CHAPITRE 17

Comment les deux petites Osterfeld vont-elles s’habituer à leur nouvelle vie ? A la rue des Chanoines, rien ne ressemble à Florence. D’abord le climat. Agrippine et Catherine ne savaient pas qu’il pouvait faire tellement froid. Que le soleil était si rare et si pâle en cette période de l’année. Ensuite la nourriture. On mange beaucoup de pommes de terre chez les demoiselles Ferrière. Beaucoup de potages aux légumes et rarement de viande. Pourquoi n’y a-t-il jamais de spaghettis, de gnocchis, de pol-pettonis ? Pourquoi n’a-t-on pas le droit de faire des commentaires sur les repas ? Au début, Agrippine pleurait, le soir, avant de s’endormir. Les demoiselles Ferrière faisaient semblant de ne rien voir lorsqu’elle se faufilait dans le lit de Catherine qui savait la réconforter.

Les journées à la pension sont pleinement organisées. Rares sont les moments où l’on a rien à faire, surtout en ces temps de préparatifs de Noël et du Nouvel An.

« Mes chers parents

J’ai un peu tardé à vous écrire parce que j’ai eu beaucoup de petites choses à faire pour le nouvel an ; maintenant qu’il est passé je me dépêche à vous écrire quelques lignes et je vous dirai ce que j’ai reçu. Monsieur Ferrière m’a donné trois livres très intéressants et que je me réjouis beaucoup à lire. J’ai reçu de Mademoiselle Anne Ferrière un atlas classique pour étudier la géographie puis un mouchoir de foulard donné en votre nom et dont je vous remercie ; ensuite une jolie petite cuve et une petite seille pour laver les vêtements de ma poupée ; Nicolas m’a donné un petit Souvenir, et il a reçu de la famille Ferrière un secrétaire en peau ; entre Agrippine et moi nous lui avons brodé un bonnet ; une de mes compagnes m’a fait présent d’une petite corbeille qui m’a fait un plaisir extrême, une autre m’a donné un joli sac, la sœur de mademoiselle Anna nous a donné de jolis tabliers, Agrippine m’a donné une bourse pour quand j’aurai de l’argent. – Voilà ce que j’ai reçu pour mes étrennes ; et Agrippine a reçu les mêmes choses excepté un berceau, pour sa poupée, une ménagère que je lui ai faite et un livre allemand. – J’espère que vous vous portez bien et que papa a reçu avec plaisir la lettre allemande que je lui ai écrite. Ayez la bonté de faire mes compliments à la famille Lamporecchi et à Monsieur le Docteur.

Adieu mes chers parents portez vous bien, Je vous souhaite une bonne année

Et reste : votre très affectionnée fille Catherine Osterfeld ».

« Mes chers parents » : ainsi, les filles se savent les enfants du comte et de Maria. Cependant, on ne sent guère d’intimité entre Catherine et sa mère ou son père. La fillette a compris depuis toujours qu’elle se doit d’être sage, de ne causer aucun souci au comte et à la Signora Cresci. Au reste, pour Ostermann, pour Maria et pour la plupart des parents de ce premier tiers de siècle, les enfants n’avaient guère de réalité psychique. On leur demandait de bien se porter, d’avoir les joues roses et surtout d’obéir. Un cadre vide qu’il fallait remplir. Une âme qu’il fallait meubler, dresser, voilà ce qu’était une fille, un fils.

Le message d’Agrippine est quelque peu différent de celui de sa soeur. Agée de huit ans et demi, elle n’a point encore perdu de sa spontanéité. Sagement, Mademoiselle Ferrière se garde de corriger l’orthographe de la missive :

« Mes chers parents,

Il y a déjà bien longtemps que je ne vous ai pas ecrit, mais le nouvel an m’en a empêchée. Chère maman auriez vous la bonté de me dire l’adresse de Monsieur Höffler et où il demeure car j’aimerais lui écrire et je ne sais où il est. Comme Chatérine [sic] vous a déjà parlé des cadeaux que nous avons reçus alors je ne peux rien vous dire de plus. Chers parents nous n’avons absolument pas pu avant le nouvel an mais à présent nous allons vous faire quelque chose et dès qu’il y aura une occasion Mademoiselle Ferrière l’enverra ; Embrassez de ma part Gustave et Julie et faites beaucoup de compliment à toute la famille et à toute la famille Lamporecchi à Isabelle256 et à la bonne Antoinette (?) et à tout le monde.

Adieu mes chers parents je vous souhaite une bonne année et reste votre affectionnée fille

Agrippine Osterfeld. »

Anne Ferrière est une institutrice âgée de trente-et-un ans en 1835. Elle habite avec sa sœur Suzanne, de deux ans plus jeune qu’elle, et leur père Louis, un ancien pasteur. Femme intelligente, ouverte d’esprit, Anne réfléchit et pense à la manière dont elle-même et sa sœur peuvent améliorer le sort des fillettes qui leur sont confiées. Avec courage et droiture, elle assume ses responsabilités. Sans pour autant se montrer rigide ou dogmatique, elle reste fidèle à ses principes et à ses promesses, quelles que soient les pressions auxquelles elle est parfois soumise. Les petites Osterfeld s’attachent à cette femme équilibrée qui les entoure d’affection et d’attention, comme les autres pensionnaires257.

« Je suis très heureuse à Genève », écrit Catherine au tuteur, « mademoiselle Ferrière s’intéresse à nous et nous aime comme si nous étions ses propres enfants. J’espère que vous vous portez bien ainsi que Madame Lamporecchi et toute votre famille ; Nicolas se porte très bien et vous envoie ses compliments en vous faisant dire qu’il ne manquerait de vous écrire en peu de temps comme Agrippine qui a fait plusieurs progrès dans l’étude et dans l’ouvrage ce qui fera sûrement plaisir à maman et à vous et à moi aussi il m’en fait beaucoup […] vous aurez la bonté de faire mes amitiés à notre bonne maman. Adieu mon cher tuteur portez vous bien

Et je reste votre très affectionnée

Catherine Osterfeld ».

Etrangement, les « amitiés » de Catherine à sa mère passent par l’avocat ! Ce dernier donne réponse à la fillette, en français, le 7 mars 1836 :

« J’ai reçu avec plaisir la Lettre que vous m’avez écrite le 29 février, et, avec un plaisir bien plus grand quand j’ai reçu une autre Lettre que Mademoiselle Ferrière m’a écrite le même jour dans laquelle elle m’a donné les plus satisfaisantes informations de la bonne conduite, des occupations et des progrès faits par Vous aussi bien que par Agrippine. J’ai communiqué ce Rapport à votre Mère qui en a [é] prouvé une émotion inexplicable.

Continuez donc comme vous avez si bien commencé, et croyez que Vous formerez la consolation de ceux qui s’intéressent à votre éducation, et l’admiration de ceux qui auront le bonheur de vous connaître ».

Dans la pension Ferrière, on a compris l’importance du rôle joué par l’avocat Lamporecchi dans cette curieuse histoire des petits Osterfeld, aussi l’informe-t-on avec régularité de la manière d’éduquer et d’instruire ses pupilles. Le tuteur est satisfait :

« J’ai été bien heureux de les avoir confiées à vos soins, et leur Mère à laquelle j’ai communiqué votre Rapport, a été aussi bien que moi frappée de consolation pour la bonté que vous pratiquez à leur égard. Je ne puis qu’admirer la méthode d’instruction que vous tenez proportionnée à la puissance physique et intellectuelle de chaque Demoiselle. Le profit ne peut être douteux ».258

Cependant, quelques mois plus tard, Lamporecchi ajoutera un bémol aux éloges adressés à Mademoiselle Ferrière :

« Si je devais remarquer quelque chose je vous prierais de me dire la raison pour laquelle vous ne leur avez pas assigné un Maître de dessin, ce qui est un ornement plus convenable que la gymnastique. D’autant plus que Catherine en avait déjà commencé à Florence l’étude ».

Anne Ferrière, persuadée du bien-fondé de la culture physique, répondra au tuteur :

« Ce n’est pas sans quelque répugnance que je reviens à la charge pour solliciter la permission de recommencer cet hiver, mais je sais que je dois aux enfants plus qu’à mes propres répugnances ; c’est ce qui m’encourage à vous rappeler ma profonde conviction de l’utilité dont elle [la gymnastique] peut être pour le développement physique de ces jeunes filles ».

Dans sa lettre du mois d’août 1836, elle fera un certain nombre d’observations concernant les deux fillettes : elles sont douées mais il faut les suivre de près et leur demander un travail régulier. Catherine est plus intellectuelle que sa soeur, joue et chante avec plus de facilité qu’Agrippine mais cette dernière a un sentiment plus profond de la musique. « Ce que je viens de dire de leur intelligence peut s’appliquer à leur caractère ».

De son côté, au début de l’année 1836, Monsieur Louis Sordet avait envoyé à Ranieri Lamporecchi des nouvelles de son pupille : Nicolas se fait aimer de tous par sa complaisance. Il a un caractère sensible et affectueux et le désir de bien faire. Néanmoins, Mr. Sordet ajoute :

« Je voudrais plus de nerf dans l’étude, plus d’énergie dans toutes les actions de sa vie, car c’est cette énergie qui assure les progrès, c’est elle aussi qui plus tard distingue les hommes et les rend fidèles aux bons principes qu’ils ont reçus. Je fais donc tous mes efforts pour donner à Nicolas l’énergie qui lui manque, et déjà je vous assure, j’ai réussi jusqu’à un certain point. Nicolas n’est plus sujet au découragement, il lutte avec plus de persévérance contre les difficultés qu’il rencontre ; il n’y a plus de vide dans sa vie ; […] Enfin, j’aime aussi à le voir jouer avec quelque vie, car ce que je crains le plus dans un enfant c’est l’apathie. Il fallait à Nicolas des camarades qui lui demandent bien d’exercer son activité dans les jeux et son émulation dans l’étude ».259

Louis Sordet a bien compris le caractère du garçon. « Il n’y a plus de vide dans sa vie ». Confié à divers médecins, précepteurs, gouvernantes qui programmaient son emploi du temps de manière quasi militaire, comment Nicolas aurait-il acquis de l’énergie ? Comment aurait-il pu développer une confiance en lui alors qu’il avait été jusque-là protégé de toute prise d’autonomie ? Des échanges avec d’autres enfants, il n’y en avait guère eu si ce n’est avec les jeunes Lamporecchi. Enfin, combien de fois Nicolas avait-il été obligé de se séparer de l’adulte responsable de lui et de ses soeurs, parce que son père ou sa mère avait décidé de s’en débarrasser ? Avec Monsieur et Madame Sordet, Nicolas rencontre pour la première fois de solides figures de référence. Le tuteur est aux anges. Il le sera plus encore au mois de mai en recevant la seconde lettre de Louis Sordet :

« Je ne saurais assez donner d’éloge aux efforts de cet enfant pour éviter tout reproche de négligence ou de mollesse. Levé un des premiers, il se porte avec zèle à l’accomplissement de ses devoirs, se montre très désireux d’obtenir de bons témoignages, et voilà bien des semaines que les notes de tous nos maîtres sont fort bonnes à son égard. C’est un enfant que j’estime beaucoup. Indépendamment des efforts louables dont je viens de vous parler, j’observe chaque jour chez lui des preuves d’un caractère moral franc, sensible et bon. Il se plaît dans nos exercices de piété ; il aime tendrement ses sœurs ; il s’est fait aimer de toute la maison, et paraît toujours serein, gai et heureux. Je crois qu’il a quelque affection et quelque confiance pour moi, et de mon côté je puis dire que je l’aime tout particulièrement. Ma femme le distingue aussi pour ses égards et ses manières toujours décentes et convenables. La santé de Nicolas est parfaite, et je ne lui ai pas encore vu un instant de maladie depuis qu’il est chez moi. Son temps est partagé entre des leçons de français, d’allemand, de latin, d’histoire, de géographie, de calcul, de calligraphie, de dessin et de musique. Pendant l’été nous remplaçons la leçon de danse par une leçon d’exercice ou d’escrime ».260

Ces bonnes nouvelles tombent à pic : le comte Ostermann-Tolstoï revient à Florence après une année d’absence. Lamporecchi a même réussi à lui obtenir un laissez-passer à travers le nord des Etats pontificaux, qui le dispense d’être fouillé ou accompagné. Pourtant le soir de son arrivée, une désagréable surprise attend le général. Au premier étage du palais Spinelli, dans l’appartement vide des Osterfeld, le tuyau du poêle est cassé. On ne peut faire de feu sans danger d’incendie et, dehors, il règne un froid anormal. Antonio Cresci, un sourire doucereux sur les lèvres, informe le comte de ce désagrément. Etrange qu’Antonio n’ait pas songé à remettre en état ledit fourneau ! L’avocat s’en chargera le lendemain, en envoyant sur place un ouvrier.

Durant les jours qui suivent, Ostermann rend visite au tuteur, avec qui il s’entretient au sujet des enfants. Il passe beaucoup de temps avec Maria. Tout est prétexte à grimper au second étage du palais : un message de Mademoiselle Ferrière, une lettre des fillettes ou de Nicolas envoyée à Lamporecchi, une idée qui lui traverse l’esprit. Dans l’appartement des Osterfeld, le comte s’assied longuement devant le feu, souvent rejoint par la Signora Cresci. Pourtant, le problème de leur relation se dresse entre Alexandre Ivanovitch et Maria comme une gigantesque muraille dont ils n’osent parler.

Ostermann-Tolstoï est toujours fasciné par la mère de ses enfants. L’ancien militaire n’a jamais rencontré de femme de cette trempe. Affirmée, résolue, pleine de clairvoyance, elle se laisse admirer mais résiste aux appels du comte malgré la peine que cela leur cause à tous les deux. Il faut dire que depuis le retour d’Alexandre Ivanovitch, elle se sent remplie de culpabilité. Peu en accord avec elle-même. Le trio qu’elle forme avec le comte et le Signor Cresci ne lui convient plus. Toute la situation lui paraît ambiguë. D’ailleurs, les deux hommes ne s’aiment guère, même si Antonio n’en laisse rien paraître, arborant son éternel sourire.

Durant l’été 1836, il fait une chaleur étouffante à Florence. En juillet et en août, Ostermann est à Montecatini où il prend les eaux, accompagné de la Signora Cresci et d’Antonio. Ce dernier est encouragé par sa femme à rentrer à Florence pour régler quelques problèmes avec un voiturier. Maria en avise l’avocat : « Je m’adresse à vous pour voir si vous pourriez arranger cette affaire, je vous en serai vraiment obligée »261. Lamporecchi comprend le message entre les lignes. Il va faire durer les choses avant « d’arranger l’affaire », ce qui permet à la Signora Cresci d’exprimer plus librement son affection envers le père de ses aînés. De lui elle accepte une nouvelle somme d’argent. Vers la fin de l’été, tous deux regagnent la via Ghibellina.

En septembre, l’automne envahit lentement le ciel qui, vers le soir, prend des teintes violettes et jaunes. Les chaleurs ont fait place à des pluies fraîches accompagnées de vent. Soudain, au début du mois d’octobre, un drame vient troubler la tranquillité du palais. Le petit Rodolfo, âgé de seize mois, rend son âme à Dieu. Le matin de sa mort, le Signor Berti, à la fois portier, domestique et secrétaire du comte à Florence, dépose le pli suivant chez Lamporecchi :

« Filippo Berti vous fait part que cette nuit à deux heures l’enfant de Madame Maria a expiré :

Je ne viens pas en personne afin d’être prêt pour un ordre éventuel du Comte.

Avec toute mon estime

Votre serviteur Filippo Berti »

Trois jours plus tard, Rodolfo est inhumé dans le couvent de l’église de Santa Croce. C’est l’avocat, accompagné du comte, qui a choisi l’emplacement de la petite tombe. La Signora Cresci, digne et courageuse dans l’adversité, ne se montre pas durant la journée qui suit la mort du garçonnet. Ni le lendemain. Ni le surlendemain. Elle pleure son enfant et pense encore à son autre petit, Alessandro, né en 1829 dans le bouleversement d’une nouvelle vie conjugale et dans le chagrin de ses adieux au comte. Maria s’interroge. Quelles erreurs a-t-elle commises dans la nourriture des garçonnets pour qu’ils meurent tous les deux au moment de leur sevrage ? Hélas, la vie des jeunes enfants est encore fragile en 1836. D’innombrables épidémies les guettent et font des ravages contre lesquels on se défend mal, si ce n’est par des saignées et des talismans de toutes sortes.

Un malheur n’arrivant jamais seul, voici que le 16 novembre 1836, l’avocat reçoit de Mademoiselle Ferrière une lettre alarmante : elle a observé chez Catherine une inégalité dans la croissance de son buste, le côté gauche se développant davantage que le côté droit. Le médecin orthopédique consulté s’est montré rassurant, affirmant que la chose arrivait fréquemment et se remettait d’elle-même. Néanmoins, il a fait promettre à Mademoiselle Ferrière de lui montrer la fillette tous les deux mois.

A qui le tuteur peut-il s’adresser pour solliciter un avis ? Cette culture physique tant prônée par Anne Ferrière n’est-elle pas dangereuse ? Une niaiserie encouragée par quelques maîtres et maîtresses de pension à Genève ! Un seul médecin a la confiance de Lamporecchi : le professeur Angiolo Nespoli, frère d’Enrico, à qui il fait parvenir le message suivant :

« Je vous prie, Monsieur le Professeur, de me donner votre avis et avoir la bonté de me dire

1° Si vous croyez que le fait de recommencer l’exercice de gymnastique de l’Escrime, proposé par l’Educatrice des sœurs Osterfeld peut être nécessaire ou utile à l’irrégularité physique qui menace la jeune Caterina.

2° S’il y a un autre remède qui tout seul ou joint à l’exercice puisse lui convenir ».262

Sur l’avis du Professeur Angiolo Nespoli, le chevalier Lamporecchi propose à Mademoiselle Ferrière de montrer la fillette à l’un des médecins les plus renommés de Genève et de lui envoyer à lui, tuteur, un rapport détaillé sur cette « irrégularité physique qui menace la jeune Caterina ».

Apprenant ces nouvelles, la Signora Cresci, affaiblie par le décès de Rodolfo, tombe dans un profond abattement, tandis qu’Ostermann éprouve malaises et douleurs extrêmes à son bras amputé. Heureusement pour lui, l’arrivée de Fallmerayer à Florence en ce mois de décembre 1836 apporte quelques distractions. Le professeur est enchanté de se reposer « dans le beau Florence, dans de belles chambres, dans un environnement amical, honoré et fêté »263. Les soirées avec le général se passent au premier étage du palais, devant l’imposante cheminée de l’immense salon décoré de fresques. Les deux hommes évoquent les souvenirs de leur voyage en Orient tandis que Maria, au second étage, réfléchit à la situation difficile à laquelle elle se trouve confrontée depuis le retour du comte à Florence. Déchirée entre la forte personnalité d’Ostermann et celle d’Antonio, effacée, terne et dépendante, elle se sent mal à l’aise dans ce ménage à trois.

Pour quelle raison habiter cette demeure, certes grandiose, mais dont elle n’est plus la maîtresse ? Pourquoi cette proximité d’Alexandre Ivanovich, sans retour aux ardeurs d’autrefois ? D’ailleurs, lui aussi, à soixante-cinq ans, a perdu de sa superbe et de sa vitalité. Un rien l’agace. Il redouble de tyrannie. Les propos qu’ils échangent sont de plus en plus conflictuels et de moins en moins caressants. Brusquement la Signora Cresci se sent vieille, déprimée, dans un état de désenchantement et trop souvent au bord des larmes. Les regards des autres ne s’attardent plus sur son visage et sur ses formes épanouies. Depuis le départ de ses trois aînés, et surtout depuis le décès de Rodolfo, Maria est habitée par une crainte de la mort qui la rend dépendante et passive. Alors elle craint de se laisser dévorer par l’affectivité exigeante du comte et de céder à ses demandes multiples, souvent irréalistes. Quotidiennement elle songe à ses trois aînés, si loin d’elle, à Genève. Pourquoi les a-t-elle laissés partir ? La voici sur le point de céder à une profonde mélancolie. Et de tout abandonner. Pourtant non. Il ne peut en être question. Trop d’êtres dépendent de sa force et de sa vigilance. Il lui faut reprendre la lutte.

D’ailleurs, depuis quelques jours il lui vient une idée. Elle va quitter le palais et trouver pour elle et sa deuxième famille une autre demeure. Ni trop grande, ni trop modeste. Entourée d’un jardin. Une maison qui ferait oublier les morts et les absents, voilà son nouveau projet. Certes, le palais lui avait permis de tenir un rang élevé, d’inviter, de recevoir de nombreux éloges. On avait loué sa beauté, sa dignité, ce qui avait été bienfaisant après les années à Pise durant lesquelles, obligée de se dissimuler avec les trois enfants d’Ostermann, elle s’était sentie prisonnière et sous une menace diffuse, mais constante.

Alors, la Signora Cresci se tourne vers Lamporecchi. Elle a ouï dire qu’une maison appartenant aux héritiers de feu Signora Grifoni était à vendre. En son nom, l’avocat en offre 7000 écus, ce qui est jugé insuffisant. Maria revient à la charge une fois, deux fois, restant sur ses positions tout comme l’hoirie Grifoni, qui met un terme à l’affaire. Qu’importe ! La Signora Cresci retrouve l’envie de se battre. Pour finir, elle acquiert du marquis chevalier Luigi Aldobrando dei Medici Tornaquinci une villa moyenâgeuse nommée « Il Cardo », située à Montughi sur les hauts de Florence, entourée d’un domaine entretenu par un fermier264. Maria reprend du poil de la bête. Retrouve sa confiance. Echafaude des projets sur cette villa qui servira de maison d’été à la famille Cresci, un palazzo Pecori demeurant l’habitation d’hiver. Elle songe aussi à se rendre à Genève pour revoir les Osterfeld.

Cependant, la Signora Cresci ne juge pas judicieux d’informer le comte de l’achat de sa villa. Elle exige de Lamporecchi le silence jusqu’à la signature du contrat de vente, le 5 avril. S’il était mis au courant de cette acquisition, Ostermann ferait tout, indéniablement, pour l’en dissuader, car la savoir proche de lui dans l’appartement des Osterfeld lui permet de croire à l’impossible : à des retrouvailles avec la seule femme maîtresse de son cœur et à des nuits d’amour pareilles à celles de Rome, de Naples et de Pise.

Au début de l’année 1837, parce qu’il se trouve affaibli et souffrant, Ostermann-Tolstoï, emmenant avec lui le professeur Fallmerayer, quitte Florence pour se rendre à Pise d’où il peut fréquenter quotidiennement les Bagni di San Giuliano. Dans le palais Rau, il loue le même appartement qu’il avait autrefois habité avec Maria. Le doux climat de Pise, les nombreux Russes qu’on y rencontre, les souvenirs d’un temps heureux et la fréquentation d’un certain Dr. Barzellotti, plein d’histoires croustillantes sur les mœurs en Toscane, divertissent le comte et le professeur. « Depuis que je suis à Pise ma santé et mes forces vont un peu mieux », écrit-il à l’avocat.

Ce dernier, informant le comte de l’achat par la Signora Cresci d’une villa à Montughi, pose la question délicate de l’utilisation du deuxième étage du palais :

« A votre retour dans cette ville, que je souhaite pour bientôt, il dépendra de votre volonté d’exiger que Madame Maria renonce au droit d’habiter le deuxième étage du Palais appartenant aux Mineurs Osterfeld… »

En 1834, lors de l’acquisition du palais pour le compte des mineurs, Ostermann-Tolstoï avait accordé à Maria la permission de séjourner au second étage sa vie durant. Cette faveur n’aurait jamais à être monnayée, avait-il précisé. EIle tomberait si la Signora Cresci emménageait ailleurs. Malgré ce contrat, Maria n’est pas prête à renoncer à ce droit sans obtenir une compensation financière. Par lettre, elle entre en pourparlers avec le comte. Finalement, ce dernier accepte de dédommager généreusement la mère de ses enfants pour un droit qu’il lui avait gracieusement offert. Etonnante « manager » que cette Signora Cresci ! Tout de même, Ostermann exige que l’accord soit légalisé sous une forme voulue par les lois toscanes. On ne sait jamais !

Le chevalier Lamporecchi n’a reçu aucune nouvelle des petites Osterfeld, ni d’Anne Ferrière. Pas davantage des médecins de Genève consultés au sujet de la colonne vertébrale de Catherine.

Le comte s’énerve :

« La lenteur à Vous répondre de ces dames Ferrière m’étonne, et je suis embarrassé quel nom donner à cette conduite. Il me semble que vous êtes exact à leur payer le prix convenu. Veuillez donc bien, Monsieur le chevalier, réitérer vos questions sur l’état de croissance de Cathinka. Va-t-elle de travers, comme Melle Ferrière a jugé à propos de nous annoncer et de troubler le cœur paternel ? En même temps rappelez à ces dames qu’on leur a écrit de l’usage de la flanelle pour les enfants qu’elles ont jugé à propos de laisser sans réponse.

Excusez-moi mon cher chevalier, si je Vous dérange dans Vos occupations par ces petits détails ; mais Vous me l’aviez permis et j’en profite, d’autant plus que Vous devez sentir que, les Osterfeld m’étant confiés par la providence, je réponds en ma conscience et au ciel, et par conséquent il est de mon devoir de les soigner et de suivre pas à pas leur éducation morale et physique, et de combiner leur position d’à présent avec l’état futur que je leur destine s’il plaît au ciel de les voir sur pied, et je n’en désespère pas ».265

Seul Monsieur Louis Sordet informe Lamporecchi des progrès de son pensionnaire :

« Nicolas est plein de bonnes intentions, toujours sage et docile, entièrement désireux qu’on soit content de lui et très estimable par ses qualités morales. Un cœur sensible et bon, l’amour de tout ce qui est bien, un grand besoin de l’estime des autres, et, sous beaucoup de timidité, un respect constant pour la vérité, sont des traits marquants de son caractère […] J’aime sa modestie, mais je n’en travaille pas moins à lui inspirer un peu plus de confiance dans ses forces et cette énergie si nécessaire dans toutes les positions de la vie ».

Ce rapport détaillé sur Nicolas, cette fine analyse de son caractère enchantent le tuteur, satisfont le comte et remplissent Maria de nostalgie. Elle se languit de son fils aîné, ce bel enfant charmeur.

Enfin à la mi-février, Mademoiselle Ferrière, s’excusant de son long silence, annonce avoir reçu la visite du médecin Théodore Maunoir et celle d’Antoine Martin, orthopédiste à Aubonne, un des docteurs les plus distingués de Suisse romande. Les deux médecins ont examiné la taille de Catherine et ont conclu que l’inégalité n’était pas assez prononcée pour nécessiter « les secours de l’art ». La nature seule devrait peu à peu rétablir l’équilibre. Anne Ferrière a demandé aux deux hommes un rapport écrit pour le tuteur. Il va mettre du temps à venir. Plusieurs fois l’avocat s’en plaint. Le comte fulmine.

Il faudra attendre le début du mois de mai 1837 pour que Lamporecchi reçoive un long exposé des médecins Maunoir et Martin :

« La colonne vertébrale étudiée avec grand soin dans toute sa longueur ne nous a pas offert la plus petite saillie ni la moindre déviation anormales […] la poitrine de Mademoiselle Osterfeld sans être bien large est bien conformée et ne présente pas de différence notable d’un côté à l’autre. Les membres supérieurs et inférieurs n’offrent rien de particulier non plus que le reste des habitudes extérieures de Mademoiselle O. dont la démarche est naturelle et les pieds bien dirigés. Cette jeune personne est d’une taille ordinaire pour son âge, sans embonpoint ni maigreur notables. Sa peau est d’une teinte générale blanche, très légèrement hâlée, elle n’est le siège d’aucune éruption. La santé générale de Mademoiselle Osterfeld est bonne, elle n’a jamais eu d’hémoptysie, elle s’est enrhumée deux fois cet hiver (une fois sous l’influence épidémique de la grippe) mais chaque fois le catarrhe n’a pas duré plus de 8 jours : la poitrine auscultée avec soin donna partout le murmure respiratoire très pur […] Mademoiselle O. peut faire et fait souvent sans fatigue, des promenades à pied de plusieurs lieues. Elle est, à ce que nous a rapporté Mademoiselle Ferrière, assez nerveuse et impressionnable […] lorsque Mademoiselle O. est vêtue, c’est à peine si l’on peut apercevoir la moindre différence entre les omoplates et la tournure de cette Demoiselle peut passer pour aussi élégante que celle des autres jeunes filles de son âge ».

A la suite du rapport, l’atmosphère à Florence et à Pise devient meilleure. Pas pour longtemps. Maria vient de recevoir un courrier de Catherine et d’Agrippine demandant l’adresse du Dr. Höffler auquel elles semblent être restées fort attachées. Ostermann, à qui la Signora Cresci a montré ces lettres, ne décolère pas : le médecin n’est plus à son service. Par conséquent, les Osterfeld n’ont pas à correspondre avec lui. Qu’a fait le docteur pour éveiller un tel mécontentement ? Il a déçu le comte qui aurait bien voulu le garder auprès de lui. Le jeune homme ayant préféré se rendre à Rome afin d’y poursuivre ses études, Ostermann-Tolstoï a décidé de lui fermer à jamais sa porte. Au tuteur, il exprime son exaspération :

« Cela fait déjà 4 mois que je vous ai prié, Mr. le Cavalier, d’écrire à Madame Ferrière que je ne voulais pas que les filles se donnent la peine de demander des nouvelles du Docteur allemand que j’avais à mon service. Je croyais que Madame Ferrière aurait arrangé la chose de façon à faire comprendre aux filles que cela n’était pas convenable pour Elles, mais au contraire je trouve aussi dans cette dernière Lettre qu’elles le mentionnent, et en plus l’attendent. Je vous prie, donc, Mr. le Cavalier, de faire observer à Madame Ferrière que son devoir est de lire les lettres que les filles écrivent, et que si elle avait fait ça, elle n’aurait pas permis qu’elles parlent de quelqu’un dont on ne devrait pas parler ».266

Dans sa réponse au tuteur qui lui a transmis l’irritation du comte, Anne Ferrière s’explique sans se laisser démonter :

« Quant au désir des Enfants d’écrire à Monsieur le Docteur Höffler, sans y avoir donné aucun encouragement, j’ai cru ne devoir le combattre que par mon silence bien persuadée qu’il leur viendrait de vous ou de leurs parents quelque instruction à cet égard ; et déjà le silence de Madame Cresci à l’égard de l’adresse qu’elles demandaient leur a fait comprendre qu’elles ne devaient pas réitérer cette demande. Je suppose, Monsieur, que vous faites une exception en faveur de l’ancienne institutrice de Catherine et d’Agrippine, à laquelle elles donnent quelquefois de leurs nouvelles et dont le cœur tendre et l’affection dévouée souffrirait cruellement de cette privation ».267

Pour plaire à son oncle, le plus jeune neveu du comte, le prince Léonid Galitzine, s’était également mis à correspondre avec Nicolas, Catherine et Agrippine. Par la suite il avait interrompu ces échanges. Anne Ferrière exprime ses regrets à l’avocat :

« Oserais-je, Monsieur, à cette occasion, vous demander pourquoi les Enfants ne reçoivent plus de nouvelles du Prince Léonid Galizine qui dans les commencements de leur séjour leur écrivait quelquefois; ce silence les afflige. Elles ne peuvent en expliquer la cause et je serais désireuse de savoir moi-même de quelle manière je dois le leur faire envisager » 268.

Mademoiselle Ferrière ne recevra pas de réponse à sa question. En revanche, à elle tout comme à Monsieur Sordet, le tuteur recommandera de « tenir bien couverts les Enfants avec des Flanelles et Manteaux […] j’espère et je vous prie de m’assurer que vous avez eu le soin de couvrir mes Pupilles avec un cotillon de flanelle ».

Le prince Léonid Galitzine n’est pas le seul, dans la famille du comte, à écrire aux jeunes Osterfeld. La nièce d’Ostermann, la comtesse Solticoff, née princesse Galitzine, adresse au tuteur le pli suivant :

« Monsieur !

Je m’adresse à vous à titre de tuteur des enfants Osterfelde, pour vous prier de [me donner] […] de leurs nouvelles. – J’ai trop de raisons de chérir mon oncle le Comte d’Ostermann pour ne pas prendre un intérêt de cœur à ses enfants. Vous m’obligeriez donc beaucoup en m’informant sur tout ce qui les regarde, et si jamais l’occasion se présentait que je puisse leur être [de] quelque utilité, je vous prierais de disposer de moi. Je connais la confiance que vous porte mon oncle. Ses enfants vous sont confiés et par conséquent Monsieur il m’est bien doux de vous exprimer ici l’assurance de la haute estime que je vous porte. Je joins ici une lettre pour les Osterfelde, vous priant de la leur faire porter […] Monsieur, je vous prie de me croire toujours avec les sentiments les plus distingués

Votre toute dévouée

Catherine Comtesse Solticoff

Née Princesse Galitzine ».269

Elle a du tempérament, la comtesse Solticoff ! Avec ça directive, possessive, et combative ! Les choses doivent marcher comme elle le désire. Le pli scellé qu’elle destinait aux Osterfeld sera néanmoins retenu pendant deux mois par Lamporecchi, dans l’attente d’une permission du comte de le faire suivre à Genève, consentement qui arrive enfin :

« La chose est en règle, Monsieur le Chevalier ; cela me fait plaisir de voir que ma nièce a rempli son devoir. Peut-être trouverez-vous le temps à lui répondre : dans ce cas-là veuillez bien lui témoigner aussi ma satisfaction ».

En sens inverse, deux lettres de Genève parviennent à Lamporecchi, l’une de Louis Sordet l’assurant des précautions prises pour protéger Nicolas d’un hiver particulièrement rigoureux, la deuxième composée en allemand par Nicolas à l’intention de son père. Ce dernier est rempli de satisfaction :

« En leur donnant un nom allemand à peu près comme le mien, il faut qu’ils sachent à fond cette langue. Je Vous prie, Monsieur le chevalier, chaque fois que Vous écrirez à leurs instituteurs apuyez sur cela.

Osterfeld me dit dans sa lettre qu’il a deux fois par semaine le maître allemand, c’est-à-dire deux heures, cela ne suffit pas ; pourtant la dépense que nous faisons est assez forte.

Très humble et obéissant serviteur

Comte Ostermann-Tolstoy ». 270

Ah ! S’il le pouvait, Ostermann quitterait l’Italie et se rendrait à Genève auprès de ses enfants. Il vérifierait leurs progrès en allemand, en particulier ceux de Nicolas. Mais s’il reprend des forces grâce aux soins du Dr. Barzellotti et aux bains de San Giuliano, il n’est pas encore prêt à se risquer sur des chemins montagneux. Mieux vaut se faire représenter auprès des Osterfeld par le professeur Fallmerayer, depuis cinq mois en visite auprès de lui. Pour cela, le comte demande permission au tuteur, qui ne saurait la refuser et en avertit la maîtresse de pension :

« Je m’empresse de vous prévenir [que] le Professeur Fallmerayer va partir aujourd’hui de Florence pour se rendre à Munich sa patrie. Il passera pour [sic] Genève et viendra voir Catherine et Agrippine. Je vous prie, Madame de lui permettre de les examiner, et d’entrer avec elles dans tous les détails de leur instruction. C’est le désir de Monsieur le Comte Ostermann, qui aime et estime beaucoup le Professeur Fallmerayer, lequel sera sans doute un juste témoin de la bonne éducation, que vous avez la bonté de donner à mes Pupilles ».271

Avant de se rendre à Munich, Fallmerayer fera bel et bien un détour par Genève où il logera à l’Hôtel de l’Ecu entre le 11 et le 23 mai. Il verra quotidiennement les Osterfeld dans leurs pensions, les soumettant à de multiples interrogatoires destinés à rendre compte à leur père de leur développement physique, intellectuel et moral. Le rapport qu’il n’a pas manqué d’adresser au comte est très satisfaisant.


256 Isabelle est une des filles de l’avocat Lamporecchi et de sa femme Luigia. Elle est aussi la future mère de Virginia di Castiglione.

257 Parmi elles on trouve une Suissesse, deux Anglaises et une ressortissante de Brunswick (recensement de 1837).

258 Lettre du 7 mars 1836 à Mlle Ferrière.

259 Lettre du 20 janvier 1836.

260 Philosophes, près de Genève, le 8 mai 1836.

261 Lettre du 3 août 1836.

262 Le 14 décembre 1836.

263 Tagebücher, du 1er au 31 décembre 1836.

264 Cette villa, dite villa Cresci, existe toujours.

265 Lettre du 18 février 1837 en français et dictée.

266 Lettre en français du 15 mai 1837.

267 Lettre du 10 février 1837. Il s’agit sans doute d’Henriette Pinguely retournée vivre à Lausanne.

268 Ibid.

269 Lettre du 25 janvier 1837, de Saint-Pétersbourg.

270 La lettre du 20 avril 1837 de Pise.

271 Lettre du 18 avril 1837.