En automne 1825 c’est près de Moscou, ville étrange aux mille clochers dorés, aux palais entourés de jardins, qu’on retrouve Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï. Où séjourne-t-il ? Probablement dans son domaine d’Illinskoïe, qu’il avait fait aménager en 1818. Une fois encore, il mène grand train, donne réceptions, dîners et bals, se renseigne sur les différents mouvements politiques de son pays. Sûrement cherche-t-il à rencontrer son idole Alexandre Ier dont la santé, récemment, a montré quelques défaillances. Il apprend que l’impératrice, à son tour, est tombée malade, ce qui a fort alarmé le souverain. On raconte que des idées de mort hantent l’esprit du tsar. En juin 1824, il a perdu sa fille illégitime Sophie, âgée de dix-huit ans et née de sa relation avec la belle Marie Narychkine. Alexandre Ier en a été dévasté, comme il l’avait été à la fin de l’année 1824 lorsque la Neva, poussée par le vent, était sortie de son lit et avait inondé une partie de Saint-Pétersbourg, créant d’immenses ravages. Angoissé, pris par une fièvre de dépaysement, Alexandre Ier ne régnait plus guère. Le 30 août 1825118, avant son départ pour la petite ville de Taganrog sur la mer d’Azov, il a donné l’ordre de faire chanter un service des morts dans le monastère Saint-Alexandre-Nevski, lieu de sépulture des familles illustres. Pressentiment ? Dernier adieu à la ville de Saint-Pétersbourg ? Désir de pénitence et de prière dans cet asile de la mort qui abrite trois cimetières ? Tout cela, probablement.
En Russie, dans les milieux militaires et intellectuels, beaucoup se montrent mécontents de la faiblesse du tsar et souhaitent en finir avec un gouvernement dirigé surtout par le sinistre Araktcheïev. Et pourtant, ce dernier vient de présenter sa démission au souverain : rendu fou de chagrin par l’assassinat de sa maîtresse, égorgée par des paysans, il ne s’intéresse plus aux questions politiques et transmet ses pouvoirs au général Euler. Les sociétés secrètes, interdites depuis 1822, émergent à nouveau et, avec elles, la circulation des principes libéraux qu’Alexandre avait abandonnés. Ostermann-Tolstoï éprouve une certaine sympathie pour les idées défendues dans les coulisses des milieux intellectuels et militaires ; il a lui-même fait partie, autrefois, d’une loge maçonnique, comme d’autres officiers119. Mais de son temps, on luttait contre les préjugés religieux, contre la division de la société en classes et pour l’allégement du service militaire en temps de paix. Jamais lui-même et ses compagnons n’avaient remis en question la fidélité au tsar.
Or, durant les guerres napoléoniennes, de nombreux officiers s’étaient rapprochés de leurs soldats qui, pour beaucoup, étaient des serfs. Ils les avaient vus se battre jusqu’à la mort pour défendre leur monarque et « la Sainte Russie ». Les rapports humains entre officiers et soldats avaient changé. De patriarcaux ils étaient devenus amicaux. Par ailleurs, le séjour que beaucoup de jeunes militaires avaient passé en France et en Allemagne en 1814 les avait ouverts aux idées libérales d’égalité devant la loi et de liberté de la presse. Rentrés au pays, ils s’étaient opposés en cachette au régime autoritaire et arriéré qui leur faisait honte, lui préfé-rant une monarchie constitutionnelle. Au sein des sociétés secrètes, ils discutaient, établissaient des programmes consistant à supprimer le servage, déclaraient égaux devant la loi tous les citoyens et demandaient à installer plus de transparence dans la politique gouvernementale.
Quelques-uns des membres de ces sociétés, souhaitant une monarchie constitutionnelle sans acte de terrorisme, s’étaient groupés en une corporation dite « Société du Nord ». D’autres, beaucoup plus radicaux, désiraient le renversement de la monarchie. Ces derniers appartenaient à la « Société du Sud ». Même si, grâce à ses espions, le tsar avait été averti des activités de ces deux sociétés qui groupaient également des officiers et des fonctionnaires dévoués à la famille impériale, il avait décidé que ce n’était pas à lui de sévir.
A son arrivée en Russie, le général Ostermann-Tolstoï apprend l’existence de ces Sociétés du Nord et du Sud, dérivées des anciennes loges maçonniques. Il sait qu’elles sont de plus en plus orientées vers une action politique et reflètent une opposition au régime autocratique. Il entend dire qu’Alexandre et Valérien Galitzine, ses neveux, fils de sa sœur Natalia Ivanovna Galitzine, appartiennent à la « Société du Nord » et il soupçonne qu’un de ses parents, le jeune Dimitri Zavalichine, qui autrefois avait habité sa demeure de Saint-Pétersbourg, fait également partie de la « Société du Nord ». Beaucoup plus tard, Zavalichine décrira dans ses Mémoires les rencontres qu’il a eues avec le comte à la fin de cette année 1825 et l’atmosphère qui régnait à Moscou à la veille des événements dramatiques du soulèvement décembriste :
« Bien que le comte Ostermann-Tolstoï, qui m’aimait beaucoup et dans la maison duquel j’avais habité à Pétersbourg avec Léonid Galitzine et ses autres neveux, se soit trouvé à ce moment-là à Moscou, je ne voulus pas prendre mes quartiers chez lui pour me sentir libre de recevoir mes invités. Je m’installai dans la maison des Tiutchev […] je jouissais d’une entrée à part ; de cette façon les membres de la société pouvait me rendre visite sans obstacle »120.
Le 22 novembre 1825, lors d’un bal chez Ostermann-Tolstoï, Zavalichine est installé sur un divan à proximité du comte lorsque le prince Dmitri Vladimirovitch Galitzine121 et le comte Pierre Alexandrovitch Tolstoï122 s’approchent, l’air soucieux.
« Mais, qu’est-ce qui vous arrive ? Pourquoi êtes-vous si tristes et en plus vous êtes au bal chez moi ? » leur demande Ostermann.
A mi-voix, Dmitri Vladimirovitch Galitzine répond :
« Le bruit court que notre souverain a pris froid, mais il semblerait qu’il aille mieux […] pourtant, il ne faut en parler à personne ».
En réalité, le tsar est déjà mort depuis trois jours. Ostermann, au courant de l’effervescence qui règne à Saint-Pétersbourg, craint que son neveu veuille s’y rendre pour rejoindre ses camarades de société. Il lui intime l’ordre d’éviter à tout prix la capitale et d’aller au plus vite à Kazan, où habite sa famille :
« Je ne laisserai aller à Pétersbourg que Fiodor [Tiutchev] et, bien qu’il ne soit pas en danger, je lui ai donné l’ordre de partir le plus tôt possible pour Munich123 ; j’emmènerai Valérien124 [Galitzine] et toi, futur ministre, veuille donc bien te rendre à Kazan si tu ne veux pas que je t’y fasse aller moi-même. A présent personne d’entre vous n’a rien à faire à Pétersbourg ».
Ostermann va mettre à disposition du jeune homme sa propre voiture :
« Eh bien, mon intendant te déposera en tout cas à Vladimir, et peut-être plus loin, je préfère cela et me sentirais rassuré à ton égard. Tu seras certes prêt dans trois jours mais jusque-là, je te demande humblement de venir me voir tous les jours ».
On ne s’oppose pas aux ordres du général. Tandis que Zavalichine cherche une échappatoire, le commandant en chef Dmitri Vladimirovitch Galitzine entre brusquement chez le comte sans même le saluer et l’apostrophe :
« Figure-toi, tous les enseignes125 se sont fâchés tout rouge et se sont proposé d’aller jusqu’à Saint-Pétersbourg au galop. Qu’est-ce que cela pourrait bien signifier ?
– Cela signifie, répond Ostermann qui ne ménage personne, que les enseignes en sont réduits bon gré mal gré à s’occuper des affaires d’Etat alors que les hommes d’Etat s’occupent de celles des enseignes126. Et voilà que mes neveux se sont précipités là-bas eux aussi [à Saint-Pétersbourg] mais j’ai bien voulu me mêler de leurs affaires et, en ce moment, je me donne du mal pour envoyer ce futur amiral [Zavalichine] et ministre à Kazan, sinon la cousine Nadejda127 se plaindra qu’on le garde solidement ici ».
En souriant, Galitzine regarda attentivement le jeune Zavalichine :
« Tu sais, Ostermann, il me semble vraiment que le futur ministre pourrait mieux que personne nous expliquer, s’il le voulait, pourquoi les enseignes veulent aller au galop à Pétersbourg. Décidément, j’ai très peur pour les têtes chaudes comme celles-ci ; mais comme tu t’es déjà chargé de l’envoyer à Kazan, alors il n’y a plus rien à dire ».
A Moscou parviennent maintenant de graves nouvelles : le tsar, qui avait souhaité accompagner son épouse malade à Taganrog, y a rendu l’âme le 1er décembre 1825, après une tournée d’inspection harassante en Crimée. Apprenant cela, tout le monde perd la tête : qui va régner ? Alexandre n’a pas de fils. Constantin, le plus âgé de ses frères, a renoncé à la couronne après avoir épousé une Polonaise qui n’est pas de sang royal. Par un décret de 1823 modifiant l’ordre de la succession, c’est Nicolas, le plus jeune frère du tsar Alexandre, qui doit régner. Mais Nicolas n’est pas au courant de cet accord. Il rechigne à monter sur le trône avant d’avoir parlé à son frère Constantin. Or ce dernier repousse l’idée de se rendre à Saint-Pétersbourg et envoie un messager pour signifier son refus catégorique de la couronne.
Pour les décembristes, l’occasion est trop belle. Il leur faut mettre à profit cette brève période d’interrègne. Des membres de la « Société du Nord » déclenchent une insurrection à Saint-Pétersbourg parmi les régiments de la garde, persuadant les hommes de prêter serment non pas à Nicolas, mais à Constantin, successeur légitime à leurs yeux et capable d’accorder une constitution. Les soldats sont entraînés sur la place du Sénat où ils sont rejoints par différents groupes appartenant à la population de Saint-Pétersbourg et à la marine. Tous hurlent : « Vive Constantin » !
Dans un face-à-face qui durera toute la journée du 14 décembre, le nouveau tsar Nicolas, qui vient de prêter serment et les régiments mutinés, s’affrontent sur la place du Sénat, sans passer à l’attaque. Espérant amener les insurgés à se rendre, Nicolas Ier chevauche courageusement au-devant des rebelles, à la tête de régiments sûrs. Les balles sifflent autour de lui. L’impétueux et courageux général Miloradovitch, héros des guerres napoléoniennes, s’avance afin de parlementer avec les insurgés, mais il est blessé à mort par un civil. Finalement à la nuit tombante, Nicolas donne l’ordre de déclencher le tir des canons. La foule de curieux et les émeutiers se dispersent. Beaucoup trouvent refuge dans les maisons d’où les gendarmes les délogent et les arrêtent. Bien qu’Ostermann ne se trouve pas à Saint-Pétersbourg au moment de l’insurrection, plusieurs parmi les suspects pénètrent à l’arrière de son palais au numéro 10 du quai Anglais. Tous sont arrêtés.
Parmi les rebelles appréhendés128 se trouvent Alexandre et Valérien Galitzine, neveux du général Ostermann-Tolstoï. Quant à Dimitri Zavalichine, bien qu’il n’ait pas été dans la capitale au moment de l’insurrection mais chez lui près de Kazan, son nom est mentionné par l’un des révolutionnaires interrogés. Au mois de janvier 1826, un courrier d’Etat viendra le chercher pour l’emmener à Saint-Pétersbourg où il passera devant la commission d’enquête chargée de fixer les responsabilités de chacun des décembristes. Dans un premier temps, Zavalichine sera libéré ; mais il sera ensuite jugé coupable d’avoir appartenu à la « Société du Nord », condamné à la mort politique et déporté en Sibérie.
Il faudra six mois d’investigations à la commission d’enquête pour terminer son travail. Nicolas Ier interrogera tous les responsables de l’émeute et chaque membre du complot. Aucun des accusés ne sera défendu par un avocat, ni même entendu. On sait qu’Ostermann-Tolstoï fera tout ce qui est en son pouvoir pour atténuer les peines d’Alexandre, de Valérien et de son protégé Dimitri Zavalichine. S’il a obtenu qu’Alexandre, l’aîné de ses neveux, soit libéré pour n’avoir pas fait partie d’une société secrète, il ne peut soustraire Valérien à un dur châtiment : il sera privé de son titre de prince et d’officier de la garde, réduit au rang de soldat, envoyé pour quatre ans en Sibérie puis affecté au corps d’armée du Caucase. Ce n’est qu’en 1857, après le décès du tsar Nicolas Ier, que Valérien sera réhabilité. Alors qu’il n’avait point fait partie, à Saint-Pétersbourg, de l’insurrection sur la place du Sénat.
Après les événements du mois de décembre 1825, Alexandre Ivanovitch, qui appartient encore au régiment de Pavlovsk de la garde impériale à Saint-Pétersbourg, est convoqué par le nouveau tsar avec Alexandre, le fils de ce dernier129. Devant son fils, Nicolas Ier annonce au général Ostermann-Tolstoï que le grand prince Alexandre est nommé, à sa place, à la tête de son régiment. Le comte, cependant, continuera à figurer sur la liste du régiment jusqu’à sa mort. Il est certain qu’il participe le 14 mars 1826 à la cérémonie d’accueil du corps d’Alexandre Ier, de même qu’à son enterrement solennel. Certains chroniqueurs affirment qu’il est allé jusqu’à Taganrog pour accompagner la dépouille du tsar sur le chemin du retour à Saint-Pétersbourg. D’autres supposent qu’il n’est pas allé jusque-là mais qu’il a rejoint le convoi funèbre en chemin.
Alexandre Ivanovitch n’attendra pas l’issue des investigations et des jugements. Il apprendra plus tard le verdict du tribunal suprême : les pendaisons de Ryleïev, Pestel, Bestoujev-Rioumine, Kakhovski et Serge Mouraviev-Apostol, les condamnations au bagne à vie ou pour quelques années et les dégradations d’officiers en simples soldats. Il a hâte de revoir sa maîtresse, sa jeune famille et les rives de l’Arno.
A Saint-Pétersbourg se répand le bruit de son prochain départ pour la Toscane. Dégoûté de son pays, Ostermann semble vouloir quitter la Russie à tout jamais. Au début du mois de juin, le premier secrétaire de la Mission russe à Florence adresse au Prince Neri Corsini la demande suivante :
« Mon Prince,
Une lettre que je viens de recevoir à l’instant même de M. De Scortschkoff [pour Svertchkoff130] m’annonce l’arrivée du Général en Chef Comte Ostermann Tolstoy. Comme le général est pressé de se rendre à Pise [et pour cause !] et qu’il ne voudrait point s’arrêter à Florence, je prends la liberté de m’adresser à l’extrême bonté de Votre Excellence en La priant de faciliter au comte Tolstoy le voyage par un Lascia-pas-sare. Daignez mon Prince agréer l’assurance réitérée de ma haute considération.
Le Pr. Dolghorouki (1er secrétaire de l’Ambassade)
Florence le 21 mai/2 juin 1826
A S.E.M. Le Prince Don Neri Corsini. »
Le lendemain, le Prince Dolghorouki obtient pour Ostermann un laissez-passer et Don Neri Corsini ordonne au commissaire général des douanes de permettre au général de transiter librement à la porte de Florence131. Mais il est reconnu dans la cité par une des autorités de la ville, qui transmet un rapport aux Affaires étrangères :
« Monseigneur le général Ostermann-Tolstoï à l’occasion de son dernier départ de Florence pour Pise, après avoir montré ses passeports à l’agent chargé de son inspection à la porte San Frediano [et] après que celui-ci lui a répondu que tout était en règle [et qu’]il pouvait continuer son voyage, mit quelques moments plus tard la tête hors de la voiture, et, en appelant le dit employé, lui jeta une pièce de dix pauls (francescone).
Le mouvement rapide de la voiture n’ayant pas permis à l’agent de restituer sur le champ la pièce, et les règlements en vigueur ne permettant pas aux employés d’accepter des pourboires ou de prendre la moindre des choses de qui que ce soit, l’agent est allé déposer le francescone entre les mains de ses supérieurs ».
Ces derniers remettront la pièce aux Affaires étrangères qui la feront porter à la légation impériale de Russie pour la donner à « Monseigneur le Général Tolstoy ».
Il y a près d’une année qu’Alexandre Ivanovitch n’a pas vu sa maîtresse, son fils Nicolas et la petite Catherine, âgée de dix-sept mois. Il a tellement hâte de les retrouver. En se demandant peut-être quel accueil Maria va lui réserver.
118 Le 13 septembre selon notre calendrier.
119 Dont le maréchal Kutuzov, le général Bennigsten, le grand-duc Constantin, le général Ypsilanti, le général comte Chouvalov et bien d’autres.
120 Dmitrij Zavališin, Zapiszki dekabrista (Mémoires d’un décembriste), Moscou, Zakharov, 2003.
121 Commandant en chef de Moscou.
122 Commandant du 5e corps et beau-frère d’Ostermann-Tolstoï.
123 Le poète Tiutchev était revenu faire un séjour dans la capitale russe.
124 Son neveu et celui qu’il avait désigné comme son héritier.
125 Un enseigne : un des premiers grades militaires.
126 Il faisait allusion à Dmitri Vladimirovitch Galitzine qui passait plus de temps dans les coulisses qu’aux affaires.
127 Belle-mère de Zavalichine.
128 Leurs noms avaient été communiqués par des espions.
129 Le futur tsar Alexandre II, alors âgé de sept ans.
130 Aleksej S. était le chargé d’affaire de la Mission russe à Florence. Sa femme était la sœur de la comtesse de Nesselrode.
131 ASF, Segreteria e Ministero degli Esteri, vol 2692, Franchigie 1825-1826.