CHAPITRE 28

A Genève, les derniers rayons du soleil d’avril entrent par la fenêtre ouverte d’une chambre de l’hôtel de la Couronne. Ils caressent la vieille tête d’Ostermann-Tolstoï, installé dans un large fauteuil. Ce dernier attend avec impatience la visite du père Vassili Polissadov, ancien recteur de la paroisse orthodoxe russe auprès de l’ambassade à Berne. En 1848, l’église de Berne ayant été fermée pour des raisons politiques, le prêtre est obligé de se déplacer pour célébrer les Pâques et répondre aux besoins spirituels des orthodoxes de Suisse romande414.

A plusieurs reprises, Polissadov a rencontré le comte à Genève. Pierre Gavard, le valet de chambre du général, avait coutume d’aller au devant du prêtre en l’accueillant par ces mots :

« Monsieur le comte Ostermann a plusieurs fois envoyé quelqu’un pour savoir si vous étiez déjà arrivé. Il a demandé de vous faire passer chez lui dès votre arrivée ».

En 1851, apprenant que le vieux militaire s’était affaibli, l’homme de Dieu avait été d’accord de le confesser et de lui donner la communion dans sa chambre d’hôtel. Il admire l’attachement du général à la foi de ses ancêtres.

« Le comte Ostermann est ma vraie consolation à Genève », avait-il écrit à Constantin Stepanovitch Serbinovitch415. « Malgré l’affaiblissement, il a maintenu le jeûne pendant les jours de la Semaine Sainte et a accompli son devoir de chrétien comme un vrai orthodoxe. Il se plaint de ce qu’il est obligé de galoper à ‘des chevaux de poste’416, […] ‘Tu dois venir le Dimanche des Rameaux et officier ici toute la semaine, autrement je dois galoper’ ».

Oui, le prêtre a de l’affection pour le comte mais il regrette que ce dernier ne se soit pas complètement débarrassé de certaines étrangetés de caractère.

Pourquoi, lorsque des visiteurs lui demandaient quelles étaient ses occupations journalières, répondait-il : « Je tourne le dos au Mt. Blanc » ?

Pourquoi, se demande le prêtre, tandis que lui-même parlait à la fille du comte de la bataille de Kulm et du rôle que son père y avait joué, Ostermann avait-il déclaré : « Cessez mon cher de faire de la blague. C’est Dieu qui nous a aidés à vaincre les Français et moi je n’y suis pour rien », refusant de la sorte toute reconnaissance de ses propres exploits ? Pourquoi a-t-il acheté le portrait de la mère Robineau, vendeuse de poissons dotée d’une moustache et d’une barbe noire ? Même si le peintre Jean-Baptiste Bonjour en avait fait une œuvre pleine de réalisme et d’humour417, le comte aurait pu choisir un modèle plus élégant et raffiné.

Enfin, pourquoi lors du premier rendez-vous de Vassili Polissadov avec le général, celui-ci avait déclaré :

« Je n’aime pas les popes, mon frère, ils sont d’ailleurs des gens honnêtes. Qui a sauvé la Russie pendant le joug tartare ? Popes, moines, archimandrites, évêques. Lis mon cher l’histoire et tu verras que j’ai raison. »

Que pense Ostermann de la religion réformée et des pasteurs de Genève ? Curieusement, bien que ses enfants aient été élevés dans la religion protestante, le comte nomme « Tchoukhontsy » 418 ou « sans Christ » les protestants. Lorsqu’un jour le père Polissadov lui avait fait remarquer qu’à Berne il était prêtre de l’église auprès de l’ambassade, le vieux militaire avait répliqué :

« Dans l’ambassade ils sont tous des Tchoukhontsy, les Russes ne restent jamais longtemps là-bas. Et, s’ils y habitent, ce n’est pas à Berne mais à Interlaken ».

Quand on lui parle des catholiques, Ostermann dit que « La foi catholique a fait mourir la Pologne et qu’elle fera périr l’Autriche ».

Combien le général aimerait une église orthodoxe à Genève ! Il avait même dit à Polissadov qu’il serait prêt à verser la moitié de son propre argent pour son entretien. Ah ! Pouvoir assister à un service ! Baigner dans le faste de la liturgie de saint Jean Chrysostome et la beauté des cérémonies ! Se recueillir devant les icônes, substance pleine d’énergie divine que même le maréchal Koutouzoff avait implorée à la veille de la bataille de Borodino ! Exprimer sa foi en répétant indéfiniment : « Gospodi pomi-louï » 419 ! Entendre raisonner les chants du chœur, tantôt mélancoliques, tantôt d’une inoubliable allégresse ! Respirer le parfum de l’encens s’échappant de l’aspersoir balancé par le « diacone » ! Participer aux vigiles des Fêtes et s’écrier avec les fidèles dans la nuit de Pâques : « En vérité Il (le Christ) est ressuscité », avant d’échanger le triple baiser !

« Je le sais que le Grand Empereur ne peut pas donner une Chapelle pour chaque vagabond », dit-il souvent au prêtre. « Mais, pourquoi l’église de Berne ne pourrait-elle pas être transférée à Genève puisque la grande-duchesse Anna Fedorovna420 est plus souvent à Genève qu’à Elfenau ? »

Cependant, pour pratiquer son culte avec l’assemblée des fidèles, le comte devra attendre jusqu’en novembre 1854, quand l’église sera à nouveau ouverte et transférée à Genève dans une maison du quartier des Eaux-Vives421.

En vrai Russe, Ostermann-Tolstoï est hanté par l’idée de ses fautes qui, pense-t-il, ne peuvent être rachetées que par le Christ. D’ailleurs, lors de son voyage en Orient, ne s’était-il pas agenouillé dans le jardin de Gethsémani, sous les vieux oliviers ? Et sur le Golgotha, lieu où s’était dressée la croix de Jésus, ne s’était-il pas longuement prosterné ? Maintenant, à Genève, il lui arrive d’emmener ses visiteurs au cimetière du Petit-Saconnex. Un jour qu’il se faisait accompagner du père Polissadov, il désigna la tombe de son fils en disant :

« Et moi je serai couché à côté.

– Non, comte, nous ne laisserons pas à Genève l’honneur de posséder vos restes.

– A quoi cela sert à la Russie ? Je ne vaux rien déjà maintenant, qui aura besoin de mes restes après mon décès ? »

La comtesse Rosalie Rzewuska, en séjour dans la cité de Calvin, écrit dans ses Mémoires :

« Je voyais journellement le général et je pris pour lui une amitié fondée sur des rapports de tristesse. Il avait perdu son fils chéri. Une fois il m’engagea à aller en voiture avec lui au Petit Saconnex. Nous descendîmes au cimetière, le général m’indiqua le tombeau de son fils, mort à 27 ans à Paris et dont le corps avait été transporté à Genève.

– Tenez, me dit-il, en tirant de dessous son manteau une couronne d’immortelles, suspendez-la, vous valez mieux que moi. Et de grosses larmes sillonnaient ses joues. » 422

Depuis la mort de Nicolas, le comte est plus sensible, plus lucide, plus vulnérable. La perception de ses manques le ravage. N’a-t-il pas fait preuve de trop d’impatience devant l’indolence et la paresse de son fils qui révélaient peut-être un mal sournois, caché ? Ou, au contraire, a-t-il montré assez de fermeté envers cet enfant ? Ne s’est-il pas trop souvent déchargé de son rôle de père sur le tuteur de Florence, sur le maître de pension, sur les médecins et les précepteurs ?

Les années qui suivirent la mort de Nicolas et de Maria, le comte Ostermann les passera auprès d’Agrippine et de Charles en faisant de temps en temps un séjour à l’hôtel de la Couronne ou, lorsque les Léonid Galitzine s’y trouvent, à l’hôtel des Bergues.

Après leur mariage, les jeunes de Budé, restés quelques mois à Varembé auprès de Charlotte de Budé, mère de Charles, s’étaient installés au « Morillon » 423 où le comte les avait rejoints. Durant l’automne 1850, Agrippine et son mari avaient encore déménagé, cette fois-ci aux Pâquis, à nouveau accompagnés d’Ostermann. Cette même année le couple avait acheté aux enchères la campagne des Crêts424. Pendant les travaux de rénovation, ils avaient loué une villa proche, « Les Artichauts »425, toujours suivis du comte.

Les de Budé mènent grand train. Ils reçoivent ou sortent presque quotidiennement. Charles s’est même acheté une élégante calèche. Où vont-ils ? A des bals, des mariages, des dîners. Tout ce que Genève compte de personnes en vue et cultivées est accueilli chez les de Budé426. Parmi elles Pierre Prévost, les Villette, les Maurice de Sellon, Madame Turrettini. A cela s’ajoutent les nombreux membres de la famille de Charles427 et les étrangers de passage venant rendre hommage au général.

A la fin de septembre 1852, Fallmerayer reprend ses séjours à Genève et se félicite de l’accueil chaleureux reçu aux « Artichauts » :

« Je suis allé avec Hartmann428 rendre visite au vieux comte Ostermann et le soir, je l’ai passé dans le salon de Madame de Budé dans l’éclat d’une exquise société. Il y avait Monseigneur Franzani avec son Grand Vicaire, beaucoup d’hommes et de dames du voisinage ; souper, conversation, musique vocale et instrumentale. »

Et, le lendemain :

« Beaux, merveilleux moments ; avant midi nous sommes allés avec le comte rendre visite au lieu de repos de son fils Nicolas au cimetière du Petit Saconnex ; couronne d’immortelles, tristesse profonde et accablante. Comes [pour le comte] calcule à 6 % les intérêts passés de cette année » ! ! ! » 429

Invité quotidiennement aux « Artichauts », Fallmerayer y est reçu chaque fois de manière éblouissante. Le jour de son départ, on le prie de revenir bientôt tandis que les jeunes de Budé lui glissent à l’oreille : « on compte sur votre plume ». Que signifient ces mots ? Ne sont-ils pas un encouragement, presque un ordre adressé au professeur afin qu’il retrace les exploits du général Ostermann-Tolstoï à la bataille de Kulm ? De cette injonction va naître un article : « La bataille de Kulm, ou quatre jours de la vie du comte Ostermann-Tolstoï », que Fallmerayer terminera dans les mois qui suivront sa visite à Genève et qu’il fera paraître dans plusieurs journaux d’Allemagne.

En septembre 1853, le professeur fait un nouveau séjour dans la cité de Calvin. Il trouve le comte fort bien, à la fois serein et vif d’esprit. Il en est de même en 1854. Le vieux militaire est maintenant installé auprès d’Agrippine qu’il soutient de son amour de père. « Sa sollicitude paternelle s’était concentrée sur moi qui lui restait, [et] sur mes enfants. Son cœur s’était fait à cette vie de famille », écrira plus tard la jeune Madame de Budé à l’ex-tuteur. Toutefois, après la naissance de la petite Isabelle Eugénie, Agrippine a du mal à se relever de ses couches. Il faut dire que deux mois après l’arrivée du bébé, sa belle-mère, Charlotte de Budé, qui vivait auprès de son fils et de sa belle-fille, rendait le dernier soupir. Avec ce décès Agrippine revit d’autres morts, d’autres séparations dont on aurait dit qu’elles s’enchaînaient sous l’emprise d’un mauvais sort. La jeune femme sombre alors dans une prostration mélancolique. Poussé par le comte, Charles fait venir les docteurs Lombard et Bizot, ceux-là même qui avaient été au chevet de Charlotte de Budé. Recommandent-ils des bains, remèdes par excellence ? Il se pourrait, car selon les habitudes de l’époque, c’est cela même que préconisaient les médecins démunis devant les souffrances de l’âme. Pour alléger les douleurs que lui causent ses anciennes blessures, Ostermann-Tolstoï avait été lui-même un visiteur régulier des lieux de cure.

Agrippine est-elle heureuse avec Charles de Budé ? On en doute. Peut-elle se satisfaire d’un époux conventionnel, ennuyeux, si différent du comte et tellement prévisible dans ses déclarations ? Un homme pointilleux, qui ne sait pas la rassurer ni lui apporter le soutien qu’elle demande de manière impérative. Devant ses migraines et ses maux, il parle de choses et d’autres, pensant la distraire. Ou, gêné, il quitte la maison et s’en va déjeuner avec une connaissance. Il écrit de sa minuscule écriture d’innombrables courriers à des fournisseurs, cousins ou proches. Il se préoccupe du montant de la dot d’Agrippine, bloqué dans la Banque royale de Dépôts à Florence. A Lamporecchi il envoie de nombreuses lettres pour qu’il fasse parvenir à Genève la totalité des sommes placées en Toscane. Avec leurs intérêts. L’avocat n’est pas pressé : qui sait si le comte a donné son accord à cette demande ? De toute manière les autorités locales exigent une copie authentique du contrat de mariage d’Agrippine. Tout cela prend du temps. Charles discute, négocie, s’irrite, mais l’avocat tient bon. Enfin, après des échanges acides entre l’ex-tuteur et Monsieur de Budé, ce dernier recevra de Florence les sommes investies dans la Banque royale de Dépôts, ce qui lui permettra de régler les derniers travaux effectués aux « Crêts ».

Au fil des mois, le comte s’affaiblit. Son humeur est souvent morose. La guerre de Crimée, dont il suit les moindres déroulements, provoque son indignation. Commencée de manière inepte et en dépit du bon sens par le tsar Nicolas Ier, ivre de pouvoir, elle dure depuis deux ans, opposant les grandes puissances européennes à la Russie. Sébastopol, le plus gigantesque port de la mer Noire, est le lieu où s’affrontent les armées turques, anglaises et françaises d’une part, l’armée russe d’autre part. La ville, assiégée depuis une année, résiste héroïquement. Soudain, le 2 mars 1855, le tsar Nicolas Ier meurt d’une complication de grippe. Par loyauté envers son père, son fils Alexandre II n’ose mettre un terme à la guerre et tergiverse devant l’ultimatum que posent les alliés. Pourtant les pertes dans son armée sont immenses. A Genève, on vient d’apprendre que les Russes ont été obligés de quitter Sébastopol en flammes. Le comte s’en émeut. A tel point que dans les jours qui suivent, il sera trop faible pour recevoir le professeur Fallmerayer. Ce dernier reviendra une fois encore en juillet 1856 ; il trouvera Ostermann en meilleure forme que l’an passé.

Un mois plus tard, tandis qu’à Moscou toutes les cloches sonnent pour annoncer le couronnement du tsar Alexandre II, tandis que ce dernier reçoit la couronne garnie de diamants surmontée d’une croix, tandis que résonnent les merveilleux chants de joie dans la cathédrale de l’Assomption, le comte, installé sur une chaise longue devant la maison des Crêts face au lac et aux montagnes bleues, laisse ses regards errer vers les sommets blancs. Ses pensées s’envolent vers la Russie, son pays bien aimé. Y retournerait-il s’il en avait encore la force et vingt ans de moins, à présent que le tyrannique autocrate a été remplacé par son fils ? Ostermann soupire. En Russie, il y a longtemps qu’on a oublié Kulm et les héros des guerres napoléoniennes. Tous ses compagnons d’armes dorment de leur dernier sommeil dans la terre russe.

Pourtant, tout nostalgique qu’il soit, le comte se trouve bien à Genève. Aucune étiquette, aucun devoir, aucun compte à rendre. Une étonnante liberté. Ceux qui lui rendent visite acceptent son étrange accoutrement : sa robe de chambre turque, sa calotte grecque, ses pantoufles jaunes. Un portrait de lui peint d’une main d’amateur montre un homme âgé à l’expression désabusée, amère. Il tient un chapelet. Il a perdu toute superbe, tout autoritarisme. Le vieux militaire ne quitte guère sa chambre, d’ailleurs meublée de manière simple : un fauteuil appartenant à l’hôtel de la Couronne et qu’il faudra rendre plus tard, un grand tabouret que Léonid Galitzine avait chargé Charles de faire construire, une simple étagère comportant quelques anciens livres russes. A côté de son lit, sur un petit guéridon, se trouvent trois tabatières et une vieille montre gravée au nom de Nicolas. Quant à la garde-robe du comte, elle se réduit à quelques vêtements fort modestes.

Auprès d’Agrippine, seule Osterfeld et dernière enfant qui lui reste, le vieil homme se sent utile. Il l’écoute se plaindre, lui redonne courage, lui apporte un ou deux conseils et l’entoure de son affection. Ensemble ils évoquent le souvenir de Maria et de Florence. Le comte est le seul, hormis l’ex-tuteur, avec qui Madame de Budé peut encore parler de sa mère. Mais aux autres, est-elle capable de dire sa peine enfouie, les frustrations affectives qui ne se comblent pas et qui l’empêchent de construire sa personnalité de manière autonome ? Peut-elle avouer son angoisse de vivre ? Son immense besoin d’être entourée et protégée ? Ose-t-elle rappeler le souvenir de Catherine, cette sœur chérie qui lui donnait tant d’amour ? On en doute. Dans son entourage on ne parle pas de tels sujets. Ce serait discourtois. Plutôt se laisser guider par les conventions. Plutôt se laisser mourir d’ennui. Plutôt dire avec le corps ce qui chagrine le cœur.

En automne 1856, Monsieur Pélissier, premier médecin d’Ostermann, lui rend de nombreuses visites. Le second médecin, le docteur Gerlier, vient également de temps en temps. Mais le général ne semble pas se porter trop mal. Son esprit n’a pour ainsi dire pas vieilli. Son affection pour Agrippine et ses deux enfants est devenue plus évidente encore. « Mon amour filial et ma reconnaissance grandissaient tous les jours sous les bienfaits de ce regard paternel qui sera sans exemple », écrira plus tard Agrippine à Lamporecchi.

En 1857, après un mois de janvier froid et très humide, une haute couverture de brouillard flotte au-dessus de Genève, rendant chaque journée morne et grise. De nombreux corbeaux tournent au-dessus des Crêts. Quelques jours plus tard, voilà que se lève une bise polaire. Elle siffle sous les portes. Dans la chambre du comte, le valet Pierre Gavard ne cesse d’alimenter le poêle. Néanmoins, vers la fin du mois, Ostermann-Tolstoï est enrhumé. Ni le docteur Pélissier ni Agrippine ne semblent inquiets. Soudain, au commencement du mois de février, la santé du vieil homme se dégrade. Le catarrhe s’est transformé en toux. La fièvre monte. La respiration se fait de plus en plus difficile. Le 10 février, le docteur Lombard vient pour une consultation unique et diagnostique une paralysie des poumons. Dès ce moment-là, Agrippine ne quitte plus le chevet de son père, sauf pour passer brièvement auprès de la tante de Charles qui gît dans la chambre voisine dans un état d’extrême faiblesse. On ne peut rien pour elle. Ni pour le comte.

La veille, le 9 février, Son Altesse Sérénissime le grand-duc Michel, frère du tsar Alexandre II, s’est annoncé pour une visite au malade. Hélas, ce dernier n’est déjà plus en mesure de le recevoir. « Il ne put même jamais connaître cette dernière marque de sympathie du neveu de son ancien bienfaiteur »430. Le 11 février, à cinq heures cinquante du matin, le comte expire ; il est dans sa quatre-vingt-septième année. Quelques jours plus tard, Agrippine en avertit son ancien tuteur :

« J’ai eu la douloureuse mais consolante satisfaction d’être là à ce moment suprême, j’ai pu recueillir ses dernières paroles, ses dernières pensées où brillaient toujours l’affection et le dévouement paternel qui dominent cette âme depuis tant d’années ! Mon père est mort avec toute la résignation de son noble caractère, il a désiré recevoir les secours de sa religion et l’aumônier, qui est là depuis quelque temps et que mon père aimait et appréciait les lui a administrés ; ce lit de maladie et de mort où mon cœur se sentait déchiré d’une terrible épreuve, ne ressemblait cependant qu’à un adieu pour une autre patrie ! Hélas, c’est quand tout a été fini que je me suis sentie orpheline [et] qu’alors l’espérance et le courage qui m’avaient soutenue, m’ont abandonnée ».

Dans la même nuit, Charles perd sa tante qui succombe à un refroidissement et à diverses infirmités : « Nous étions tous les deux partagés entre deux lits de mort de parents bien-aimés et de véritables soutiens ».

Le comte est entouré de tous les usages de sa religion. Les offices des premiers jours sont conduits par les deux chantres de la chapelle russe, dans la chambre mortuaire : « des prières n’ont pas cessé de sanctifier ses dépouilles » 431. Par considération pour le nom d’Ostermann-Tolstoï et pour respecter ses habitudes de rétribuer largement ceux qui lui ont rendu service, Agrippine et Charles offrent des sommes non modestes à l’aumônier Pétroff, à chacun des chantres et au pasteur Viollier432 pour les pauvres de son église. Le 14 février, le héros de Kulm reçoit les derniers honneurs à la chapelle russe, avant d’être transporté en cortège jusqu’au cimetière. Sur le cercueil reposent plusieurs décorations militaires que le comte avait remises à sa fille.

« Comme la cloche de l’église du Petit Saconnex allait sonner deux heures, le modeste cimetière de la commune voyait passer sous sa porte funèbre un cercueil qu’ornaient deux couronnes de laurier, et devant lequel marchaient l’aumônier et deux desservants de la chapelle russe, psalmodiant des chants de mort et faisant fumer l’encens. Ce cercueil était suivi de tous les Russes de distinction domiciliés à Genève, de quelques amis du défunt ou de sa famille d’adoption, et de la population du Petit Saconnex, attirée par la nouveauté du spectacle. Chacun, à la vue de ces dépouilles mortelles qu’on allait rendre à la terre, se sentait l’âme pleine d’un recueillement profond, saisie de je ne sais quel sentiment mystérieux car ce corps inanimé n’était pas le corps d’un homme ordinaire ».433

Le jour même de la mort du comte, de l’ambassade de Russie à Berne parvient un télégramme envoyé par François d’Ochando à son beau-frère de Budé, avec l’ordre d’embaumer puis de faire transporter la dépouille mortelle d’Ostermann en Russie. Avec l’ordre aussi de remettre à Paul de Krüdener, chef de la Mission russe, tous les papiers du comte autres que les documents personnels. Le général Ostermann-Tolstoï n’a laissé aucune volonté écrite. A sa fille il a transmis tous les textes officiels émanant de Florence et traitant de son rôle de bienfaiteur envers les Osterfeld, de même que les rapports et mémoires du tuteur. Par ailleurs, on sait que le comte a brûlé sa correspondance. Disparues, les lettres de Maria. Celles d’Elisabeth Galitzine, son épouse. Disparues également les lettres que l’empereur Alexandre Ier lui aurait écrites. On a prétendu que le tsar ne serait pas mort à Taganrog mais qu’il se serait retiré du monde et qu’il aurait vécu en Sibérie sous le nom de Fédor Kouzmitch. On a aussi prétendu que le comte était au courant de ce mystère et qu’au moment du sacre d’Alexandre II en 1855, il lui aurait signalé par lettre que son oncle était encore en vie et qu’il devait lui demander la permission de régner. Enfin, le bruit courait qu’Alexandre II aurait donné réponse au général Ostermann-Tolstoï et que cette lettre aurait été détruite par le comte, ou soigneusement cachée par sa famille. Légendes ? Mythes ? Secret gardé par le général qui entretenait volontiers le mystère autour de sa personne ? Il se pourrait fort que Paul de Krüdener ait eu vent de ces rumeurs et qu’il espérât trouver quelques éclaircissements dans la correspondance du vieil homme.

En Russie, les trois neveux du comte ont pris la décision de faire transporter le corps d’Ostermann-Tolstoï dans le caveau de ses ancêtres à Krasnoé dans le gouvernement de Riazan, là même où il avait déjà enterré son bras gauche. C’est Léonid qui en fait la demande aux de Budé, mais Agrippine ne veut à aucun prix se séparer des restes de son père et les faire acheminer si loin de Genève. Il faut toute la force de persuasion de Léonid pour qu’elle finisse par y consentir :

« Vous n’avez pas besoin de me dire combien c’est pénible pour vous de laisser partir les restes mortels de votre père ; je le comprends très bien, et je compatis sincèrement à cette cruelle nécessité, et n’en admire que davantage la juste appréciation de votre décision de faire déposer sa dépouille dans son pays, qu’il a si bien servi et dont il est la gloire ».434

Mais qui va escorter le cercueil du comte Ostermann jusqu’à Varsovie, où il devra être remis au prince Alexandre Galitzine, l’aîné des neveux et directeur des postes435 ? Et de là, qui se chargera de transporter le corps jusqu’à Moscou puis aux environs de Riazan, ou se trouve le caveau des ancêtres Ostermann ? Le voyage est long et compliqué. Il faut traverser différents Etats d’Allemagne. Pierre Gavard, qui a servi le général pendant dix-sept ans et qui a encore tant de peine à quitter son maître, s’annonce pour accomplir cette difficile mission. Il insiste. Finalement, Charles cède à ses prières et obtient qu’il se fasse accompagner par l’un des chantres de la chapelle russe orthodoxe à Genève, Monsieur Weiss-Haas, instituteur et homme de toute confiance. Qui, de surcroît, parle allemand.

Le 30 mai à huit heures du matin, François Dimier, commissaire de police du deuxième arrondissement de la République et Canton de Genève, accompagné de l’huissier de police Duchevrens et de Messieurs les pasteurs Mayor et Pélissier, se rencontrent au cimetière du Petit-Saconnex pour veiller à l’exhumation du corps d’Ostermann-Tolstoï. Les fossoyeurs Blanchard et Voillet, après avoir retiré d’une fosse le cercueil en bois de chêne, déclarent, sur la foi du serment et par-devant Messieurs Charles de Budé, Jean Auguste Weiss-Haas, l’aumônier Pétroff de la Légation de Russie en Suisse, le maire du Petit-Saconnex Prévost Cayla, que le cercueil referme bien le corps du comte Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï. Après avoir soumis à l’examen les fermetures dudit cercueil et les avoir scellées à la cire rouge, les médecins le déclarent prêt à effectuer son voyage jusqu’en Russie, dans le gouvernement de Riazan.

Que sait-on de cet immense périple ? Le système ferroviaire en Allemagne se développe alors avec rapidité. Plusieurs villes sont déjà reliées par le train, mais de Genève à Zürich le convoi est obligé de se transporter en voiture. Et de là, en chemin de fer jusqu’à Lindau.

Le 3 juin 1857, Auguste Weiss-Haas écrit de Zürich à Charles de Budé :

« Nous avons fait un excellent voyage rien n’est arrivé. Les routes étaient bonnes, le temps était aussi favorable, quoiqu’il [ait plu] parfois un peu ; mais cela était plutôt un bien qu’un mal parce que la pluie ôtait la poussière […] Nous avons déjà chargé en chemin de fer pour Lindau ; nous partirons demain matin à 4 heures ; à 8 heures à Romanshorn ; à 10 heures à Lindau. Le convoi funèbre ne se pèse pas ; on charge le cercueil tel qu’il est […] A 11 heures [de] l’après-midi nous partirons de Lindau en voyageant toute la nuit nous arriverons vendredi soir à Leipzig, où nous coucherons ».

Leipzig ! Les deux convoyeurs savent-ils qu’il y a quarante-cinq ans, tout n’avait été que dévastation autour de cette ville ? Le chemin de fer traverse des paysages où s’est déroulée une des batailles les plus calamiteuses des guerres napoléoniennes. Un épouvantable carnage ! Une cinquantaine de villages incendiés, ou démolis ! Tous les chevaux et le bétail enlevés ou massacrés. Pendant des mois, de nombreux squelettes humains avaient traîné dans cette belle campagne, accompagnés de reliques de toutes sortes : vieilles couvertures, torches, guenilles, voitures inutilisables, harnais, boulets de canons, armes diverses.

De Berlin, deux routes s’offrent à Auguste Weiss-Haas et Pierre Gavard. Celle qui est conseillée par Léonid Galitzine va de Berlin à Hambourg où le cercueil serait emmené en bateau à vapeur jusqu’à Saint-Pétersbourg et, de là, par terre jusqu’à Riazan. L’autre voie consiste à traverser les plaines de Pologne, de Berlin à Varsovie. C’est probablement cette route que le convoi emprunte, utilisant principalement les chevaux de poste car peu de lignes ferroviaires existent. Le prince Alexandre Galitzine se trouve à Varsovie pour accueillir les restes de son oncle. En revanche, Valérien n’est pas arrivé dans cette ville, ainsi que nous l’apprend une lettre qu’il a envoyée de Moscou à Charles de Budé : « J’ai le regret de n’avoir pu rencontrer Mr. Weiss à Varsovie mais les distances sur notre pays sont si grandes que malgré toute ma diligence je n’ai pas [pu arriver à temps ?] »436. Jusqu’à sa rencontre avec Valérien, Pierre Gavard ne quittera pas le corps de son maître. Après, on ignore ce qui est advenu de la dépouille du comte. Le saura-t-on jamais ? Faut-il résoudre cette énigme ? Même au travers de la mort, Ostermann-Tolstoï ne livre pas son secret.


414 Voir « Les origines de la Cathédrale orthodoxe russe de Genève » par Ivan Grézine, sur le site : Orthodoxie. ch

415 Directeur de la chancellerie du Procureur général du Synode et homme de lettres.

416 C’est-à-dire de communier sans avoir assisté pendant six jours aux offices préalables.

417 Le portrait se trouve actuellement à la Maison Tavel à Genève.

418 Nom devenu péjoratif des Estoniens et des Finlandais.

419 Seigneur, aie pitié de nous !

420 Séparée du grand-duc Constantin Pavlovitch.

421 Cette maison de style XVIIIe sera plus tard démolie et reconstruite par Madame de la Rive à Genthod. Elle existe toujours et par une curieuse coïncidence, appartient aujourd’hui à un descendant d’Ostermann. L’église actuelle à la rue Toepffer sera construite et utilisée dès 1866.

422 Mémoires de la comtesse Rzewuska publiées par son arrière-petite-fille Giovannella Caetani Grenier, typ. Cuggiani, Rome, 1939.

423 Maison appartenant à Eugène de Budé, cousin germain de Charles.

424 Elle se trouvait au Petit-Saconnex.

425 Cette grande maison, à présent disparue et située aux environs des Cropettes, fut louée à Richard Wagner quelques années plus tard. C’est dans ce jardin que son domestique y avait enseveli le chien de son maître, au grand dam de Wagner qui fit exhumer le chien pour l’enterrer sous un arbre plus majestueux.

426 Voir leur liste en annexe à la fin de l’ouvrage.

427 On rappelle que son père a été marié quatre fois.

428 Un peintre connu à Genève.

429 Ostermann verse régulièrement une pension au professeur qui, dans son journal, se réjouit de l’augmentation des intérêts ajoutés.

430 Gustave Revilliod, éloge mortuaire.

431 Idem.

432 Pasteur au temple de Saconnex.

433 Gustave Revilliod, éloge mortuaire.

434 Lettre de Leonid à Agrippine, le 30 avril 1857.

435 D’après la loi russe, c’est Alexandre qui est maintenant porteur du nom et du titre.

436 Lettre du 29 juillet 1857.