est Antonio, son fils, qui, du mois de juillet au mois de novembre 1824 s’installe auprès de sa sœur Maria. Peut-être Alexandre Ivanovitch en a-t-il profité pour effectuer quelques déplacements en Europe. Les différentes demandes de laissez-passer signalent de sa part un certain va-et-vient entre la Toscane et d’autres lieux non identifiés. Il se pourrait qu’il se soit rendu à Munich où séjourne la comtesse Elisabeth Ostermann et où se trouve Fédor Tiutchev. Mais sans doute qu’entre le mois de décembre 1824 et le mois de février 1825, le comte ne s’absente guère de Pise, désirant se trouver près de Maria lors de la venue au monde de leur second enfant. Le 17 janvier 1825 naît une petite fille nommée Catherine, du nom de feu sa grand-mère maternelle Caterina Pagliari-Rabotti. Jusqu’à ce jour, aucun certificat de naissance et de baptême de l’enfant n’a été découvert.

Combien de temps Alexandre Ivanovitch séjourne-t-il auprès de sa maîtresse ? Déjà les hirondelles ont envahi le ciel au-dessus de l’Arno. La rumeur du fleuve, en ce début de printemps 1825, rappelle au comte les eaux limpides de la puissante Neva. Bientôt, à Saint-Pétersbourg, les nuits boréales seront transparentes, lumineuses, calmes. L’air sera doux. Les brises marines seront amenées de la Baltique. Des grands bateaux monteront et descendront le fleuve en silence, traçant de noirs sillages. Pressentant de graves événements dans son pays, Ostermann-Tolstoï finit par s’arracher à la volupté des nuits pisanes.


96 Sa lettre de remerciement au chevalier Italinsky, ministre de Russie auprès du Saint-Siège, a été envoyée de Lausanne.

97 On possède le brouillon de cette lettre. Archives privées.

98 Pierre le Grand fit campagne contre les Turcs.

99 Ostermann-Tolstoï pense à lui-même.

100 L’intégralité du brouillon de la lettre se trouve annexée en fin d’ouvrage.

101 Voir Henri Troyat, La grande histoire des tsars, éditions Omnibus, 2009, p. 393.

102 La mère de Tiutchev, Ekaterina Lvovna Tolstaïa était une cousine au 3e degré d’Ostermann-Tolstoï.

103 Demeure du Signor Wolf.

104 Elle s’y trouve encore aujourd’hui.

105 « Anna Pagliari, fille de Hieronymus,

D’une ancienne lignée patricienne de Tusculum à Rome,

Fut en plus de sa beauté une jeune fille pieuse et fort pudique.

Qui, après la perte de sa mère, alors qu’elle-même était dans sa prime jeunesse,

A tenu le ménage avec un soin et une diligence louables malgré son jeune âge.

Elle vécut 21 années, 5 mois et 27 jours.

Une pneumonie l’emporta le 7 juillet 1822 à Florence.

Son père et son frère, ses trois sœurs en deuil ont érigé cette stèle à la mémoire d’une

si remarquable personne. »

106 Le 3 novembre 1822.

107 Elle souffre d’hydropisie, désignant à l’époque la généralisation d’œdèmes.

108 Il a été détruit par un bombardement durant la Seconde Guerre mondiale.

109 Probablement Michel et Théodore.

110 Ces thermes sont situés à 6 km de Pise. On y accède en gondole ou en petite embarcation couverte, les covertini, par le canal de Ripaffrata reliant Pise aux Bains.

111 Dans le palais Guicciardini puis dans le palais Niccolini à la via dei Servi.

112 Entre autres avec le prince russe Nicolaj Dolgorukij.

113 D’abord professeur de droit à Pise, il sera fondateur d’un journal prônant les réformes et défendra des idées révolutionnaires. Plus tard leader de la révolution toscane, il sera nommé triumvir.

114 C’est l’avocat Ranieri Lamporecchi qui travaillera à deux reprises à une médiation entre les frères Parra et Lauretta, obtenant pour cette dernière la garde de ses fils. On verra que Lamporecchi aura également affaire plus tard au général et sa maîtresse.

115 En réalité, Mrs. Mason n’est autre que Lady Mountcashel qui, ayant rencontré en voyage Mr. Tighe, s’était enfuie avec lui et installée à Pise, laissant derrière elle son époux, le second Earl de Mountcashel et leurs sept enfants !

116 Archives de la paroisse de San Martino in Kinseca, Pise.

117 Le 6 octobre 1825.