En cette fin d’automne 1828, deux personnes nourrissent de tristes pensées. Le comte, rentrant de voyage, apprend le mariage de Maria. Il n’a peut-être pas imaginé que cela se ferait si rapidement, sans qu’il puisse s’y opposer sous un quelconque prétexte.
La nouvelle Signora Cresci est certes misérable. L’homme qu’elle aime a été remplacé dans son lit par Antonio qui, sitôt la cérémonie nuptiale célébrée à Rome, a exigé de faire valoir ses droits conjugaux. De retour à Pise, le comte, qui ne décolère pas, a « signifié son congé » de la Casa Silva à la Signora Cresci. Il est vrai que mariée à Antonio, elle ne saurait habiter sous le même toit que le père de ses enfants. Et puis, on l’a déjà souligné, à Pise, elle est connue comme épouse du général Ostermann-Tolstoï. Enfin, elle sait que les emportements d’Alexandre Ivanovitch ne subsistent pas au-delà d’un temps raisonnable.
C’est Girolamo qui se charge de trouver à Florence une demeure pour les époux Cresci, à la via Ginori, dans le palais Pecori. Là s’installent Antonio et Maria.
Comment la jeune femme vit-elle la mise à distance d’avec ses petits, puisqu’Ostermann entend s’en occuper et prendre la responsabilité de leur éducation ? Va-t-elle s’effondrer ? Non. Son chagrin, elle va le mettre au service de nouveaux projets. Peu à peu, les choses se passeront comme elle les rêve en ce moment. Elle en est certaine. Et puis, si le comte a souhaité la « punir » pour s’être montrée trop indépendante, il ne saurait la priver à long terme de contacts avec ses enfants. Après tout, Agrippine vient d’être sevrée. Catherine, serrant contre elle une ancienne poupée, se promène le visage soucieux, cherchant sa mère. Quant à Nicolas, âgé bientôt de cinq ans, il suit le comte partout. Ce dernier vient d’engager un médecin italien, le docteur Enrico Nespoli, pour les soins aux enfants, la supervision des domestiques et la marche de la maison. L’homme est dévoué, chaleureux. Trop peut-être.
Au printemps 1829, Alexandre Ivanovitch déménage les enfants à Florence, afin qu’ils puissent voir quotidiennement leur mère. C’est au rez-de-chaussée du palais Ricasoli, situé sur le lungarno Corsini, au bord de l’Arno, juste à côté du Ponte alla Carraia que le comte trouve à loger sa famille. Si les bambins perdent un jardin, ils découvrent un fleuve et ses berges, endroit d’une grande animation : lieu des lavandières et des blanchisseuses qui frottent leurs nippes sur des cailloux, lieu des tanneurs, des tresseurs de corde, des marchés de bétail. Lieu de tout un monde qui vit de la rivière. Nicolas, Catherine et Agrippine ne se lassent pas d’observer les barques en forme de gondoles qui circulent sur l’Arno, transportant du marbre des Apennins, des produits de la campagne, des épices et des soies. Des bateliers armés de longues perches les dirigent. Sur le quai, il y a également beaucoup à voir et à entendre : les voitures, les berlines, les carrosses tandis que voituriers et cochers crient, jurent, s’apostrophent. De l’autre côté du fleuve, sur la droite, on peut voir la coupole de l’église Santo Spirito, sur la gauche un pont et, plus loin encore, le Ponte Vecchio.
Séparée de ses enfants, que devient Maria ? Largement dotée par le comte139, elle a un nouveau but : acquérir un palais. A Florence, où elle est inconnue, elle compte s’attirer les marques de considération dont elle a besoin pour maintenir un rang digne d’une femme de qualité possédant grâce et beauté. Elle va jusqu’à s’attribuer le titre de comtesse140, ainsi qu’on le relève dans certains documents officiels. Oui, plus que la cité de Pise, Florence est à la mesure de ses ambitions. D’ailleurs, n’est-elle pas séduisante en dépit de ses vingt-sept ans et malgré une nouvelle grossesse ?
Le 13 août 1829, neuf mois jour pour jour après les épousailles, la naissance du premier enfant Cresci est inscrite dans la paroisse de San Lorenzo à laquelle appartiennent à ce moment-là Maria et Antonio. Le nouveau-né reçoit le nom d’Alessandro, Teodoro, Andrea, Micheli.
On s’interroge sur les sentiments du comte à la venue au monde de cet enfant. Sans doute est-il touché que le bébé reçoive son prénom à lui ; mais sûrement éprouve-t-il une affliction et une mélancolie que la Signora Cresci ne peut manquer de partager. Maria, cependant, ne se laisse point abattre. Pour avoir un statut dans la société, il faut un époux. Or un mari de l’âge d’Antonio, ça demande à être satisfait maintes fois durant la semaine, ce qui laisse présager qu’il y aura d’autres petits Cresci. Toujours réaliste, capable de prendre de la distance par rapport aux événements récents, Maria est déterminée à aller de l’avant dans son existence.
Trois semaines après la naissance d’Alessandro, en septembre 1829, la Signora Cresci signe devant le notaire Nicolas Tilli l’acte d’achat d’un des palais Spinelli situé au n° 7657 de la via Ghibellina, proche de l’église Santa Croce141.
La demeure avait été construite au début du XVIIIe siècle par le marquis Baldinucci, trésorier du pape. C’est lui qui a fait transporter de Rome les deux colonnes de granit soutenant aujourd’hui encore l’élégant balcon sur la façade. A la fin du XVIIIe siècle, la veuve de Baldinucci a vendu la grande demeure au Signor Spinello Spinelli, qui a ensuite acheté de divers propriétaires les maisonnettes voisines, ainsi qu’une grange et un hangar. Incapable de rembourser les sommes empruntées pour ces différents achats, le Signor Spinelli a vendu aux enchères ledit palais, qu’un certain docteur Giovacchino Bacci a acquis pour la somme de 12 055 écus. Après avoir effectué quelques travaux d’amélioration, Bacci offre l’immeuble et les bâtiments annexes à la Signora Cresci pour le prix de 15 500 écus. Il est convenu qu’elle remette 3 345 écus au Signor Bacci et garde les autres 12 055 écus pour être distribués aux créanciers Spinelli. Peu à peu cependant, le paiement du palais deviendra un casse-tête pour Maria car l’inventaire et le classement des créanciers de Spinello Spinelli par le Magistrat Suprême prendra un temps infini à être établi. Chaque année, la Signora Cresci devra payer les intérêts du prix de vente, qui se montent à 5 %142.
Les locataires du moment, le comte, la comtesse Mouraviev et leurs trois enfants, reçoivent leur congé tandis que Maria entreprend des aménagements dans l’édifice – entre autres la création de trois appartements : un pour Girolamo, un pour elle et son nouveau foyer et un pour la location143. En 1830, les Cresci quittent le palais Pecori via Ginori et s’installent avec le petit Alessandro, leur premier enfant, et trois domestiques au premier étage du palais. Ils ont pour voisine une princesse Galitzine144.
Et le comte ? Hélas, les choses ne se passent pas comme il les aurait souhaitées. Oui, il a donné son accord au mariage de Maria et d’Antonio. Oui, il a généreusement pourvu la mère de ses enfants et l’a encouragée à acheter son palais. Mais trop de souvenirs l’attachent à la Signora Cresci. Cette femme vive, qui jamais ne se résigne devant le malheur, qui lui tient tête avec douceur et fermeté, ne cesse de provoquer son désir et son admiration. Comment se passer d’elle ? Comment accepter de la savoir sous un autre toit et dans un autre lit que le sien ? Alexandre Ivanovitch souffre et pense à s’éloigner de Florence. Mais, avant tout, il lui faut régler le sort de ses enfants.
C’est au début de l’année 1830 que le général rencontre pour la première fois le chevalier Ranieri Lamporecchi, avocat respecté et connu à Florence pour son intégrité, son intelligence et ses connaissances juridiques. Féru de poésie italienne et de littérature, plaideur exceptionnel, il entretient de bons rapports avec l’Autriche, force occupante de la Toscane. Il est aussi l’ami de Fossombroni145. Il connaît le chancelier Metternich. Les Autrichiens demandent son avis en matière de peine de mort : y a-t-il plus d’assassinats dans les périodes où l’on supprime la peine capitale ? A quoi Ranieri Lamporecchi répond qu’au contraire, il y en a moins.
Au cours de leur première entrevue, Ostermann-Tolstoï et Lamporecchi éprouvent une sympathie immédiate l’un pour l’autre. Les deux hommes sont dotés d’une forte vitalité, soumise chez l’avocat à une acuité, une mobilité intellectuelle, une rationalité qui en imposent au comte, souvent débordé par son impulsivité et son gigantesque appétit de vivre. Ce jour-là, Ostermann aborde l’histoire de sa relation avec Maria Cresci-Pagliari et mentionne l’existence de leurs trois enfants. L’avocat est attentif. Flatté d’avoir été choisi par le vainqueur de Kulm, il ne cache pas son admiration pour l’ancien militaire. Ranieri Lamporecchi comprend les passions humaines. Lui-même, cédant aux mouvements de son cœur, avait en 1813 choisi pour épouse Luigia Chiari, une jeune danseuse, rompant de la sorte avec la tradition sociale et familiale à laquelle il appartient.
Sans doute est-ce Lamporecchi qui propose à Ostermann la naturalisation de ses enfants en Toscane. L’adoption n’étant pas reconnue avant dix-huit ans et devant se faire par un couple marié, l’avocat suggère au comte de se faire nommer protecteur et bienfaiteur de ses propres enfants après les avoir déclarés orphelins et de donner un nom de famille à ses petits. Alexandre Ivanovitch choisit celui d’Osterfeld, obéissant à la coutume de la noblesse russe du XVIIIe siècle qui autorisait le père d’un enfant illégitime à lui attribuer une partie de son nom, montrant par là qu’il existe des liens de sang. D’autre part, le mot Osterfeld a une consonance allemande. Or le comte, s’il n’aime pas les Autrichiens, est attiré par l’Allemagne, ce pays formé de plusieurs royaumes dont émane tant de créativité et de génie. Enfin, on peut se demander si après la bataille de Kulm, le comte Ostermann-Tolstoï n’a pas été soigné non loin de Leipzig dans le village d’Osterfeld, localité qui possédait un lazaret où, durant la bataille de Dresde, les blessés français ont été accueillis.
Avant de présenter la requête de naturalisation toscane des enfants, il y aura en mars 1830 six ébauches de suppliques écrites par l’avocat, six ébauches qui reflètent ses discussions avec le comte et avec d’autres juristes, tels l’avocat du roi et le notaire Giuseppe Cosimo Vanni146.
Il ressort d’un des brouillons de la demande de naturalisation que l’avocat connaît chaque lieu de naissance des jeunes Osterfeld. Néanmoins, ces informations ne figureront pas sur le document final et ne seront pas communiquées à la Chancellerie du Magistrat Suprême. Seules les dates de naissance seront données tandis que les enfants seront désignés comme « orphelins » et « de parents inconnus ».
Le 18 mars, Lamporecchi est en mesure d’envoyer au Magistrat Suprême de la Ville de Florence, qui la transmettra au grand duc Léopold II, la requête définitive en vue de la naturalisation de Nicolas, de Catherine et d’Agrippine :
« Le comte Alexandre Ostermann-Tolstoï, sujet russe, demande avec tout son respect à votre Altesse Impériale et Royale,
Que par un trait de sa spontanée bienveillance, il s’est chargé de la protection et du soin de 3 orphelins dont le premier est âgé de 7 ans et se nomme Nicola, la seconde a 5 ans et se nomme Caterina et la troisième a 3 ans et se nomme Agrippina, portant le nom Osterfeld.
Qu’il a gardé et garde auprès de lui les 3 orphelins, dans les Etats très heureux de Votre Altesse Impériale et Royale où le suppliant demeure depuis 5 à 6 ans jusqu’à cette époque.
Et dans l’intention de leur assurer le mieux possible leur état, leur condition et leur fortune de la meilleure manière possible.
Qu’à cet effet, il demande en outre à Votre Altesse Impériale et Royale que ces 3 orphelins soient naturalisés en Toscane.
Qu’ils soient qualifiés du nom de famille Osterfeld,
et qu’ils soient autorisés à utiliser comme emblème de la famille qu’ils vont constituer un Arbre, [et] un bras avec l’épitaphe : « sic surgit »147.
Par ce document, le comte s’engage également à investir en Toscane des liquidités pour une somme de 10 000 écus et d’y faire d’autres placements pour ses trois orphelins. Il annonce son départ pour bientôt et déclare confier les enfants à la garde de tuteurs approuvés par l’autorité compétente. Curieusement, Ostermann mentionne sa prochaine absence de Florence comme devant durer « quelques mois ». Il semble ignorer que son voyage projeté en Saxonie, en Pologne et en Russie se poursuivra en Egypte, en Orient et en Grèce. Le 3 avril, Alexandre Ivanovitch reçoit du chevalier deux copies de la supplique adressée au grand-duc. Elles ont été authentifiées par la signature de l’avocat royal et légalisées par celle du conseiller Fossombroni. « [J’ai fait] tout ce que vous m’aviez demandé », écrit fièrement Lamporecchi au comte. La supplique est acceptée.
Puisqu’ils ont été déclarés orphelins, il reste à choisir pour les enfants un ou plusieurs tuteurs. A la fin du mois d’avril, une réunion a lieu avec le général et les tuteurs désignés par ce dernier, à savoir : Ranieri Lamporecchi, Girolamo Pagliari, et le chanoine Sebastiano Ciampi, originaire de Pistoia. Pourquoi choisir Ciampi, âgé de soixante-et-un ans en 1830, professeur émérite des universités royales de Pise et de Varsovie, chanoine de la cathédrale de Sandomir en Pologne ? L’homme est bien connu pour son caractère exécrable et pour ses nombreuses polémiques littéraires. Il se pourrait que Ciampi ait accordé le baptême orthodoxe aux petits Osterfeld et que le comte ait fait connaissance du chanoine lorsqu’il a fait l’éloge mortuaire d’Alexandre Ier dans la chapelle orthodoxe de Florence. Domicilié en Toscane en 1830, Ciampi entretient de bonnes relations avec le général, qui lui offre même de partager son carrosse lors de son prochain voyage vers la Saxonie.
Le 4 mai, un autre document est présenté au Magistrat Suprême Civil de Première Instance par Ostermann-Tolstoï, représenté par le notaire Cosimo Vanni. On y rappelle les termes de la demande de naturalisation présentée le 18 mars et le désir du comte de s’absenter en laissant la garde et les soins des enfants à des personnes de confiance choisies par lui-même, à savoir l’avocat Lamporecchi et le chanoine Sébastien Ciampi. Girolamo Pagliari n’est plus mentionné.
Le général explique ainsi son prochain voyage :
« Principalement afin de me procurer les moyens les plus faciles d’établir avec sollicitude la fortune de ces trois orphelins laissés en Toscane et précisément à mon domicile le palais Ricasoli sur le quai de l’Arno près du pont alla Carraia de la ville de Florence, ne voulant pas, vu leur jeune âge, les emmener avec moi et les exposer aux inconvénients d’un long voyage »148.
Dans sa même requête au Magistrat, le comte dit avoir déjà écrit aux deux tuteurs de son choix une lettre dont il donne copie aux instances judiciaires :
« Sachez encore maintenant, Messieurs [Lamporecci et Ciampi], que mon estime pour vous est telle, que je désire que vous soyez leurs tuteurs, et que spécialement pendant ma courte absence de la Toscane, vous preniez soin de ces 3 enfants, et leur prêtiez l’assistance dont ils pourraient avoir besoin […] Je me flatte de penser que le Magistrat aura la bonté d’exaucer mon juste désir et [ma] requête, et que Vous, Messieurs, aurez la gentillesse d’accepter cette tâche. Et, afin d’en diminuer autant que possible les charges et les dérangements, je m’empresse de vous signifier :
1° Que je laisse les trois enfants susnommés, Nicola, Caterina, Agrippina, dans la demeure ci-dessus nommée.
2° Que je laisse à leur service deux gouvernantes du nom de Pinguely, de nationalité suisse149, dont l’une d’entre elles est déjà depuis deux ans à mon service et préposée à la garde des enfants.
3° Que j’ai confié les soins les plus assidus et la surveillance des dits enfants à M. le docteur et chirurgien Enrico Nespoli, de même qu’à Monsieur Girolamo Pagliari.
4° Que j’ai payé d’avance pour 4 mois à compter de mon prochain départ de Florence, le loyer de la résidence meublée que j’ai dans le palais Ricasoli, où je laisse les 3 enfants et les domestiques préposés à leur service, ainsi que les personnes étant chargées de leur surveillance et soins plus particuliers.
5° Que pour tout ce dont ils pourraient avoir besoin pendant le temps que je serai loin d’eux, j’ouvrirai, par l’intermédiaire de mon banquier Olderigo [Ulrich] Walser de Livourne, un crédit à la faveur des 3 enfants Osterfeld, de 1600 francescone, auprès d’un banquier de cette ville de Florence, dont je vous indiquerai le nom avant mon départ. Cette somme sera payée par le dit banquier à Monsieur Girolamo Pagliari ci-dessus mentionné, en versements mensuels de 200 francescone chacun, et chaque mois à l’avance. »
Ce document, qui s’adresse dans les mêmes termes aux futurs tuteurs Sébastien Ciampi, Ranieri Lamporecchi et au Magistrat Suprême, sera suivi d’un acte qui aura valeur de donation in causa mortis, équivalant à un testament par lequel le comte assigne : à Nicolas, la somme de 60 000 écus équivalent à 420 000 lires toscanes ; à Catherine et à sa sœur Agrippine, 35 000 écus équivalent à 245 000 lires toscanes. Les dites sommes seraient à prélever sur l’héritage du comte en Russie et les intérêts seraient ajoutés aux différents capitaux.
Ranieri Lamporecchi pense à tout. Et si les héritiers et neveux du comte, Alexandre, Valérien et Léonid Galitzine, venaient à manquer à leurs engagements ? Ne devrait-on pas envisager cette éventualité dans le document in causa mortis ? Ostermann est d’accord :
« Conscient de la noble loyauté et du caractère distingué de mes Héritiers légitimes, je suis sûr qu’ils ne mettront pas d’obstacle à l’exécution de ces dispositions en faveur des ci-dessus Nicola, Caterina, Agrippina Osterfeld.
Mais, si, contre toutes mes attentes, mes Héritiers légitimes, ou l’un d’entre eux s’opposait à l’exécution de ces dispositions et portait plainte pour contester leur validité, en prétendant que je n’avais pas le droit de favoriser les orphelins de cette manière ou que je n’avais pas laissé de moyens suffisants à de telles et nombreuses largesses, ou que le présent acte n’a pas la forme nécessaire pour le rendre exécutable et valable, ou, s’ils invoquaient n’importe quel autre titre, motif, ou prétexte, dans ce cas Messieurs, je vous charge de veiller par votre zèle et votre honnêteté, à son entière exécution ».
Pour cela, Ostermann enjoint les deux tuteurs de se rendre, aux frais de son héritage, en Russie ou dans n’importe quel lieu où existeraient des biens ou des assignations lui appartenant et d’avoir recours aux voies de droit devant les autorités administratives, judiciaires et gouvernementales compétentes. Il propose d’utiliser ce qu’on appelle en Russie le « jugement de conscience » pour forcer ses héritiers légitimes à exécuter sa volonté, au bénéfice des orphelins150 :
« Oui parce que les sommes d’argent dont j’ai disposé en faveur de Nicola, Caterina et Agrippina Osterfeld, ne sont que la plus petite partie du patrimoine que je possède en Russie, où je suis né, il m’est permis de disposer de mes choses, même avec cet Acte privé que je vous adresse, Messieurs, et que pour plus d’authenticité et précaution, je vais exhiber dans les Actes du Magistrat Suprême de cette ville de Florence en même temps que l’Ecriture par laquelle j’envisage de présenter la demande que vous, Messieurs, soyez nommés et approuvés comme tuteurs de Nicola, Caterina et Agrippina Osterfeld, plusieurs fois cités ici. »
Le document sera signé le 17 mai 1830 à Florence, dans l’appartement du palais que le comte habite avec ses enfants.
Si Ranieri Lamporecchi est accepté d’emblée comme tuteur, s’il jure par serment de remplir cette fonction, le chanoine Ciampi, en revanche, a été écarté de cette charge. L’avocat, dans une lettre d’explication au général, invoque la loi sur les tutelles qui exclut du tutorat les ecclésiastiques nommés dans les ordres sacrés. Sans l’avouer au comte, l’avocat ne souhaite pour rien au monde partager la garde des enfants Osterfeld avec Sébastien Ciampi. Il y a un brin d’hypocrisie dans le courrier qu’il adresse au général :
« Cette décision qui prive Votre Excellence de l’avantage de procurer à ses bénéficiaires et protégés un excellent tuteur dans la personne du professeur Ciampi, me prive moi aussi d’un très aimable compagnon de tutelle à mon entière satisfaction »151.
Plus loin encore et fort habilement :
« V.E. a cependant les lumières et les moyens de ne pas priver les Mineurs152 O. d’un tel bénéfice et moi d’une telle aide. La loi qui a empêché les juges de nommer Monsieur Ciampi tuteur de droit, n’empêche pas V.E. de le nommer tuteur de fait ».
A ce pli, Ostermann-Tolstoï envoie une réponse que l’avocat, en réalité, lui a dictée :
« Je vous ordonne de le [Ciampi] considérer comme votre cotuteur et d’être en accord avec lui pour toutes les opérations qui, en tous cas et en tous temps peuvent intéresser les Mineurs O. Je tiens d’autant plus à cette mesure que la fortune destinée par moi aux Mineurs O. existe pour le moment intacte et elle est pour la plus grande partie en Russie où les lois en vigueur n’empêchent pas Monsieur Ciampi d’assumer la tutelle puisqu’il y est lui-même sujet et résident »153.
Lamporecchi réitère son empressement à partager les charges de la tutelle avec « un sujet si estimable », puis il prépare pour le comte une lettre adressée au chanoine avec les explications des raisons pour lesquelles le tribunal a refusé de le reconnaître comme tuteur : « Vous comprendrez la raison qui a empêché le Magistrat Suprême de vous nommer Tuteur des Mineurs Osterfeld, orphelins soutenus et protégés par moi. Les lois, qui ont privé les Ecclésiastiques des plaisirs de la paternité, ont voulu aussi en contre-partie vous dispenser des ennuis de la Tutelle »154.
Ayant certainement appris que Sébastien Ciampi vit avec sa domestique, une femme mariée dont il a une fille, Lamporecchi fait preuve d’une certaine malice en dictant ces lignes.
Tout l’échange de correspondance entre le général et Lamporecchi a été préparé par l’avocat. Ostermann-Tolstoï n’a qu’à signer. D’ailleurs, il est pressé de quitter Florence. La nouvelle situation qui interdit toute promiscuité entre Maria et lui-même, cette distance qu’ils se sont promis de respecter exaspère le comte. Il a soudain hâte de prendre le large. Mais sera-t-il vraiment capable de quitter les Osterfeld, Maria et la belle Toscane ?
139 Qui lui a octroyé on l’a vu une somme de plus de 25 000 écus en plus d’une pension de 300 écus par mois.
140 Comtesse Lepri.
141 L’édifice est dans la même rue que la prison dite des Stinche, lieu d’horreur et de luttes, qui sera démoli en 1834. A ce moment-là, cette rue se divisait en trois parties : via del Palagio del Podesta, qui allait de la via del Proconsolo à la via Verdi ; via di San Giuliano, qui allait de la via de Macci al Viale ; la via Ghibellina allait de la via Verdi à la via de Macci.
142 Si le 28 septembre 1832, le Magistrat Suprême établira enfin la liste des créanciers avec la somme due à chacun, le classement de l’affaire sera hélas retardé, plusieurs créanciers faisant appel, ce qui amènera le jugement devant la Royal Rote, le Tribunal civil de Florence.
143 Le palais, connu comme le palais Ciofi Jacometti, a été transformé en hôtel de luxe, le Relais Santa Croce.
144 Il ne s’agit pas de la sœur d’Ostermann-Tolstoï.
145 A ce moment-là ministre des Affaires étrangères. Secrétaire d’Etat et plus ou moins maître de la Toscane pour laquelle il ne cessera d’œuvrer en toute honnêteté.
146 Ce dernier, par la suite, rédigera nombre de contrats pour les petits Osterfeld.
147 Archivio di Stato Firenze, fonds : Imperiale e Regia Consulta di Justizia e Gracia, 1814-1848, 2084.
148 Lettre envoyée aux futurs tuteurs Lamporecchi et Ciampi avec copie aux autorités du Tribunal civil : délibération du 4 mai 1830.
149 Une seule se nomme Pinguely, Henriette de son prénom (Agostina en italien). Elle est d’origine vaudoise.
150 Archives d’Etat, Florence. Fonds Magistrato Supremo Civile di Prima Instanza.
151 Lettre du 9 mai 1830. Biblioteca Communale Fortegerriana Pistoia.
152 Les enfants du comte sont régulièrement désignés comme « les Mineurs » par leur père et leur tuteur.
153 Ciampi est chanoine de la cathédrale Sandomir en Pologne, donc sujet russe.
154 Lettre du 10 mai 1830.