Longtemps après qu’il eut quitté les Sordet, Nicolas gardera en mémoire la maison des Philosophes lovée au fond d’un jardin rempli de fleurs, entouré de prairies et bordé d’un ruisseau, à quinze minutes de la ville. Il se souviendra aussi d’une petite forêt dans laquelle il jouait avec ses camarades, une fois terminée l’étude de l’après-midi. Il se rappellera les grandes promenades avec Monsieur Sordet, le jeudi, après le repas du soir. Il lui restera de ce temps des images de plaisirs simples. Celle du lait versé dans sa tasse au petit déjeuner avec une larme de café. Celle des bains du lac, les jours d’été quand l’eau prend des couleurs argentées. Celle des conversations au salon avec Monsieur et Madame Sordet, avant le coucher.
Mais, tout comme ses sœurs, il gardera également au fond de son cœur la trace d’une peine trop souvent ravivée : le chagrin de la séparation. Combien de fois a-t-il été arraché à l’adulte responsable de son éducation et de son instruction ! En Louis Sordet, c’est un maître exigeant, mais empreint de cordialité et d’humanité qu’il avait trouvé, et qu’il est maintenant contraint de quitter.
Nicolas, s’il montre un physique aimable et distingué, souffre d’un manque d’assurance. A côté de son père qu’il aime et respecte mais qui est trop âgé pour qu’il s’identifie à lui, il a le sentiment de ne pas valoir grand-chose. D’autre part, l’adolescent craint les explosions de colère ou les fréquents énervements du comte. Une foule de sentiments obstrue ses raisonnements de jeune homme et le rend vulnérable aux critiques. Seul Monsieur Sordet savait lui donner confiance. Le maître de pension avait constitué un modèle paternel. Auprès de lui, Nicolas s’était senti raffermi.
Au mois de novembre, ayant définitivement quitté l’enseignement de Monsieur Sordet, Nicolas est confié au pasteur Vaucher-Mouchon. Au début de l’année 1838, Ostermann en informe le tuteur286 :
« Nicolas entre dans un âge où la surveillance directe est d’une nécessité absolue ; moi je deviens vieux, cassé, l’amour paternel peut me faire faiblir envers lui, et par conséquent nuire à son avenir. Ainsi pour prévenir les résultats fâcheux d’une tendresse mal placée je le confie à un ministre protestant marié, ayant des enfants, chez qui il sera traité comme le fils de la maison et continuera son éducation. »
Le comte croit bien faire. Il se trompe. Si la famille Vaucher jouit dans la ville d’une estime générale, le père ayant tenu pendant quarante ans un institut, Monsieur Vaucher-Mouchon fils est un personnage rigide, conformiste, d’une exigence morale presque inhumaine. Pour lui la vie n’est que devoir. Rien d’autre. Et c’est l’Evangile qui montre le chemin. Monsieur Sordet avait apporté à Nicolas des principes moraux inscrits dans une dimension affective. Il savait rassurer le garçon, lui apporter de la sécurité, l’accompagner dans les efforts qu’il fournissait pour satisfaire son maître. Il en va tout autrement du pasteur Vaucher, qui doit apparaître au jeune Osterfeld comme un être redoutable.
A Florence, le tuteur reçoit une lettre du nouvel éducateur de Nicolas, qui se présente ainsi :
« Comme j’ai été élevé moi-même dans une maison d’éducation dirigée par mon père le prof. Vaucher, j’ai acquis un peu d’expérience en donnant moi-même des leçons pendant plusieurs années. Plus tard j’ai été chargé d’achever l’éducation du prince Galitzine. C’est par l’intermédiaire de cette famille que j’ai fait la connaissance du Comte Ostermann… J’ai promis de traiter votre pupille comme s’il était mon propre fils et cela n’est pas bien difficile car je l’aime déjà beaucoup. Je vous prie donc Monsieur de me donner tous les conseils que votre désir d’être utile à ce jeune homme pourrait vous suggérer, je serai heureux de les recevoir.
Agréez Monsieur le Chevalier l’assurance de mon dévouement respectueux
Vaucher.
Si vous avez la bonté de m’écrire je vous prie d’adresser vos lettres à Mr. Vaucher Mouchon Ministre de l’Evangile à Genève.
Maison Rieu287
Ranieri Lamporecchi ne donne point de conseil au nouveau maître de son pupille. Il lui adresse une prière : « Je le recommande à vos soins et surtout je vous prie de lui former un bon cœur ». En réalité, comment le pasteur Vaucher pourrait-il former le cœur d’un adolescent, alors que lui-même a depuis longtemps enfoui les mouvements du sien ? Non moins inquiétant est peut-être aux yeux des enfants le professeur Fallmerayer, arrivé à Genève au mois d’octobre 1837, pour une période de six mois. Il pérore, flatte le comte et se lance dans de longues diatribes bien fastidieuses aux jeunes oreilles des Osterfeld.
Pendant qu’à Genève Ostermann-Tolstoï se trouve aux prises avec les changements d’éducateurs et d’éducatrices à l’automne 1837, Maria se sent abattue et lasse. Depuis qu’elle a quitté la via Ghibellina, elle réalise qu’elle n’habitera plus jamais sous le même toit que son ancien amant. Dans son désarroi, elle aimerait savoir que le comte se languit d’elle – mais ce n’est pas ce qu’il écrit. Ses lettres sont pleines de détails sur la vie des enfants : Mademoiselle Pinguely est revenue s’occuper des filles. Celles-ci ont une nouvelle gouvernante. Catherine étudie sa musique avec un maître ayant lui-même été un élève de Liszt. Agrippine s’intéresse déjà aux travaux de la maison. Elle progresse en dessin.
Oui, la relation entre la Signora Cresci et Ostermann a changé. Désormais elle et lui ne seront plus que parents. Plus jamais ils ne seront l’un à l’autre. Plus jamais il n’y aura entre eux ces étincelles qui amenaient tant de force et de brio dans leurs existences. Maria en a l’intuition : Alexandre Ivanovitch ne reviendra pas à Florence. Les lettres qu’elle fait parvenir au comte sont chagrines. Ce dernier s’inquiète, prévient Lamporecchi qui envoie son épouse Luigia auprès de Maria. Les deux amies échangent tendresses, secrets et complots : pourquoi la Signora Cresci, même si elle commence une huitième grossesse, ne se rendrait-elle pas à Genève pour voir le comte et embrasser ses enfants qu’elle n’a pas revus depuis deux ans ? Cette idée sourit à la mère des Osterfeld.
A la fin de l’année, Ranieri Lamporecchi peut rassurer le comte : « ayant eu l’occasion de voir avant-hier Madame Maria Cresci, je l’ai trouvée dans un état de santé plutôt satisfaisant ».288 Il ne dit mot en revanche de la surprise qu’elle lui prépare. En janvier 1838, enceinte de cinq mois, la Signora Cresci, bravant neige, précipices et tourmentes, a le courage d’entreprendre le voyage jusqu’à Genève. Elle s’installe au palais Eynard et dès ce jour-là, peut voir quotidiennement Alexandre Ivanovitch, Nicolas, Catherine et Agrippine. Faut-il qu’elle y soit heu-reuse pour que son séjour dans la cité de Calvin dure tout l’hiver et se prolonge jusqu’au printemps, en dépit de « son utérus en feu289 » et du froid terrible qui, cette année-là, fait descendre le thermomètre jusqu’à 20 °C en dessous de zéro !
L’un après l’autre, les Osterfeld tombent malades. Le Dr. Louis-André Gosse, médecin et ancien homme politique, vient deux fois par jour s’enquérir des hôtes de la maison. Il est l’un des premiers en Europe à appliquer les grands principes d’hygiène au traitement des maladies. Médecin voyageur, c’est également lui qui, entre 1826 et 1829, s’est acquitté de missions pour le comité philhellénique genevois. Avec d’autres, il avait fondé le Dispensaire des médecins et le Journal de Genève.
Oui, Maria est heureuse à Genève. Non seulement le comte fait preuve de sollicitude et d’attention envers elle, lui interdisant de se promener et de se fatiguer, mais il lui amène ses visiteurs qui l’entretiennent de leurs conversations. Ainsi du prince Léonid Galitzine, neveu du général et beau parleur. Ainsi de son épouse qui l’accompagne. Ainsi d’autres visites plus courtes : celle du baron Puget de Lausanne, de la comtesse Zoubov, d’un certain Louis Vallin et, bien sûr de Fallmerayer qui passe beaucoup de temps auprès d’Ostermann.
Discrètement, la Signora Cresci rappelle au comte l’opportunité de placer une somme dans une banque genevoise pour l’éducation des Osterfeld, ce qu’il fait en ce début d’année 1838 auprès de la maison Bonna. Il l’annonce à Lamporecchi :
« Cet argent est destiné en cas de ma mort à faire continuer leur éducation et fournir leur entretien, de manière que 5 ans après mon décès vous n’ayez pas besoin de toucher aux capitaux placés en Russie et chez vous. En vous communiquant ceci, mon cher chevalier, je compte sur votre loyauté, votre expérience et votre amitié, que vous ferez vos observations sur ce que je dois faire encore pour assurer l’indépendance future des Osterfeld. Ma volonté précise est qu’ils finissent leur éducation à Genève ».290
Dans cette même lettre, il rappelle son intention de faire de Nicolas un négociant :
« …ainsi dans un an je veux qu’il aille travailler quelques heures dans la banque de Mr. Bonnat [sic], qui est père de famille et excellent homme en même temps, de sorte qu’Osterfeld prendra du goût pour la carrière que je lui destine ».
Pourquoi destiner Nicolas à la profession de négociant ? Est-ce vraiment digne du fils d’Ostermann-Tolstoï, vainqueur de Kulm ? Certainement. On ne doit pas oublier qu’à Genève les banquiers sont parmi les hommes les plus influents de la classe dirigeante, la cité détenant au XIXe siècle une position de place financière internationale. Et puis, il y a autre chose. Le comte éprouve de la sympathie pour le banquier Frédéric Bonna qu’il estime honnête, organisé et bon père de famille. Il saura orienter Nicolas, l’intéresser au monde de la finance et l’aider à fortifier sa volonté.
Maria a-t-elle son mot à dire dans ce choix ? On en doute. D’ailleurs, au mois d’avril, la Signora Cresci est obligée de quitter Genève pour regagner la Toscane où l’attendent ses autres enfants et un Antonio passablement démuni en l’absence de sa femme. De plus, elle n’est pas loin de son terme puisque le 14 mai, à cinq heures de l’après-midi, elle met au monde son huitième enfant, une petite Luisa Girolama Costanza Assunta qui sera baptisée le surlendemain dans le baptistère proche de l’église San Giovanni291. C’est Vicenzio Lamporecchi, reprenant peu à peu l’étude de son père, qui en est le parrain.
Deux mois plus tard, au mois d’août 1838, la Signora Cresci revient à Genève, accompagnée cette fois-ci d’Antonio, de deux domestiques et probablement de son bébé. Il est intéressant de noter que le comte ne loge pas le couple chez lui, mais… quelque part aux Délices. La raison ? Son emménagement au « Calabri », une ancienne école de dessin située à côté du palais Eynard, sur le bastion Mirond292, dont il va occuper les deuxième et troisième étages, ainsi que les combles. Mais sans doute aussi parce qu’il ne tient pas à accueillir Antonio Cresci sous son propre toit.
Après la flamboyante vie de Saint-Pétersbourg et de Moscou, Ostermann semble s’accommoder facilement d’une maison plus simple que le palais Eynard et nettement moins spacieuse que ses demeures italiennes et russes. A dire vrai, toutes ses préoccupations le ramènent aux Osterfeld, ainsi que le relèvera Maria quelques années plus tard : « il les aime avec la plus grande tendresse »293. Et puis le comte fréquente quelques Russes, plusieurs membres de la bourgeoisie libérale et intellectuelle de la ville, en évitant autant que possible les anciennes familles genevoises qui, depuis le XVIIIe siècle, sont assimilées à un patriciat. Il confiera ses impressions à l’écrivain et historien Alexandre Herzen, venu lui rendre visite à Genève :
« Ils se donnent des airs de grands seigneurs parce que leurs aïeux avant les aïeux de leurs voisins vendaient des patraques294 et vendaient à double prix des truites – tandis que les autres les prenaient, – comme si cela donnait des titres ».295
Malgré cela, le général Ostermann-Tolstoï passera les vingt prochaines années de son existence à Genève. Comment survit-il dans cette ville de mille deux cents maisons « qui se serrent, se pressent, se grimpent les unes sur les autres » 296 ? Tout dans son pays est à une autre échelle. Habitué aux horizons sans limites de la Russie, peut-il vraiment se faire à une petite cité surpeuplée, compressée entre ses remparts et ses bastions ? En réalité, aucun Russe ne peut s’intégrer hors du périmètre slave. Pour le comte, rien au monde ne remplace son pays, ainsi qu’il le faisait observer en 1812 déjà au marquis Paulucci :
« Pour Vous la Russie est Votre uniforme. Vous le mettez et l’enlevez, quand Vous le voulez. Mais pour moi, la Russie c’est ma peau ».297
A Saint-Pétersbourg, Ostermann-Tolstoï menait une vie extravagante. La démesure prévalait. Il n’y avait jamais moins de quarante invités à sa table. Tous les soirs. Il entretenait aussi un nombre invraisemblable de serviteurs. A Genève, on fait venir les repas de chez un traiteur. Quant aux domestiques, on en compte six : le dévoué Pierre Gavard, originaire de Thônex, sa femme Claudine, une vieille gouvernante, la veuve Jeannette Bernard de Begnins, le Russe Ignace Verkoff, la veuve Fanchette Lachenal, genevoise, et un précepteur bernois âgé de vingt-quatre ans, Monsieur Fehr. Un autre monde.
286 Nicolas a 14 ans.
287 Lettre du 4 février 1838.
288 Lettre du 21 décembre 1837.
289 Selon le journal de Fallmerayer entre janvier et mars 1838.
290 Lettre du 25 juin 1838.
291 Le Dôme.
292 La maison sera démolie en 1932.
293 Lettre du 24 décembre 1842, adressée à Luigia Lamporecchi.
294 Vieilles montres ou horloges.
295 Passé et Méditations, Edition l’Age d’Homme. Genève. A. Jullien, 1914.
296 Philippe Monnier, La Genève de Toepffer.
297 Vjazemskij, Petr Andreevic, Stara Zapisnaja Knizka, Moskau, Zacharov, 2003, pp. 292-293.