Après le décès de ma mère, le portrait fut transporté chez moi et suspendu contre un mur de pierre. Je le connaissais bien, évidemment. Dans le salon de ma grand-mère, il était placé au-dessus d’une cheminée dont on allumait rarement le feu, de peur de l’endommager. Souvent j’avais posé des questions à son sujet : qui était cette jeune femme assise, un bébé sur les genoux, avec à sa droite une ravissante fillette et à sa gauche un garçonnet qu’on avait sans doute obligé à regarder fixement le peintre ? Pourquoi étaient-ils vêtus à la romaine ? Et que signifiait ce buste en bronze, inquiétant, posé sur un guéridon derrière la jeune mère ?
Ma grand-mère se dérobait toujours à mes questions. Et puis un jour, posant un doigt tordu par l’arthrite sur le bébé du tableau, elle murmura : « C’est ma grand-mère ! » Vraiment ? Difficile à croire que cette mignonne poupée de chair ait donné naissance, par la suite, à une grand-mère.
Si on devinait sans difficulté qui était la mère des enfants, on comprenait moins bien la place, dans la famille, de ce mystérieux personnage de bronze en arrière-plan, dont la silhouette se détachait à peine sur le fond presque noir. Ce n’est qu’en s’en approchant qu’on distinguait un beau visage, une expression hautaine et dédaigneuse, des traits accusés mais fins, un nez aquilin et un air d’autorité absolue. La tête d’un homme remarquable.
J’appris peu à peu qu’il se nommait Alexandre Ivanovitch Ostermann-Tolstoï1, qu’il avait été général des armées du tsar du temps de l’empereur Alexandre Ier de Russie, qu’il s’était battu contre Napoléon et qu’il avait perdu un bras à la bataille de Kulm, ce qui, en Russie, en a fait un héros. Sur sa vie militaire, on savait beaucoup de choses. Mais sur la jeune femme du tableau, personne n’avait la moindre information, si ce n’est qu’elle s’appelait Maria. A peine circulait-il quelques niaiseries à propos d’une liaison avec le général. A la fin de sa vie, ledit Ostermann-Tolstoï avait détruit sa correspondance. Il n’avait conservé qu’une liasse de papiers formant l’ensemble des archives familiales transmises à ma grand-mère peu avant sa mort. Rien n’encourageait à se lancer dans des recherches. Sauf l’attrait, persistant, d’un secret de famille.
Déjà avant la mort de ma mère, en 2004, je décidais de mener l’enquête. Mais par où commencer ? Et surtout, fallait-il commencer ? Puisque le général avait soigneusement brûlé sa correspondance, devais-je aller voir derrière la tenture ce qu’elle dissimulait ? En avais-je le droit, la permission ? Et puis, ce tableau dont j’avais hérité m’était-il confié pour que je remplisse une mission particulière ? Si oui, laquelle ? Celle de faire un peu de lumière sur une romance ancienne qui intriguait ma famille depuis longtemps ? Je n’allais tout de même pas compliquer mon existence pour satisfaire diverses curiosités, ça non ! Y avait-il une injustice à réparer, une tache à effacer ? Peut-être. Pourquoi l’expression « Ne dis pas » revenait-elle si souvent dans les conversations de ma grand-mère, de ma mère, de ma tante et de mon arrière-grand-mère aussi, m’avait-on dit ? Que fallait-il taire de génération en génération ? Avais-je envie de m’y intéresser ? N’aurais-je point le sentiment de profaner un tombeau, comme certains égyptologues découvrant la sépulture d’un pharaon ? Cet ancêtre russe était un mythe. Tout comme l’élue de son cœur. Tout comme leur amour. Un mythe se construisant sur un ensemble de mystères, devait-on les éclaircir ? Et risquer de les rendre non seulement explicites mais banals, ordinaires ?
Tandis que je me posais toutes ces questions en triant les papiers de ma mère après son décès, je tombai sur une grande enveloppe jaune. Elle contenait le croquis d’une urne funéraire qui renfermait, lisait-on, quelques cheveux d’une dénommée Maria Cresci. Des mots d’une affection extrême étaient dédiés à sa mémoire :
« La Mort nous a séparés avec une immense douleur mais l’Espoir de te revoir dans le Ciel me réconforte ».
En guise de signature, deux lettres : A.C.
Un autre document portait la mention suivante :
« Mémoire d’Amour et de Douleur placé dans le cloître de Santa Maria Novella à Florence sur le marbre recouvrant les cendres de Maria Cresci, née Pagliari de Rome ».
Suivait un poème adressé à cette Maria, « Ange de la Paix ».
Sur un morceau de papier ancien, il était noté que Maria Pagliari était la fille d’un certain Girolamo Pagliari, de Frascati, et qu’elle avait été mariée à un riche « Signor de Rome ». Donc c’est à Frascati et à Rome qu’il fallait d’abord se rendre pour approcher cette énigme. Accompagnée d’un jeune historien qui terminait ses études à Florence, je débarquai à Frascati, petite cité des environs de Rome, où il s’avéra que la plus grande partie des archives se trouvait dans la basilique San Pietro, érigée sur la place du village. Un prêtre à la mine peu engageante y vendait de non moins rébarbatives cartes postales. Il convint, d’un grognement, que la plupart des actes se trouvaient effectivement au-dessus de la sacristie. Après un moment de silence durant lequel j’espérai quelque geste constructif de sa part, il ajouta que lesdits actes n’étaient pas visibles, car non classés jusqu’à ce jour. J’eus beau faire valoir que je venais de Genève, que ma recherche était d’une importance nationale, que j’étais prête à me montrer généreuse envers son église, il écarta toutes mes raisons d’un signe de tête qui se transforma clairement en une fin de non-recevoir. Alors, un second prêtre à la mine sympathique et réjouie s’avança dans la sacristie :
« Pourquoi n’iriez-vous pas au cimetière ? C’est très vivant ! On y trouve beaucoup de parents et d’ancêtres. Je peux vous y mener. »
Plus tard, il ajoutera : « Mon frère ne connaît rien à l’Histoire, contrairement à moi. »
Il s’appelait Don Luis. Luis Jesus. Il venait du Brésil, aimait les êtres et les fleurs, et promit de nous ouvrir une prochaine fois les archives de la basilique, dût-il en passer par l’évêque. Dans le cimetière que nous atteignîmes grâce à son antique voiture, il sautillait entre les tombes. Nous ne trouvâmes aucun Pagliari, mais un mur recouvert de photographies jaunies montrant des morts de tous âges. Nous revîmes plusieurs fois Don Luis, toujours aussi chaleureux et souriant mais incapable de nous faire accéder aux documents de la basilique. Il fallut attendre deux ans qu’un aimable et courageux bibliophile, intéressé par les choses de l’Eglise, s’attelle à la remise en ordre des actes de baptême, de mariage et de décès des familles frascatanaises. Sans aucune rémunération. Juste par amour de sa petite ville.
Entre temps, il fallait avancer, poursuivre. Dans quelle direction ? Plusieurs en réalité.
Puisque Maria Pagliari-Cresci reposait dans l’église de Santa Maria Novella, je m’y rendis. Le cloître des morts était en travaux, les tombes recouvertes de poussière et de sable fin, l’éclairage inexistant. Les livres des offices entreposés dans le cloître de Santa Maria Novella ne révélaient aucune messe pour le repos de l’âme d’une Maria Pagliari-Cresci. Pour le moment, cette piste ne menait à rien.
Il fallait revenir au tableau. L’interroger. Alors, ces trois enfants, où étaient-ils nés ? Peu à peu me revinrent en mémoire les rares éclaircissements consentis par ma grand-mère : « Ces enfants ont grandi dans le palais Spinelli à Florence ». Aidée du jeune historien, je parcourus des mètres de microfilms aux Archives d’Etat de Florence : toutes les naissances dans la ville et dans ses environs entre 1820 et 1830. Sans succès.
J’épargne au lecteur la liste des démarches entreprises entre 2003 et 2005, les tentatives infructueuses et celles qui menèrent à de petits succès, livrant chaque fois de nouvelles informations. Par exemple, le nom de famille des enfants de Maria : Osterfeld. Puis celui de leur tuteur : l’avocat Ranieri Lamporecchi.
Finalement, je gagnai ma première grande bataille. Un coup de téléphone de l’historien de Florence m’apprit qu’il existait aux Archives d’Etat un ensemble non répertorié, dit « fonds Capei », qui contenait les comptes-rendus et les brouillons d’actes de l’avocat chevalier Lamporecchi.
– Venez de suite ! Certains documents pourront vous intéresser.
M’intéresser ? M’enflammer plutôt, me passionner, m’exalter ! Car il nous apparut bien vite que nous nous trouvions devant une découverte historique fabuleuse pour ma famille. Trois épais manuscrits, parmi des centaines d’autres, rassemblaient notes, brouillons, lettres et minutes échangés entre le comte Ostermann-Tolstoï et maître Lamporecchi, entre ce dernier et Maria Cresci-Pagliari, entre l’avocat et de nombreux personnages liés à l’enfance et à la vie des petits Osterfeld. Les documents s’étendaient sur plus de trente ans. Ils demandèrent des transcriptions fastidieuses et, pour la plupart d’entre eux, des traductions d’italien en français. Peu à peu, cependant, ils firent la lumière sur un passé jusque là inaccessible.
Un bonheur n’arrivant jamais seul, d’autres annales livrèrent bientôt leurs secrets : outre celles de la basilique, celles de la Commune et du Gouvernement de Frascati. A Rome, celles des Archives d’Etat, du Vicariat, de la Ville, du fonds des Notaires, celles de la Présidence des Notaires, des Congrégations du Bon Gouvernement, de la Direction générale de la Police, ainsi que du fonds de ses Archives secrètes. A Naples, on découvrit d’intéressants documents aux Archives d’Etat. Au Vatican, ceux du Secrétariat d’Etat. A Florence, outre le fonds Capei des Archives d’Etat, divers autres fonds fournirent de nouvelles pièces. Il est impossible dans cette préface de les mentionner tous, mis à part les « Tagebücher » ou journaux intimes de Jacob Philip Fallmerayer, ami proche du comte de 1831 à son décès : ils apportent leur lot de remarques sur la personnalité d’Ostermann et sur la relation qu’entretinrent les deux hommes. Ils ont été particulièrement utiles au chapitre 13 dans l’évocation du voyage en Orient d’Ostermann-Tolstoï.
Cet ouvrage ne prétend pas être une biographie du héros militaire russe. Il en existe quelques-unes, plus ou moins réussies, qui ont contourné comme elles pouvaient le manque d’informations sur la longue période séparant la bataille de Kulm et l’installation du comte à Genève. En cela, la découverte du fonds Capei a permis de combler une lacune importante dans l’histoire d’Ostermann-Tostoï, en entrouvrant également la porte de ses appartements privés – de sa vie familiale et sentimentale, tenue si longtemps secrète.
Mon espoir est que d’autres viennent compléter cet ouvrage, suivent certaines pistes encore inexplorées dans cet ensemble de recherches. Car il reste encore à découvrir.
Pour ma part, je crois pouvoir dire en toute honnêteté que je n’ai point pris de liberté avec les faits, tels que les documents, du moins, me les révélaient ou pouvaient me les faire supposer. Lorsque certaines sources se contredisaient, j’ai choisi celles qui me semblaient les plus crédibles. Mes quelques hardiesses concernent les sentiments des personnages. L’analyse graphologique minutieuse de leurs écritures, leur manière de raconter les faits, leur regard porté sur les choses, les événements mêmes de leur vie m’ont donné l’impression de les connaître de mieux en mieux au fil des lettres et des documents. Ainsi, au cours de ces huit années de recherches obstinées, ces deux énigmatiques figures d’un portrait de famille me sont réellement devenues des familiers. Sans rien perdre de leur mystère, Alexandre et Maria se sont finalement livrés à ma curiosité. Il me reste à souhaiter que leur histoire retienne votre intérêt.
1 L’orthographe d’Ostermann-Tolstoï varie selon les documents et selon les auteurs. L’orthographe française a été retenue dans le corps du texte, mais les variantes ont été conservées dans les citations.