CHAPITRE 26

Etonnament, la révolution de 1846 à Genève avait précédé les mouvements de réforme un peu partout en Europe où, dès 1848, les régimes conservateurs avaient eu à faire face au défi des libéraux et des radicaux. L’explosion des révoltes ne se serait peut-être pas produite si une détérioration des conditions économiques, due entre autres causes à des récoltes désastreuses, n’avait eu lieu. A cela s’ajoutait une brusque chute de production dans le commerce et les manufactures et une augmentation catastrophique du chômage. D’autres facteurs entrèrent en jeu qui provoquèrent des fissures dans l’ordre conservateur. L’Autriche, gouvernée pendant treize ans par Ferdinand Ier, un incapable, était devenue beaucoup plus vulnérable et avait perdu sa direction politique. Enfin, au début de 1848, la chute de la monarchie de Juillet en France et l’établissement d’un gouvernement républicain encouragèrent les autres Etats à promouvoir une forme de régime constitutionnel. La fièvre des révoltes s’était aussi emparée de l’Italie. En Toscane, le grand-duc Léopold, à l’instar du pape, avait été obligé d’octroyer une constitution. Partout en Europe les gouvernements survivaient soit en accordant plus de droits, soit en faisant appel à la répression, tout comme le tsar Nicolas Ier en Russie.

C’est dans ce climat général que Ranieri Lamporecchi envoie au général Ostermann-Tolstoï un comte-rendu de l’état des choses autour de Florence :

« La situation de la Toscane est substantiellement inchangée. Le Gouvernement par Monarchie absolue est devenu [un gouvernement] par Monarchie constitutionnelle. Les Réformes, que le Grand-duc a effectuées, ont contenté tous les hommes probes et modérés. Moi, dans ces changements, j’ai été honoré, sans l’avoir demandé, de la dignité de Conseiller d’Etat Extraordinaire, fonction qui augmente un peu mes occupations.

(Ce qu’il adviendra dans l’avenir n’est pas donné aux humains de le deviner. Il faut déclamer avec le Tasse

‘Qui sait quel repos ou quelle ruine

Aux grands mythes d’Europe le Ciel destine’

Jérusalem délivrée, Chant X, lettre 18381)

Agréez, Monsieur le Comte, l’assurance de mes sentiments de profond respect

Votre très dévoué serviteur

L » 382

Que devient Nicolas ? Après son séjour en Italie en hiver 1847, il semble être rentré à Genève d’où il entretient une correspondance avec son ex-tuteur au sujet des intérêts de son capital en Toscane. Lamporecchi a établi une liste des démarches administratives que Nicolas doit effectuer à Genève, avant de toucher les intérêts des sommes investies dans la Banque royale de Dépôts de Florence. Les résultats se font attendre. Désoeuvré, désemparé, manquant de tonus, le jeune Osterfeld souffre d’un mal de vivre. Rien d’étonnant à ce que les tâches demandées par l’avocat prennent du temps ! Cependant, dans une lettre écrite le 22 novembre 1847 à Lamporecchi, Nicolas laissait penser qu’il s’intéressait de près à la situation politique en Italie :

« Monsieur le Chevalier

J’ai appris par les papiers publics, que la Toscane était dans un moment d’effervescence, et en proie à un mouvement de politique progressive ; tout ce qui se passe dans ce beau pays, m’intéresse vivement puisque j’y ai passé une grande partie de ma jeunesse ; l’excellent Prince qui la gouverne, fait tout ce qu’il peut pour agir selon les intérêts réels de son pays ; il se montre libéral. – […]

Mon Père n’a pas été très bien portant pendant quelques jours, mais depuis une semaine il est beaucoup mieux […]

Je termine mon épître en vous priant de m’envoyer mille francs à Genève, et de replacer le reste du Revenu au capital ».

Lamporecchi avait de suite pris le temps d’informer le jeune homme de la situation politique en Toscane :

« Beaucoup de Réformes ont été faites et vont être faites dans notre Pays, toutes voulues par l’excellent Souverain pour l’amélioration des institutions antérieures et pour une plus grande prospérité de ses sujets […] bien qu’il y ait eu quelques mouvements populaires passagers et quelques désordres dans deux ou trois endroits de la Toscane, notamment à Livourne, à présent tout est tranquille […] la sécurité des fonds publics et de l’argent placé, tel le vôtre, dans la Banque royale de Dépôts n’a jamais été mise en doute même pas dans les moments les plus agités ».

Après chaque lettre de l’avocat, Nicolas exprime une reconnaissance éperdue, exagérée :

« Si des obstacles ne surviennent pas, j’espère venir en personne le mois prochain Vous renouveler toutes les obligations que j’ai envers Vous, que je ne finirai jamais de remercier »383.

Mais le jeune homme ne se rend pas en Toscane. Il supplie sa mère d’obtenir de l’argent de l’ex-tuteur, non par le biais d’une lettre de change, mais sous forme de napoléons d’or. Si par amitié pour Maria, l’avocat se plie à la demande, en revanche il n’hésite pas à se montrer ferme avec Nicolas :

« Pour vous les expédier [les napoléons] je profite du Courrier qui part d’ici demain et va à Pietrasanta, où il trouvera le Courrier de Turin qui va à Genève […] Les dépenses jusqu’à Pietrasanta je les ai payées moi, celles de Pietrasanta à Turin et puis à Genève, c’est à Vous de les payer »384.

A peine Nicolas a-t-il reçu de l’avocat les pièces d’or qu’il sollicite une nouvelle fois Lamporecchi pour un autre envoi de 30 napoléons d’or. A Genève, il croule sous les dettes. Ses dépenses excèdent sa pension mensuelle qui se monte à 200 francs par mois et qui est loin de lui suffire. Il est vrai qu’il s’habille avec raffinement : « il faut ‘ad ogni costa’385 que je trouve de l’argent pour payer mes fournisseurs qui sont en grand nombre ». Après s’être laissé entraîner à boire et à faire bombance, le jeune homme fait volontiers le grand seigneur, éblouit son entourage… et paie la tournée.

Par ailleurs, tandis qu’il déplore la tranquillité régnant à Genève « au milieu des troubles du reste du monde », Nicolas continue à s’intéresser aux événements politiques en Italie. On dirait qu’il trouve dans une lutte pour l’unification de la Péninsule un sens à sa propre existence, jusque-là si morose :

« Je regrette vivement de ne m’être pas trouvé à Florence où les volontaires sont partis ; cela aurait été un but dans la vie et une occupation pour moi »386.

Dans ce cas, pourquoi le jeune Osterfeld ne s’est-il pas arrangé pour venir en Toscane au moment des troubles ? Pourquoi ne s’est-il pas engagé comme volontaire ? N’est-il pas toscan ? Alessandro, un des fils de Lamporecchi, s’est bien enrôlé dans les troupes mobiles de la Garde civile, contre la volonté de son père et malgré les larmes de Luigia, sa mère.

« Il a été envoyé aux frontières de la Toscane, vers Modena, et Dieu veuille qu’il ne soit pas poussé ou obligé de les franchir » 387, écrit le chevalier au comte. Il se pourrait qu’Ostermann ait réussi à dissuader son fils de se rendre en Italie et que Nicolas lui-même ait manqué de courage et de détermination pour enfreindre l’opinion paternelle. Il faut dire qu’en Toscane, durant l’été 1848, de nombreux mouvements républicains encouragent les démonstrations contre un gouvernement jugé trop modéré. Giuseppe Montanelli, un démocrate nommé Premier ministre dans le gouvernement toscan388, cherche à déclencher une guerre dans le but de se débarrasser de l’Autriche en Italie. En février 1849, le grand-duc sera obligé de quitter le duché de Toscane, craignant une révolution. Il y reviendra deux mois plus tard lorsque les forces autrichiennes déferleront sur la Toscane.

Où se trouve Nicolas au mois de janvier 1849 ? A Strasbourg, où il va rester jusqu’en été avant de rejoindre à Baden-Baden le prince Galitzine389 et sa famille. Dans une missive adressée au chevalier390, le jeune Osterfeld manifeste une nouvelle fois son intérêt pour les événements politiques en Italie, mais il avoue s’ennuyer à Baden « …pour le moment […] fort peu animé ; les jeux sont décidément défendus, ce qui est très bien imaginé, car que de personnes viennent à s’y ruiner ». Qu’est-il advenu de l’apprentissage chez le banquier Bonna que le comte Ostermann-Tolstoï avait envisagé pour son fils ? On ne sait pas. Le projet semble évaporé à jamais et le jeune Osterfeld livré à une inaction déprimante.

Si de temps en temps Lamporecchi reçoit une lettre de Nicolas, du comte il ne va rien entendre durant plusieurs années. Seule Maria, qui correspond régulièrement avec le père de ses aînés, lui donne parfois des nouvelles d’Ostermann, d’Agrippine et de Nicolas qui s’est installé à Passy, près de Paris, dès la fin de 1849. Comme précédemment, le jeune homme sollicite des informations sur « l’état politique de notre chère Toscane ». Il semble toujours aussi désoeuvré et solitaire malgré une ou deux connaissances chez lesquelles il va régulièrement, telles les Galitzine et le général Paul Tolstoï, cousin germain de son père. Il touche le cœur de Lamporecchi, offrant de lui expédier « une chose ou l’autre, ou bien si vous aviez quelque affaire dont je pourrais m’acquitter en votre nom ». L’ex-tuteur se souvient alors de sa promesse à Maria et prépare deux lettres de recommandation pour Nicolas, à remettre au prince Giuseppe Poniatowski, Ministre plénipotentiaire de Son Altesse royale le grand-duc de Toscane auprès de la République française. Le premier pli, non cacheté, présente le jeune homme au prince mais, dans le second, qui est scellé, l’avocat rappelle les hauts faits du général Ostermann-Tolstoï, soit :

« celui qui à Kulm a donné la première blessure à la cuirasse jusque là invulnérable, de Napoléon, en dispersant vingt mille Français et en faisant prisonnier le Maréchal Vandamme. Il amena en Toscane ces trois Créatures protégées par lui et jouissant de ses bienfaits, s’étant vu attribuer un patrimoine placé en partie dans la Banque royale de Dépôts de Florence et en partie au Mont Lombard de St. Pétersbourg […] le but de cette Lettre de recommandation demandée par lui et donnée par moi, n’est rien d’autre [que l’occasion] de rencontrer et connaître un Personnage comme Vous l’êtes, distingué sous tous les points de vue, et d’acquérir de cette façon une réputation dans la Société que Vous connaissez, et de laquelle il n’est pas connu, bien qu’il ait la lettre de recommandation du comte et Général Ostermann, son bienfaiteur et protecteur… ».391

Craignant les tentations qu’offre Paris, Lamporecchi fait aussi quelques discrètes recommandations à Nicolas :

Monsieur,

J’ai reçu avec plaisir la lettre que vous m’avez écrite de Paris le 5 du mois de décembre courant, de laquelle j’apprends votre intention de passer l’Hiver dans cette Grande Capitale pleine de plaisirs et de dangers. Je souhaite et j’espère que Vous participez sobrement aux plaisirs et que vous éviterez totalement les dangers. Permettez-moi, Monsieur Nicola, par mon autorité tutélaire passée et mon affection constante, cet avertissement amical.

Toute ma Famille va bien et vous salue. Notre Florence ou plutôt notre Toscane est revenue à l’ordre et jouit de tranquillité. Une Amnistie récemment proclamée par le Grand-Duc a fait oublier presque tous les événements passés et les passions. Les Finances de l’Etat sont en train de reprendre. Et, si de nouveaux malheurs ne surviennent pas (que Dieu nous en garde), notre Pays redeviendra peu à peu prospère et heureux comme il l’était avant 1847 ».

Nicolas sera invité chez le prince Poniatowski. Il dînera chez lui et assistera à une soirée musicale. Pour remplir ses matinées, il se rendra de temps en temps chez le Ministre qui le recevra fort aimablement. Que fait-il de ses journées ? Pas grand-chose. Se lève-t-il chaque matin ? Non. Joue-t-il et s’endette-t-il ? Oui, selon toute vraisemblance.

Au début de l’année 1850, l’avocat fait parvenir à son ancien pupille les intérêts de son capital, demandant expressément une lettre de reconnaissance de l’envoi :

« Cette déclaration m’est nécessaire pour la régularité de l’écriture de mon administration. Je vous prie donc de l’inscrire dans votre Réponse ».

Il lui faudra attendra jusqu’à la fin de février pour recevoir un mot de Nicolas qui affirme avoir reçu la demande de l’ex-tuteur avec six semaines de retard :

« Cela provient d’une négligence de la poste et de mon domestique. Je ne puis donc toucher la somme que j’ai à la Depositeria392 que le trois mars prochain ».

Voici, depuis quelque temps le jeune homme a un projet qu’il partage avec l’avocat :

« Si une bonne occasion se présentait pour l’achat d’une maison en ville ou à la campagne, veuillez me le faire savoir, parce qu’alors je déplacerais volontiers le capital que j’ai à la Depositaria, pour le changer en fonds de terre, ce qui de nos jours se fait continuellement ; je suis persuadé que vous me conseillerez toujours bien »

De cette terre-mère qui a abrité ses premières années, comme Nicolas est nostalgique ! Ce temps où Maria était une présence, certes lointaine, mais vigilante auprès de lui et de ses sœurs, comme il aimerait le revivre ! Il est au courant de la maladie qui touche sa mère et songe à se rapprocher d’elle, mais ni lui ni Agrippine ne font une apparition à Florence durant l’été 1850. Pourtant, s’il avait soupçonné que le pire allait se produire, certes le jeune Osterfeld serait venu en Toscane.


381 Souligné en pointillé dans la lettre originale.

382 Lettre du 29 mars 1848, en italien.

383 Lettre du 19 février 1848.

384 Lettre du 14 avril 1848, en italien.

385 A tout prix.

386 Lettre du 24 avril 1848.

387 Lettre de Lamporecchi au comte le 29 mars 1848.

388 Epoux de Loretta Parra, déjà rencontrée.

389 Probablement Léonid.

390 Le 11 mai 1849.

391 Le 12 décembre 1849.

392 Banque royale de Dépôts.