CHAPITRE 20

En 1838, de graves événements se préparent à Genève. Même si une entente a été trouvée, après la Restauration, entre les différents groupes politiques, même si on salue volontiers « vingt-sept années de bonheur » après le départ des Français, les familles bourgeoises modestes sont toujours exclues du pouvoir et la plus grande partie du peuple n’a pas le droit de voter. Le gouvernement est représenté par un Conseil Représentatif doté d’un pouvoir législatif, et par un Conseil d’Etat très puissant, inamovible, qui détient le pouvoir exécutif, l’initiative des lois, une partie du pouvoir judiciaire et qui, à la campagne, nomme les conseillers municipaux et les maires. Ces deux assemblées se recrutent principalement parmi l’aristocratie et la classe bourgeoise aisée.

Si, jusqu’avant l’arrivée du comte à Genève, ces deux Conseils comprenaient des hommes relativement ouverts aux idées libérales, ils se sont peu à peu fermés aux demandes légitimes de certaines classes de la population. Parallèlement, des tensions déchirent les élites bourgeoises. Sans pouvoir encore parler de partis politiques parmi les membres des deux Conseils, on y distingue des conservateurs purs et durs, des conservateurs « pragmatiques », des libéraux et, surtout, « une mosaïque de personnalités »298. Dès 1830, un nouveau mouvement dit « radical » a émergé, dont se détache une grande figure genevoise qui s’est donné pour mission de défendre la souveraineté du peuple : James Fazy.

A quel moment le général Ostermann-Tolstoï a-t-il rencontré pour la première fois James Fazy ? Très certainement entre 1820 et 1830. En 1831, peu avant son voyage en Orient, il lui avait dicté une lettre de Paris299 pour lui recommander un certain Paschkoff en route vers Genève :

« Si vous êtes aussi obligeant aux pieds des Alpes que vous l’étiez sur les bords de la Seine, je suis presque certain que vous ferez l’accueil le plus cordial au jeune homme que je recommande à vos bons offices. D’ailleurs, je puis vous persuader qu’il les mérite sous tous les rapports, tant par des excellentes qualités de son cœur que pour ses opinions qui sont en parfaites harmonies avec les miennes qui m’ont valu vos suffrages ; j’espère que les vôtres n’ont pas changé, comme celle du Journal qui a été créé sous vos auspices et qui aujourd’hui est devenu l’organe des bonapartistes en trahissant son titre primitif ».300

C’est l’un des premiers témoignages de la sympathie d’Ostermann pour les mouvements de libération et de sa désapprobation des régimes non démocratiques. Par ailleurs, le caractère entier, contestataire et polémique de James Fazy ne peut que s’accorder avec la personnalité volcanique d’Ostermann-Tolstoï.

En 1838, le comte est inquiet. Il a décidé de prendre à ses frais l’entretien et l’éducation de ses trois enfants, mais Genève est une ville chère. En Italie, l’avocat Lamporecchi paie les domestiques restés dans le palais de même que Monsieur Berti, l’homme de confiance d’Ostermann. Toutefois si le général venait à disparaître, il faudrait qu’à Florence, l’avocat ait accès aux 51 000 francs placés chez le banquier Bonna, à Genève, et qu’il puisse se charger de l’éducation des Osterfeld. Pour le moment, les montants investis en Russie et en Toscane n’ont pas lieu d’être touchés. Mais afin de tranquilliser Lamporecchi sur la fortune des mineurs, le comte lui fait parvenir la liste des billets qui se trouvent au Mont Lombard de Saint-Pétersbourg et qui seront déposés à Genève dans une maison de banque. De plus, Ostermann a demandé à son neveu Léonid Galitzine de mettre, dès le moment où il entrera en possession de sa fortune301, 300 000 roubles au Mont Lombard de Saint-Pétersbourg au nom des Osterfeld, puis de leur fournir 12 000 roubles par an pendant cinq années consécutives, pour finir leur éducation à Genève.

Encouragé par Ostermann à donner son avis sur de telles mesures, l’avocat suggère au général de transporter en Toscane les capitaux russes pour les investir à Florence auprès du gouvernement. En 1839, il proposera également qu’une copie des titres indiquant les sommes investies pour les mineurs au Mont Lombard de Saint-Pétersbourg lui soit transmise, à lui leur tuteur, afin qu’en cas de décès du comte, il sache où s’adresser :

« Je vous rappelle Votre décision, manifestée autrefois, de transférer la fortune des Mineurs Osterfeld de Pétersbourg à Florence : je ne cesserai jamais de vous recommander cette décision, afin que la fortune des Osterfeld soit mise en sécurité, loin de tout problème qui pourrait être soulevé contre Eux en Russie après la mort (que Dieu la tienne loin) de Votre Excellence ».302

Cependant à Florence, le statut du palais Spinelli acheté par le comte pour ses Osterfeld n’est toujours pas réglé. Peut-on entreprendre des travaux avant que les tribunaux se soient prononcés quant à la classification des créanciers Spinelli ? Oui, explique patiemment le tuteur, la propriété appartient indiscutablement aux mineurs Osterfeld : « C’est sur comment le prix devra être distribué à certains plutôt qu’à d’autres, que porte le Jugement ».

Ostermann s’agite et harcèle l’avocat :

« Je veux espérer que cette fois l’affaire sera définitivement portée à son terme, d’autant plus que j’ai donné l’ordre au Professeur Arcangeli de dire tous les dimanches une Messe pour prier le Saint Esprit, qu’il a le talent de faire descendre, de ne plus mettre d’obstacle à ce sacré classement ».

La solution temporaire, Ostermann la trouve en prêtant le palais à son neveu Léonid, qui s’y installe avec sa femme. Mais du prince Léonid Galitzine, Lamporecchi se méfie. Héritier du comte, il se croit tout permis, exige des travaux dans le palais, inutiles selon l’avocat, et laisse entendre qu’il a la confiance absolue de son oncle. En même temps, il ne cache pas son désir de vendre le bâtiment. Et pourquoi ? se demande Lamporecchi. La naturalisation des Osterfeld avait été obtenue à la condition d’acheter en Toscane des fonds et des immeubles à leur nom. De quoi se mêle le neveu du général ? D’ailleurs, l’avocat n’est pas tranquille : Léonid Galitzine se tiendra-t-il aux arrangements faits par le comte au cas où ce dernier venait à décéder ? Sera-t-il fidèle à sa promesse de laisser pour les Osterfeld 300 000 roubles au Mont Lombard de Saint-Pétersbourg, si leur père mourrait et que lui-même entrait en possession d’un immense héritage ? Et si jamais le comte venait à disparaître avant que ne soit terminée l’éducation des mineurs, Léonid verserait-il 12 000 roubles par an pendant cinq années consécutives, pour leur entretien ? Lamporecchi n’en est pas certain. Ah ! Si cet argent pouvait se trouver à Florence ! Il en prendrait un soin jaloux pour le bien de ses pupilles. D’ailleurs, sans demeure en Toscane, où les Osterfeld iraient-ils séjourner lorsqu’ils rendraient visite à leur mère ?

Rusé Léonid ! Le voici qui se rend à Genève durant l’hiver 1839 afin d’encourager son oncle à se débarrasser du palais de la via Ghibellina ! A son retour, il convoque le tuteur pour lui annoncer que son oncle est déterminé à vendre la demeure des Osterfeld.

« Il vous faut en demander au Tribunal la permission », commande-t-il à Lamporecchi.

« En tant que tuteur je ne peux ni ne veux parler d’une telle vente devant le Tribunal ou le Conseil de Famille sans en avoir reçu l’ordre du comte », répond l’avocat303.

Le prince promet une lettre de son oncle pour bientôt. En attendant, il fait venir pour la deuxième fois le tuteur et, en présence de la princesse Galitzine son épouse, revient à la charge au sujet de la demande de vente qui devrait être adressée au Tribunal. Léonid a même trouvé un acheteur en la personne d’un Signor Fossi. Cependant, Lamporecchi tient bon : il ne fera rien avant d’avoir reçu les ordres du comte. L’entretien entre les deux hommes se gâte. Le prince accuse l’avocat d’avoir donné de mauvais conseils à son oncle. Dans une lettre au général, le tuteur relate l’entretien :

« … je lui ai dit qu’Il n’avait pas le droit de me faire appeler pour me faire entendre des mots pointus et pour me dire que j’avais donné un mauvais conseil à V.E. Je me suis levé et je suis parti […] Après quoi, Monsieur le Comte, Vous comprendrez facilement que je ne veux plus retourner chez Mr. Galitzine votre neveu, avec lequel je ne veux plus ni traiter ni parler. C’est la raison pour laquelle je Vous prie de me donner des instructions et me communiquer vos décisions ultérieures, de les écrire à moi directement, comme vous avez fait par le passé, sans passer par l’intermédiaire du Prince Galitzine, avec lequel, je le répète, je ne veux ni traiter, ni parler ».304

Comment Ostermann-Tolstoï réagit-il au désaccord qui oppose les deux hommes ? Il se trouve dans un conflit de loyauté entre son neveu et le tuteur de ses enfants. D’une part, il a encore besoin de Lamporecchi dont il connaît la probité, le dévouement à la cause des Osterfeld et la renommée en Toscane. De plus, l’avocat et toute sa famille apportent leur soutien et leur amitié à la Signora Cresci.

D’autre part, le comte ne peut oublier que Léonid est l’un de ses rares proches. Le prince Alexandre Galitzine, l’aîné de ses neveux, n’est pas marié, n’a pas d’enfant et ne semble pas avoir la confiance de son oncle. Valérien est toujours en exil dans le Caucase. Léonid est la seule personne qui pourrait assurer l’éducation des Osterfeld si lui-même, Ostermann, venait à décéder. Il est obligé de lui maintenir sa confiance :

« Je dois vous dire, Monsieur le chevalier, que j’étais étonné que vous ne voulez pas consulter sur les intérêts des Osterfeld le prince Galitzine, mon Neveu et mon Héritier, en qui j’ai placé ma confiance, et qui, j’en suis persuadé, prend tout autant d’intérêt à mes enfants comme moi, et qui après ma mort doit être leur protecteur […] Mon neveu m’écrit qu’on offre dix sept mille Scudi, sans Meubles [pour le palais]. Je ne peux et ne dois pas refuser cela. Je vous prie donc, Monsieur le Chevalier, d’obtenir la permission de le vendre.

Il ajoute avec un brin de méchanceté : « Comme Père je suis le premier tuteur des Osterfeld, et il me semble que j’ai le droit de disposer ce que je trouve à leur avantage ».305

L’avocat n’a plus qu’à s’incliner. Il proposera la vente du palais à la prochaine assemblée du conseil de famille, pour le prix de 17 000 écus à l’acheteur désigné par le prince Galitzine. Il en demandera permission au Tribunal. Et puisque le juge civil s’occupant des affaires des mineurs souhaite une vente aux enchères publique, l’avocat offrira son jardin pour ladite affaire. Plusieurs concurrents s’intéresseront à l’achat du palais, de la maison donnant sur la via del Fico et de la maisonnette sur la via della Fogna. Tout de même, le tuteur obtiendra une petite victoire sur le neveu du comte : le nouvel acquéreur, un Anglais nommé Coetswelt, sera trouvé par le banquier Fenzi, un ami de Lamporecchi.

Reste à vider la demeure. La Signora Cresci offre de prendre la plus grande partie du mobilier en dépôt. Elle réceptionne portraits, gravures, estampes, lithographies, de même que les bustes en plâtre et en marbre. Parmi eux, le buste du comte représenté sur le grand tableau de Pietro Nocchi. Sur le socle est gravé un message adressé à Maria : « Dans tes moments de bonheur, souviens-toi de moi ». Paroles d’une cantilène qu’on fredonnait à Naples au temps des premières amours du comte et de la Signora Lepri.

Même le fiacre avec son timon, son garde-boue, son marchepied, sont entreposés à la via dei Servi. Enfin, pour terminer, Maria accepte d’héberger la cage du perroquet recueilli par Ostermann à son retour d’Egypte306.

Une autre personne à Florence regrette la vente du palais Osterfeld : la Signora Cresci. Même si elle habite avec Antonio et leurs enfants dans une maison Pecori à la via dei Servi, elle se considère encore un peu propriétaire de l’immense résidence qu’elle avait contribué, par ses aménagements, à embellir. En outre, si les Osterfeld ne possèdent plus de lieu d’habitation dans la cité, il y a de fortes chances qu’ils renoncent dans l’avenir aux visites et aux séjours en Toscane. Si désireuse qu’elle soit de revoir ses aînés, Maria n’a guère la possibilité de se rendre à Genève. La petite Luisa a seize mois. N’étant point sevrée, elle est encore dans un âge fragile. Il faut être vigilant et surveiller la nourrice. Oui : tout est devenu si compliqué.

Parfois, la Signora Cresci se tourmente pour ses aînés. Nicolas va sur ses seize ans. Le comte, heureusement, a écarté le pasteur Vaucher-Mouchon et l’a remplacé par un étudiant en théologie qui tient lieu de précepteur. Par ailleurs, le jeune homme est entré en préparatoire à l’Académie de Genève, comme auditeur externe. Depuis le Calabri, il gravit la Treille jusqu’au n° 11 de la Grand’Rue, dans la Haute Ville ; là se trouve l’Académie qui s’est écartée de la tutelle de l’Eglise mais qui n’est pas encore l’Université. Il est inscrit aux cours de mathématiques, de latin, des antiquités, d’histoire et de rhétorique. Ses notes ne sont guère brillantes.

Quant aux filles, Alexandre Ivanovitch n’a-t-il pas écrit récemment que ceux qui les rencontrent les trouvent ravissantes ? Elles savent se comporter en société et font l’admiration des visiteurs du Calabri. Leur trouver un époux ne devrait pas être difficile, étant donné la dot que leur père a prévue pour elles. Mais dans quel genre de familles seront-elles admises, avec leur statut d’orphelines adoptées ? Si seulement on les mariait en Toscane, Maria les verrait plus souvent ! Dans ses lettres au comte, elle n’ose aborder le sujet.

De toute façon, préparant un voyage en Russie, Ostermann est fort occupé en cette fin d’été 1839. Le Professeur Fallmerayer, actuellement à Genève, se dispose à l’accompagner avec Monsieur Berti, qui est sur le point de quitter Florence. Le comte a également demandé à un certain colonel Ghika, qu’il a désigné comme son tuteur, de se joindre au groupe.

Pourquoi un tuteur ? Le comte se sent-il décliner ? Agé de soixante-neuf ans, perd-il ses facultés ? Pourquoi avoir décidé de confier l’entière administration de son patrimoine à ce colonel Ghika, au point d’écrire au tuteur de ses enfants que

« … Le Colonel Dick [pour Ghika] a toute ma confiance, et littéralement, il est mon ‘ alter ego’ : pour cela je Vous prie d’avoir Vous aussi une pareille confiance en Lui, en lui faisant part de tout ce qui concerne les dits Mineurs » 307 ?

De passage à Florence, avant d’arriver à Genève, le colonel Ghika a bel et bien essayé d’organiser une entrevue avec l’avocat. Mais curieusement, les deux hommes n’ont pas réussi à se rencontrer.

On n’entendra plus parler du colonel.

Tandis qu’elle s’engage dans la via dei Servi où se trouve la maison des Cresci308, non loin de l’église SS Annunziata, Maria a relevé sa longue jupe de taffetas écossais car la chaussée, de chaque côté de la rue, est encombrée des panneaux et des marchandises que les boutiquiers déversent devant leurs échoppes, mordant l’espace public en toute illé-galité. Il y a des forgerons, des maréchaux qui ferrent les chevaux sur le trottoir, des aiguiseurs de couteaux. Il y a ceux qui étalent de la laine ou des grains à sécher devant leur porte, et ceux qui allument un feu sur les pavés. D’autres abattent leurs animaux dans la rue. La Signora Cresci est obligée de contourner ces obstacles et finit par marcher sur la route, au risque de se faire écraser par les voitures. Sur la place du Dôme, qu’elle laisse derrière elle, la situation est encore plus catastrophique. Ainsi, devant la pharmacie Razzolini, les berlines peuvent à peine tourner au milieu des lits de malades alignés sur le trottoir ou dans la rue. Au moins, à la via Ghibellina, il était interdit aux marchands et brocanteurs de toutes sortes d’encombrer la chaussée ! L’agent de police du quartier, grâce aux récompenses des habitants fortunés et des riches étrangers, faisait son travail. Les trottoirs étaient libres, les fiacres circulaient sans difficulté. A n’en pas douter, la Signora Cresci regrette de temps en temps le palais Osterfeld. Bientôt, elle déménagera à la via della Pergola309, qui prolonge la via Ghibellina. Une manière de rapprocher un peu son avenir de son passé.


298 Voir Olivier Perroux, Tradition, Vocation et progrès, les élites bourgeoises de Genève 1814-1914, Genève, Slatkine, 2006.

299 Lettre du 18 août 1831.

300 Le comte fait allusion ici au Journal de Genève que Fazy a contribué à fonder en 1826 et qu’il a ensuite délaissé, le trouvant trop mesuré, pour créer en 1833 une nouvelle publication : L’Europe Centrale, quotidien proposant des réformes politiques radicales, mais qui ne durera que trois ans. L’allusion aux sympathies bonapartistes du Journal de Genève se réfère à l’affaire Louis Napoléon.

301 Il est désigné par le comte comme son héritier.

302 Lettre du 2 février 1839.

303 En Toscane, les lois concernant l’organisation des tribunaux et la tutelle des mineurs viennent de changer, ce qui nécessite des modifications dans la manière de gérer la tutelle des Osterfeld. Dorénavant, Lamporecchi devra être appuyé par un conseil de famille composé de cinq personnes apparentées aux mineurs ou, à défaut de celles-ci, de cinq personnes de confiance proches de la famille des enfants. Le tuteur devra rendre compte de son administration au conseil de famille, convoqué devant le juge de première instance.

304 Lettre du 21 février 1839.

305 Lettre du 28 février 1839.

306 La liste complète des objets et œuvres d’art en dépôt chez les Cresci se trouve en annexe à la fin de cet ouvrage.

307 Lettre du 7 novembre 1939, en français.

308 Au n° 6250.

309 Au n° 6605.