CHAPITRE 11

Le samedi 5 septembre, on imagine Catherine, les bras encombrés d’une énorme poupée choisie par le docteur Nespoli, grimper dans la voiture où se trouve déjà installé son grand-père Girolamo. Derrière l’enfant se hisse Henriette Pinguely. Cette dernière a porté un soin extrême à son habillement car la gouvernante suisse ambitionne de se faire passer durant tout le voyage pour une dame de la noblesse.

Devant le palais Ricasoli se tient Maria, le visage figé, serrant d’une main celle de Nicolas, de l’autre celle d’Agrippine qui braille sans retenue. L’avocat est également venu prendre congé de sa pupille. Il a commandé une berline tirée par quatre chevaux de louage et choisi un des meilleurs voituriers de Florence, le Signor Luigi Minchioni, dont la réputation est irréprochable.

Suivie des yeux par tout le petit groupe massé devant le Palais Ricasoli, la voiture s’ébranle avec lenteur. Elle avance par à-coups. A la hauteur du pont de la Carraia, elle s’engage sur la droite dans la via del Moro en direction de la Porta San Gallo. Il fait encore chaud en ce mois de septembre. Boueux, l’Arno coule au fond de son lit. Dans le ciel une centaine d’hirondelles, laissant échapper des sifflements stridents, fendent l’air en une course éperdue.

Durant les jours qui suivent, le tuteur ne reçoit aucune nouvelle du général. Peut-être est-il en colère après la semonce de l’avocat ? Pourtant, dans sa missive du 6 octobre, il n’en laissera rien paraître. La lettre, presque illisible, est écrite en italien, sans aucune ponctuation :

« Très estimé Monsieur l’avocat,

Si je n’ai pas répondu tout de suite à votre lettre très appréciée que m’a apportée Monsieur Girolamo Pagliari qui a accompagné ma pupille Caterina Osterfeld la raison a été que j’ai dû en toute hâte partir pour Dresde c’est pour ça que je vous demande d’excuser ce retard à peine revenu je me fais un devoir de vous informer que la pupille est arrivée en excellent état de santé et qu’elle est avec moi et je pense la confier à ma sœur la princesse Galitzine, et les deux autres pupilles Nicola et Agrippina doivent rester sous votre tutelle jusqu’à mon retour ».

Ainsi, après avoir quitté en toute hâte Munich, le général est allé à Dresde. Dresde où une mutinerie avait éclaté en septembre, où le palais de la cité et celui de la police venaient d’être pillés167. Ostermann a-t-il joué un rôle dans ces événements ? A-t-il conseillé un gouvernement favorable aux réformes ? Il se peut. Mais il n’en dit mot dans sa lettre au tuteur :

« En ce qui concerne les 10 000 roubles du capital promis, vous pouvez être sûr qu’il ne manqueront pas car j’ai à cœur la situation de mes pupilles et celle qui concerne leur établissement […]

Le cher tuteur peut être certain que je ne perds jamais de vue ce que nous avons décidé ensemble – mais Rome ne s’est pas faite en un jour – Pour tout ce que vous avez réglé au départ de Catinca je vous suis reconnaissant. »

Ostermann-Tolstoï a compris la leçon ! Passant outre les lois, il a risqué de perdre l’aide d’un homme inestimable dont la fiabilité, la rectitude et la rigueur dans le travail lui sont indispensables pour mener à bien l’éducation des Osterfeld. Le comte aime la franchise de Ranieri Lamporecchi. Y compris ses colères, preuve qu’il endosse ses responsabilités avec sérieux. De surcroît, l’avocat est en relation avec plusieurs personnages qui détiennent le pouvoir en Toscane. Quelle catastrophe ce serait pour lui-même et pour Maria si la naturalisation était retirée aux enfants ! Il ne faut pas oublier que pendant plusieurs années, les Osterfeld ne possédaient aucun statut social. Ils n’étaient reconnus par aucune instance juridique, civile ou religieuse. Nulle part, semble-t-il, leur naissance et leur baptême n’avaient été déclarés. A cette époque les enfants illégitimes, on l’a vu, étaient rejetés par les lois et n’avaient pas les mêmes droits, en termes juridiques, que les enfants légitimes.

Dans sa lettre du 13 octobre 1830 adressée à Lamporecchi en italien, le comte montre une certaine considération. Il va jusqu’à rendre son écriture presque lisible :

« Monsieur l’Avocat très Noble,

J’espère Monsieur l’avocat que vous aurez reçu ma première lettre [celle du 6 octobre 1830] à laquelle j’avais joint une lettre de mon neveu le prince Galitzine qui confirme tout ce que nous avions combiné en faveur des Osterfeld de sorte que si votre serviteur partait pour l’autre monde avant de créer un capital pour les trois Osterfeld vous auriez des documents pour défendre leurs droits, j’ose espérer qu’au mois de mars prochain Caterina et Agrippina Osterfeld auront leur dot à disposition dans la banque russe et les lettres de change en main, Nicola Osterfeld d’autre part aura ma maison de Peterbourg [sic] qui vaut plus que la somme qui lui est destinée dans mon testament fait à Florence il me semble cher avocat Lamporecchi très estimé tuteur des Mineurs Osterfeld que le sort des pupilles est assuré, si vous avez à faire quelque observation je vous prie de le dire avec la franchise et l’amitié habituelle. »

Dans cette lettre comme dans la précédente, le Comte se montre préoccupé du bien-être de Maria :

« Au cas où Madame Cresci aurait besoin de vos conseils ou de votre aide pour tout ce qui pourrait lui arriver, vous me rendriez très reconnaissant en l’assistant. Comme Madame est maintenant en condition de payer son palais, je vous prie de lui venir en aide pour quelle obtienne du Tribunal une sentence en sa faveur. Tout ce que vous ferez pour Madame je le prendrai comme une preuve d’amitié envers moi et vous pourrez toujours compter sur ma reconnaissance. Avec cet espoir et cette certitude, j’ai le plaisir d’être votre serviteur très dévoué : Ostermann-Tolstoy. »

Et une semaine plus tard, à nouveau :

« La lettre de mon neveu168 je vous prie de la lire à Madame Maria et de l’ajouter au prochain paiement de son Palais acheté par elle, parce que tout ce que j’ai fait et ferai, est pour la voir heureuse et tranquille et maîtresse de son destin – [en français :] c’est pourquoi je ne peux assez vous répéter mon cher Monsieur Lamporecchi que les services [et] que les démarches que vous jugerez nécessaires à faire de Madame Maria Cresci, me seront une garantie de votre amitié et un point essentiel de ma reconnaissance, veuillez bien en même temps agréer les assurances des sentiments distingués de votre dévoué serviteur

Ostermann-Tolstoy »

Dès la réception de la première missive du comte, Ranieri propose à la Signora Cresci ses services :

« [Monsieur le Comte] m’écrit que vous êtes sur le point de payer le prix de votre Palais, que ce paiement a besoin de formalités et de calculs [pour lesquels] je pourrais vous aider et vous conseiller. Vous n’avez rien d’autre à faire que de me faire signe. » 169

Maria réfléchit. Pour la seconde fois l’avocat propose ses services. Cette fois-ci il joint à sa lettre celle d’Alexandre Galitzine :

« Mon oncle le Comte Ostermann m’a communiqué, que vous avez bien voulu vous charger de la tutelle des jeunes Osterfeld que la Providence a placés sous sa protection particulière. Une action aussi loyale et vraiment bienfaisante m’oblige, Monsieur, étant un de ses héritiers les plus légitimes de vous professer mon opinion sur leur sort.

Les jeunes Osterfeld, restant en Italie tant que leur santé pourra l’exiger, n’en jouiront pas moins de tout ce que mon oncle leur bienfaiteur trouvera bien de faire pour leur bien-être durant sa vie ; et si la mort l’enlevait trop tôt, ce sera de mon devoir d’être son plus exact exécuteur testamentaire.

Voilà mon aveu bien sincère. Recevez-le, Monsieur, comme une assurance de ma bonne intention, et comme un garant contre tout ce que la malice pourra dire.

J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect

Votre très-humble et très-obligeant serviteur

Pr. Alex. Galitzine » 170

Quel soulagement et quelle joie pour Maria ! Finalement elle donne réponse au tuteur : oui, elle accepte d’être conseillée par lui et s’en montre fort reconnaissante. Elle ajoute :

« Papa est rentré mardi et pour mon plus grand plaisir j’ai eu des nouvelles de Catincka qui ne peut pas avoir plus de couleur. Tous les jours je vois Nicola et Agrippina qui jouissent d’une très bonne santé ».171

Dès lors il va s’établir entre la Signora Cresci et Ranieri Lamporecchi une entente qui peu à peu se transformera en une profonde affection. L’avocat reconnaît à Maria une intelligence, une vivacité d’esprit et une rapidité à comprendre propres, d’ordinaire, aux hommes formés aux affaires. Il arrive même que l’avocat se permette une légère familiarité en terminant ses lettres à la Signora Cresci :

« En vous souhaitant de passer une belle et heureuse nuit » !

Une surprise attend Maria. A la fin du mois de novembre, elle reçoit la somme de 6 000 francescone au compte des 25 000 écus que lui a déjà assignés le général. A Lamporecchi, venu lui rendre visite avec Luigia, Maria propose de placer cette somme sous forme de dette chirographaire172.

Dans une lettre du mois de septembre 1830, le Dr Nespoli, à l’instigation de Maria, avait demandé à l’avocat de trouver un nouveau logis moins onéreux pour les pupilles. C’est ainsi qu’au début du mois d’octobre, les jeunes Osterfeld quittent le palais Ricasoli et les bords de l’Arno. Non sans chagrin : quand ils n’étaient pas à l’étude, ils passaient de longs moments à scruter le fleuve, à guetter les voitures qui se croisaient sur le quai devant les fenêtres des salons ou sur le pont de la Carraia. Dans leur vie monotone, le spectacle de la rue avait nourri leur imagination et leur curiosité. Oh ! ils avaient aimé trotter et courir dans les immenses pièces du palais Ricasoli, sous les plafonds si hauts qu’on en distinguait à peine les fresques. Le nouveau domicile chez le Dr Fabbrini, à la via Cerretani, leur paraît sombre. Les chambres exiguës. Pendant et après le déménagement, le docteur Nespoli est occupé à dresser des inventaires avec le Signor Fortini, maître de maison du prieur Ricasoli. Plusieurs meubles ont été endommagés. Certains ont même disparu. Pour les remplacer, le Signor Fortini demande 704 paolis.

Indigné, Enrico Nespoli fait parvenir au tuteur la liste des objets manquants, ajoutant :

« par l’indiscrétion des prix notés et par la sordide vénalité qui y transpire, la liste pue le judaïsme plutôt que la charité chrétienne qui devrait être la règle de toutes les actions d’un homme dévôt comme le Prieur Ricasoli qui du matin au soir se frappe des mains la poitrine ».

Parce qu’il reconnaît l’exagération de la somme exigée, l’avocat, à force de diplomatie et de fermeté, réduira de 200 paolis l’indemnisation demandée.

En cette fin d’année 1830, le tuteur peut être heureux. Il a réglé le différend entre Nespoli et le prieur Ricasoli.

A Livourne, le banquier Walser est soulagé : de son Excellence le comte Ostermann-Tolstoï, il a reçu un nouveau crédit de 1 200 francescone payables par le Signor Harander, son correspondant à Florence, à raison de 200 francescone par mois pour l’entretien des mineurs Osterfeld.

La Signora Cresci peut, elle aussi, être contente : non seulement Lamporecchi a permis l’économie de 200 paoli sur les frais d’entretien des Osterfeld, mais il lui a été d’un grand appui dans un conflit avec le Dr. Fabbrini, propriétaire du nouvel appartement occupé par les enfants. Ayant demandé l’usage d’une pièce contiguë au dépôt, ceci sans augmentation de loyer, Maria s’était entendu refuser cette faveur. De plus, désirant louer deux chambres supplémentaires au premier étage pour les Osterfeld ou pour le comte lorsqu’il reviendra, elle avait reçu pour la seconde fois une réponse négative. L’avocat s’était alors mis en contact avec le Dr. Fabbrini et avait réglé le litige en faveur de la Signora Cresci. On ne s’oppose pas à Ranieri Lamporecchi !

En exigeant du Dr. Fabbrini une pièce supplémentaire et une petite alcôve, Maria se prépare au retour du comte. Alexandre Ivanovich lui a laissé entendre qu’il serait bientôt auprès d’elle et de leurs enfants. D’ailleurs, tous les actes officiels liés à la naturalisation des Osterfeld, au choix du tuteur, à la mort éventuelle du général, mentionnent son absence de Florence « pour quelques mois ». Et voici qu’il s’en est allé il y a sept mois. Sept mois durant lesquels Maria n’a pas revu son ancien amant. Il est vrai qu’Antonio Cresci manifeste envers son épouse une politesse, un respect que d’autres hommes ne montrent guère envers leur femme. Depuis quelque temps, il soigne son apparence et son habillement, se fait couper et laver la barbe pour donner une image de genti-luomo. Il n’oublie pas que son union avec la veuve Lepri lui a conféré, à lui-même et aux siens, un statut social et des moyens financiers qui leur permettent de vivre dans la quiétude.

La Signora Cresci éprouve-t-elle de tendres sentiments pour Antonio ? Rien ne permet de l’affirmer. Certes, elle lui est reconnaissante des petits services qu’il rend : écriture de lettres sous sa dictée, transmission de messages et d’invitations, achats de chevaux pour le carrosse. Jamais Maria ne s’ennuyait lorsqu’elle accordait ses faveurs au comte. Leurs rencontres étaient celles de deux tempéraments de feu. Ils passaient des moments d’ivresse, de fièvres amoureuses qui les surprenaient. Antonio Cresci, lui, est un personnage terne, creux, rigide, doté de peu d’intelligence. Flatté du rôle qu’on lui fait jouer, il n’en voit pas l’ambiguïté. Il semble ne pas s’offusquer du lien qui perdure entre sa femme et le comte. Il l’accepte même sans difficulté.

Depuis son remariage, la Signora Cresci s’efforce de remplir son existence. Il le faut. Ses sentiments vont être écrasés et mis au service d’une ambition sociale. La voici qui court d’un quartier à l’autre ; tous les jours en fin d’après-midi, elle se rend auprès des Osterfeld. Attentive, elle pose des questions au docteur Nespoli, supervise l’emploi du temps de ses aînés et s’informe auprès du médecin de la bonne marche de la maison. Les enfants du comte sont essentiels à sa vie matérielle avec Antonio et leur enfant, le petit Alessandro. Si un des mineurs venait à mourir, la rente mensuelle de 200 francescone pourrait être réduite. Certes, les Osterfeld sont considérés par leur mère en termes émotionnels, certes elle les aime tendrement, mais ils lui sont chers aussi en termes économiques, constituant une aide financière au ménage Cresci, et même à la famille Pagliari entière puisqu’Agnès et Victoria, les sœurs cadettes de Maria, ont été généreusement dotées.

Et le petit Alessandro, cet enfant venu au monde neuf mois jour pour jour après le mariage de Maria et d’Antonio ? Le 5 février 1831, à trois heures de l’après-midi, sa jeune vie s’éteint à l’âge de dix-huit mois. Aurait-il mal supporté le sevrage, comme tant d’autres enfants ? La consultation des state delle anime de la paroisse de San Giovanni, à laquelle appartiennent les habitants du palais, donne à penser qu’en 1829 et 1830, on avait point engagé de nourrice chez les Cresci. Maria a peut-être nourri elle-même Alessandro. Pourquoi l’aurait-elle brusquement sevré ? Est-ce parce qu’un mois avant le décès du petit, elle s’est découverte enceinte ? Une longue tradition populaire veut qu’un lait de femme grosse soit mortel pour le futur bébé. Néanmoins, il se pourrait que son fils ait été enlevé par une de ces maladies comme la bronchite, la pneumonie, la fièvre typhoïde, la scarlatine ou tout autre mal qui, au XIXe siècle, déciment encore les jeunes enfants. A ce moment-là, en Italie, on ne possédait pas de vaccin contre la variole et la diphtérie, ces grandes tueuses de marmots.

On a le droit de penser que Maria s’est peu investie dans sa relation avec le premier enfant Cresci. Qu’il est né trop vite après son mariage avec Antonio et moins d’un an et demi après la naissance d’Agrippine, fruit d’un amour passionné.

Devant le corps de son petit, Maria pense indéniablement à ses trois jeunes sœurs : Clotilde, Marguerite et Luisa mortes à quatre mois d’intervalle, il y a longtemps, à Frascati. Elle songe à sa mère, accablée de chagrin, qui, à son tour, s’est laissée emporter.

C’est auprès du comte que Maria cherche consolation. Dans une lettre remise à Nespoli, elle dit sa peine au général qui, apprenant la mort d’Alessandro, est bouleversé. Celui qui a vu tant de soldats arrachés à la vie sur les champs de bataille s’émeut devant la mort d’un petit enfant qui, de surcroît, porte son prénom. Peut-être Alexandre Ivanovitch craint-il pour ses « orphelins », Maria n’étant pas en mesure de s’occuper des Osterfeld durant cette période de deuil. Alors il songe à regagner Florence, à ramener Catherine à sa mère et à retrouver les douces rives de l’Arno, ainsi qu’il en avait formé le projet. Que fait-il encore à Munich ou à Dresde ?


167 L’arrivée du prince héritier Frédéric-Auguste, neveu du roi, ramena le calme.

168 Il s’agit d’Alexandre Galitzine, l’aîné de ses neveux qu’Ostermann a sommé d’écrire au tuteur.

169 17 octobre 1830.

170 9 octobre 1830, de Munich.

171 Lettre du 21 octobre 1830.

172 C’est-à-dire signé à la main.