CHAPITRE 8

Le comte et Maria sont enfin l’un à l’autre. En l’absence d’Ostermann, la Signora Lepri a déménagé du palais Rau à la Casa Silva, située via Mala Gonella, obligeant les locataires Mrs. Mason et son amant Mr. Tighe à prendre logis ailleurs132. Située sur l’autre rive de l’Arno, dans un quartier plus modeste, la Casa Silva possède un jardin. Maria est voisine de Sophie Vacca, la veuve du médecin. Les deux jeunes femmes appartiennent à la même paroisse de San Martino. Nul doute qu’elles se sont fréquentées.

En cette fin de juin 1826, Maria Lepri et Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï sont tout à la joie des retrouvailles. Les enfants également. Nicolas a des cheveux foncés et ressemble à sa mère. D’abord intimidé par ce père au visage sérieux, il est vite gagné par le regard bienveillant du comte qui fond devant ce fils potelé, beau comme un angelot, fruit de sa liaison avec Maria, qui le séduit toujours. Grâce à la nourrice Caterina Landucci, la petite Catherine ne semble donner aucune inquiétude à son entourage. Parlant à ses jouets, elle émet un flot de sons inintelligibles pour les autres mais chargés de signification pour elle, ce qui remplit de joie son père. Le général est sentimental. Assurément, devant ses petits, il songe à sa mère Agrippine Bibikova, dont il garde autour du cou le portrait en médaillon. Cet homme autoritaire, plein de combativité et d’arrogance, qui avait autrefois livré bataille avec tant de hardiesse, a grand besoin de tendresse et de maternage. Même s’il n’ose les solliciter. D’ailleurs, il n’est pas dans les habitudes de la Signora Lepri de distribuer caresses et câlineries à son amant ou à ses enfants. En a-telle reçu elle-même ? Peu sans doute. Comment sa mère, la pauvre Caterina, aurait-elle eu le temps de montrer suffisamment d’affection à ses aînées alors qu’elle donnait naissance presque sans relâche à huit enfançons ? Et qu’elle avait abandonné au tombeau trois fillettes ? Dès son enfance, Maria avait appris à contrôler les mouvements de son cœur. L’attachement et l’attirance physique qu’elle ressent pour Ostermann ne sauraient lui faire perdre la tête ni l’empêcher de gérer la difficile situation dans laquelle elle est obligée de vivre. Il lui faut profiter de l’admiration et de la fascination qu’elle suscite chez le comte pour lui faire accepter certaines choses : une augmentation de sa pension, le renvoi d’un domestique russe, un déménagement, un changement d’ameublement. Alexandre Ivanovitch finit toujours par la contenter.

Il faut relever néanmoins que les rapports entre les deux amants ne sont pas de tout repos. Eloignés l’un de l’autre, ils souffrent et aspirent à se retrouver. Mais sous le même toit, leurs personnalités s’affrontent, leur relation se charge d’étincelles. A de violentes disputes succèdent au lit des étreintes passionnées. Alexandre Ivanovitch exige, commande. Maria réfléchit, pèse, mesure et tient tête. Elle a confiance en son jugement, elle connaît son pouvoir sur le général. Alors pourquoi se plierait-elle aux ordres de cet être rugueux ? Petite déjà, à Frascati, elle avait été contrainte de faire ses propres choix. Après la mort de Maria Anna Rabotti, sa grand-mère, elle n’avait eu personne à qui se référer. Anna était débordée par les travaux du ménage et les soins maternels. Quant à son père, il était trop occupé à se plaindre et à bâtir des projets irréalistes. Maria avait pris seule d’importantes décisions. C’est cela même qui avait fait d’elle une femme résolue. A présent, il lui faut jouer serré, car pour la troisième fois, la voici enceinte. L’enfant est attendu pour le mois de mars.

Ostermann-Tolstoï va-t-il rester quelques temps à Pise, lui qui n’est jamais longtemps au même endroit ?

Dans une lettre adressée à sa mère la princesse Sophie, le prince Grégoire Volkonski écrira beaucoup plus tard, alors que le comte Ostermann-Tolstoï se trouve à Genève :

« Je te prie […] de présenter mes respects au digne comte Ostermann que je me souviens avoir vu à Paris en 1826 et dont nous avons parlé à Varsovie dernièrement avec le maréchal Paskévitch qui l’aime et l’estime grandement. » 133

En janvier 1827, deux mois avant la naissance du bébé et certainement après quelques va-et-vient, on est en droit de penser qu’Ostermann-Tolstoï séjourne à Pise, où Agrippine naît le 12 mars. Gagnée par les récentes idées qui circulent en Europe sur les bienfaits du lait maternel, Maria nourrit son bébé. Avant tout, elle a besoin d’un étroit contact avec ce troisième enfant car elle pressent des changements. Des séparations qu’elle aimerait retarder, mais qu’elle sait inévitables. La position juridique dans laquelle elle se trouve est délicate… tellement délicate ! Une souris dans une trappe : voilà ce qu’elle est. Le comte est marié à la princesse Elisabeth Galitzine. Elle-même est encore l’épouse du chevalier Lepri qui serait toujours en mesure de déclarer siens les trois enfants du général, puisque le mariage est indissoluble. Il est possible qu’Ostermann-Tolstoï lui ait versé de fortes sommes contre sa discrétion et son silence. Combien de temps cette situation précaire va-t-elle durer avant son éclatement au grand jour ? Quel événement imprévisible viendra y mettre fin ?

Un mois après la naissance d’Agrippine, Maria reçoit une nouvelle qui va bouleverser sa vie et celle du comte : le 16 avril 1827, Cristiano Lepri a rendu l’âme à Rome. Deux jours plus tard, son corps a été transporté dans l’église de San Marcello in Lucina sur le Corso, pour y être enterré le 19 avril, sous l’autel.

Apprenant le décès de son mari, la Signora Lepri se sent comme délivrée. Libérée de menaces diffuses. Aussi longtemps qu’elle était mariée au chevalier Lepri, Nicolas, Catherine et Agrippine appartenaient légalement à Cristiano. Quelles que soient les conventions privées établies entre époux, le droit canonique, on l’a vu, considère la femme comme vivant toujours avec son mari et cohabitant avec celui-ci même si elle a quitté le domicile conjugal. Il aurait été nécessaire de prouver l’impossibilité que les trois enfants aient été procréés par Cristiano, ce dernier étant malade ou absent. Dans ce cas, ils auraient été déclarés illégitimes puisque nés hors mariage. Ils n’auraient pas joui du droit de famille ni de celui d’héritage. Juste du droit à être nourris.

Quelques années plus tard, Jakob Philipp Fallmerayer, un ami du comte, livrera à son journal intime :

« Forces physiques d’Ibondokali [Ostermann-Tolstoï] et ses amours jadis avec une Italienne qui a empoisonné après coup son vieux mari ».

S’agit-il de Maria ? A-t-elle empoisonné son époux ? Elle en est capable. Devant un danger qui menaçait son existence et celle de ses enfants, elle aurait pu choisir de se rendre à Rome pour verser quelque substance toxique dans une boisson destinée à Cristiano. Dans les faits, néanmoins, c’eût été compliqué car en avril 1827, Maria relevait de couches et nourrissait la minuscule Agrippine. Elle aurait pu, il est vrai, emmener le bébé avec elle, mais les difficultés de la route aurait soumis le nouveau-né à de grands risques. En revanche, si on fait l’hypothèse que Maria n’était à Rome ni avant ni après le décès de Cristiano, on peut admettre qu’elle a empoisonné son mari par les sentiments de tristesse et de colère qu’elle a suscités et qui le rongèrent jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’homme était sans doute malade, vieux, amer. Malgré la peine que lui avait causée son départ, il avait été obligé de renoncer à sa jeune femme. Il avait battu en retraite devant la forte personnalité du général, à qui rien ni personne ne résiste. Dans le courant de l’été 1826 et devant notaire, Cristiano Lepri rédigea ses dernières volontés. Avec soin. Minutie. Son mariage ne lui ayant apporté que peines, désillusions et point d’enfant, il se vengea en choisissant pour héritière Adelaide Lepri, fille de son neveu Enrico Lepri.

Toutefois, Cristiano possédait une rigueur morale. Délaissé par son épouse, il pensait tout de même lui devoir une modeste, très modeste reconnaissance :

« Je laisse à mon épouse bien-aimée Madame Maria Pagliari fille de Monsieur Girolamo Pagliari de Frascati, une seule fois, la somme de cinquante écus ; je demande qu’on lui remette tous ses couverts d’argent avec ses initiales lui appartenant de même qu’un anneau en mosaïque, et du linge portant son nom, et d’autres petits objets qu’on trouvera dans des cartons portant son nom, tout cela lui appartenant ».134

A ses sœurs, à sa nièce non dotées et condamnées à passer leur vie dans les ordres, Cristiano avait fait don de quelques écus :

« En une fois je laisse à sœur Maria Violante ma sœur religieuse à Santa Rosa de Viterbe vingt écus, comme je laisse également à la sœur M. Giuditta ma sœur religieuse dans le dit monastère, vingt écus en une seule fois. Je laisse en une seule fois dix écus à la sœur Anna Rosa Prada ma nièce, religieuse à Sainte Catherine de Viterbe ».

La Signora Lepri est donc libre de se remarier. Avec son amant, elle a de nombreuses discussions et plusieurs désaccords. Mère de trois enfants sans statut, n’ayant jamais été reconnus par le chevalier Lepri ou par Ostermann, ni comme héritiers ni comme descendants, la Signora Lepri a de quoi s’inquiéter. Que deviendraient ses petits au cas où le comte venait à mourir ? A qui seraient-ils confiés ? Dans le pire des cas à un orphelinat. Dans le meilleur des cas à la sœur du général, la princesse Nathalie Galitzine ou à l’un de ses fils. Mais alors, qui se chargerait de leur éducation ? Un précepteur allemand ou suisse, quelque part en Russie. Qui la financerait ? Les neveux d’Ostermann, ses héritiers. Sont-ils fiables ? Maria en doute. Alexandre est de caractère léger et versatile. Valérien est en Sibérie. Quant à Léonid, âgé de vingt-et-un ans, il est encore inexpérimenté. Pour l’heure, Nicolas, Catherine et Agrippine n’ont reçu aucun nom de famille, aucune nationalité. Elle s’en était fréquemment plainte au comte et celui-ci avait promis de trouver une solution.

En attendant, il envisage de se rendre à Saint-Pétersbourg et de s’incliner devant Nicolas Ier, le souverain détesté, afin qu’il accorde un statut à ses petits. Si jamais le tsar lui refusait cette faveur, il trouverait d’autres moyens de les faire légitimer. N’a-t-il pas une fortune colossale ? Il emmènera Nicolas, Catherine et Agrippine en Russie, pour leur donner une éducation. Le plus difficile sera de cacher leur existence à son épouse Elisabeth. Mais cette dernière se doute certainement de quelque chose : voilà six ans qu’elle est constamment malade, se faisant soigner hors de Russie.

Maria n’envisage aucunement de se séparer des enfants. Elle les veut en Italie pour être instruits auprès d’elle. Durant l’année qui suit la naissance d’Agrippine, les disputes entre Ostermann et Maria s’enveniment. Peu à peu, une idée se dégage de l’enchevêtrement des solutions envisagées. La Signora Lepri pourrait se choisir un nouvel époux. Bien entendu, on le veut docile, complaisant, prêt à renoncer au lit de Maria, tout au moins durant quelques années. Mais les amants auront-ils le courage de mener à bien ce projet ?

Pendant l’été 1827, ils évitent le sujet du remariage et celui de la séparation. Ils passent d’heureux moments en famille, comme s’ils allaient durer toujours. Jamais ils n’ont été si proches. Une gravure exécutée par Carlo Lazinio, artiste réputé en Toscane, montre le comte étendu sur un banc, entouré de ses trois enfants. Il fume une longue pipe. Près de lui, Agrippine dort dans son couffin tandis que Nicolas et Catherine jouent autour de leur père. En dessous de la gravure on lit : « A 55 ans il est temps de s’assagir »135. Mais Ostermann-Tolstoï en est-il capable ? On en doute. Il peut tout au plus se modérer. Il faudra attendre longtemps pour que cet être guidé par ses passions et ses impulsions laisse entrer dans son cœur et son esprit un peu de sagesse. Elle viendra lentement, avec les peines.

Durant ce même été 1827, le comte songe à faire exécuter le portrait de Maria et des trois enfants. Son choix se porte sur un peintre connu : le miniaturiste, graveur et portraitiste Pietro Nocchi, directeur de l’Instituto Delle Belle Arti à Lucca, celui-là même qui a peint Elisa Baciocchi, sœur de Napoléon, avec sa fille. Nocchi a aussi fait le portrait de la belle Olimpia Cenami, celui de Zoé Cenami avec son petit garçon, ceux d’autres membres des familles patriciennes. Il a peint le colonel Werklein, gouverneur de Lucca. Il est fort possible qu’Alexandre Ivanovitch, qui prend volontiers les eaux, ait vu dans l’église de Bagni di Lucca une Madone à l’enfant Jésus peinte par Nocchi et qu’il en ait été ébloui. Quoi qu’il en soit, l’artiste avait déjà fait en 1826 une esquisse de la tête de Catherine, avant de se mettre au grand portrait à l’huile représentant Maria entourée de ses enfants. La jeune femme porte une tunique à la romaine qui laisse deviner ses formes épanouies, empreintes de sensualité. Son pied, à la fine cheville, est chaussé d’une sandalette. Il en est de même pour Nicolas et Catherine. Quant au bébé, presque nu, il porte sur sa mère un regard d’adoration. Le comte fait partie du tableau sous la forme d’un buste posé en retrait sur un guéridon136. Malgré les attitudes conventionnelles des personnages, il se dégage du tableau une atmosphère tendre et charnelle. Maria a le regard voilé des femmes romaines. De lourdes paupières cachent ses yeux foncés. Peu d’expression se dégage de son visage aux traits fins.

Beaucoup plus tard, il sera dit qu’Alexandre Ivanovitch a choisi « par noblesse d’âme » pour Maria un jeune et beau mari italien. En réalité, il n’a pas fallu chercher bien loin Antonio Cresci : il est employé de banque à Livourne, peut-être même dans la banque d’Ulrich Walser, où le comte a déposé quelque bien. Occasionnellement, Cresci est le secrétaire du général. S’il est jeune, ayant quatre ans de moins que Maria, il n’est pas séduisant. Un portrait de lui réalisé quelques années plus tard montre un personnage aux yeux mornes, fuyants, sous un front immense et bombé. On lui voit une longue moustache tombant sur une barbe en désordre. A vingt-trois ans, il est déjà affligé d’une légère calvitie. Antonio est de cette espèce qui se plie, parce qu’il n’a pas de personnalité affirmée. Comment en aurait-il été autrement alors qu’il n’a jamais quitté sa famille, originaire de Lucca, et qu’il vit depuis toujours à Livourne où son père est constructeur d’orgues ? Il a toutefois de belles manières, Antonio. Il se montre respectueux envers le comte. Pour lui, les apparences importent et méritent considération. Son écriture est ornée, couchée. Toute son attitude est conforme au bon ton. Il se laisse rarement entamer par ses émotions.

S’il a été dit et écrit que le général avait « choisi » pour sa maîtresse un second mari, on est sûr que la Signora Lepri ait eu son mot à dire dans cette décision. Elle voit en Cresci un être malléable. Il est jeune. Il obéira. Il se pliera à ses exigences à elle et ne posera pas grand problème. Il acceptera son passé, ses enfants, la proximité du comte. Ce sera pour lui le signe tangible de son ascension sociale. Il sera flatté d’épouser une femme remarquée pour sa beauté, protégée, et de surcroît dotée puisqu’il a été convenu entre la Signora Lepri et le comte que ce dernier attribuerait à Maria une pension de 300 écus par mois en plus d’une importante somme d’argent137.

Ostermann-Tolstoï entend-il garder sa place dans le cœur et le lit de sa maîtresse ? Connaissant l’homme, la réponse est oui. Et pourtant, une fois mariée au Signor Cresci, la Signora Lepri ne saurait séjourner à Pise où elle est connue de l’archevêché et sûrement de quelques personnes comme l’épouse du comte Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï. Une séparation entre les amants est donc inévitable. C’est à cette conclusion qu’ils parviennent tous deux au cours de l’été 1828. Le comte prendra en charge les enfants tandis que Maria s’installera à Florence avec Antonio. Décision torturante pour chacun. Auront-ils le courage de s’y tenir ? Ni le général, ni la Signora Lepri n’en sont assurés.

Maria décide néanmoins d’agir vite. Sans trop de réflexion. Bientôt Ostermann prendra une nouvelle fois la route. Elle en profitera pour se marier. Le comte en sera informé à son retour. Girolamo, qui prodigue ses encouragements, se propose comme témoin, avec Caesare, le jeune frère d’Antonio Cresci. Ce dernier a déjà réuni tous les documents nécessaires à son mariage. Il a été longuement interrogé à Livourne par le chancelier de la Curie archiépiscopale. Bien connu du chanoine de la cathédrale de Livourne, il a donné les preuves de son état d’homme libre. Il ne fait point partie d’un ordre religieux. Il n’a fait ni vœu de chasteté, ni vœu de célibat. De plus, son jeune frère Cesare est également venu prêter serment devant le chancelier et le chanoine, attestant de l’état d’homme libre d’Antonio. Les documents ont été soumis à l’approbation de l’archevêque de Livourne en personne, approbation qui est exigée de la Curie ecclésiastique par Son Eminence, le Seigneur Cardinal vicarial à Rome.

Le mariage doit avoir lieu dans la Ville sainte. Loin de Pise. Maria n’a guère le temps de se rendre à Livourne, lieu d’habitation des parents Cresci. Elle ne connaît ni sa future belle-mère, ni son futur beau-père. Ni même Caesare. Décidément, le mariage a été décidé dans une affolante précipitation. C’est en hâte et en secret que la Signora Lepri « quitte le domicile conjugal ». De quoi a-t-elle peur ? Du comte. Ostermann pourrait rentrer de voyage plus tôt que prévu et, au dernier moment, faire opposition à cette union. Alors, le courage lui ferait défaut à elle aussi, comme au général. A la fin du mois de septembre 1828, après avoir réuni tous les papiers nécessaires à son deuxième mariage, elle s’adresse par le biais d’un notaire à la Sacrée Congrégation du Saint-Office à Rome :

« Très Eminents et très Révérends Seigneurs

Maria, fille de Monsieur Girolamo Pagliari de Frascati, âgée de 28 ans et veuve depuis 18 mois de feu le chevalier Cristiano Lepri, Romain, avec qui elle s’est mariée à Frascati en mai 1819 [en réalité le 6 juin] et qui est mort à Rome en avril 1827 […] est poussée à revenir à Rome pour se marier en seconde noce avec un jeune de Livourne, déjà muni de tous les documents nécessaires. A présent, pour des raisons d’opinion de Famille et pour des raisons d’intérêts, la demanderesse se trouvant presque dans l’obligation de célébrer un tel mariage à Rome et avec une certaine hâte, sans faire recours à la Curie Archiepiscopale de Pise pour obtenir [un témoignage] de son statut [de femme] libre, ayant passé là-bas son veuvage d’un peu plus de 18 mois ; au très Eminent et très Révérend Seigneur Cardinal Vicarial [elle] demande à être dispensée [de faire recours à Pise] et d’être par contre admise à prêter serment à la place. » 138

« Pour des raisons d’opinion de famille et d’intérêts ». A quoi la Signora Lepri fait-elle allusion ? On ne sait pas. On ne peut exclure une menace ou quelque machination de la part des Lepri. Ou encore, la crainte d’un retour inopiné du comte à Pise.

A Rome, la procédure traîne. Maria ronge son frein. Les membres de la vénérable institution de la Sacrée Congrégation du Saint-Office sont empruntés et remettent la supplique de la Signora Lepri au très Eminent et Révérend Cardinal vicarial, Monseigneur Della Porta. Va-t-il donner son accord aux épousailles ? Antonio et Maria sont arrivés dans la Ville éternelle au milieu du mois d’octobre. A son tour la jeune femme a réuni les documents nécessaires à son union, à savoir son certificat de baptême, l’acte de décès de Cristiano, la copie de son acte de mariage avec le chevalier Lepri.

Mais les futurs mariés ne reçoivent pas de réponse du Cardinal vicarial Della Porta. Pourquoi ce silence ? Le cardinal flaire-t-il quelque chose d’anormal dans la requête de la Signora Lepri ? Probablement ! Il a certes eu vent de quelque rumeur la concernant. Il se trouve tant d’espions parmi les fonctionnaires qui travaillent pour lui. Peut-être lui a-t-on rapporté que la Signora Lepri avait mené une vie dissolue à Pise. Qu’elle avait engendré des enfants adultérins avec un général russe. Le cardinal hésite. Alors, dans une lettre respectueuse mais ferme, le notaire Gaudenzi, défendant les intérêts d’Antonio et de Maria, rappelle que ces derniers se trouvent déjà depuis dix-sept jours à Rome, qu’ils ont déposé les papiers nécessaires à leur union à la chancellerie du vicariat :

« Pour cette raison, ils vous supplient humblement de vouloir leur accorder cela [que Maria jure par serment qu’elle est une femme libre de liens conjugaux] et tout ce qui est nécessaire pour les protéger d’autres éventuelles dénonciations et, puisque la demanderesse est veuve, de lui accorder la faculté de pouvoir se marier le soir ».

Le cardinal est un homme fatigué. Malade. Phtisique. Même si la demanderesse a « péché » en quittant son mari, un arrangement non légalisé entre les deux époux a peut-être bien été conclu, se dit-il. D’ailleurs, ne devrait-on pas encourager un second mariage afin de protéger cette belle et jeune veuve d’un autre concubinage ? Finalement, Monseigneur Della Porta accorde à Maria le droit de jurer de son statut de femme libre, ceci devant les deux témoins que sont Girolamo Pagliari et Caesare Cresci. Il dispense la suppliante d’autres déclarations et donne l’autorisation au curé de San Giacomo in Augusta de célébrer, le 12 novembre 1828, le mariage secret d’Antonio et de Maria. La Signora Lepri devient Signora Cresci.

Le notaire Gaudenzi est fier : il vient de réussir une difficile figure matrimoniale. On suppose qu’il en aura été largement dédommagé. Par qui ? La question est sans réponse. Reste à savoir comment Ostermann-Tolstoï va réagir à l’annonce de ce mariage.


132 Voir la note 113, chapitre 6.

133 Cf. Francis Ley, La Révolution romaine et l’intervention française vues par le Prince Volkonski. Paskévitch était un maréchal russe qui écrasera l’insurrection de Pologne de 1831, puis celle de Hongrie en 1849.

134 Roma, Archivio di Stato, Fondo Trenta Notai Capitolini, Ufficio 26, Notaio Serpetti.

135 Nicolas Tolstoï, Les Tolstoï.

136 Probablement celui qu’avait réalisé le sculpteur Halberg.

137 Il n’a, hélas, pas été possible jusqu’à maintenant de trouver le contrat portant le montant exact de cette dot mais plusieurs indices montrent qu’elle serait d’au moins 30.000 francescone.

138 Archivio Storico Vicariato di Roma, Uff. IV, 20/1828 III Gaudenzi.