CHAPITRE 15

A la fin du mois de mars 1835, non sans peine, le comte Ostermann-Tolstoï prend congé des siens. En ce qui concerne ses enfants, il part l’esprit tranquille. Il se fie à Lamporecchi avec la certitude que ce dernier lui obéira en tous points et qu’il jouera parfaitement son rôle de tuteur. Il compte aussi sur le Dr. Höffler qui se plie docilement aux ordres de Maria, sans initiatives personnelles comme son prédécesseur, le bouillant Nespoli. Enfin, grâce au pasteur Droin qui accompagnera le garçonnet et lui choisira une pension à Genève, Nicolas sera encadré. Il bénéficiera d’une éducation suisse et d’une solide instruction.

Sitôt après le départ d’Ostermann, l’avocat rend visite à ses pupilles. Au Dr. Höffler, il apporte la pension mensuelle des mineurs, exigeant de ce dernier un reçu. On présume qu’il a plusieurs entretiens avec Maria. Nicolas devrait quitter Florence le 16 du mois de mai. Mais soudain, les plans changent. De Leipzig, où il a été rejoint par le professeur Fallmerayer, le comte dicte la lettre suivante227 :

« Mon cher chevalier,

Madame ainsi que le Docteur Höffler me disent dans leurs lettres que Vous avez passé les premiers jours d’avril pour voir les Osterfeld et leur porter leur pension. Je suis très sensible à cette marque de votre amitié. Me voilà à Leipzig au bout de 3 semaines de voyage, pendant lequel la neige, la boue et la pluie m’ont poursuivi constamment et même ici j’ai trouvé la saison du mois de Novembre, ce qui m’a forcé de faire halte de 2 semaines. Aujourd’hui je le quitte [Leipzig] pour aller chercher les frontières de la Pologne et j’espère d’être à Varsovie en 10 jours. Si Vous avez du temps à m’écrire, adressez les vôtres dans la dite ville poste restante.

Mon cher chevalier, nous sommes convenus avec Vous [d’] envoyer notre pupille Nicola Osterfeld avec Mr. Droin à Genève. Il m’a paru convenable d’engager le Docteur Höffler de l’accompagner aussi ; mais avant tout je veux que cette séparation n’ait lieu que 3 semaines après les couches de Madame. Veuillez bien parler de cela à Mr. Droin et le prier de ma part qu’il ait la complaisance de retarder son départ. Bien des choses à Mme. Votre épouse, et agréez les assurances de l’amitié bien sincère de

Votre affectionné serviteur

C. Ostermann Tolstoy

Dès la réception de cette lettre, Ranieri Lamporecchi écrit au comte, passant en revue tous les petits événements touchant aux pupilles et à Maria :

« Je vous donne de bonnes nouvelles de Madame Cresci, qui est proche d’accoucher. Les Mineurs Osterfeld vont aussi bien et sont assistés par le Docteur Höffler, les gouvernantes228 et les Précepteurs, avec assiduité et attachement. Je les ai tous vus aujourd’hui, et demain, ils m’honoreront de leur présence à dîner dans ma petite villa de Pellegrino, où nous porterons un toast : “A la santé de Mr. le Comte Ostermann”.

En ce qui concerne le départ de Nicola de cette ville pour Genève, il aura lieu, selon le désir de V.E., trois semaines après l’accouchement de Madame Cresci. Et puisque Madame, qui a bien fait ses calculs dit qu’elle accouchera les premiers jours de juin, le départ de Nicola sera donc aux premiers jours du mois de juillet. Nous l’avons établi ce matin avec Mr. Droin et le Docteur Höffler qui doivent l’accompagner. »

C’est le 2 juin 1835 que Maria donne naissance à Rodolfo, Marcellino, Cristiano, Nazzaro. Hélas ! Le pasteur Droin ne montre guère de compréhension pour l’état de la Signora Cresci. Il ne souhaite pas changer la date de son voyage vers Genève pour satisfaire le caprice d’un général russe et d’une femme en couches ! Pourquoi Ostermann-Tolstoï tient-il à faire accompagner l’enfant par le Dr. Höffler ? Lui-même n’y suffit-il pas ? Toute cette affaire de famille ne dit rien qui vaille au ministre du Saint Evangile. Il s’en ouvre à Lamporecchi :

« Monsieur !

En suite de l’entretien que j’ai eu l’honneur d’avoir avec vous, je prends la liberté de vous communiquer par cet écrit le résultat de mes réflexions.

Je n’avais pris aucun engagement avec Son Excellence, le Comte Ostermann, sur la conduite de son fils à Genève. Je promis seulement de le prendre avec moi dans le cas où les circonstances me le permettraient […] Mais ma présence n’étant plus nécessaire, puisque l’enfant se trouvera sous la direction d’une personne en qui Son Excellence et moi avons une entière confiance, l’état des choses a changé à mon avis, et je crois pouvoir céder à des considérations qui me sont particulières et dont plusieurs m’imposent des devoirs. J’espère que cette décision ne sera pas pour vous, Monsieur un obstacle, et qu’elle ne compromettra d’aucune manière, les plans qui ont été faits à son égard. Vous sentez, comme moi, les grands avantages qui résulteront pour lui d’un changement de position, et d’une éducation faite en Suisse.

Quant aux démarches et aux arrangements qui concernent la pension dans laquelle il doit être placé, j’en ai pris la responsabilité positive, et mon désir est d’en demeurer chargé. Je renouvelle ici l’engagement d’avoir pour Nicolas toute la sollicitude que j’aurais pour mon propre fils, et de ne rien négliger pour satisfaire à la confiance que Son Excellence a bien voulu me témoigner229 ».

Lamporecchi ne se sent pas le pouvoir de faire changer d’avis le pasteur Droin :

« Monsieur,

[…] du moment où des considérations particulières Vous amènent à Vous abstenir de l’accompagner à Genève, je suis obligé de me soumettre à Votre Volonté et je décide donc d’envoyer mon Pupille à Genève en compagnie du Dr. Gustavo Höffler.

Je suis tout de même heureux de voir confirmé dans votre billet du 5 courant, ce que vous avez eu la complaisance de me dire de vive voix, c’est-à-dire que bien que Vous désiriez être dispensé de l’accompagner en voyage, Vous désiriez garder la responsabilité de le placer dans une Maison d’Education à Genève, et de prendre soin de lui comme s’il était Votre propre fils.

En conséquence de vos déclarations, je vous prie de me communiquer le plus tôt possible l’époque à laquelle Vous serez à Genève, afin que je puisse organiser le départ de Nicola et du Docteur Höffler de façon à ce qu’à leur arrivée dans cette ville ils puissent Vous trouver.

Je munirai Mr. Höffler d’une lettre de crédit pour un banquier de cette ville, qui paiera la pension de la Maison [d’éducation] où Nicola sera placé, et les dépenses dont Vous aurez convenu pour son entretien et son éducation avec le directeur de la Maison d’éducation ».230

On sent l’avocat déçu, inquiet, contrarié. Comment le Dr. Höffler va-t-il se débrouiller durant le voyage, lui qui est facilement absorbé dans ses pensées ? Saura-t-il trouver le pasteur Droin une fois arrivé à Genève, ville qu’il ne connaît pas ? Qu’adviendra-t-il de l’enfant si le médecin allemand tombait malade ? Le 27 juin 1835, Lamporecchi fait venir dans son étude Gustavo Höffler et lui demande de signer un contrat minutieusement élaboré, sur les points suivants :

1. Lamporecchi confie le jeune Nicolas au Dr. Höffler qui doit le conduire le lendemain, 28 juin1835 à Genève, dans une Maison d’éducation choisie par Mr. Droin.

2. Höffler a reçu la somme de 57 Napoléons d’or, de monnaie française et 17 lires, 16 sous et 8 deniers de monnaie toscane pour le voyage de Florence à Genève, en passant par la route de Gênes, Turin, et pour le retour Genève-Florence.

3. L’avocat a remis au docteur une lettre de crédit délivrée par Moores et Ulrich à l’intention de Mr. Bonna de Genève qui paiera toutes les sommes nécessaires au directeur de la Maison d’éducation du jeune Osterfeld.

4. Lui est également donné le reçu d’une lettre écrite par l’avocat avec un sceau volant adressée par lui-même au pasteur Droin pour l’aviser de l’arrivée du médecin et de Nicolas, le priant de placer le garçon, de veiller sur lui, sur son éducation morale et physique et de le mettre, lui-même, Ranieri Lamporecchi, en relation avec le Directeur de la Maison d’éducation. Il demande à être informé par le pasteur Droin des progrès de l’enfant dans ses études et lui demande d’avoir pour Nicolas tout le soin et la sollicitude qu’il aurait pour son propre fils, ainsi que Droin l’a promis.

5. Höffler, lui, s’engage à :

a. chercher Droin dès son arrivée.

b. se conformer aux instructions de la lettre de l’avocat.

c. placer Nicolas dans la Maison d’éducation.

d. enquêter sur le système d’éducation et se procurer, si cela existe, une feuille imprimée sur ledit système.

e. faire cosigner par le pasteur Droin et le directeur de la Maison d’éducation une lettre adressée à l’avocat, accusant réception de Nicolas Osterfeld et de l’argent pour la pension.

f. rendre compte sitôt après son retour à Florence des deniers remis à son départ.

g. écrire à peine arrivé à Genève à Lamporecchi pour annoncer l’heureuse arrivée de l’enfant dans la cité.

h. à la fin du voyage, décrire à l’avocat quelques événements imprévus qui l’auraient éventuellement obligé à s’arrêter en chemin.

Ce même jour, Lamporecchi prépare un message pour Moïse Droin : « Monsieur,

Voilà que le petit Nicola Osterfeld, mon Pupille, vient vous rejoindre à Genève en compagnie du Dr. Gustavo Höffler. L’intérêt que vous avez montré pour le bien de ce jeune garçon, rend inutile toute recommandation de la part de Mr. le Comte Ostermann son protecteur et de ma part son Tuteur. Malgré cela je vous le recommande autant que je sais et je peux et je vous prie d’avoir pour lui toutes les attentions que vous auriez pour votre propre fils, (ainsi que vous me l’avez écrit le 5 de ce mois de juin, avant leur départ pour cette ville) ».

Enfin, l’avocat avertit Filippo Pieruccioni, premier serviteur de sa maison de Pietrasanta, de la visite de Nicolas et du Dr. Höffler sur le chemin de Gênes :

« Filippo Pieruccioni

Vous recevrez les deux dans ma Maison, en leur attribuant les meilleures chambres pour dormir, vous leur donnerez le déjeuner, le dîner et le petit déjeuner avec le meilleur linge de table comme de lit, en les servant avec les plus beaux cristaux, assiettes et argenteries, et vous aurez envers Eux les attentions les plus grandes pendant tout le temps qu’ils demeureront dans ma patrie et ma maison »231.

Malgré toutes ces précautions, le chevalier est en souci, tout comme la Signora Cresci. Les routes sont assez sûres mais il fait déjà une chaleur moite. Nicolas supportera-t-il ce long voyage ? Le carrosse sera-t-il bien mené par les différents voituriers ? Ces derniers connaissent-ils vraiment la route pour Pietrasanta et ensuite pour Gênes, Turin, Genève ? La Maison d’éducation sera-t-elle à la hauteur des attentes du comte ? Comment Nicolas réagira-t-il à une nouvelle instruction, lui qui n’aime en rien l’étude ? Supportera-t-il le climat de Genève ?

Enfin, le 28 juin, le fils du général Ostermann et de la Signora Cresci se met en route sous bonne garde du Dr. Höffler. On devine le chagrin de Maria, à peine remise de ses couches. Celui de Catherine, grave, silencieuse, plus pâle qu’à l’ordinaire. Celui d’Agrippine, bruyant et tapageur. Le petit Gustavo aura sans doute fait ses adieux à son demi-frère. Quant à Giulia, on l’imagine dans les bras d’une servante, jetant des regards ahuris autour d’elle. L’abandon à onze ans et demi de sa mère et de ses sœurs ne semble point attrister Nicolas. L’enfant est habitué aux séparations. Résigné. « Il est parti content vers son destin », écrira Ranieri Lamporecchi au comte.

A Pietrasanta, l’intendant de Lamporecchi a fait nettoyer la villa de fond en comble. Il a compris que son maître tenait à donner la meilleure impression au fils du général russe. Il s’est levé à l’aube et n’a cessé de houspiller les femmes de la maison. En tous points il a obéi aux ordres de son patron : les deux meilleures chambres ont été lavées à grande eau pour éliminer les insectes, nombreux à cette époque de l’année. Les lits ont été préparés avec les draps de lin portant le monogramme de la Signora Luigia. On a disposé sur les tables de nuit et sur les commodes quelques branches de citronnelle et plusieurs feuilles de tomates, connues pour tenir éloignés les moustiques. La lourde argenterie a été nettoyée et polie jusqu’à obtenir un brillant de bel effet. Les verres de cristal ont été lavés puis séchés avec de la fine mousseline. On a sorti les vieilles assiettes en porcelaine, si fines qu’on croit les casser rien qu’en les soulevant. Avec Giuseppina, la cuisinière, Filippo Pieruccioni a longuement discuté du repas qui serait servi aux voyageurs. Finalement, Giuseppina a suggéré avec sagesse de commencer le dîner par des spaghettis « fatte a casa » parce que, a-t-elle observé, tous les enfants aiment les pâtes. Après cela elle a songé à des pigeons sur lit de courgettes au basilic, etc. Malgré les remarquables efforts de toute la maison Lamporecchi, on ne s’étendra pas plus longuement sur ces préparatifs en vue de l’arrivée de Nicolas.

Hélas ! aucune voiture ne va se montrer devant la demeure de l’avocat. Ni au moment du déjeuner, ni à l’heure du goûter, ni en fin d’aprèsmidi. Filippo s’inquiète. Toute la maisonnée avec lui. Où est l’enfant ? Pourquoi ce retard ?

« Mon Patron, écrira Filippo le jour suivant,

Tout était en ordre et tout avait été préparé, lits et dîner ; ils n’avaient qu’à se mettre à table. Mais à mon grand regret je vous dis qu’ils ne sont pas venus. De plus je me suis donné la peine de faire 4 voyages à l’Auberge de la Poste pour voir si des voitures avec des étrangers arrivaient de Florence, et j’ai aussi donné l’ordre à l’aubergiste que si ces Messieurs arrivaient, ils étaient attendus à la Maison Lamporecchi.

J’y suis retourné pour la quatrième fois environ ¼ d’heure après 8 heures, et ils m’ont dit qu’un carrosse avec un enfant et un autre homme jeune était arrivé, et qu’à peine descendus ils avaient pris une soupe et l’enfant était allé tout de suite au lit.

Je leur ai fait demandé par l’aubergiste s’ils voulaient bien recevoir le facteur232 [sic] de la Maison Lamporecchi car j’avais besoin de leur parler. Ils m’ont fait passer tout de suite et je leur ai offert mes services en disant qu’au nom de mon Patron tout avait été préparé, lits et dîner ».233

Gustavo Höffler s’est vu obligé de refuser l’invitation et les services de Filippo. Il avait déjà envoyé Nicolas se coucher, car l’enfant semblait fatigué du voyage et se lèverait de bonne heure le lendemain. Le Signor Pieruccioni a proposé alors au docteur de venir prendre le café le lendemain avant de partir, mais Höffler a répliqué que ni lui ni le garçon ne prenait de café tôt le matin.

« En prenant congé j’ai baisé la main des deux et demandé à l’Enfant s’il se sentait bien et il m’a répondu que oui. Je suis rentré à la maison bredouille […]

Ce matin de bonne heure je suis retourné à l’Auberge mais ils étaient déjà en train de partir et je les ai laissés aller.

Salutations distinguées à Vous, Votre Epouse et toute Votre Famille

Votre Serviteur

Filippo Pieruccioni

Ici il fait plutôt froid et mauvais temps. C’est mal pour la récolte de blé ».

Le soir de son arrivée à Pietrasanta, dans un français approximatif, Gustavo Höffler avait rédigé une lettre pour le tuteur :

« Ce soir à 8 heures, Nicola et moi sont malgré ce mauvais temps bien arrivés à Pietrasanta. Nous ne voulions pas faire de troubles dans votre maison et par ça nous n’avons pas profité de votre aimable et gentil offert [sic]. Néanmoins votre homme d’affaires vint nous voir. Je lui remis la lettre que vous avez eu la bonté de me donner pour lui. Cette circonstance me rappelle que la lettre que vous m’aviez chargé de donner à Mr. Droin, je l’ai laissée sous mes papiers à Florence. Ne [m’en] veuillez pas Mr. le Chevalier [suite illisible]

Est-ce que je pourrais Vous prier de m’envoyer à Genève poste restante sous mon adresse un autre exemplaire de cette lettre à Mr. Droin, qui arrivera avant moi à Genève et agréez la plus haute considération avec laquelle je reste

Monsieur le Chevalier

Votre très humble serviteur

Gustavo Höffler »

A la lecture de ces deux missives, Ranieri Lamporecchi est courroucé. Pas fiable, ce médecin, pas rigoureux ! La villa Lamporecchi à Pietrasanta se trouve au centre de la petite ville, non loin de l’auberge de la Poste. L’enfant y aurait été mieux logé. Dès lors le tuteur se tracasse. A-t-il eu raison de confier Nicolas au seul Dr. Höffler ? Aurait-il dû insister pour qu’un homme de confiance, plus âgé, accompagne le petit Osterfeld ? Dieu sait comment la suite du voyage va se dérouler ! Une nouvelle lettre du docteur le tranquillise à moitié. Gustavo Höffler y raconte en détails son voyage jusqu’à Genève et son anxiété d’avoir la responsabilité de Nicolas :

« Au reste je ne veux pas vous cacher que chemin faisant je voyais clairement toutes les difficultés de la position dans laquelle je m’étais mis, en accompagnant seul et sans domestique un enfant tendrement aimé de ses parents, le seul fils de Monsieur le comte, vis-à-vis duquel j’avais une si grande responsabilité, un enfant qui au fond est très bon, mais qui est faible, plein de peur et d’étourderie, en même temps délicat et mal obéissant, je vous dis tout franchement je ne voudrais pas faire ça une autre fois, et j’avais assez de peine et de chagrin ; alors je compris, pourquoi Mr. Droin s’était retiré. […]

Je me faisais une fausse idée de cette pension ; ce n’est pas une espèce d’école militaire comme la plupart de ces pensions, c’est plutôt une grande famille, dont Nicolas sera un des enfants. »

Dans l’intervalle, une lettre du pasteur Droin234 l’avait déjà rassuré quelque peu :

« Monsieur !

J’ai trouvé pour Nicolas Osterfeld une maison d’éducation, qui lui convient à tous égards. La moralité, l’instruction, la clarté d’enseignement des instituteurs, sont des garanties que Nicolas y recevra une éducation soignée. J’ai l’honneur de vous communiquer les renseignements qui m’ont été fournis, et qui m’ont déterminé à prendre un engagement, d’après l’autorisation que vous m’avez donnée. L’établissement en question, qui est sous la direction de Monsieur Sordet, se trouve à la campagne, dans un endroit appelé les Petits philosophes, à peu de distance de Genève. Mr. Sordet s’y est proposé d’unir les avantages de l’éducation publique aux bienfaits d’une vie de famille. Dans ce but, il a resserré le nombre de ses élèves dans des limites assez étroites et il n’en reçoit aucun qui ait dépassé l’âge de 14 ans. La table à laquelle président toujours Mr. et Mme. Sordet, est simple, mais saine, variée et abondante ».

Le 16 juillet, le Dr. Höffler fait le compte de ses dépenses durant le voyage et le séjour à Genève. Obligé de payer six mois d’avance sur la pension de Nicolas, Höffler, à qui il ne reste que 75 francs, se rend chez M. Bonna, banquier à Genève. Mais ce dernier ne semble pas se fier à Gustavo Höffler, qui le lui rend bien :

« … je le priai de me payer 800 francs ; il me donnait 796 francs et je devais lui donner une quittance pour 800 francs. Il me répondit avec des phrases de pleine confidence et disait enfin que de ça il écrirait de nouveau à Messieurs Moores et Ulrich à Livourne pour me donner un nouveau crédit de 800 francs […] ça me fâchait, premièrement parce que j’ai vu qu’il n’avait pas confiance en moi et secondement parce que je réfléchissais ce que Vous pensiez, si Moores et Ulrich Vous écrivaient que malgré les 57 napoléons que Vous m’aviez donnés et la lettre de créance j’aie demandé encore d’autre 800 francs ».235

Pour terminer, le docteur demande à Lamporecchi de lui envoyer une lettre de créance dans laquelle est nommée la somme qu’il peut tirer,

« … de manière que ça ne dépend pas de la volonté du banquier […] parce que à cet égard je n’ai responsabilité que de Mr. le Comte et de Vous, Monsieur le Chevalier ! je ne voudrais pas que Vous parliez de cette affaire à une autre personne ! »

« Cette équivoque est l’effet d’une mauvaise explication de Messieurs Moores, Ulrich et Cie ou d’une fausse intelligence de Mr. Bonna », se contente de lui répondre l’avocat. Pour l’heure, il se préoccupe surtout du sort de Nicolas. Après avoir recommandé son pupille à Monsieur Sordet « comme s’il était un de mes et un de vos propres fils », il dicte un message pour l’enfant :

« Mon cher Nicolas,

J’ai entendu avec plaisir que vous êtes arrivé à Genève, que vous êtes déjà entré dans la Maison de Monsieur Sordet et que vous êtes content.

Je ne doute pas que vous êtes obéissant aux ordres de votre Directeur.

J’espère que vous étudiez avec profit et qu’un jour enfin vous donnerez à Mr. le Comte Ostermann Votre Protecteur et à moi votre Tuteur la consolation de devenir un garçon savant et bien élevé.

Votre sœur Catherine et votre sœur Agrippine se portent très bien et me charge de vous saluer. Alexandre, mon fils cadet, vous fait ses compliments.

Je vous embrasse et je me signe comme je fais

Florence 22 juillet

Votre affectionné Tuteur ».

« Monsieur Lamporecchi, répond Nicolas,

Je suis arrivé à Genève très bien portant. Je suis très heureux dans la pension. Je continue toutes les leçons que j’ai suivies à Florence. Nous allons nous baigner tous les soirs au lac. Monsieur Sordet est jusqu’à présent content de moi et je vous promets de bien m’appliquer. Saluez de ma part Alexandre236 et quand vous irez chez maman je vous prie de lui faire mes compliments faites aussi beaucoup de compliments à mes sœurs. Votre lettre m’a fait bien du plaisir et je vous remercie beaucoup. Je vous salue et reste

Votre

Dévoué pupille

Nicolas Osterfeld

Août 1835.

Il n’est pas certain que le garçon ait rédigé seul sa réponse au tuteur. Sans doute Monsieur Sordet ou l’un des répétiteurs lui est-il venu en aide.

A Florence, l’avocat s’impatiente : comment se fait-il qu’il n’ait reçu de la part de Gustavo Höffler ni un compte-rendu de l’emploi du temps de Nicolas chez M. Sordet, ni celui du « système d’éducation » de la pension ?

« Je vous prie Monsieur, de chercher exactement et de me communiquer la méthode de Vie237 chez les élèves de Monsieur Sordet [observée] dans la maison.

A quelle heure le lever ?

A quelle heure le coucher ?

A quelle heure ils vont à la promenade ?

A quelle heure le dîner ?

A quelle heure ils prennent les leçons et particulièrement le genre d’instruction qui leur est donnée. »

Finalement, du Dr. Höffler le tuteur reçoit l’horaire des cours238 :

« Les élèves se lèvent à 6 heures, se lavent, s’habillent et se préparent à peu près une heure pour leurs leçons. Vers 8 heures ils déjeunent du bon lait avec un peu de café. A 8 heures commencent les leçons. A dix heures ils ont quelques moments de repos ; alors les leçons sont continuées de nouveau jusqu’à midi : où ils reposent une bonne demi-heure et reçoivent des fruits ou du beurre avec du pain. De 12 1/2 jusqu’à trois heures nouvelles leçons. A trois heures dîner. La table est simple mais saine et abondante. A six heures toutes les leçons sont finies, et si le temps le permet ils vont se baigner au lac ou s’amusent dans le joli, varié et agréable jardin. A 8 heures ils prennent du thé avec du beurre et du pain et un gâteau, tout très bon et suffisant. A 9 heures ils se couchent ; les plus aînés, s’ils veulent, peuvent encore rester quelque temps avec Monsieur et Madame Sordet. A dix heures Mr. Sordet fait la ronde par toute la maison. Les enfants dorment toujours quelques moments après s’être couchés, étant fatigués des jeux ; dans une assez grande, haute, claire et saine chambre ne dorment jamais plus que 2 ou trois élèves.

Les domestiques dorment aux corridors. Les élèves mangent toujours avec M. et Mme. Sordet et toujours le même comme ceux-ci.

Nicolas apprend l’orthographe, l’écriture et la grammaire française, le latin, l’arithmétique, l’histoire et la géographie, religion, le piano, la langue allemande. La disposition est telle, que les études plus sévères se font avant le dîner et les autres après. Les leçons de danse ne sont données qu’en hiver ».

Trois semaines plus tard, Höffler prendra congé de Nicolas. Il arrivera à Florence sans encombre.


227 Le 23 avril 1835, de Leipzig. Lettre en français.

228 Henriette Pinguely et Frédérique Fahrer.

229 Lettre du 5 juin 1835.

230 Lettre du 7 juin 1835.

231 Lettre du 27 juin 1835.

232 C’est-à-dire l’intendant.

233 Lettre du 29 juin 1835.

234 Datée du 8 juillet 1835.

235 Lettre du 16 juillet 1835.

236 Un des deux fils de l’avocat.

237 Le français de Lamporecchi est inexact.

238 Lettre du 6 août 1835.