CHAPITRE 24

En décembre 1844, Nicolas a eu vingt-et-un ans. Devenu majeur, il n’est dès lors plus sous la tutelle de Lamporecchi, et devient maître de ses avoirs. L’avocat va continuer à s’occuper de son capital et à exiger les intérêts des titres placés dans la Banque royale de Dépôts de Florence. Mais pour cela, écrit-il au jeune Osterfeld, il a besoin d’un mandat de procuration l’autorisant à toucher lesdits intérêts avant de les envoyer à Genève. L’avocat ne reçoit aucune réponse. Le 30 mai 1845 il fait une nouvelle demande de procuration, montrant une certaine inquiétude :

« Très cher et très estimé Mr. Nicolas Osterfeld

Depuis le mois de décembre 1844 vous êtes sorti de l’âge de la minorité et entré dans l’âge adulte. Cette époque, dans le cours de la vie humaine, est la plus séduisante et la plus dangereuse. Votre excellent caractère et les sentiments vertueux inspirés par l’éducation que Monsieur le Comte Ostermann votre Protecteur et Bienfaiteur vous a donnée, me font penser que dans l’âge adulte Vous continuerez d’être bon et sage, comme Vous l’avez été mineur.

Avec l’affection que je Vous porte, recevez cet avertissement et ce vœu.

Et puisque ma qualité de Tuteur et la vôtre de soumis ont cessé, ayez la complaisance de m’envoyer un Mandat de Procuration dont je joins un brouillon, si vous voulez que je continue à administrer vos intérêts en Toscane non plus comme Tuteur, mais comme Procurateur. »

Quatre mois vont s’écouler avant que Lamporecchi reçoive une réponse du jeune Osterfeld, cette fois-ci en proie à une certaine panique :

« Monsieur

Ma mère m’a écrit que vous aviez eu la bonté de m’expédier une lettre, mais que mon Père ne m’a pas communiquée.

Je viens vous prier aujourd’hui, de m’expédier la Somme de 1 000 fres au moins, parce que j’ai beaucoup de dettes à payer. Je désire que mon Père n’en sache rien.

Présentez mes salutations à votre famille.

Votre Serviteur dévoué

Nicolas Osterfeld ».354

Il n’est toujours pas question de procuration.

Patient, l’ancien tuteur explique qu’il ne peut envoyer les 1 000 francs demandés parce que tout l’argent administré par lui est investi, selon les ordres du comte, dans la Banque royale de Dépôts. Les intérêts, qui sont de 4 %, arrivent à échéance le 31 décembre, date à laquelle il pourra envoyer au jeune homme les 1 000 francs demandés. Par contre, il lui faut absolument un mandat de procuration dont il fait même un second brouillon pour Nicolas avec copie à Ostermann-Tolstoï. A ce dernier il se plaint :

« Je vous prie de rappeler à Mr. Nicolas de m’écrire le Mandat de procuration (dont je vous envoie ici à nouveau le brouillon), sans lequel je ne pourrai payer à la fin de décembre les intérêts de son capital ».

Hélas ! Lamporecchi ne reçoit aucune nouvelle. Ni du général, ni de son fils. Dans un long courrier adressé au comte, il exprime son découragement355 :

« Votre silence m’afflige. Car, sachant ne pas avoir manqué à Votre estime et bienveillance, je suis obligé de l’attribuer (que Dieu vous en garde), à quelque problème de santé vous touchant ».

Alors, pour la troisième fois, l’avocat expose à Nicolas les raisons pour lesquelles il a besoin d’un mandat de procuration dont il joint un nouveau brouillon.

« Mr. d’Ochando, auquel j’ai demandé un Mandat de Procuration semblable, me l’a envoyé par retour du courrier et j’ai pu retirer les intérêts du Capital investi dans la Dépositaire en nom et pour le compte de la pauvre Caterina et aujourd’hui au nom et pour compte de ses deux filles et héritières Sophia et Alessandrina ».

Enfin, huit jours plus tard, l’avocat obtient satisfaction. Nicolas a fait copier le brouillon du mandat, l’a fait légaliser puis envoyer à Berne pour être reconnu par l’autorité autrichienne. Toutefois, les documents arriveront avec du retard.

Il y a plus de deux ans que Lamporecchi n’a pas reçu de lettre d’Ostermann-Tolstoï. Soudain, le 8 juillet 1846, arrive le pli suivant356 :

« Monsieur le Chevalier

Les médecins ayant prescrit à ma fille Agrippine les eaux d’Ems, je la fais accompagner par son frère et comme je ne suis pas à même en ce moment de le fournir d’argent, je l’ai autorisé à vous demander une somme de douze mille francs que vous voudrez bien lui faire parvenir de suite s’il vous plaît, en la prélevant sur les fonds qu’il a en vos mains.

Agréez Monsieur le Chevalier l’assurance de ma haute estime

Comte Ostermann Tolstoy ».

Nicolas va faire la même demande à Lamporecchi, ajoutant dans un post-scriptum qu’on devrait envoyer l’argent de son compte en Italie au banquier Bonna de Genève. Le plus vite possible. Pourquoi cette hâte ? Agrippine est-elle en danger ?

En réalité le comte est inquiet pour sa fille. Très inquiet. Depuis la mort de sa sœur qui autrefois lui avait tenu lieu de mère, la jeune fille a perdu toute joie de vivre. Pitoyable, elle se traîne d’une chambre à l’autre. Le Dr. Gosse, de Genève, recommande une cure357. Cédant aux prières du comte, il accepte même d’accompagner la jeune fille et son frère aux eaux d’Ems. Dans une lettre dictée le 16 juillet 1846, Ostermann fait plusieurs recommandations au médecin genevois :

« Cher Docteur,

je crois de mon devoir de vous réitérer que je vous serai reconnaissant pour toujours de la manière aimable dont vous avez consenti à accompagner ma fille ; votre présence est bien plus nécessaire auprès d’elle que la mienne ; vous pouvez diriger la cure, choisir le Docteur (il y a toujours foule de ces Messieurs aux bains, c’est l’embarras du choix). Vous sentez bien, mon cher Docteur, que je ne m’aviserai pas de vous donner des conseils sur la partie médicale de la cure ; mais mon expérience me donne le droit de dire, que dans ces sortes de maladies il faut rassurer, calmer l’imagination et surtout dans les individus dans les veines desquels le sang romain circule ; je vous prie donc de dire à ma fille, qu’après son séjour à Ems, elle pourra prendre le chemin d’Italie par Lyon, Marseille à Gênes, où je viendrai la trouver. Pour cela il faut qu’elle tienne ses comptes en règle, pourtant sans se refuser tout le confortable qui convient à la fille d’Ostermann ; à Ems il se trouve beaucoup de Russes et ils seraient surpris de voir ma fille tirer le chat par la queue. La vanité n’entre pour rien dans cette phrase, mais chaque catégorie de l’espèce humaine a des devoirs à remplir selon ses moyens […] L’extrême reconnaissance que j’ai pour vous me permet de penser tout haut et de vous prier, cher Docteur, de dire à Agrippine, qu’elle ne doit pas courir les magasins, aux promenades ne donner le bras qu’à son frère, éviter de faire connaissance intime avec des femmes de quelque nation que ce soit ; vous savez, cher Docteur, qu’il y a beaucoup de coureuses de tout rang et très bien huppées ; qu’elle doit éviter la société des mômières, leurs principes sont fondés sur des faussetés palpables, que des personnes sans expérience prennent pour de la sainteté ».358

C’est la première fois que le vieux militaire fait allusion à l’hérédité romaine de ses enfants. C’est aussi l’une des premières fois qu’il désigne Agrippine par « ma fille ». Le reste de la lettre est de sa main :

« c’est un Epître assez long je crains de vous ennuyer cher Docteur mais je vous embrasse bien sincèrement et cordialement je vous prie de m’écrire bien franchement comme vous avez l’habitude de parler ».

Dans l’état où elle se trouve, Agrippine pourrait, tout comme sa délicate sœur, contracter une phtisie pulmonaire. Les trois sources d’Ems, employées sous forme de boissons ou de bains, sont connues pour leur composition chimique et leur effet relaxant sur le corps et sur les poumons. Oui, pense le docteur Gosse, les eaux d’Ems ne manqueront pas de dispenser leurs vertus à la triste jeune fille.

Au terme de sa cure, le comte viendra chercher Agrippine. Il tiendra sa promesse, l’autorisera à se rendre en Toscane accompagnée de Nicolas et imaginera une solution susceptible de mettre fin, pense-t-il, aux rêveries sombres et indolentes de sa fille.

A Genève, des nouveaux points de tension étaient apparus, au cours de l’année 1843, entre le Conseil d’Etat et les radicaux. Une émeute avait éclaté entre ces derniers et les conservateurs avant d’être maîtrisée par le gouvernement. Cependant l’affaire des couvents d’Argovie359, suivie du rappel des Jésuites à Lucerne, avait provoqué un schisme entre cantons protestants et cantons catholiques et la création du « Sonderbund », alliance entre cantons catholiques, déclenchant de vastes remous dans la cité de Calvin. La Diète360 ayant décidé de réunir ses députés afin de se déterminer sur les mesures à prendre, le samedi 3 octobre 1846, la question du « Sonderbund » est discutée puis votée à Genève au sein du Grand Conseil. La décision est prise de ne pas se joindre à Zurich qui déclarait dissoute l’alliance des sept cantons. Cette attitude, jugée ambivalente et trop prudente par les radicaux, provoque une violente protestation de la part des milieux populaires des Rues Basses et du faubourg de Saint-Gervais. Fazy, qui voit la dissolution du « Sonderbund » comme une question de vie ou de mort pour la Confédération, prend la tête des rebelles dont le nombre ne cesse de grossir. Trois mille personnes se massent devant le temple de Saint-Gervais. Deux jours plus tard, Fazy monte en chaire à Saint-Gervais, protestant contre l’arrêté du Grand Conseil qui, selon lui, encourage certains cantons à se séparer de la Confédération. Le Conseil d’Etat convoque alors les milices et les compagnies d’élite, assigne en justice les meneurs radicaux tandis que dans le faubourg de Saint-Gervais on prend les armes, on dresse les barricades sur le pont des Bergues et à Bel-Air. Malgré plusieurs tentatives de pourparlers entre les deux partis, le 7 octobre à 15 heures, le Conseil d’Etat donne l’ordre d’ouvrir le feu contre les barricades des ponts. Dès lors, une véritable guerre civile éclate dans la ville361.

Ostermann-Tolstoï est à sa fenêtre du Calabri. Depuis le matin, une partie des forces du gouvernement se trouve au bastion du Jardin Botanique où, de manière fort malhabile, on a posté des canons. Malgré la pluie qui ne cesse de tomber, le vieux militaire à chevelure blanche se penche à l’extérieur. C’est plus fort que lui : il lui faut hurler des conseils sur la manière d’orienter les canons et de placer les hommes de la milice. Pourtant, il semble bien que ses sympathies vont du côté des libéraux et des rebelles.

Les combats durent jusqu’à la nuit. Un boulet de canon pénètre dans une chambre de l’hôtel des Bergues, ce qui fait dire à Sir Robert Peel qui y loge : « Voilà un coup de canon qui fera le tour de l’Europe ! » 362 Les gens du Faubourg, que James Fazy encourage sous un grand parapluie, se battent comme des lions tandis que du côté des troupes gouvernementales se comptent de nombreuses défections. Vers le soir on sonne la retraite. La rive gauche de la ville offre un triste spectacle. La pluie ne cesse de tomber et le Rhône qui, avec toute cette eau, a grossi, laisse entendre d’inquiétants grondements. Près du Calabri, devant l’hôpital du Bourg-de-Four, se pressent des hommes et des femmes venus aux nouvelles des blessés.

Le lendemain, jeudi 8 octobre, sous la pression du peuple de Saint-Gervais, le Conseil d’Etat démissionne, remettant ses pouvoirs au Conseil administratif. Un gouvernement provisoire est formé, ainsi qu’une nouvelle garde urbaine tandis que les milices sont congédiées. James Fazy triomphe. Il réintroduit l’ancien Conseil Général363. Lui-même jouera un rôle important dans l’élaboration de la nouvelle Constitution fédérale de 1848. L’ensemble du peuple se prépare à de nouvelles élections.

Un des effets de cette révolution sera, entre autres, de régler une fois pour toute l’affaire des fortifications de Genève. Si les conservateurs avaient jusque-là refusé la démolition des remparts qui entouraient la ville par crainte de voir la cité s’agrandir de manière incontrôlable, le gouvernement radical va au contraire souhaiter une Genève ouverte permettant un développement urbain. La destruction des murailles commencera en 1850 et offrira du travail pendant près de cinquante ans.

Est-ce pour cette raison que le comte se décide à quitter le Calabri à la fin de l’été 1847 pour se loger à l’hôtel de la Couronne ? Probablement.


354 Lettre du 8 septembre 1845.

355 Le 13 décembre 1845.

356 Lettre dictée en français.

357 Le Docteur Gosse est connu d’Ostermann depuis une dizaine d’années.

358 Il fait certainement allusion aux adhérents du mouvement du « Réveil », qu’à Genève on surnommait les « Mômiers ».

359 Que le Grand Conseil avait supprimés.

360 Organe de la Confédération dans laquelle chaque canton est représenté.

361 Voir François Ruchon, L’Histoire politique de la République de Genève…, A. Jullien, 1953.

362 Sir Robert Peel est l’ancien Premier ministre du Royaume-Uni.

363 L’Assemblée de tous les citoyens.