« Je ne connais pas d’histoire plus bouleversante, qui nous saisisse, nous étreigne à ce point et nous laisse aussi désemparés, que celle de Bartleby telle que nous l’a rapportée Herman Melville. Une histoire qui porte à l’extrême la logique implacable du désespoir. Une histoire qui fait basculer tout langage dans le silence et précipite la pensée, progressivement prise de vertige, dans le vide », écrit J.-B. Pontalis avant de remarquer que le curieux personnage créé par Melville nous invite à multiplier les commentaires et les gloses. Comme si, « face à ce jeune homme que son mutisme rend inaccessible, il n’y avait d’autre recours que de multiplier les mots, de pousser toujours plus loin les analyses, pour tenter de saisir le secret de ce scribe, qui en viendra finalement à refuser même d’exécuter sa tâche de simple copiste, comme s’il nous fallait pour ne pas devenir à notre tour un Bartleby, écrire encore et encore, tracer des signes à même de recouvrir le silence1 ».
Herman Melville a trente-quatre ans lorsqu’il fait paraître Bartleby, le commis aux écritures en novembre et décembre 1853 dans le Putnam’s Monthly Magazine. Cette nouvelle fera partie du recueil Les Contes de la véranda (1856), parmi lesquels se trouvent Benito Cereno et Les Îles Enchantées. Il a derrière lui ce roman-monde, Moby Dick (1850), qui devait le rendre célèbre, mais bien plus tard, pas de son vivant – pas de quoi bien vivre de sa plume, en tout cas. En 1853, « Melville est épuisé par sept années d’un labeur ininterrompu, et très affecté par les échecs successifs de Moby Dick et de Pierre 2 ». Laissant la forme romanesque, et grâce à sa collaboration avec Putnam, il va réussir, tant bien que mal, à gagner un peu d’argent.
Les productions littéraires de Melville étaient jugées touffues et disparates. Conçu au départ comme simple récit de chasse à la baleine, Moby Dick devait vite bifurquer, dans la seconde version du texte, sur une sorte d’épopée homérique et shakespearienne dans laquelle le personnage du capitaine Achab, hanté par la poursuite de cette baleine blanche qui lui a arraché une jambe, donne au roman d’aventures maritimes la dimension colossale d’une quête métaphysique. De ce point de vue, Bartleby, l’histoire d’un gratte-papier obstiné, résolument claquemuré dans l’étude d’un homme de loi de Wall Street, semble incohérente par rapport aux romans maritimes précédents de Melville, qui résultaient de la vie exotique de leur auteur : lui-même embarqué à bord d’un navire baleinier à peine plus âgé de vingt ans, il devait, entre 1841 et 1844, bourlinguer à travers tout le Pacifique, des îles Marquises à Tahiti, en passant par les îles Galápagos qu’il décrira plus tard dans ses « Esquisses » des Îles Enchantées. Que vient faire ce huis clos réduit aux murs d’une étude new-yorkaise avec l’archipel fameux pour ses tortues géantes ?
Une amorce de réponse se trouve dans la Préface à Bartleby écrite en 1944 par l’écrivain argentin Jorge Luis Borges qui notait, entre Moby Dick et la nouvelle de 1853, « une affinité secrète et essentielle. Dans la première, la monomanie d’Achab perturbe et finalement anéantit tous les hommes du bateau ; dans la seconde le candide nihilisme de Bartleby contamine ses collègues et même le gentleman borné qui raconte son histoire et qui lui paye ses tâches imaginaires3 ». Dans les deux cas, un narrateur à la première personne, dont la neutralité apparente semble le garantir de toute contamination par les événements qu’il va raconter, se fait prendre au piège de la démesure du personnage principal : colossale, grandiose dans le cas de Achab, minimale, modeste dans le cas de Bartleby. Mais tous deux se caractérisent par « un isolement progressif et volontaire par rapport à l’humanité et aux valeurs humaines4 ». Ainsi l’homme de loi, qui dans les premières pages de la nouvelle se présente comme un homme mesuré, fiable, bien établi dans sa profession prospère, « un représentant de la loi qui a le plus haut sens des responsabilités éthico-juridiques et le manifeste à chaque instant avec une conscience très exigeante et le plus haut sens du devoir5 », se fait-il bientôt piéger par son commis, qui manie son « j’aimerais mieux pas » telle une arme contre tout ce qui nuit à son for intérieur – fort intérieur au sein duquel Bartleby, pâle personnage dont on connaît mal les antécédents, s’est soigneusement barricadé. Comme dans « Le cœur révélateur » d’Edgar Allan Poe (1843), le narrateur de Melville, lui aussi anonyme, entame son récit avec la ferme intention d’élucider le mystère par le parti pris de la vérité biographique. En réalité, il va se faire prendre lui-même par une narration dont il n’est pas seulement le sujet, mais aussi l’objet, au même titre que son commis, auquel il va s’identifier : « Bartleby et moi étions seuls », finit-il par admettre.
Un autre élément de réponse apparaît à travers la métaphore maritime utilisée par le narrateur à propos de son commis : « Mais il paraissait être seul, absolument seul au monde, épave abandonnée au milieu de l’océan Atlantique. » L’image ravive l’Épilogue de Moby Dick, dans lequel Ishmael se décrit comme le seul survivant du naufrage du Pequod, citant le livre de Job pour annoncer que s’il a survécu, c’est pour conter son histoire. Si Bartleby lui fait l’impression d’être une « épave abandonnée », à quel type de naufrage a-t-il donc pu échapper, sur ce que le narrateur appelle « le Mississippi de Broadway » ? La fin de Moby Dick est celle d’un « naufrage avec spectateur », pour reprendre l’image de Hans Blumenberg6. Or le narrateur assiste, lentement mais sûrement, au naufrage de Bartleby : cette épave abandonnée prend l’eau de toutes parts. Mais alors qu’Ishmael est le témoin impuissant de la perte du navire et de son équipage, l’homme de loi, ici, va tenter toutes les solutions possibles et imaginables pour lancer une bouée de sauvetage à son commis en train de se noyer sous ses yeux, jusqu’à lui proposer de l’emmener chez lui. Le problème vient en effet de ce que ce commis réfractaire semble s’accrocher à lui telle la moule à son rocher – ou plutôt, telle la tortue des Galápagos décrite dans Les Îles Enchantées : « Je les ai vues, au cours de leurs randonnées, se jeter héroïquement contre des roches et rester là indéfiniment, cognant, se démenant, s’arc-boutant dans le dessein de les déplacer et de poursuivre leur inflexible route. Leur malédiction suprême est cette pénible aspiration à la rectitude dans un monde semé d’embûches7. » Ainsi, par-delà les genres littéraires et les lieux géographiques, entre Wall Street et les Îles Enchantées, entre le commis aux écritures et la tortue, s’esquisse l’image commune d’un être à la fois handicapé et résolu, borné et intraitable, minimal et radical.
L’une des grandes questions qui agitent les lettres américaines, dans les années 1850, est précisément celle de leur fondation par rapport à une tradition qui n’existe pas encore. Herman Melville était conscient que « le centre du pouvoir culturel restait à Londres8 » : c’est d’ailleurs là que La Baleine paraît en octobre 1850 avant même l’édition américaine de Moby Dick. La rencontre entre Melville et Hawthorne, durant l’été 1850 dans la région des Berkshires, est décisive. Nathaniel Hawthorne (1804-1864) vient de publier La Lettre écarlate, qui le rendra célèbre. En 1846, il avait fait paraître un recueil de nouvelles, Mousses d’un vieux presbytère, dans lesquelles chaque histoire est comparée à la « mousse » de cet élément gothique par excellence qu’on trouve dans les lettres anglaises de la fin du XVIIIe ou du début du XIXe siècle. Ces romans étaient souvent conçus comme des romances faisant la part belle au fantastique et au surnaturel. C’est donc tout naturellement dans le Dickens gothique de La Maison d’Âpre-Vent (1853) que Melville va puiser le décor de Bartleby la même année9 : la Cour de la Chancellerie, l’univers clos de l’étude de l’homme de loi, ces « pittoresques employés10 » aux noms cocasses (Dindon, Pinces Coupantes, Biscuit au Gingembre), le pouvoir mortifère de la lettre, tout cela évoque l’univers dickensien, et son procès interminable qui projette son ombre spectrale sur des générations. Le nom même du bureau dans lequel, apprend-on à la fin de la nouvelle, Bartleby a précédemment tenu un emploi subalterne, suffit à dire à quel point le travail de commis aux écritures a, comme chez Dickens, partie liée avec la mort : Dead Letter Office. Ces lettres « au rebut » sont bel et bien des lettres mortes.
L’introduction à La Lettre écarlate intitulée « Le Bureau des douanes » avait cependant permis à Hawthorne de fonder une forme de gothique spécifiquement américain. C’est dans un recoin de ce bureau que le narrateur décrit comment, au milieu d’un vieux bric-à-brac, il a découvert un paquet fait de vieux parchemin, contenant les « reliques » d’une histoire ancienne – celle de la Lettre écarlate qu’il va bientôt raconter. Ainsi, même en Amérique, dans le Bureau des douanes11 du vieux port de Salem, on trouve des archives, des documents, des volumes, des lettres fondant les lettres américaines dans une histoire, récente certes, mais une histoire quand même. Le simple fait que la vie d’un modeste commis aux écritures puisse relever de la « littérature » suffit à donner au destin de Bartleby une dimension littéraire que la banalité de sa vie de bureau semblait exclure. En annonçant dès le début son programme d’écriture, le narrateur s’affiche comme écrivain, et par là même se pose en situation de double par rapport à son propre commis, scrivener en anglais, de la même racine que écrivain ou que scribe en français12.
Une trace du roman gothique apparaît aussi, transposée au décor new-yorkais, dans la description même de l’étude, dont la topographie semble raviver des images sombres d’enfermement et de profondeur : « vaste puits », « cavité », « grand mur de briques », « ombre », « énorme citerne », etc. On a souvent rapproché13 le texte de Melville du tableau d’Edward Hopper, Bureau dans une petite ville (1953) : entre le texte et le tableau, on trouve l’expression d’une même solitude de l’employé de bureau par rapport à l’architecture de la grande ville. Mais l’employé de Hopper a vue sur le ciel bleu, alors que Bartleby ne voit rien d’autre que le mur d’en face : « Bartleby, quant à lui, demeura debout à sa fenêtre, perdu dans une de ses rêveries les plus profondes, face à un mur aveugle. » Littéralement, dead-wall revery, « rêverie de mur mort », aussi mort que les lettres. Dans sa description quasi maniaque de l’agencement du bureau, le narrateur précise que la fenêtre de Bartleby n’a vue « sur rien » : le paravent derrière lequel il installe son commis comme pour le dissimuler à son regard et à celui des autres a tôt fait de ressembler à un mur derrière lequel il se retranche. Le décor en apparence moderne du bureau de l’homme de loi est structuré comme un espace gothique : puits, citerne, perspectives aveugles, cloisons, serrures, clés, tiroirs plus ou moins secrets installent un régime de la claustration et de l’enfermement que le nom même de la prison, Les Tombes, ne fera que confirmer14. Une série d’images liées à l’Antiquité conforte une représentation paradoxale de l’univers moderne, celui d’un New York en plein essor économique, urbain et démographique, comme relevant des civilisations disparues : si la Rome de Cicéron, les cités antiques de Petra ou de Carthage sont appelées ici en renfort, c’est, après Hawthorne, pour ancrer le Nouveau Monde dans la tradition de l’Ancien. Le destin tragique de Bartleby est ainsi comparé à « la dernière colonne d’un temple ruiné ». L’image finale des Tombes ravive « le caractère égyptien de la maçonnerie » : « On se serait cru au cœur des pyramides éternelles. »
Au beau milieu de la grande métropole, le commis se retranche derrière son paravent et s’y retire comme dans un « ermitage » : si Bartleby n’est pas simplement un excentrique, voire un fou égaré dans le monde moderne, mais un « ermite » ou un moine-copiste, alors point une certaine forme de sagesse que le narrateur, malgré toutes ses protestations, ne peut que respecter. Peu à peu, il ressent une forme de crainte mêlée à de la révérence face à ce « long recroquevillement hors du monde15 ». Associée qu’elle est aux civilisations défuntes, sa pâleur cadavérique l’apparente aux fantômes et aux revenants. Dès le début du récit, le nouveau commis, venu d’on ne sait où, est décrit comme « proprement mis mais livide », et dès lors le narrateur insistera à de nombreuses reprises sur sa pâleur spectrale. L’une des scènes les plus frappantes de la nouvelle est celle où, un dimanche matin, il décide de passer dans ses bureaux avant d’aller entendre un prédicateur à l’église de la Trinité. Quelle n’est pas sa stupéfaction, en insérant sa propre clé, de découvrir qu’une autre que la sienne y est déjà en place ! Le mystère de la pièce fermée de l’intérieur ravive ici encore les clichés du roman gothique16 et des histoires de fantômes, avec ses personnages séquestrés, enfermés à double tour dans des pièces aveugles. Melville a sans doute été inspiré par Un chant de Noël de Dickens (1843), où le bureau de la firme Scrooge & Marley, en pleine Cité de Londres, est propice à l’apparition des revenants : « La porte du bureau de Scrooge demeurait entrouverte afin qu’il pût avoir l’œil sur son commis qui, assis à côté dans une lugubre petite cellule, une espèce de citerne, était occupé à copier des lettres17. » Ici, c’est Bartleby qui s’est volontairement enfermé lui-même, un dimanche qui plus est : s’il produit « un effet si étrange », c’est parce que, véritable « apparition », il a pris la place de l’homme de loi, il en est devenu le double ou la doublure. Il est même plus : « C’est l’apparition d’une apparition18. » Henry James s’en souviendra dans sa nouvelle de fantômes « Le coin plaisant » (1908) : Spencer Brydon, le propriétaire d’une vieille maison destinée à être démolie pour faire place à un immeuble d’appartements en location, décide d’y séjourner afin de retrouver le « fantôme » d’une vie new-yorkaise passée, ce qu’il présente comme son alter ego. En plein cœur de New York, le gothique vient se loger au moment même où la ville devient moderne.
Le sous-titre premier de Bartleby, omis en 1856 du recueil des Contes de la véranda, était Une histoire de Wall Street. Ce quartier du sud de Manhattan n’était pas encore la place financière qu’on connaît aujourd’hui. Mais le choix de cette rue, littéralement « rue du mur », et l’imbrication des murs qui semblent se resserrer autour de l’étude de l’homme de loi, donnent une autre dimension à l’attitude de Bartleby19. Alors que le narrateur et ses clercs sont obsédés par la rentabilité financière de l’étude, le commis, lui, pratique la « résistance passive ». Résistance contre quoi ? « De par son inactivité, Bartleby représente un défi pâle et peu substantiel à l’encontre de son employeur, qui mène une vie aux fondations rationnelles et matérialistes », écrit John Seelye, qui remarque une « pâleur » spectrale commune à Bartleby et à la baleine blanche20. Alors que l’employeur, dans ce quartier des affaires, représente l’homo œconomicus caractérisé par son sens de la mesure et de la rationalité, « quelqu’un d’éminemment sûr21 », Bartleby, en refusant d’obéir à ses injonctions, vient gravement compromettre la marche de l’entreprise : il se met du même coup en marge du système économique ambiant. Faut-il voir dans son attitude une marque de sagesse, de la part de cet « ermite », face à la société capitaliste naissante ? Le narrateur nous dit, à propos de Dindon : « C’était un homme auquel la prospérité était préjudiciable. » Dans Les Possédés de Wall Street, Dominique Nora a décrit, dans le New York des années 1986-1987, le dérèglement d’un système dirigé par des raiders lançant des OPA sauvages, une « frénésie » de conquêtes financières risquant de déclencher un effondrement général22. La nouvelle de Melville ne pourrait-elle pas être lue comme un avertissement face à la mise en place d’une société fondée sur le profit, dont Bartleby aimerait mieux [ne] pas faire partie ? Un commis qui occupe les bureaux de son patron même le dimanche, refusant obstinément d’y travailler, voilà qui ressemble étrangement à ce qu’on appelle une grève. « Bartleby, ce gréviste de l’âme », disait de lui Jean-Louis Bory23.
On a beaucoup commenté et diversement traduit la fameuse formule de Bartleby, I would prefer not to. Alors que Pierre Leyris traduit par « Je préférerais pas », Maurice Blanchot propose, dans L’Écriture du désastre 24, « Je préférerais ne pas », et Maurice Ronet, dans son film de 1976, fait dire à Bartleby « Je préférerais ne pas le faire ». Récemment, Jérôme Vidal a proposé « Je préférerais m’abstenir25 », et Philippe Jaworski « Je ne préférerais pas26 ». Après Michèle Causse27, Pierre Goubert retient quant à lui, dans la présente édition, la formule « J’aimerais mieux pas », qui a le mérite de pouvoir être effectivement prononcée par un simple commis aux écritures.
Dans son essai, Gilles Deleuze insiste sur la forme négative du not to, « qui laisse interminé ce qu’elle repousse, lui confère un caractère radical, une sorte de fonction-limite. Sa reprise et son insistance la rendent d’autant plus insolite, tout entière. Murmurée d’une voix douce, patiente, atone, elle atteint à l’irrémissible, en formant un bloc inarticulé, un souffle unique28 ». Le paradoxe de cette formule tient bien au fait qu’elle est « ni une affirmation, ni une négation29 » :
J’AIMERAIS MIEUX PAS
Bartleby « ne refuse pas, mais n’accepte pas non plus, il s’avance et se retire dans cette avancée, il s’expose un peu dans un léger retrait de la parole30 ». La surprise de sa réponse aux ordres vient évidemment de ce double mouvement : « Bartleby ne refuse pas, il récuse seulement un non-préféré », dit encore Deleuze31. Cette « résistance passive » qu’oppose Bartleby à son employeur passe par cette forme d’oxymore repérée par J.-B. Pontalis comme la manifestation linguistique d’une « affirmation négative » : « Un non qui s’énonce d’une voix atone avec une incroyable insistance, une implacable mais toujours calme fermeté, un non qui aurait la douceur d’un oui consentant, un refus de céder à toute demande, qu’elle soit autoritaire, raisonnable, compréhensive, bienveillante ou même des plus affectueuses. Bartleby est intraitable32. » Supposons un instant que Bartleby, aux diverses injonctions dont il fait l’objet – examiner un simple papier, des copies, comparer des documents, faire un saut jusqu’à la poste, dans la pièce d’à côté pour appeler Pinces Coupantes, dire où il est né, dire quelque chose de lui-même, donner sa réponse, etc. – oppose un simple « non ». C’est probablement ce que son employeur attend de lui, ce qui lui permettrait de le congédier. Or « Bartleby ne dit pas non, il ne dit pas qu’il ne veut pas, il n’hésite pas davantage entre un oui et un non33 ». Sa formule n’est pas un refus pur et simple, c’est l’affirmation tranquille et résolue d’une négation : c’est d’elle que vient l’incroyable force de sa rébellion, expliquant que son interlocuteur, médusé, transformé en pilier de sel, finisse par céder du terrain, fuir son propre bureau et la grande ville pour se réfugier quelques jours dans le New Jersey, vivant tout ce temps dans son cabriolet. Son tour de force consiste à transformer son employeur, pourtant solidement installé à Wall Street, en créature errante ayant peur de son ombre. Giorgio Agamben y voit la manifestation de « la pensée en puissance », qui n’est autre que la puissance de la pensée34.
Ce « souffle unique » analysé par Deleuze possède aussi un effet, comme on dit d’une bombe, dans le langage. C’est là qu’il cause peut-être ses plus graves ravages. On compte douze occurrences de « J’aimerais mieux pas » dans la bouche du scribe, deux « J’aime mieux pas », un « j’aime mieux ne pas vous donner de réponse ». Or la fameuse formule essaime ailleurs que dans la bouche de Bartleby. Avant même que le commis apparaisse, le narrateur utilise des formulations voisines pour décrire ses autres employés. Ainsi à propos de Dindon, qui lorsque son employeur lui suggère de rentrer chez lui se reposer l’après-midi, refuse poliment mais sûrement : « Je voyais bien qu’il ne partirait pas » (go he would not). Ou bien encore : « Bref, le fond de l’affaire était que Pinces Coupantes ne savait pas ce qu’il voulait » (knew not what he wanted). Les deux formules, appliquées qu’elles sont à deux employés pour le moins irréguliers et fantasques, fonctionnent comme matrices pour la formule de Bartleby, qui vient les cristalliser. Lorsque celui-ci la brandit pour la première fois, l’employeur incrédule ne fait que la répéter : « J’aimerais mieux pas ? dis-je en écho. » Dès lors, on compte une dizaine d’occurrences de la formule dans sa bouche et celle de ses employés, comme s’ils étaient eux-mêmes contaminés par le langage de l’autre. Ainsi Pinces Coupantes, suscitant ce commentaire : « Je me dis qu’assurément il me fallait me débarrasser d’un dément qui avait déjà jusqu’à un certain point gâté la langue, sinon tourné la tête, de mes clercs et de leur patron. » Si la formule énigmatique de Bartleby est dévastatrice, ce n’est pas seulement parce qu’elle installe une résistance passive défiant les lois du commerce et du travail, mais qu’elle subvertit la langue commune, et donc le sens commun. Peu à peu, l’employeur et ses trois commis se mettent à parler comme Bartleby, ouvrant la porte à ce que Maurice Blanchot appelle « l’abnégation reçue comme l’abandon du moi, le délaissement de l’identité, le refus de soi qui ne se crispe pas sur le refus, mais ouvre à la défaillance, à la perte d’être, à la pensée35 ».
Un homme étrange venu d’où on ne sait, dont on se demande perpétuellement qui il est, associé à l’Antiquité égyptienne, avivant chez son prochain un mélange de détestation et d’humanité, voilà qui fait de Bartleby, selon Deleuze, « le nouveau Christ ou notre frère à tous36 ». L’arrivée de Bartleby dans le bureau est bien présentée comme un « avènement » (advent), voire une annonciation. Face à l’exigence de résultats et à l’appât du gain, l’homme de loi retrouve, grâce à lui, les vertus chrétiennes par excellence que sont le pardon, la charité, l’amour du prochain, « le lien d’une commune humanité ». D’où le dernier mot de la nouvelle.
Dans les années 1850, les lettres américaines durent faire face à la question difficile du copyright : alors même qu’ils étaient publiés en Angleterre, les auteurs américains ne bénéficiaient pas de la même protection que leurs homologues britanniques, et Melville écrivait dans un contexte juridique compliqué37. Faut-il voir dans Bartleby une image de l’écrivain confronté à la notion même de « copie », à la fois sur le plan juridique et littéraire ?
La thèse développée par le romancier espagnol Enrique Vila-Matas dans Bartleby et compagnie est que le commis aux écritures de Melville est le premier d’une longue liste d’écrivains réels ou fictifs qui préfèrent « dire non » plutôt qu’écrire : « Les littératures contemporaines subissent comme un mal endémique cette pulsion négative ou cette attirance envers le néant, qui empêche en apparence certains auteurs littéraires de le devenir jamais38. » Selon lui, le « syndrome de Bartleby » serait une forme de pathologie littéraire liée à la prise de conscience que le langage et les mots sont foncièrement insuffisants pour exprimer quoi que ce soit, et qu’il vaut mieux se réfugier dans le silence et la retraite plutôt que de tenter une entreprise vouée à l’échec : « pulsion négative » ou « attirance envers le néant » qui fait partie d’une « littérature du Refus39 » touchant aussi bien Hugo von Hoffmannsthal et son Lord Chandos, les personnages de Samuel Beckett, de Jorge Luis Borges (dont le Pierre Ménard copie le Don Quichotte de Cervantès), J. D. Salinger, et bien sûr, au premier chef, Franz Kafka avec son personnage de célibataire, auquel Deleuze a comparé Bartleby. Le même Borges, dans sa Préface, écrit que Bartleby commence comme du Dickens pour s’achever dans du Kafka. A priori séduisante, cette lecture laisse pourtant beaucoup de côté. D’abord, le fait que la formule de Bartleby est plus, comme dit J.-B. Pontalis, une « affirmation négative », qu’un Refus catégorique. Ensuite, si l’on admet que le « commis aux écritures » fait figure d’écrivain qui se distingue, au début, par sa fringale de copie, on peut lire son désir de ne pas copier comme l’affirmation tranquille, « intraitable » selon Pontalis, de ne plus copier. Si l’on transpose cette problématique aux lettres américaines des années 1850, confrontées qu’elles sont au double problème du copyright anglais et de l’influence anglaise, ne peut-on pas avancer l’idée que le scrivener constitue une image de Melville souhaitant s’affranchir de ses modèles pour déboucher sur un autre espace littéraire, quitte à décontenancer ses contemporains ?
« Or vous savez que Bartleby meurt sans que son secret ou que le sens caché, s’il y en avait un, de sa réponse sans réponse soit jamais levé, ni que soit levé, chose non moins intéressante pour nous, le secret, s’il y en avait un, de la chose littéraire, de cet événement littéraire et de récit fictif confié par Melville à un homme de loi…40 » C’est face à l’écriture conçue jusqu’alors comme copie des modèles antérieurs que Bartleby et l’homme de loi se retrouvent seuls – mais en miroir. Si Bartleby refuse de copier, puis renonce à écrire, c’est parce qu’il ne veut plus qu’un écrivain américain soit « commis aux écritures » : ce faisant, il permet à son double légal, celui qui maîtrise la législation du copyright, de prendre la plume à son tour. Selon Derrida, c’est bien Bartleby qui fait parler l’homme de loi qui n’a de cesse que de vouloir le faire parler. Ou comme le dit très bien Agamben : « En tant que scribe qui a cessé d’écrire, il est la figure extrême du rien dont procède toute création et, en même temps, la plus implacable revendication de ce rien comme pure et absolue puissance. Le copiste est devenu sa tablette à écrire, il n’est désormais rien d’autre que sa propre feuille blanche41. » C’est bien le narrateur anonyme qui est le personnage central42 de Bartleby. Si l’un meurt à la copie, c’est pour que l’autre, encore sans nom, accède à l’écriture.
Jean-Pierre NAUGRETTE