CHAPITRE 23

Tandis que Nicolas poursuit son séjour en Allemagne, la maladie de Catherine fait d’alarmants ravages. Peu à peu, la jeune femme ne quitte plus son lit, devient exclusive, sauvage, tousse et souffre. Voyant dans ces douleurs des symptômes inquiétants, sa belle-sœur Pauline court chercher un médecin qui est impuissant à soulager la jeune Madame d’Ochando. Au mois de juillet, la chaleur est accablante, ce qui rend la grossesse de Catherine d’autant plus malaisée. Pendant les mois d’été et d’automne, François d’Ochando passe des heures à côté de sa femme mais son état ne fait qu’empirer. Les quintes de toux se font de plus en plus fréquentes, les accès de fièvre et les suffocations également. Malheureuse Catherine qui ne dort plus guère et maigrit de semaine en semaine, malgré l’enfant qu’elle porte ! Le comte, qui effectue plusieurs va-et-vient entre Genève et Berne, se sent inutile et gauche. Il ne peut voir sa fille qu’à travers une porte entrebâillée.

« Dès lors, soit qu’elle craignit de se rattacher à la vie et aux personnes qu’elle aimait, soit que la faiblesse lui fit redouter la fatigue d’une visite, elle ne voulut plus voir qui que ce fût. Uniquement et admirablement soignée par son mari et son ancienne Bonne Mademoiselle Pinguely, les derniers mois de sa vie n’eurent plus d’autres témoins que ces deux gardes fidèles ».350

Enfin, le 18 novembre 1844, après des couches dramatiques, Catherine donne le jour à une deuxième petite fille qui reçoit le nom de Sophie, Catherine, Marie. François, accablé par les jours et les heures d’angoisse traversés, se rend chez ses parents auxquels se sont réunis le comte et Pauline, apportant quelques nouvelles de la mère et du bébé. Il ne cache pas son inquiétude et pourtant, dans les jours qui suivent la naissance, Catherine se sent tellement mieux que son entourage reprend espoir :

« Elle jouissait de sa nouvellement née elle la tenait dans son lit, la contemplait avec admiration, et ne se lassait pas de la faire admirer à son mari. ‘Voyez comme elle est bien portante, disait-elle, toute ronde comme une balle de beurre !’ Ce bonheur dura trois jours. Tout à coup un frisson saisit la malade ; une crise fâcheuse se préparait, le mal endormi revint avec violence. L’enfant qui avait fait la joie de sa mère fut écartée avec l’angoisse qui s’emparait de tout son être. Des suffocations affreuses se succédaient entre de courts intervalles de repos. La fièvre minait rapidement les forces. La vie se retirait comme le flux entraîne la vague loin du bord. Souvent elle adressait à Dieu d’ardentes prières, celle-ci était à tout instant sur ses lèvres – « Mon Dieu, ayez pitié de votre pauvre créature ! » Vingt-quatre heures avant la fin, elle voulait partir, et presser d’atteler les chevaux. L’état douloureux de sa poitrine lui avait fait prendre dans son lit une attitude forcée, ses genoux remontés au menton. Le jour de sa mort on fut surpris de la voir s’étendre de tout son long. Elle s’endormit à midi d’un sommeil paisible. A quatre heures, les médecins s’efforcèrent de la réveiller de cet assoupissement avant coureur de la mort ; se penchant sur elle, ils l’appelèrent par son nom, mais son âme était déjà sur les confins d’un autre monde, les sens ne communiquaient plus avec elle. A huit heures du soir, les entraves terrestres tombèrent et elle prit son vol pour l’Eternité ».351

Pauline d’Ochando se rend le jour suivant au domicile de la jeune morte :

« Quel déchirant spectacle ! – Les domestiques allaient et venaient en pleurant ; la vieille Bonne fatiguée de tant de veilles semblait une ombre, que le sentiment de son utilité soutenait seul contre la douleur qui débordait. Le salon que le jeune ménage s’était plu à orner de tant de jolies choses rapportées de Paris offrait un triste contraste ; d’un côté l’élégance des jours heureux ; de l’autre les traces de longues veilles et de la souffrance ; des matelas par terre, et tous ces tristes objets qui s’accumulent autour des malades. Le boudoir transformé en chambre à coucher. Là, sur son lit de noce reposait celle qui venait de nous quitter. Une expression de sérénité planait sur ce beau visage. Mon frère au pied du lit, ne cessait de la contempler tantôt à genoux, tantôt debout auprès de cette dépouille chérie : sa douleur était inexprimable et n’admettait qu’une sympathie silencieuse. »

Le lendemain, on peut voir Catherine. Elle repose sur son lit, habillée de blanc, un bras le long de son corps, l’autre replié sur sa poitrine et tenant une petite branche de jasmin. Le nouveau-né a été placé dans la chambre voisine. On l’entend vagir : « Les deux confins de la vie se touchaient ainsi, sur le seuil de cette chambre mortuaire » !

Parce qu’il faisait si froid en ce mois de décembre 1844, on put garder la jeune femme plus longtemps que le permettaient les règlements. Néanmoins, cinq jours après le décès, le 19 décembre, les funérailles ont lieu :

« Nous recevions de toute part de nombreuses marques de sympathie. Le pasteur de l’Eglise protestante adressa un discours touchant aux personnes réunies pour les funérailles, tandis que le Curé de notre paroisse offrait le même jour à l’autel le saint sacrifice à l’intention de la chère défunte. Cette mort prématurée excitait un intérêt général. On l’avait connue si fraîche et si belle ; on était si souvent accouru sur son passage pour l’admirer et maintenant elle descendait dans la tombe n’ayant point atteint sa vingtième année !

Les voitures de deuil et celle du Corps Diplomatique suivaient le convoi funèbre. Arrivé au cimetière de Monbijou, mon frère se trouva mal au moment où le cercueil disparaissait à ses yeux. Quel retour à la maison ! »

A la veille des funérailles, François d’Ochando avait rédigé la missive suivante pour l’avocat Lamporecchi :

« Monsieur l’Avocat,

Il faut que je fasse tous mes efforts pour accomplir ce triste devoir que je crois ne pouvoir me dispenser d’accomplir vis-à-vis de vous, Monsieur, tant ma douleur est poignante, tant il y a de désespoir dans mon cœur.

Je viens de perdre ce que j’avais de plus cher de plus précieux sur cette terre ma pauvre femme n’est plus, le 14 du mois elle a rendu le dernier soupir à huit heures du soir ! Oh Monsieur l’avocat quel coup affreux, il me reste désormais que des larmes que le temps ne pourra faire tarir et une amertume qui se mêlera à toute ma vie… Heureusement ses derniers moments ont été tranquilles ; Elle s’est endormie à midi et s’est éteinte le soir doucement.

La chère Mademoiselle Pinguely, [dont] tout le dévouement m’inspire une reconnaissance éternelle, et moi l’avons seuls toujours soignée le jour et la nuit.

Ah ! Monsieur l’Avocat vous comprenez mon désespoir et je sais que votre cœur sympathisera aux [illisible]

Veuillez en présentant mes hommages à Madame Lamporecchi l’informer de cette perte cruelle ; je vous prie aussi de bien vouloir faire remettre l’incluse à son adresse et quand vous verrez Madame Cresci lui parler de ma douleur qui rejoint la sienne.

Si je peux espérer quelque soulagement un jour c’est en me vouant aux deux chers enfants que ma bien-aimée femme m’a laissés ».

Deux mois après la mort de Catherine, Madame Lamporecchi reçoit de François un bracelet ayant appartenu à sa jeune épouse.

« Il a suscité en nous, écrit l’avocat, les sentiments de gratitude les plus tendres et les plus délicats. Nous garderons ce joli cadeau comme gage très précieux de l’amitié qu’Elle eut et que Vous avez pour nous… ».352

« Excellence », écrit Ranieri Lamporecchi le jour-même au comte,

« Je n’ai pas eu le courage à la fin du mois de décembre passé de vous souhaiter du bonheur pour la Nouvelle Année 1845, car j’ai pensé que les vœux de bonheur pour l’année qui commence étaient incompatibles avec le malheur de l’année précédente. Je n’ai pas les mots, Mr. le Comte, pour exprimer le chagrin que m’a causé, ainsi qu’à mon Epouse, la perte de ma chère Pupille Caterina. Le ciel console V.E. avec la bonté et les vertus de Nicolas et d’Agrippina, auxquels je présente mes salutations et celles de toute ma famille ».

Ecrasé par la mort de sa fille, Ostermann n’est pas en mesure de répondre au tuteur. Par la suite, ce dernier se plaindra à maintes reprises que ses lettres restent sans réponse.

C’est Nicolas, rentré de son périple en Allemagne, qui accuse réception de la dernière missive de l’avocat :

« Pour le moment je dois vous remercier pour mon bon géniteur, de toutes les attentions que vous avez mises dans le soin de nos intérêts, et vous dire qu’il garde pour vous les sentiments les plus vrais de reconnaissance de même qu’une vive amitié ».353

Le comte Ostermann-Tolstoï va-t-il se remettre de son accablement ?


350 Pauline d’Ochando, Mémoires, pour ce passage et les suivants, sauf autre mention.

351 Le 14 décembre 1844.

352 Lettre du 11 février 1845.

353 Nicolas écrit en français.