Au bout de huit jours les époux sont de retour de leur voyage autour du lac. Leur arrivée provoque une tempête de joie. Vieux et jeunes, restés au Calabri après le mariage, se précipitent à leur rencontre sur les marches de l’escalier. Les mariés se tiennent la main, se jettent des regards épris et Pauline d’Ochando, la sœur de François, note :
« La belle figure toute radieuse de la jeune mariée semblait une rose prête à s’épanouir sur le buisson natal ! » 330
Les jours qui suivent sont remplis de projets. Devant le chagrin d’Agrippine à l’idée de se séparer de Catherine, le comte demande aux parents de François d’accueillir chez eux non seulement le jeune couple, mais également sa seconde fille. Madame d’Ochando y consent, et propose d’établir un plan d’étude pour l’impétueuse Agrippine.
A la fin du mois de juillet, François est envoyé à Paris « pour une expédition de courrier ». Le 1er août, Catherine, dans une calèche tirée par quatre chevaux, s’en va rejoindre son mari à Dôle, accompagnée de sa belle-sœur Pauline. Les deux jeunes femmes sont escortées par le comte Ostermann qui partage sa voiture avec la princesse Volkonski, tandis que les parents de François regagnent Berne en compagnie d’Agrippine. A Dôle, le comte se sépare de sa fille chérie ; les nouveaux mariés et Pauline d’Ochando se dirigent vers Paris avant de se rendre en Angleterre. Tous les trois garderont de ce temps de liberté et de découvertes un merveilleux souvenir.
Au début d’octobre il faut regagner Berne où bientôt Catherine ressent les premiers tourments d’une grossesse : « ses progrès ne faisaient qu’augmenter la fraîcheur de sa beauté »331. Lorsqu’elle n’éprouve pas de malaise, la jeune Madame d’Ochando participe avec son mari aux nombreuses fêtes et réceptions données par le corps diplomatique. Parfois, elle joue aux cartes le soir à la lueur des chandelles, avec François, Agrippine et les parents d’Ochando. Ou alors, elle se met au piano tandis que son mari chante d’une belle voix de ténor. Toute la famille habite au numéro 129 du « Rotes Quartier » dans une demeure qui est maintenant le n° 30 de la Spitalgasse332.
Au retour de son expédition à Dôle, Ostermann-Tolstoï écrit à Lamporecchi qu’il se sent « vieux et cassé ». Ses anciennes blessures le font souffrir. Il lui est difficile de se séparer de Catherine. Et puis, il est inquiet : s’il arrivait quelque ennui à sa Cathinka ? Si le climat de Berne s’avérait trop rude pour cette délicate enfant ? S’il devait mourir avant d’avoir pu régler ses affaires en Russie ? C’est à ce moment-là qu’il se décide à rédiger son testament en faveur de Léonid Galitzine333. Pourquoi choisir le cadet de ses neveux ? L’aîné, Alexandre, n’est pas marié. Il n’a pas d’enfant. Le second, Valérien, purge encore sa peine dans le Caucase334. Quant à Léonid, il respectera les dispositions que lui-même a prises en faveur de ses Osterfeld. Est-ce bien certain, se demande-t-il parfois ?
Mais, que se passe-t-il à Genève ? Le 22 novembre 1841, au moment où l’automne envahit le ciel au-dessus du Calabri, 4000 personnes, piétinant les feuilles mortes des marronniers, se bousculent sur la Treille, ce lieu de rencontre et de promenade en surplomb des remparts. Il y a plusieurs mois que sous la pression de l’Association du Trois-Mars, composée en grande partie de membres bourgeois, modérés et radicaux de la population, des revendications se font entendre. La veille, dimanche 21 novembre, une petite foule avait tenté de forcer les portes de l’Hôtel de Ville où se réunissait le Conseil d’Etat. Depuis plusieurs années, il y a des mécontents à Genève qui demandent un système électoral permettant le suffrage universel jusqu’alors accordé à une partie seulement de la population. Ils réclament aussi pour la ville de Genève une organisation municipale élue garantissant l’autorité communale. Aspirant à une réforme constitutionnelle, ils sont à la tête d’un mouvement qui se veut politique, dirigé par des individus exigeant des droits électoraux et individuels. Ils ne sont pas à la tête d’un mouvement de revendication sociale.
Une séance du Conseil représentatif a été prévue pour le 22 novembre, séance que le Conseil d’Etat décide de ne pas repousser. Par mesure de précaution, il convoque la milice qui répond mollement à ses ordres. Plusieurs de ses membres font même défection. Finalement, sous la menace d’une révolution et sous la pression de James Fazy, qui, avec la foule, se propose de constituer un gouvernement à Saint-Pierre, le Conseil d’Etat accepte d’établir une Constituante au suffrage universel. Elle aboutira à la nouvelle Constitution de 1842 dont James Fazy ne sera qu’à moitié satisfait. Les réformes seront jugées par lui insuffisantes335.
Pendant ce temps, qu’arrive-t-il à Berne ? Le jeune couple d’Ochando a déménagé dans son propre appartement du « Grünes Quartier ». Au printemps de l’année 1842, le 23 mai, Catherine donne naissance à une petite fille : Marie, Alexandrine, Sophie. Hélas, la santé de la jeune femme se détériore. A son neveu Alexis de Krüdener, fils de Paul, Sophie d’Ochando, belle-mère de Catherine, ne cache pas son inquiétude :
« Vous croyez Fraquito nageant dans la joie, et il vient de passer un temps affreux, et il est bien angoissé encore. Sa femme a pris quinze jours avant ses couches, une grippe qui a régné ici tout l’hiver […] Cette complication de grippe et couches a amené une situation où les médecins n’entendaient plus rien, sinon qu’il était impossible d’y porter remède. Il y avait à la fois inflammation de poitrine, grande faiblesse, fièvre ardente, le pouls à 140, les deux poumons complètement engorgés, et la malade ne respirait que par les bronches et avait un effrayant accès de toux et d’étouffement toutes les 5 minutes ».336
Les médecins viennent jusqu’à quatre fois par jour. Tous jugent l’état de la jeune femme très grave. Alarmé, le comte débarque de Genève. Peu à peu Catherine dit se sentir mieux. Elle passe de meilleures nuits. Sa jeunesse a raison de la maladie.
« Trouvez-vous ma fille jolie ? » demande-t-elle souvent, ajoutant : « Je trouve ses yeux spirituels ».
Le médecin qui veille sur elle la taquine :
« Ce matin je vous défends de parler à qui que ce soit, même à Mademoiselle d’Ochando.
– Comment le puis-je, dit-elle, Mademoiselle d’O. [sa belle-sœur Pauline] n’est pas à Berne.
– Comment, Madame, vous avez déjà oublié que vous êtes mère d’une demoiselle d’O. ?
Catherine devient toute rouge et rit. Mademoiselle Pinguely ajoute :
– Mais l’embrasser, cela est-il permis ?
– Oh ! Tant qu’elle veut. »
Enfin le danger finit par s’éloigner. Quelques jours plus tard, le comte et la famille d’Ochando sont autorisés à voir la petite qui est admirée « extrêmement ». Le 15 juillet, jour anniversaire du mariage du jeune couple d’Ochando, Catherine fait sa première sortie, descendant lentement les marches de l’escalier, appuyée au bras de son mari et de son beau-père, sous les yeux attendris de tous. Le comte Ostermann-Tolstoï est encore à Berne durant ces journées chargées d’émotion. Une lettre de lui, manuscrite, s’adresse le 16 juillet à un docteur337 :
« Mon cher docteur, je prends la plume pour vous dire que je remercie la providence qui s’est servie de vous mon cher et bien respectable prevost pour me rendre mon Enfant, Catinca est sortie hier en voiture sans être beaucoup fatiguée, ne rêve que d’Italie et des plats de résistance, elle désire vous voir venez donc mon cher bienfaiteur nous voir pour quelques jours, j’ai tant de choses à vous dire, mon cher, votre bien dévoué ami Ostermann Tolstoy ».
Le comte a raison : Catherine ne songe qu’à l’Italie. Sans doute aussi à Florence, à son passé, à Maria. Au moment où elle donne naissance à son premier enfant, la jeune femme aspire à se rapprocher de sa mère. Néanmoins, il n’est pas question qu’elle se sépare du bébé, ni de son époux. Sa belle-mère, Sophie d’Ochando, présente à son neveu Alexis de Krüdener, une requête :
« La malade est maintenant non seulement vivante, mais comparativement rétablie ; cependant pour assurer sa guérison, il est indispensable qu’elle passe l’hiver dans un climat plus doux, et d’après cela Fraquito sollicite un congé de six mois et papa envoie et appuie sa requête338. Mais vous savez ce qu’est là-haut une si petite affaire d’ici bas ; ainsi c’est vous cher Alexis que je prie de vous y intéresser. Si, l’autorisation obtenue, vous pouvez engager Mr. de Koutousoff par ex. à la faire expédier et envoyer à temps, vous me rendriez un bien bon service et me feriez vraiment plaisir ».339
Le congé est accordé à François. En été, Catherine retrouve un peu de forces et en septembre 1842, elle entreprend le voyage jusqu’à Florence, accompagnée de son mari et du bébé. La petite famille habite chez les Cresci, probablement à la via della Pergola. Hélas, la santé de la jeune femme se détériore une nouvelle fois. Le chevalier Lamporecchi et son épouse Luigia doivent renoncer à la voir, elle et son époux, pour un repas et pour une soirée au théâtre, tant elle se sent mal.
Pourquoi est-ce le moment que choisit Maria pour se rendre à Genève avec son dernier enfant, la petite Luisa Cresci, tandis que le comte ramène Agrippine de Berne ? C’est qu’elle a un projet, la Signora Cresci ! Elle entend marier sa seconde fille en Italie. A quinze ans, Agrippine est fort jolie. Moins belle, moins distinguée que sa sœur, elle a toutefois une grâce piquante, une spontanéité et une vivacité qui amusent son entourage. A Berne, où elle avait apporté de la gaieté dans la maison des Ochando, on regrette son retour à Genève.
A présent, Maria est prête à entourer Agrippine de sa tendresse, à rattraper le temps passé loin d’elle. La voici tout à coup plus généreuse de ses affections. Bientôt elle abordera la ménopause, l’âge des renoncements, le moment de développer de la charité, de la générosité, des qualités morales et religieuses. De Genève où elle se trouve encore en novembre, elle dépeint son séjour à Luigia Lamporecchi :
« Luisa340 s’est comportée très bien durant le voyage, ce que je n’aurais jamais cru. Arrivée à Genève elle fut très surprise du visage du comte et est restée pendant quelque temps sans dire un mot. Maintenant elle s’y est habituée et lui fait la bise sans crainte. Nicolas est venu à ma rencontre deux jours avant mon arrivée à Genève. On s’est rencontrés dans une auberge, tu peux bien t’imaginer ma surprise, il est devenu un jeune homme blanc et rose comme une rose. Agrippine, elle, est très belle et plus robuste que sa sœur. Quoique elle finira ses 16 ans le 12 mars elle semble être l’aînée. Je l’ai trouvée tout occupée à l’organisation de la maison, et à des occupations instructives, en somme, elle est devenue une Dame ; comme tu te rappelles nous avons parlé plusieurs fois de marier Vincenzo341 avec une de mes filles et je me rappelle encore qu’une fois, en quittant Florence pour venir à Genève, tu m’as dit « salutations à ma belle-fille ». Encouragée par ta proposition, j’en ai parlé au comte Ostermann, lequel m’a répondu que si j’étais certaine que ce mariage pourrait rendre heureuse notre Agrippine il ne demandait pas mieux qu’elle s’établisse près de moi d’autant plus que c’est l’unique fille que j’ai allaitée et [le comte] suppose que je l’aime plus. Il se rappelle bien de Vincenzo. Sa bonne physionomie lui a toujours plu. Il le croit capable de rendre une femme heureuse. Il a remarqué chez lui une attitude très réservée et civile. Donc, ma chère Gigia [pour Luigia] mon conseil serait que tu envoies ici Vincenzo pour pouvoir le présenter à Agrippina et en même temps Vincenzo verrait si elle lui plairait. Je dirais que tu lui donnerais la permission pour un mois. Pour le voyage tu ne dois rien craindre car j’ai passé le Mt. Cenis en décembre sans risque.
Je te prie de ne rien dire à personne ce dont je te parle, même pas à Catincka [Catherine est encore à Florence], mais seulement à ta famille au cas où tu trouverais convenable ma proposition. S. E. le Comte, je le trouve beaucoup plus doux de caractère, toutes ses pensées vont aux enfants qu’il aime avec la plus grande tendresse.
J’espère et désire que tu te portes bien ainsi que ta famille. Beaucoup de salutations à l’avocat de ma part ; je te prie encore de bien réfléchir à la proposition que je t’ai faite et de me répondre à ta convenance. Adieu ma chère amie, reçois un baiser de ton affectionnée
Maria Cresci ».342
Par retour du courrier Luigia donne réponse à Maria. C’est Lamporecchi qui prépare le brouillon de sa lettre :
« Je n’ai rien dit pour le moment, ni à Cencio [pour Vincenzo] ni à l’Avocat [! ! !], parce qu’avant je voudrais savoir si la chère Agrippine est disposée à embrasser la Religion Chrétienne catholique romaine, comme l’ont fait beaucoup d’autres Protestantes, par exemple celle qui a épousé Inghirami, celle qui est mariée à Frescobaldi, celle qui est mariée au Marquis Nicolini et tant d’autres.
Ça c’est un point important qu’il faut régler avant parce que tant Cencio que moi et mon mari et toute notre famille, nous sommes très attachés à notre Religion. Fais-moi donc le plaisir d’enquêter sur ce qu’Agrippine pense à ce sujet. Et, si Elle, toi et Monsieur le Comte, vous êtes d’accord qu’elle embrasse notre Religion, alors j’en parlerai à Cencio, mon Fils et à l’Avocat mon Mari.
La gentille Caterina me paraît en meilleure santé. Et je veux espérer que par la suite je pourrai jouir un peu de son aimable compagnie, n’ayant pas pu la voir beaucoup durant ces premiers jours de mon retour à Florence343, pendant lesquels j’ai été très occupée à régler les affaires de Famille.
Ton mari et tes enfants vont bien, comme, grâce au ciel, nous tous.
Je te prie d’embrasser pour moi Agrippine et de dire bien des choses de ma part à Monsieur le Comte. En grande attente de ta Réponse, en t’embrassant, je suis ton amie très affectionnée ».344
Malheureusement, nous ne connaissons pas la réaction de Maria à cette lettre qu’elle aura sans doute partagée avec le comte. Que dit-il ? En prend-il ombrage ? Et Agrippine, a-t-elle connaissance du projet de sa mère ? Refuse-t-elle l’idée d’une union avec Cencio ? Les Osterfeld ayant été éduqués dans la religion protestante, il se pourrait que la jeune fille ne souhaite pas y renoncer.
Durant le séjour de la Signora Cresci dans la cité de Calvin, le jeune couple d’Ochando se trouve toujours à Florence et y poursuivra son séjour jusqu’en été 1843. De son oncle Paul de Krüdener, ministre de Russie à Berne, François avait reçu la permission d’accompagner sa jeune femme en Italie pour une durée de six mois. Mais au mois de février, la santé de Catherine s’étant encore détériorée, son époux n’avait pas eu le courage de se séparer de sa femme. Plus d’une fois il avait repoussé son retour en Suisse. Le 16 mars 1843 il fait parvenir une lettre d’excuse à son oncle, l’assurant qu’il part à l’instant pour la Suisse, « malgré les désagréments que j’éprouve et que je n’ai pu éviter ». Et pourtant, François ne se résoudra pas à se séparer de Catherine. Dans une lettre à son oncle datée du 20 mai, il se dit incapable de quitter le chevet de son épouse. D’autant que cette dernière est enceinte pour la seconde fois. Fort mécontent, le baron de Krüdener fait parvenir à son neveu une lettre de remontrances accompagnée d’un ultimatum, ceci malgré une émouvante lettre du comte Ostermann-Tolstoï :
« Votre Excellence,
Je prends la liberté de Vous communiquer la lettre de Votre neveu, dans laquelle Vous verrez le triste état de la santé de ma fille. Il me semble que les poumons sont attaqués et qu’elle ne peut pas se mettre en route avant la moitié du mois prochain. Ainsi je supplie Votre Excellence d’avoir la bonté de prolonger encore la permission pour vingt-neuf jours. Cela dépend absolument de Votre volonté ; le poste que vous occupez Vous donne le droit. Si ma santé et mon âge me permettaient, je serais allé remplacer d’Ochando et je ne me serais pas permis de Vous inquiéter. Vous êtes père, ainsi je n’ai pas besoin de Vous exposer toutes mes angoisses.345
J’attends une réponse favorable et en même temps Veuillez bien agréer les assurances de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être
Votre bien humble et obéissant serviteur
Ostermann-Tolstoy »
Le baron de Krüdener prend le temps de répondre au comte. Longuement :
« Votre Excellence sait que les chefs sont responsables de l’emploi qu’ils font de leur autorité et que j’ai été aussi loin et plus loin que je ne pouvais aller peut-être en consentant à ajouter un nouveau congé à celui de six mois qu’avait eu mon neveu. Je lui ferai savoir demain s’il peut prolonger encore de quelques jours dans le mois de Juin son séjour à Florence ce temps ayant été jugé nécessaire par le médecin, qui à l’époque de la dernière lettre [20 mai] pensait que le retour de Madame d’Ochando serait possible vers le commencement du mois de Juin […] ce sont ses intérêts à lui que je considère plus que les miens dans ces circonstances difficiles pour tout le monde […] dans le cas d’un nouveau retard je vous laisse Monsieur le Comte à juger s’il ne serait pas à désirer qu’une personne de votre confiance allât relever à Florence le mari dans son poste pour que l’employé n’abuse point au risque de son avenir des délais successifs que cette fatalité semble se plaire à multiplier […]
Je vous écris Monsieur le Comte selon ma conscience. J’espère toujours que dans la quinzaine prochaine Ochando pourra vous ramener sa femme, remise en grande partie de ces épreuves. Autrement vous aurez à considérer que la carrière d’Ochando puisse être grandement compromise. Je supplie votre Excellence de m’excuser pour ce qui regarde la forme et l’espèce d’âpreté de mon style ».
Dans le courant du mois de juin, tandis que François a déjà pris les devants, Catherine, la petite Marie et plusieurs domestiques quittent Florence pour regagner la Suisse. Il semble qu’Agrippine et Nicolas se soient rendus en Toscane pour accompagner leur sœur lors de son voyage de retour vers la Suisse. Catherine s’arrête à Genève avec le bébé avant de regagner Berne. Mais entre le retour de Florence et l’automne 1843, la santé de la jeune femme ne cesse de s’altérer. Au mois de janvier 1844, « au moment où elle s’apprêtait ainsi que son mari à donner une fête » 346, elle a une grave rechute. Par bonheur, le printemps éloigne la maladie.
A Genève, vers la fin du mois de mai 1844, on retrouve la Signora Cresci venue rendre visite à Catherine pour laquelle elle se fait grand souci. Y aurait-il une fatalité qui pèse sur la jeune femme ? Comme autrefois sur Anna, son aînée et sur Caterina, sa mère ? Maria est aussi venue faire ses adieux à Nicolas. Le jeune homme s’apprête à quitter la Suisse pour l’Allemagne, après avoir suivi deux années préparatoires, deux ans de Sciences et Lettres à l’Académie et s’être vu délivré en 1843 un certificat d’études signé par M. le recteur De la Rive347. C’est la Signora Cresci qui prévient Lamporecchi du départ de son pupille :
« Monsieur le Comte me charge de vous dire que Nicolas partira pour Berlin les premiers jours du mois prochain où il restera une année sous la direction du Professeur Fallmerayer que vous connaissez bien. Après, si Dieu le veut, il partira en Angleterre et puis à Paris pour passer après en Italie. Il vous prie d’avoir la bonté de lui envoyer un nouveau passeport avec le visa du nouveau ministre de Prusse ».348
Le comte va faire la même demande à l’avocat. Peut-il procurer à Nicolas un passeport avec une attestation qu’il est sujet et propriétaire en Toscane ? Peut-il aussi envoyer à Genève une lettre de recommandation du gouvernement toscan pour le chargé d’affaires de Toscane à Berlin, suggérant que son fils y soit mentionné comme « neveu du Comte Ostermann » ? Le tuteur réagit immédiatement :
« Je n’ai pas manqué de demander à S.E. le Prince Corsini, nouveau Ministre à la place de feu Mr. Fossombroni, cette lettre de recommandation.
Mais je ne veux pas Vous dissimuler que Mr. le Conseiller Corsini m’a répondu :
1° Qu’il n’aurait pas pu le faire sans l’autorisation du Grand Duc.
2° Que, s’agissant de recommander Mr. Nicola Osterfeld au Ministre Autrichien (qui fait aussi office de Ministre Toscan) à Berlin, il n’aurait pas pu se dispenser d’exprimer dans la lettre l’origine du Recommandé, au lieu de l’appeler Neveu du Comte Ostermann, il l’aurait indiqué comme fils de père inconnu. Je me suis donc abstenu d’insister pour avoir cette Recommandation, qui aurait été si différente de celle désirée par V.E.
Le Ministre Corsini a aussi dit qu’il n’aura aucune difficulté à délivrer à Mr. Nicola O. une Lettre de recommandation chaque fois qu’Il se rendra dans un Pays où un Consul ou Ministre proprement toscan réside. Comme, par exemple, quand il ira à Paris, où le Cavalier florentin Peruzzi réside comme Ministre, on lui donnera sans difficulté une Lettre de recommandation pour ce Ministre ».
Ostermann-Tolstoï n’est pas juriste. Il a sans doute oublié qu’il ne peut pas renier cet acte juridique conclu dans le passé et conférant par la naturalisation toscane un statut civil à son fils, sans revenir à une situation d’enfant adultérin. Il reconnaît donc la justesse des réflexions de l’avocat.
Etrange, cette idée de faire accompagner Nicolas en Allemagne par le professeur Fallmerayer ! A-t-on demandé au jeune homme si le projet le tentait ? Et si non, aurait-il refusé un tel chaperon, sachant combien son père tenait à l’amitié du professeur ? Sûrement pas. Nicolas ne sait pas se défendre. Dire non n’est pas dans son caractère. Il se sent peu responsable de son existence. Craignant de faire faux ou de déplaire, il se conforme à ce qu’on attend de lui, se résigne. Jamais il n’a été capable, on l’a vu, de s’identifier à ce père âgé, singulier, non conformiste et auréolé de gloire. Du reste, on s’étonne que ce jeune homme doté de si peu de tonus soit le fils d’Ostermann-Tolstoï. Même si Fallmerayer, qui a séjourné au Calabri durant le mois de juin, confie à son journal que Nicolas, tout comme Agrippine, est devenu fort beau. Même si, élégant, doté de jolies manières, le jeune homme laisse croire qu’il est sûr de lui. En réalité, il en est tout autrement. Nicolas est constamment envahi par des sentiments de doute qui lui font perdre beaucoup d’énergie et l’empêchent de raisonner. Qu’est devenu, au fil des ans, le garçon vif et malicieux de Florence ?
Le 29 juin 1844, Nicolas quitte Genève pour l’Allemagne. Le comte, qui a du mal à s’en séparer, a décidé d’accompagner son fils jusqu’à Strasbourg avec plusieurs dames faisant partie du convoi. Il semble, d’après le journal intime de Fallmerayer, qu’on se soit arrêté à Berne pour rendre visite aux jeunes d’Ochando, avant de poursuivre sur Lucerne, Bâle, Offenburg et Strasbourg où se retrouve toute la compagnie. C’est là que le jeune Osterfeld fait ses adieux au comte et, accompagné de Fallmerayer, qu’il poursuit son voyage jusqu’à Berlin en passant par Mannheim, Mainz, Arnheim. A part quelques remarques fort laconiques, le professeur ne livre pas grand-chose de ses occupations avec Nicolas :
« Gänge mit Osterfeld […] longa confabulatio avec Osterfeld […] mit Osterfeld die Tour um den Park gemacht »349.
Pauvre Nicolas ! Est-ce là son « Grand Tour » ? En compagnie du professeur discoureur ? Finalement, le 4 septembre, à sept heures et demie du matin, Fallmerayer prendra congé du jeune homme à la gare de Berlin, d’où il se rendra à Leipzig. Après, on perd sa trace pour quelque temps.
330 Pauline d’Ochando, Mémoires.
331 Idem.
332 Catherine et François déménageront par la suite au numéro 186 du « Grünes Quartier » dans ce qui est actuellement le n° 9 de la Kramgasse.
333 Le testament figure en annexe.
334 Il faudra attendre la mort de Nicolas 1er pour que son fils Alexandre II libère les anciens décembristes.
335 Son rôle dans l’histoire genevoise de l’époque ne peut malheureusement occuper dans cet ouvrage la place qu’il mérite.
336 Lettre du 8 juillet 1842. Fonds Francis Ley, série H : famille Krüdener, Archives de la Ville de Genève.
337 Probablement à un docteur Prévost et non à Fallmerayer à qui elle a été attribuée.
338 S’agit-il du père d’Alexis, Paul de Krüdener ou de Monsieur d’Ochando père ?
339 Lettre du 8 juillet 1842.
340 La plus jeune fille de Maria, âgée de quatre ans.
341 Un des fils de Luigia et Ranieri Lamporecchi.
342 Lettre du 24 novembre 1842.
343 Les Lamporecchi ont passé leur séjour annuel à Pietrasanta.
344 Brouillon de lettre sans signature du 2 décembre 1842.
345 Paul de Krüdener avait contracté un mariage secret avec Margerite König, une Bernoise apparentée aux Graffenried et aux Wittenbach. Il avait reçu du tsar Nicolas 1er la reconnaissance de son mariage en 1839. Le couple avait cinq enfants dont Alexis à qui Sophie de Krudener écrivait le 8 juillet 1842.
346 Pauline d’Ochando.
347 Seules les notes de mathématiques ont été excellentes.
348 Lettre du 10 mai 1844.
349 Promenade avec Osterfeld… Longue conversation avec Osterfeld… Fait le tour du parc avec Osterfeld…