CHAPITRE 25

Ostermann a tenu promesse. Après le séjour à Ems, Agrippine, accompagnée de Nicolas, a eu la permission de se rendre en Italie. Au début de l’année 1847, on retrouve les deux jeunes gens à Pise, où Maria passe l’hiver. Très éprouvée par la mort de Catherine, la Signora Cresci a changé. Plus sensible, plus tourmentée, habitée par des sentiments de révolte, elle se montre tantôt irritée, tantôt déprimée, ce qui n’est guère facile pour son entourage. Elle songe à sa vie passée. Reconnaît ses désenchantements et ses fautes. Qu’ai-je fait ? se demande-t-elle souvent. Pourquoi avoir accepté l’éloignement de mes trois aînés à un âge si tendre ? Pourquoi n’avoir pas donné plus de tendresse à la pauvre Catherine, toujours obéissante et modeste ? Aujourd’hui, son absence est insupportable à la Signora Cresci. Inacceptable. J’ai gaspillé mes jours, se dit-elle. Insuffisamment joui de mes premiers enfants. N’ai pas su les dorloter. Maintenant c’est trop tard. « Pauvre mère ! Combien elle a dû éprouver sur cette terre d’épreuves », écrira son fils Gustavo364. « Ses jours s’écoulèrent tristes comme des jours du lugubre hiver ».

A cette époque, l’écriture de Maria met en évidence une personnalité plus résignée qu’autrefois. On y lit toujours une intelligence hors du commun, une grande indépendance et une forte détermination accompagnée toutefois d’un certain détachement, celui d’une femme qui a conscience de sa mort. La maladie a sans doute fait son apparition.

Pourtant, avec le printemps, un sursaut d’énergie revient à la Signora Cresci. La voici toute à son nouveau projet de mariage pour Agrippine, âgée à présent de vingt ans. De toute manière, dans son triste état, le comte ne saurait choisir un époux digne de la jolie, de la charmante Agrippine. D’ailleurs, Maria la veut en Italie. Près d’elle. A Florence ou tout au moins en Toscane. Elle va alors s’adresser à un intermédiaire qui a l’habitude d’approcher les partis, le Signor Rosini. Un bon entremetteur, un bon marieur cet homme-là ! Oui, il connaît un jeune homme à Forli, un certain Manzoni, qui ferait l’affaire. Il va se renseigner oralement sur les dispositions de la famille du jeune homme. Pourtant, avant d’en parler au comte, la Signora Cresci souhaite connaître la réaction du tuteur365 :

« Très estimé Monsieur l’Avocat

De la lettre ci-jointe vous verrez de quelle affaire il s’agit. En ce qui concerne la fortune, ça n’est pas beaucoup, c’est pour cela que j’aurais plaisir à avoir votre opinion, on dit en outre que la famille est très estimée, si vous le croyez prenez des informations. Il me semble que nous nous engageons d’aucune manière et s’il n’y avait que la modicité du capital, mais que tout le reste est à son avantage, alors on pourrait voir s’il plaît à Agrippine puisque je vois que les mariages sont très difficiles à combiner, mais avant de me décider à quoi que ce soit, je désire votre conseil, avant même d’écrire au Comte ».

Maria ne sait pas ce qui se trame à Genève, où un dénommé Charles de Budé est régulièrement invité chez le comte Ostermann. Ce dernier s’est maintenant installé tout à fait à l’hôtel de la Couronne, sur l’actuel quai du Général-Guisan. Au moins une fois par semaine, le jeune de Budé y rencontre le général. Parfois seul, souvent avec d’autres personnes telles le Dr. Gosse, la princesse Volkonski accompagnée de sa dame de compagnie Adelaïde Pate366, un professeur Wilmers de Cologne et avec l’incontournable Jakob Fallmerayer, en séjour auprès du comte. Agrippine est probablement au courant de ces visites. Charles note même dans son agenda : « le comte m’a donné un foulard reçu de Pise de sa fille ».

On ne sait si, en Toscane, Agrippine a rencontré le Signor Manzoni de Forli, ni s’il a été jugé digne d’être son époux. Il est possible que l’avocat ait découragé Maria d’aller plus avant dans les négociations. De toute manière, à Genève, le comte poursuit ses efforts. Il y a près de deux ans qu’il connaît Charles, ami de Nicolas. Il est clair qu’il voit dans ce jeune homme alors âgé de vingt-cinq ans un mari présumable et digne de sa fille.

Charles de Budé est élégant. Beau garçon. Il est un descendant du célèbre humaniste et savant Guillaume Budé qui vécut dans la seconde moitié du XVe siècle à Paris, jouissant d’une grande considération à la cour de France. Ce fut lui qui persuada le roi de créer une bibliothèque à Fontainebleau367. Libéral dans ses idées, Guillaume Budé publia de nombreux ouvrages scientifiques et littéraires. Il obtint encore du roi, avec qui il voyageait souvent, la création d’un collège royal pour enseigner le latin, le grec et l’hébreu368. Après sa mort en 1540, sa veuve se convertit au protestantisme et eut, de même que ses fils, une correspondance avec Jean Calvin. Finalement, après bien des hésitations et devant la menace de persécutions pour cause de religion, Madame Budé se réfugia à Genève où lui fut accordé le droit de résidence.

Plusieurs des fils et des petits-fils de Guillaume Budé occupèrent d’importantes fonctions au sein de la République de Genève, tandis que leurs descendants entraient dans le service militaire étranger, et cela pendant près de quatre siècles. Un Guillaume Budé né en 1643 eut l’autorisation de changer le nom Budé en de Budé. Ce fut lui qui, avec plusieurs amis, enleva Françoise Saladin un soir qu’elle rentrait chez elle en carrosse. L’affaire fit grand bruit. Le sénat de Chambéry condamna les coupables mais les choses s’arrangèrent puisque finalement Guillaume épousa Françoise. Ce fut lui qui acheta la seigneurie de Ferney en 1674 et qui devint également seigneur de Boisy, ce hameau près de Ballaison, en Haute-Savoie. Environ quatre-vingts ans plus tard, les héritiers de son fils Bernard, lui-même sans postérité, vendirent la seigneurie de Ferney à Voltaire qui l’acheta au nom de Madame Denis, sa nièce.

A la mort du grand écrivain, la seigneurie de Ferney fut achetée par Charles-Michel du Plessis, marquis de Villette, qui la vendit en 1785 au père de Charles, le comte Jacques-Louis de Budé. Ce dernier eut la sagesse et la générosité d’ouvrir le château aux visiteurs. On se souvient qu’Ostermann-Tolstoï avait eu l’occasion de parcourir la propriété avec ses enfants et l’abbé Arcangeli, dès son arrivée à Genève en 1837. Le comte Jacques-Louis de Budé mourut en 1844. Parce qu’il s’était marié quatre fois, il laissait de nombreux héritiers qui ne s’entendaient pas. La seigneurie fut alors vendue aux enchères à un Monsieur Griolet. Deux des enfants de Jaques-Louis de Budé et de Claudine-Henriette de Perreault de Feuillasse, sa troisième femme, avaient acheté à Ferney une grande maison qui avait été construite sur l’invite de Voltaire : « la Belle Agathe » 369. Charles en héritera de sa demi-sœur Zoé, des années plus tard. Il la vendra rapidement.

Si le comte fait son possible pour apprivoiser Charles et pour favoriser une idylle entre lui et sa fille, sa préparation est une entreprise de longue haleine. Que de repas partagés entre Ostermann et le jeune de Budé ! L’affaire reste néanmoins délicate. La famille de Budé n’est pas au courant de l’illégitimité des Osterfeld. Elle ne connaît pas le lien biologique qui unit Agrippine au général. Ou peut-être en a-t-elle connaissance mais, par un accord tacite, n’en parle pas. Chez Madame de Budé, les conversations tournent autour du temps qu’il fait, autour de la piètre santé de Madame Isaac de Budé de Boisy, ou encore autour de la difficulté à trouver un cocher responsable. Le comte, qui se rend de plus en plus souvent dans la maison de Budé située dans le quartier de Varembé, tente de se joindre à ces discussions qui le surprennent par leur insignifiance.

A la fin du mois d’août 1847, Agrippine et Nicolas sont de retour de Toscane. Une fois encore, le 1er septembre 1847, Charles dîne avec le comte à l’hôtel de la Couronne, mais à cette occasion Agrippine assiste au repas. De dessous ses longs cils noirs, elle jette des regards au jeune homme. Charles est désemparé. Apprenant qu’Ostermann emmène sa fille en voyage dès le lendemain, de sa minuscule écriture il confie à son journal : « Ils partent pour Vevey ». Celui qui se plaît à étudier la météorologie ferait une intéressante étude longitudinale sur le climat à partir des observations relevées par le jeune de Budé durant plusieurs années : « pluie froide… couvert à midi… ». Cependant, à consulter ce cahier à la reliure de cuir usée, on se dit que la vie de Charles est bien ennuyeuse. De quoi ses journées sont-elles remplies ? De visites au pasteur André Jaquet, à Louis-Jules ou Eugène de Budé, ses cousins germains, à la tante de Boisy, femme de son oncle Isaac qui souffre d’une fièvre bilieuse, obligeant la mère de Charles à la veiller. Les dimanches, il se rend au temple de Saconnex pour assister au culte protestant conduit par les pasteurs Bourdillon ou Guillermet.

Au terme de six semaines d’absence, Agrippine et le comte sont de retour à Genève. Charles reprend ses repas à l’hôtel de la Couronne, tandis que le 1er décembre 1847, Nicolas et Agrippine, accompagnés de l’indéfectible et fidèle Mademoiselle Pinguely, rendent visite à Madame de Budé. Même si elle a déjà côtoyé Nicolas, compagnon d’études de Charles à l’Académie, cette dernière ne connaît pas la jeune fille. Du reste, Agrippine a jusqu’alors peu laissé deviner ses sentiments et Charles est toujours dans l’incertitude. Avec la prudence qui le caractérise, il va saisir l’occasion d’une promenade en char avec Nicolas pour se confier à lui : « …confidence au sujet de sa sœur qu’il consultera ce soir », livre-t-il à son agenda dans lequel on lit un jour plus tard : « A la Couronne à 11 heures. Réponse affirmative pour un mariage, – bise noire ».

Une lettre va être remise par Madame de Budé au général Ostermann-Tolstoï afin de demander officiellement, de la part de son fils, la main d’Agrippine dont elle connaît à présent le secret de la naissance ; mais, après avoir parlé avec son frère le colonel de May, militaire de carrière, Charlotte de Budé a jugé qu’elle n’avait pas à rougir d’une alliance avec la fille du héros de Kulm dont Charles lui a tellement parlé. De plus, le montant de la dot promise par le comte est très élevé : Agrippine se voit assignée 200 000 roubles, déposées dans la Banque du Lombard Russe à Saint-Pétersbourg, qui ne devraient pas être touchés avant la mort d’Ostermann. Ce dernier a également promis de constituer une rente annuelle de 16 000 francs qui sera versée tous les six mois à partir du contrat de mariage. Vraiment, le jeune couple ne souffrira d’aucun besoin. De plus, à sa mère, Charles a dépeint Agrippine Osterfeld comme une demoiselle accomplie en tous points, experte à diriger une maison. Enfin, tout le monde s’accorde pour la trouver fort jolie.

Encore une visite d’Ostermann à Madame de Budé, et le mariage est décidé tambour battant pour le début du mois d’avril. En date du 22 février 1848, lors d’un dîner chez Nicolas, les deux jeunes gens échangent leurs cadeaux de fiançailles. Agrippine se voit offrir par son futur époux une épingle et deux bagues tandis que Charles reçoit de sa fiancée une épingle en émeraude.

Dès lors, les visites se multiplient entre l’hôtel de la Couronne et la maison de Budé. Les jeunes gens se parlent et se rencontrent, toujours en présence de Mademoiselle Pinguely ou du comte et de ses invités. Le mariage civil est fixé au 4 avril, le mariage religieux au 6 avril.

Mais voici qu’à Florence, le tuteur est dans une grande colère. Il vient de recevoir une lettre d’Agrippine :

« Vous qui m’avez toujours témoigné tant d’affection et d’intérêt, je me fais un plaisir et un devoir de vous annoncer mon mariage avec Monsieur Charles de Budé. Sa famille, son rang, ses aimables qualités et surtout le sentiment d’affection qu’il m’a inspiré m’offrent toute chance de bonheur et un heureux avenir.

Je ne doute pas Monsieur l’avocat que vous vous en réjouissez ainsi que toute votre famille à laquelle je vous prie de communiquer la nou-velle ».370

Comment se fait-il qu’il n’ait pas été consulté par le comte ou par Agrippine à propos du choix de l’époux ? La jeune fille ne sera majeure que dans trois semaines. Jusque là, elle dépend de son tuteur. Au reste, Lamporecchi se considère comme le tuteur d’Agrippine non seulement de fait, mais aussi de cœur. N’avait-il pas été question qu’on choisisse pour la jeune fille un mari en Toscane, près de sa mère ? La Signora Cresci n’avait-elle pas songé à Vincenzo Lamporecchi pour Agrippine ? L’avocat exprime son dépit en insistant, comme d’habitude, sur les détails371 :

« Ma très aimable et très chère Agrippine

J’ai reçu avec beaucoup de plaisir votre lettre du 25 février passé, qui m’apporte la nouvelle de votre mariage avec Monsieur Carlo de Budé, qui par les excellentes qualités dont vous me parlez, représente un Epoux digne de vous. J’aurais aimé connaître sa condition, le lieu où il demeure habituellement, s’il est fils de famille ou personne « sui juris », s’il est propriétaire, commerçant, employé, bref j’aurais aimé des renseignements plus détaillés. J’aimerais aussi savoir l’époque que vous avez fixée pour célébrer le mariage, quelle est la Dot que vous vous constituez, quels sont les points [?] toutes choses qu’un tuteur doit connaître, et que Monsieur le Comte Ostermann votre géniteur me fit connaître à l’occasion du mariage de votre sœur Caterina, avec Monsieur d’Ochando. La joie dont vous êtes remplie, vous a fait oublier de me donner toutes ces informations, que je vous prie de me faire parvenir, afin que mon consentement à votre mariage, duquel vous ne pouvez pas douter, soit donné par moi en pleine conscience ».

Toujours intraitable avec la loi, irrité lorsque les formes légales ne sont pas respectées, Lamporecchi ose exprimer son courroux directement au général :

« Connaissant la sagesse de ma Pupille et sa déférence à l’égard de son Géniteur et Bienfaiteur, je n’ai aucun doute que le mariage qu’Elle m’a annoncé soit accompagné du consentement de V.E., bien que j’attende que Vous m’expliquiez encore cette décision, sans quoi je ne pourrai pas donner mon consentement à son mariage […]

J’ai présent à l’esprit qu’à l’occasion du mariage de Caterina avec Monsieur d’Ochando, V.E., de même que Monsieur d’Ochando, m’avez annoncé le Mariage avec des Lettres contenant des nouvelles, qui manquent complètement dans la Lettre qu’Agrippina m’a écrite, et qui me sont nécessaires pour donner mon consentement en connaissance de cause, également parce que selon les Lois Toscanes je suis obligé de rendre compte au Conseil de famille, qui m’assiste dans la tutelle des Mineurs Osterfeld, qui, selon la requête de V.E. furent naturalisés en Toscane ».

Immédiate est la réponse d’Ostermann à l’avocat :

« Monsieur le Chevalier Avocat Lamporecchi

Reconnaissant pour les belles intentions, Monsieur, que vous avez eues concernant le prochain mariage de ma fille adoptive Agrippina avec Mr. de Budé ; et désolé qu’Agrippina n’ait pas pensé à vous donner, avec la lettre écrite le 25 Février, à Vous son bon Tuteur, certains éclaircissements à ce propos, dont Vous Monsieur savez avoir besoin pour donner votre consentement à cette affaire ; je supplée maintenant à ce devoir, auquel ma fille a manqué envers vous par son inexpérience excusable, et je viens à vous donner, Monsieur, toutes les informations que je possède.

Monsieur Budé, jeune homme de 26 ans, choisi par moi comme Epoux de ma fille Agrippina avec son plein consentement, est d’une ancienne et noble famille de France. Toute sa famille est établie aux alentours de Genève, où, avec une excellente réputation, vit une vie très aisée à la campagne : Monsieur de Budé vit avec sa mère, femme de grande estime.

Je n’ai pas d’information précise sur les biens de mon futur gendre et de la belle-mère ; car moi, Russe, je n’ai pas l’habitude d’entrer dans les affaires des personnes à qui j’accorde mon estime et ma bienveillance. Nous, les Russes, nous cherchons l’homme ; et Monsieur de Budé en est un. Je le connais depuis deux années entières.

Mais si je ne peux donner de précisions sur mes très dignes et futurs parents, pendant ces deux ans j’ai pu comprendre qu’ils possèdent de grands domaines, des rentes discrètes et qu’à cela ils unissent, pour conquérir mon âme et celle de ma fille, une conduite plus qu’exemplaire sous tous les rapports. » 372

Dans cette lettre le comte va encore s’étendre sur le généreux montant de la dot d’Agrippine :

« Ayant ainsi pourvu, désormais âgé de 78 ans, je vivrai content les jours que le souverain Créateur voudra bien me prodiguer et je ne mourrai pas avec la triste pensée d’avoir laissé sur terre sans soutien, une créature que j’adore pour ses qualités de cœur et d’esprit ».

« Monsieur le Comte, répond l’avocat,

Les renseignements que V.E. a bien voulu me fournir avec Votre vénérée Lettre du 13 mars courant sur l’opportunité du mariage de votre fille Agrippina avec Monsieur de Budé, ont été pleinement satisfaisants pour moi et pour les cinq membres du Conseil de famille, auquel j’ai rendu compte et auquel j’ai demandé l’autorisation de consentir, comme convenu, à un tel mariage.

Agréez, Monsieur le Comte, mes félicitations pour un si heureux événement. Je désire et j’espère qu’Agrippina sera heureuse comme le sont ma Fille Isabelle, que j’ai mariée au Marquis Oldoïni et Antonia que j’ai mariée au Comte Baldini, lesquelles me demandent de communiquer à Agrippina le plaisir qu’elles ressentent à la savoir si bien placée. Il en est de même pour mon Epouse, et tout le reste de ma Famille qui se souvient des bonnes relations d’amitié avec la famille Osterfeld ».

Le 30 mars 1848, au domicile du comte Ostermann373, devant le notaire Maître Jean-Louis Binet, en présence des témoins MM. James Fazy, président du Conseil d’Etat et Jean-François Moulinié, vice-président du Conseil d’Etat, de même que M. Elie Ami Bétant374, ancien président du Conseil municipal de la Ville de Genève, ancien secrétaire du comte Capodistria en Grèce et devant M. Jules Gruzewski, négociant, le contrat de mariage entre Agrippine Osterfeld et Charles de Budé est signé. Moment clé, délicat, solennel. Les signatures qu’il comporte sont celles d’hommes en vue, représentants du gouvernement. Le jeune couple se marie sous le régime dotal tel qu’il est établi par le Code civil français en vigueur à Genève.

Le 4 avril 1848, Agrippine et Charles sont mariés civilement à la mairie du Petit-Saconnex avant de dîner à la Couronne avec Madame de Budé, une de ses sœurs et le comte. La cérémonie, tant civile que religieuse, est conforme à l’époque par sa modestie. Cette dernière a lieu le jeudi 6 avril. Charles note dans son calepin :

« Monsieur Jaquet Pasteur nous a mariés à l’église du Petit Saconnex – et retour à Varembé. Déjeuner (toute la famille) et 1 ½ départ pour Lausanne – arrivés à 6 h. ».

C’est donc à Lausanne que les jeunes mariés commencent leur voyage de noces et apprennent à se connaître de manière plus intime. Que révèle Charles dans son journal ?

« Vendredi 7 : A Lausanne promenés.

Samedi 8 : Couvert (ciel).

Dimanche 9 : idem. Visite de mademoiselle Pinguely ».

Durant les jours qui suivent, les jeunes de Budé se rendent à Vevey. Il n’y a guère d’autres annotations sinon quelques observations sur le temps :

« Pluie et vent, vent fort, pluie le soir, vent violent, pluie torrentielle ».

Le jeudi 20 avril et le 21, qui est vendredi saint, Charles boude son agenda mais le samedi de Pâques, on apprend que le comte, par l’entremise de son valet Gavard, fait parvenir au jeune couple des œufs de Pâques.

Pauvre Agrippine ! Elle qui a si besoin de tendresse et qui a manqué d’attention maternelle, reçoit-elle assez d’affection de ce mari raide et conventionnel ? Pourquoi le comte a-t-il choisi pour sa fille un homme ennuyeux, fade, fortement attaché à sa position sociale ? Un homme qui obéit non pas à des convictions personnelles mais à des traditions familiales ? A peine rentré de voyage de noces, Charles demande à sa jeune femme d’accueillir d’innombrables visites : celle des Goumoens, des de Traz, de Madame de Villette, des Regny375, d’une Madame Lullin, de Zoé376, d’une Madame Convers qui arrive de Florence probablement avec une lettre de Maria. Le jeune couple est aussi invité aux Pâquis377 pour un dîner de famille avec Henri378, Eugène de Budé379, Auguste380, Maurice de Sellon, Auguste Saladin et d’autres. Agrippine et Charles prennent souvent leurs repas à l’hôtel de la Couronne en compagnie du comte, que viennent rejoindre le 6 mai Léonid Galitzine et son épouse.

Tandis qu’Agrippine s’active dans la tenue de son nouveau foyer, Charles occupe son temps à visiter les fameux harnais de Claparède avec le comte et Nicolas, à fréquenter Madame Turrettini au château des Bois ou à rendre visite à la tante de Boisy dont la santé, de plus en plus altérée, inquiète ses proches. Le vide de ses journées laisse songeur. En automne, après un voyage à travers la Suisse avec Madame de Budé et Mademoiselle Pinguely, Agrippine ressent les premiers malaises d’une grossesse. De retour à Genève après un mois d’absence, le jeune couple reprend une vie sociale très remplie. Un certain François Adam entre à leur service comme cocher.


364 Dans un manuscrit à la mémoire de sa mère. Archives privées.

365 Lettre du 15 mars 1847.

366 Fille d’un banquier de Livourne.

367 Elle devint par la suite la Bibliothèque Nationale.

368 Ce collège est l’ancêtre du Collège de France.

369 En souvenir d’Agathe Frick-Perrachon, dame de compagnie de Madame Denis, nièce de Voltaire.

370 Lettre du 26 février 1848.

371 Lettre du 5 mars 1848, en italien.

372 Lettre du 13 mars 1848.

373 A l’Hôtel de la Couronne.

374 Elie Ami Bétant enseigna le grec au collège classique et devint professeur ordinaire au gymnase. Il fréquente Ostermann et Fallmerayer lors de ses visites au comte.

375 Marie de Budé-de Regny est la fille d’Henri de Budé, demi-frère de Charles et de Caroline Lullin de Chateauvieux.

376 Une des demi-sœurs de Charles.

377 Chez Eugène de Budé.

378 Le demi-frère de Charles, du premier mariage de leur père.

379 Cousin de Charles.

380 Probablement Auguste-Jules de Budé, un demi-frère de Charles, issu du deuxième mariage de leur père.