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1
introduction - L'Europe mal aimée
Pour la première fois depuis la création de la CEE puis de l'UE, le public s'interroge : « À quoi sert l'Europe ? », allant jusqu'à penser : « Ne pourrait-on s'en passer ? ». Certains répondent qu'on serait plus tranquille, chacun chez soi, sans ce « grand machin supranational » qui n'engendre que des frais et des désagréments. On a l'impression qu'un tabou est tombé et que tout peut être remis à plat. L'Europe est devenue un sujet ennuyeux.
On ne sait pas très bien comment on va s'en sortir.
Premier symptôme : l'Europe ne provoque pas d'émotions. Est-ce que l'hymne européen emprunté à Beethoven nous émeut comme La Marseillaise, le Deutschlandlied, le God Save the Queen et autres ? Le drapeau bleu étoilé nous fait-il vibrer autant que les drapeaux tricolores allemand ou français ou que l'Union Jack ?
... mais aussi par un élément de politique extérieure : la perspective d'adhésion de la Turquie à l'UE qu'on a évoquée très inopportunément peu avant le référendum et que 80 % des Français désapprouvent.
En situation normale, les peuples laissent parler leur instinct. Ils pressentent bien que notre continent, son climat tempéré, sa douceur de vivre, sa civilisation et son confort ont toujours fait l'objet de convoitises. Deux puissances extérieures ont tenté de s'en emparer : les Arabes d'abord, les Turcs ensuite.
Mais ce sont des petits États. Je doute qu'ils puissent dégager à eux seuls le dynamisme nécessaire pour relancer le char européen.
À l'automne 2004, Angela Merkel encore dans l'opposition m'avait parlé des « États gourmands » qui sont disposés à accepter des réformes allant nettement plus loin que les nôtres. « Leur population, disait-elle, est prête à aller au-devant des difficultés afin de mieux les maîtriser par la suite, alors que les pays qui ont déjà atteint un certain niveau de prospérité, comme l'Allemagne et la France, ont plus de mal à s'engager sur la voie du changement. À cet égard, ajoutait-elle, la France comme l'Allemagne manquent de courage. » Selon elle, nous sommes des pays « rassasiés ».
Des pays importants ne misent plus sur l'Europe. Il est souvent question d'une « re-nationalisation ». Il y a des signes de retour en arrière ou de stagnation de l'Europe qui passent presque inaperçus mais qui ne trompent pas. Ainsi la Poste allemande a-t-elle relevé sans crier gare à 70 centimes au cours de l'été 2005 l'affranchissement des lettres à destination des pays de l'Union européenne.
L'augmentation du coût de la vie, souvent attribuée à tort à l'euro, n'a rien arrangé. Certains commerçants ont profité de l'arrivée de l'euro pour arrondir leurs prix vers le haut.
Je ne suis pas sûr que les gens s'en rendent compte et beaucoup refusent d'en prendre conscience.
Cela ne changera rien au fait que dans deux pays on ne peut plus soumettre à un nouveau référendum le même texte ni le faire ratifier par les parlements. J'ai demandé à Angela Merkel, peu de jours avant le début de la présidence allemande de l'Union européenne du premier trimestre 2007, quels étaient ses projets. « Le problème n'est nullement reporté aux calendes grecques », m'a répondu la chancelière. Arrêtée sous la présidence autrichienne au premier trimestre 2006 en accord avec la France, la programmation est claire : la question sera réglée lors de la présidence française au deuxième semestre 2008. Il nous faut une solution avant les élections européennes de 2009, d'autant qu'on devra à ce moment-là réorganiser la Commission. La réflexion part de propositions de l'Allemagne de juin 2007.
J'en reviens à notre dilemme : une majorité des pays d'Europe ont ratifié la Constitution européenne mais il fallait l'unanimité. Après l'échec de la Constitution, personne n'a eu la force de trancher ce nœud gordien.
Seulement, l'aversion envers Bruxelles va croissant. On caricature la bureaucratie européenne, on l'accuse de s'ingérer dans la vie quotidienne et de vouloir régler des détails auxquels elle ne comprend rien, d'étouffer les entreprises par des carcans et d'engendrer du chômage, et enfin de coûter cher.
Mais qui dit bureaucratie, dit gaspillages et embouteillages. Plus une organisation, une entreprise est grande, plus elle s'alourdit, s'ankylose, dilapide. S'ajoute à cela que la Commission et ses annexes dans les États membres produisent beaucoup de papiers traduits en plus de vingt langues, que personne ne lit mais qui coûtent très cher.
Vous disiez que la majorité des « non » lors du référendum européen a été motivée par diverses raisons de politique intérieure. Pouvez-vous préciser ?
Le malaise social et la peur du chômage ont été manipulés par l'extrême gauche, tandis qu'à l'extrême droite les adversaires de l'Europe faisaient croire que la France pouvait faire cavalier seul comme sous Louis XIV ou Napoléon Ier.
Une petite « guerre froide » a opposé l'Europe de l'Ouest à l'Europe de l'Est. Jacques Chirac avait mis en cause les pays de l'Europe de l'Est qui avaient signé avec les Britanniques une lettre de soutien à la politique du président George W. Bush en Irak, parlant de leur « mauvaise éducation » et lançant qu'« ils auraient mieux fait de se taire ». D'un autre côté, la relation Blair/Schröder s'était également dégradée, et entre Londres et Paris le torchon brûlait. Au moment du référendum, en 2005, nous étions en présence d'une Europe éclatée.
Peut-être aussi le président Chirac n'était-il pas le bon porte-drapeau européen. Il ne passe pas pour un Européen authentique. S'ajoute à cela qu'une partie des socialistes ont voté « non » afin de ne pas lui faire le cadeau d'un « oui ».
Chirac est un joueur, un vrai Français qui aime les coups d'éclat. D'aucuns ont imaginé aussi qu'il avait proposé l'adoption de ce texte par référendum en pensant qu'il serait rejeté et qu'ainsi son parti n'endosserait pas la responsabilité de l'échec de l'Europe.
On a dit après coup que ce référendum sur l'Europe lui était apparu comme un levier susceptible de diviser le Parti socialiste et de lui aliéner les communistes et l'extrême gauche, unanimement hostiles à l'Europe. Avait-il vraiment prévu cette embrouille à gauche ?
Qu'on le veuille ou non, la civilisation technologique progresse. Or, la politique de l'autruche est passée à gauche. Les syndicats et les partis de gauche, les syndicats étudiants aussi, cherchent à enfermer le pays dans un cocon douillet et protecteur où l'on se partagera les restes de la croissance passée. Ce rejet du monde moderne n'est-il pas un symptôme de décadence ?
Toujours est-il que, plus le temps avance, moins un nouveau référendum sur une constitution européenne simplifiée et clarifiée aurait des chances d'aboutir en France.
Parmi les grandes décisions de son premier septennat, il y a la réduction du mandat présidentiel à cinq ans. Qu'en pensez-vous ?
À condition qu'on ait un bon président. Si l'on est content de lui, on peut le réélire pour une nouvelle magistrature de cinq ans.
Selon la devise de votre maison : « Ne pas tirer, c'est aussi manquer la cible » ?
Montesquieu a dit que « les lois inutiles affaiblissent la loi ».
Le mot « constitution » a fait peur aussi aux gens. Ils se sont dit que nos constitutions nationales seraient caduques et qu'on créerait un super État que nous ne pourrions pas contrôler.
Après l'échec de la Constitution dans deux pays, la maladie de l'Europe n'a cessé de s'aggraver au long de l'été et de l'automne 2005. Jacques Chirac défendait mordicus le financement de la Politique agricole commune (Pac), en s'opposant à Tony Blair qui s'accrochait à la « ristourne » britannique. L'opinion pouvait en déduire que l'Europe n'est qu'une affaire de gros sous et que les États membres se chamaillent comme des chiffonniers.
L'Allemagne n'est pas au bout de ses peines. La coalition gouvernementale allemande des deux grands partis, de droite et de gauche, passe plus de temps en chamailleries qu'à élaborer des décisions.
Ne craignez-vous pas que ce coup de frein résultant du « non » franco-néerlandais ne dope les milieux hostiles à l'Europe et n'enclenche une réaction en chaîne menant à la désintégration ?
Je précise que cette région du Haut-Adige que les Autrichiens et les Allemands appellent le Tyrol du Sud est en majorité germanophone, mais qu'elle a été cédée à l'Italie après la guerre. Le Parti du Tyrol du Sud est, comme son nom l'indique, favorable au rattachement à l'Autriche.
PREMIÈRE PARTIE - SAUVÉE DU SUICIDE
Chapitre premier - L'ère des massacres
D'où vient l'Europe et jusqu'où peut-elle aller ? Telles sont, me semble-t-il, les questions par lesquelles il faut commencer. L'Europe dans le temps, dans le passé et l'avenir, et dans l'espace, c'est-à-dire face aux puissances qui l'entourent dans un monde de plus en plus connecté par les réseaux de télécommunication, les échanges commerciaux et les transferts financiers, ainsi que par les transports aériens.
Mais cette Europe croit-elle encore à son avenir ?
Les terribles guerres que nous nous sommes livrées n'ont pas arrangé la réputation de l'Europe. Nous assumons un lourd héritage. Comment se fait-il que notre continent ait été, en fin de compte, le plus belliciste de tous ?
Cela dit, l'Europe a vécu une immense période au cours de laquelle, pour reprendre le mot de Clausewitz, « la guerre était de la politique continuée avec d'autres moyens », une ère qui aurait pris fin en 1945 s'il n'y avait eu les guerres de décolonisation...
Mais le xixe siècle passe pour avoir connu une paix relative, due essentiellement à l'habileté de Metternich et de Talleyrand qui avaient édifié ce qu'on a pu appeler l'« équilibre européen ».
Ce fut le commencement de la fin de l'Empire austro-hongrois. Désormais, il n'y avait plus qu'un empereur d'Autriche, un Kaiser, et un roi de Hongrie , un König, réunis en une personne. La monarchie impériale était née.
Certains affirment que l'Autriche-Hongrie était avant la Première Guerre mondiale dans un tel état de désagrégation que la catastrophe était inéluctable, que, depuis la fin du xixe siècle, elle était tombée si bas que c'est par sa faute que tous les malheurs qui ont suivi sont arrivés. L'Autriche était-elle vraiment en mauvaise posture à ce moment-là ?
N'est-elle pas parfois flatteuse, comme cette phrase par laquelle Musil fait le plus bel éloge funèbre qui soit de l'Autriche-Hongrie : « Elle est morte parce qu'elle avait trop de génies. »
Des historiens reprochent à votre père une lettre adressée en août 1917 à l'empereur Guillaume de Prusse, avant la douzième bataille d'Isonzo, dans laquelle il demandait de lui « fournir de l'artillerie allemande, de l'artillerie lourde surtout [...] en appui bienvenu sur le front italien ». Est-ce que cela ne contredit pas sa volonté de paix ?
Et sans doute votre famille aurait-elle pu rester à la tête de la double monarchie si la négociation avait réussi. Votre père avait-il associé votre mère à ces efforts de rétablissement de la paix ?
Cette guerre souhaitée par les Prussiens ou Allemands et les Russes, plus que par les Autrichiens et les Hongrois, plaçait votre mère entre deux feux. L'état-major allemand a ressenti les démarches de votre père en faveur d'un armistice avec la Triple Entente comme inspirées par « la Bourbon » ou « la Française », comme on appelait votre mère dans les milieux militaires prussiens, donc comme une trahison.
Toujours est-il que les Allemands pouvaient se sentir circonvenus ou contournés par ces offensives diplomatiques. Après l'échec de l'offensive austro-hongroise contre les Italiens à Piave, en juin 1918, l'état-major allemand, autour de Ludendorff, accusa votre mère d'avoir trahi.
Revenons à Musil. Son analyse était donc très éloignée des réalités politiques ?
Briand et Lyautey ont donc tenté de changer le cours de l'Histoire ?
Peut-on qualifier l'Autriche de « nation victime » ? C'est un peu une tendance dans cette république alpine...
Malgré les principes de décentralisation de l'Empire et les compromis passés entre ses différents groupes ethniques et culturels, la double monarchie n'avait-elle pas atteint des dimensions telles qu'elle était devenue ingérable ? Les 8 millions d'Autrichiens pouvaient-ils contrôler et gouverner les 20 millions de Slaves de l'Empire ? Les processus de démocratisation ne risquaient-ils pas de saper l'autorité de la couronne ? Des puissances extérieures, dont la Russie, ne travaillaient-elles pas les mouvements séparatistes pour provoquer un morcellement ? D'où cette inquiétude et cette nervosité qui régnaient à Vienne. Et il a suffi des balles d'un meurtrier à Sarajevo pour sonner le glas du plus européen de tous les empires.
Vous avez poursuivi après 1945 l'œuvre de paix et de conciliation dans l'esprit de votre père. Vous avez eu la chance de voir la faillite de l'empire soviétique, ouvrant aux Européens les portes du rideau de fer, alors que l'Europe occidentale et les Américains craignaient encore les missiles balistiques du Kremlin. Sur toutes ces ruines, vous avez contribué à édifier l'Europe unifiée.
Chapitre ii - La guerre revient
Je voudrais revenir avec vous sur la manière dont les deux grandes guerres du xxe siècle ont été déclarées. Beaucoup de gens en attribuent encore la responsabilité à l'Autriche et aux Habsbourg. N'avez-vous pas été un témoin privilégié de leur déclenchement ?
Chez nous, on attribuait les deux guerres mondiales à la Prusse du Kaiser et à l'Allemagne de Hitler. Pour vous, la Russie fut le détonateur des guerres passées et elle reste le dernier danger potentiel de conflit armé sur le continent. Votre hostilité à la Russie remonte-t-elle à l'époque où le tsar était le rival de l'empereur d'Autriche ?
Au début du xxe siècle, donc, la Russie a derechef changé de camp. Elle est l'alliée de la France et de la Grande-Bretagne contre la Prusse et l'Autriche, elle soutient les Serbes et jouera un certain rôle dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale qui sera la source de tous les malheurs. Est-ce ainsi que vous voyez les choses ?
Alors, qui a déclenché la Première Guerre mondiale, sinon les Autrichiens ?
En fait, l'ambiance était à la guerre en Europe. Les Français, eux, voulaient récupérer l'Alsace et la Lorraine.
Avez-vous consulté les études qui leur ont été consacrées ?
Selon vous, on ne peut donc attribuer la guerre de 1914-18 à l'assassinat de François-Ferdinand en juin 1914 à Sarajevo ?
La marche à la Seconde Guerre mondiale était-elle inscrite dans la Première Guerre dont les poilus français avaient cru qu'elle serait « la der des ders » ?
Tito était-il Tito ? Son passé restera un mystère. N'a-t-on pas dit que le maréchal Tito qui a gouverné la Yougoslavie après la guerre n'était pas le vrai Tito, que celui-ci avait péri dans un bombardement et qu'on lui avait substitué un sosie ? On disait Tito croate, mais, récemment, un homme originaire d'un village voisin de celui dans lequel était prétendument né Tito m'a assuré que le prédécesseur de Milosevic à la tête de la Yougoslavie s'était avéré, lors d'une visite en Croatie, incapable de comprendre le patois de sa région, dont il n'avait d'ailleurs pas du tout l'accent. Cet homme, un chauffeur de taxi de Stuttgart, m'a paru sincère. D'autres personnes m'ont dit que Tito était d'origine slovène.
Le sol que vous fouliez à l'époque était extrêmement friable. Il était inimaginable qu'un jour une Union européenne verrait la réconciliation franco-allemande, ainsi que le retour de l'Espagne au cœur de l'Europe.
Chapitre iii - Bras de fer avec Hitler
Vous avez vécu cette époque sur le fil du rasoir. Un faux pas et vous étiez perdu. Comment expliquer que tant de gens aient succombé à l'hitlérisme ?
En fait, vous aviez été condamné à mort par les nationaux-socialistes et non par la Gestapo qui, à l'époque où se passèrent ces faits, faisait encore partie de l'appareil d'État et n'existait pas encore sous sa pire forme.
Vous vous êtes intéressé à ce phénomène ?
Qu'avez-vous fait en quittant Berlin ?
Connaissiez-vous ce Gerlich que les nazis venaient d'assassiner ?
Étant un paria à un double titre, exilé par les Autrichiens et poursuivi par les Allemands, aviez-vous encore le moindre poids politique ?
Schuschnigg n'a pas résisté comme vous l'auriez souhaité.
Avez-vous demandé à Schuschnigg de vous rendre la couronne ?
Des membres de votre famille furent-ils poursuivis ?
Et les juifs autrichiens ?
Chapitre iv - Sauver des vies, sauver l'Autriche
Avant même que la guerre éclate, vous vous étiez réfugié en France. Traqué par la police hitlérienne, exilé ensuite, vous avez vu, la rage au cœur, les bottes nazies piétiner l'héritage de votre famille, ainsi que la liberté et l'identité des peuples européens. On connaît la suite : votre fuite au Portugal puis aux États-Unis.
À ce moment-là, vous avez tout tenté pour sauver des juifs des griffes de l'Allemagne nazie.
Y avait-il parmi elles des célébrités ?
Les juifs avaient joué un rôle important dans la culture et l'économie autrichiennes, et beaucoup d'entre eux comptaient parmi vos amis.
La capitulation de la France fut signée le 22 juin 1940 à Rethondes, elle devint effective le 25 juin et, le 30 juin, ses conditions furent négociées à Wiesbaden sous la férule des vainqueurs. Ces derniers avaient remis aux Français dans cette ville une liste des personnes à arrêter ou à extrader séance tenante. Le Quai d'Orsay vous informa que vous figuriez sur la liste. Vous êtes pourtant resté encore deux jours en France, faisant le tour des ministères, au péril de votre vie. En principe, la police vous recherchait, mais les autorités françaises fermèrent les yeux et c'est ainsi que vous avez pu négocier, autant que possible, le départ des derniers Autrichiens.
Vous n'aviez que trente-trois ans lors de la cessation des hostilités en 1945. Comment avez-vous vécu ce moment-là ?
Que l'Autriche existe toujours en tant que nation résulte essentiellement de l'action des frères Habsbourg dans leur exil pendant la guerre. Anthony Eden avait dit pendant la guerre : « L'Autriche, qu'est-ce que l'Autriche ? Cinq frères Habsbourg et cent juifs ! »
Après le bombardement de Cologne, fin novembre 1942, puis la destruction intégrale de villes allemandes à partir de 1943, vous avez séjourné près d'un an à Washington sans en bouger. Pourquoi ?
Soit dit en passant, les bombardements des Anglo-Américains n'ont pas souvent été judicieux ni justifiés. Sans parler des bombardements en France, en 1944. Alors que l'existence d'Auschwitz était connue, ils refusèrent de pilonner les voies ferrées qui y menaient, mais en février 1945 ils réduisirent Dresde en cendres pour faire plaisir à Staline, tuant un nombre incalculable de civils. C'est à partir de ce moment-là que votre influence semble avoir diminué.
C'est à vous sans conteste que revient le mérite d'avoir convaincu les vainqueurs de la nécessité d'une Autriche indépendante. La plupart des hommes politiques socialistes autrichiens s'imaginaient qu'après la guerre l'Anschluss avec l'Allemagne serait maintenu. Vos démarches étaient désintéressées. Vous n'avez jamais demandé aux Alliés la restauration de la monarchie. L'indépendance de l'Autriche fut le seul objectif pour lequel vous et vos frères ayez lutté, en dépit de l'obstruction de bien des compatriotes.
Avez-vous pensé que Hitler pouvait gagner la guerre ?
Heureusement, Hitler a commis de grandes erreurs stratégiques.
Les Britanniques ont livré en 1945 l'armée Vlassov à Staline. Deux ans après, le monde libre avait compris, mais trop tard.
Courtois a détruit en outre un mythe, à savoir que le marxisme était une idéologie du bonheur, qui voulait le bonheur de l'humanité tout entière, à la différence du nazisme qui était une idéologie du malheur, raciste et génocidaire. Lui, un ancien gauchiste, a attaqué l'« idéologie du bonheur ».
Et l'Autriche ? On a dit que sa neutralité, qui interdisait à l'Otan de s'y implanter, était faite pour laisser à l'armée soviétique un couloir ouvert en direction de l'Ouest. En 2006, à l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement de droite à Varsovie, les Polonais ont ouvert les archives de l'ex-police politique et de l'armée communiste et publié les plans d'invasion de l'URSS, rendant cette interprétation assez plausible.
Croyez-vous qu'une guerre en Europe soit encore possible ? Helmut Kohl, le dernier chancelier allemand à avoir connu la guerre adolescent, et François Mitterrand, le dernier président français qui ait été mobilisé et fait prisonnier, étaient obsédés par le risque d'une rechute. Dans un article du Figaro, peu après l'échec du référendum sur la Constitution européenne, un historien, René Rémond, a comparé la situation ainsi créée en 2005 à celle de l'année 1929 au cours de laquelle le pacte franco-allemand de réconciliation conclu entre Aristide Briand et Gustav Stresemann vola en éclats. Une vague de « re-nationalisations » suivit. On connaît la suite : Hitler et la guerre. Risquons-nous de retomber dans une situation comparable ?
Chapitre v - Le déclin démographique
Plus que tout autre secteur, la démographie nous montre combien le monde dans lequel nous vivons en tant qu'Européens a changé. L'Europe semble avoir rapetissé.
Nos problèmes démographiques ne datent pas d'aujourd'hui ni d'hier, mais d'avant-hier, de ce monde disparu dont vous venez de parler.
Ces guerres ont laissé subsister une certaine mélancolie européenne, assez comparable au « spleen » littéraire autrichien après la Première Guerre mondiale. Je ne conteste pas le droit des femmes à disposer de leur corps, ni celui des hommes à vivre leur vie professionnelle ou leur vie de couple sans s'encombrer d'un enfant, mais le fait est que le désir d'enfant a diminué. Vous n'avez pas participé à ce dépeuplement puisque vous avez eu sept enfants et que vous avez, pour le moment, vingt-trois petits-enfants. Cela a-t-il nui à votre vie professionnelle ?
La conséquence de cela n'est pas seulement la diminution de la population, mais aussi une inversion de la pyramide des âges. Ce n'est pas l'enfant qui est une charge pour les trente à cinquante ans, ce sont les vieux parents par le biais des cotisations sociales. Comme les retraités n'ont plus d'enfants et que les chômeurs hésitent à en avoir, la décroissance va s'accélérer au long du siècle. Bref, l'Europe est entrée dans un processus de mort lente. Sauf en France où le taux de natalité serait remonté à 2 %, mais comme vous le disiez grâce aux femmes issues de l'immigration.
Sauf, bien entendu, si ces immigrés ont cinq, sept ou davantage d'enfants par couple. Mais la deuxième génération des femmes immigrées adopte le comportement des femmes autochtones. Comme je parlais au professeur Schmid de la « loi d'immigration » que préparait à l'époque son gouvernement et que la gauche au pouvoir lançait le slogan de « l'Allemagne terre d'immigration », il me répondit qu'on « donnait ainsi l'impression qu'il y avait des espaces vides à coloniser, des terres vierges à fertiliser », mais que ce n'était pas le cas. Il s'agissait simplement de combler des déficits de main d'œuvre dans quelques secteurs de pointe.
J'ai l'impression que l'appel à l'immigration est une échappatoire sinon un subterfuge. Ceux qui l'encouragent cherchent à éluder le problème en nous faisant croire qu'ils détiennent la panacée et que nous ferons de surcroît un acte de charité en invitant chez nous tous ces malheureux. Michel Rocard, un socialiste, a dit dès 1987 que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde ».
Vous avez fait campagne pour le vote des enfants. N'est-ce pas bizarre ?
Cela ferait-il bouger quelque chose ?
DEUXIÈME PARTIE - D'OÙ VIENT LA MENACE ?
Chapitre premier - De l'Union soviétique à la Russie
Pendant la guerre froide, la construction de l'Europe a bénéficié de la menace soviétique. Les « petits enfants » européens devaient se serrer les coudes face à l'ogre du Kremlin. On a dit que le danger soviétique fut le « fédérateur extérieur » de l'Europe. Cette menace a disparu en 1989-91. L'armée soviétique ne veut plus conquérir l'Europe occidentale et, à l'Est, le communisme a fait place à la démocratie. Du coup, l'Europe se désagrège tout en s'étendant de plus en plus. Elle ne sait même plus où sont ses frontières. Tout le monde dit qu'il faudrait enfin régler cette question, et ensuite on l'élude.
C'est un raisonnement assez léniniste. Marx et Lénine aussi avaient remis le paradis communiste à plus tard, après la phase de la soi-disant « dictature du prolétariat ». Certes, la Russie n'est pas un État parfaitement démocratique et Poutine n'est pas « un démocrate de la plus belle eau ». Mais je dois pourtant rompre une lance en sa faveur. Quand il est arrivé au pouvoir, la Fédération de Russie était en train de s'effondrer comme un château de cartes. Un petit groupe d'oligarques se partageaient les biens publics et étaient en passe de prendre le pouvoir. Le crime organisé pullulait jusque dans les administrations. Enfin, la chute de l'URSS a laissé un énorme vide, dans une Russie où l'autorité du pouvoir central a toujours pesé plus lourd que les droits fondamentaux. Poutine a hérité d'un État en ruine hérissé de missiles rouillés. C'est sur cette toile de fond qu'il faut voir ce qu'il a réalisé depuis.
Beaucoup de gens pensent pourtant que Poutine fait de son mieux pour sauvegarder un minimum de liberté et de progrès dans son pays arriéré et difficile à gérer. La Russie n'a pas connu le mouvement des Lumières, ses élites ont été décimées par la dictature sanglante de Staline ou ont fui à l'Ouest, beaucoup de gens y vivent dans la misère et son climat est rigoureux. C'est un pays du tiers-monde industrialisé. Comment voulez-vous qu'elle se démocratise ? Je lisais récemment ceci dans une interview de Soljenitsyne : « Depuis le mouvement des Lumières, on nous rebat les oreilles avec les droits de l'homme, et dans de nombreux pays ils sont en vigueur à grande échelle, pas toujours dans le sens de la morale. Seulement : qu'en est-il des devoirs de l'homme ? » Voilà qui doit vous interpeller...
La grande chance de l'Union soviétique et de ses vassaux en Europe de l'Est a été l'assimilation exclusive du totalitarisme à l'Allemagne nazie. Toute une génération d'hommes politiques français a vécu du souvenir de la guerre et du nazisme, de la lutte qu'elle avait menée pour leur survivre et les vaincre, et cela, chez nous, dans deux grands partis, les gaullistes pour des raisons historiques et les communistes pour des raisons idéologiques. Du même coup, on était moins sévère envers l'Union soviétique stalinienne qu'envers le régime hitlérien bien que ce dernier fût révolu tandis que l'autre est resté une réalité tangible jusqu'en 1991.
Quand vous parlez de nouvelles menaces, vous faites allusion sans doute au terrorisme islamiste.
Ce fut quand même un noble geste de la part de Gorbatchev que d'admettre la réalité des faits et de se retirer sans coup férir du cœur de l'Europe. À Budapest, en 1990, on a résilié le pacte de Varsovie qui faisait des prétendues « démocraties populaires » les vassales de l'Union soviétique. Je m'étais rendu à cette occasion, pour Le Figaro, dans la capitale hongroise. Lors de la conférence de presse, aucun officier soviétique n'était présent.
Bien qu'il ait été le fossoyeur du régime soviétique et que vos amis allemands voient en lui le père de leur réunification, vous semblez éprouver une solide inimitié envers « Gorbi »...
Le grand écrivain allemand Ernst Jünger, décédé en 1997 alors qu'il était plus que centenaire, avait écrit à propos de Gorbatchev que la première syllabe de son nom avait la même consonance que le nœud gordien qu'il a tenté de dénouer.
Et le premier successeur de Gorbatchev, Boris Eltsine ?
Et Vladimir Poutine ? Un officier supérieur allemand me disait, en septembre 2001, que les Allemands avaient applaudi le discours que le président russe venait de prononcer à cette époque devant le Bundestag allemand « sans réfléchir aux pièges qu'il contenait ». Cet officier estimait que les Français n'étaient pas aussi naïfs que les Allemands et qu'ils n'auraient jamais encensé Poutine de cette manière. Cette adulation de Poutine était à l'époque particulièrement accentuée parmi les cadres de l'industrie allemande. Selon un sondage du magazine Capital, 66 % d'entre eux le considéraient comme une chance pour l'avenir de l'économie de leur pays. Moritz Schularick, expert de l'Europe de l'Est à la Deutsche Bank Research, déclarait : « la solvabilité de la Russie est très, très grande ». Et attirait l'attention sur le fait que Poutine profitait de la remontée des prix du pétrole depuis le milieu de l'année 2000 et qu'il avait « entrepris un tas de réformes allant dans le sens de l'économie de marché ».
Tout de même, non seulement le texte a été changé mais la musique est belle. Il aurait été dommage qu'elle se perdît.
Ne pensez-vous pas que les Russes ont déjà beaucoup à faire avec le terrorisme islamiste qui pénètre leur frontière sud et avec la montée en puissance de la Chine, un peu plus à l'est ? En outre, on leur demande de donner un statut d'autonomie à leurs provinces méridionales, d'y organiser des consultations populaires alors que les gens vivent sous la menace de terroristes.
Vous avez accusé Poutine ou un de ses exécutants d'avoir fait assassiner le président tchétchène, l'ancien général Doudaïev.
Pouvez-vous nous donner des précisions sur ce point ?
Vous aussi, vous avez contribué à la promotion des États baltes dans l'Union européenne et donc à leur émancipation de la sphère d'influence moscovite.
Revenons aux rapports entre la Russie et l'Union européenne dans son ensemble. Vous estimez que la Russie réarme dangereusement et qu'elle n'a pas abandonné ses velléités d'élargir sa sphère d'influence, que la preuve en a été un discours de Poutine à Minsk peu après sa prise de pouvoir dans lequel il a promis de doubler la puissance de l'armement russe en cinq ans.
On vous opposera toujours que vous êtes influencé par la rivalité atavique entre vos ancêtres et la Russie, surtout depuis la fin du xixe siècle. Sans vouloir vous manquer de respect, je dirais que vous êtes des chats échaudés.
En optant résolument pour une ouverture à l'Ouest, Gorbatchev, Eltsine puis Poutine n'ont-ils pas mis fin à la question que se posait l'intelligentsia russe depuis le début du xixe siècle, quand les slavophiles s'étaient heurtés aux pro-occidentaux ? Ils ont compris qu'en s'isolant dans l'Eurasie leur pays courait à sa perte et qu'au contraire une alliance avec l'Ouest serait payante.
Par ailleurs, Poutine a soutenu la France et l'Allemagne dans leur critique de l'intervention américaine en Irak, mais il avait accordé son soutien aux Américains pour abattre le régime islamiste en Afghanistan.
Et pourtant, quand on va en Russie, on a parfois l'impression que les Russes redeviennent européens, alors que nous nous éloignons des Américains.
Les Chinois représentent-ils aussi, à vos yeux, une menace ?
On ne peut que souhaiter que Taiwan revienne à la Chine continentale, mais pas dans les conditions actuelles sous un gouvernement communiste. D'après vous, les Chinois ne seraient pas impérialistes, contrairement aux Russes.
Je reviens à la charge : la Chine est-elle à plus ou moins long terme une menace réelle pour la Russie ?
Pouvez-vous prouver ce que vous avancez ?
Alors, selon vous, les Russes constituent le vrai danger pour l'Europe ?
Oui, sauf qu'ils forment en France, par exemple, le plus fort contingent d'immigrants.
Mais la Chine acquiert peu à peu, par la conquête de l'espace et la technologie militaire, les moyens d'exercer des pressions sur nous. Après avoir conquis le Tibet, elle a fomenté en 2006 au Népal une révolte qui va permettre aux forces maoïstes de s'y imposer. Elle prend pied actuellement en Afrique.
Mais la Russie n'a-t-elle pas le sentiment d'être cernée, un peu comme la France de Louis XIV se sentait cernée par l'empire des Habsbourg ? Cernée par les Américains. Ce qui explique qu'elle n'adopte pas toujours les solutions qu'ils proposent concernant l'Irak, l'Iran, l'Afghanistan.
Poutine s'est engagé résolument dans la coopération avec l'Ouest. Il n'a pas le choix.
Vous parlez du discours sur l'état de sa nation que Poutine a prononcé le 10 mai 2006 et dans lequel il a annoncé que son pays allait construire une défense « solide » et souligné qu'il était « prématuré de parler de la fin de la course aux armements ».
Ce qui m'a frappé aussi dans cette allocution, c'est qu'il a parlé ensuite des puissances nucléaires et du désir de la Russie de rattraper son retard dans les technologies de pointe. Il veut visiblement restaurer le statut de superpuissance de son pays, mais il est conscient de son retard en matière de « high-tech ». Il l'attribue essentiellement à « la corruption ».
Un diagnostic confidentiel de médecins viennois a établi que le leader pro-européen ukrainien Viktor Iouchtchenko avait été empoisonné lors d'un repas avec des Russes. Depuis, il est défiguré, ce qui ne l'a pas empêché de continuer à se battre ni de devenir président de la République d'Ukraine. Chodorkowski, qui ne cache pas son désir de remplacer Poutine à la tête de la Russie, a été attaqué au couteau dans sa cellule par un codétenu dont l'intention était visiblement de le balafrer. Faut-il n'y voir que des coïncidences ?
Se pourrait-il que Vladimir Poutine ait changé de ligne politique et qu'après avoir soutenu les Américains dans leur lutte contre l'islamisme il juge maintenant qu'ils marchent sur ses brisées ? Ce qui expliquerait qu'il soutienne l'Iran contre eux ? Et le Hamas contre Israël ?
Vous avez dit l'Ukraine et la Biélorussie...
Croyez-vous que la Russie tentera de garder ces pays de son ancien condominium dans sa sphère d'influence ?
On ne peut cependant exclure que Moscou mène une double offensive. Voyant les difficultés des Américains au Moyen-Orient et pressentant la menace nucléaire qui pèsera un jour sur l'Europe à partir de l'Iran, Poutine attise le conflit en Irak. Par ailleurs, ses services encourageraient à nouveau les altermondialistes et gauchistes européens et les émules sud-américains de Castro à mettre des bâtons dans les roues aux démocraties occidentales. Le président russe n'est donc pas un personnage tout à fait recommandable bien qu'il parle couramment l'allemand ...
Entre Schröder et Poutine, l'idylle dure depuis six ans. Pour le soixantième anniversaire de l'ancien chancelier, Poutine s'était invité à Hanovre. Lorsque les Schröder voulurent adopter un bébé russe, il leur donna le coup de pouce nécessaire.
Savez-vous que vos critiques de la politique de Poutine sont souvent considérées comme « politiquement non correctes » ? Pourtant, des faits récents...
Oui, cette femme qui ne craignait pas la mort, qui était « au-delà », comme l'a dit sa consœur, est une authentique martyre des droits de l'homme comme la Russie en a produit sous le stalinisme et avant.
Il y a des précédents. Qui sait si Staline n'avait pas hâté la mort de Lénine à l'aide du poison pour prendre sa place ? Le bruit en a couru.
Toujours est-il que la Grande-Bretagne a pris l'affaire très au sérieux. Un comité de crise qui s'intitule « Cobra » se réunissait presque quotidiennement dans un souterrain de Downing Street au moment des faits.
Justement, une nouvelle version qui a été mise en circulation au début du mois de janvier 2007 pourrait y contribuer, à savoir que des « officiels » russes corrompus livraient ce matériel fissile à Litvinenko pour qu'il le vende à des terroristes. Et quels terroristes ? Des Tchétchènes liés à Al-qaida décidés à faire exploser une « bombe nucléaire sale » à Londres. La preuve en serait que le Tchétchène Ahmed Zakaïev était voisin de Litvinenko et avait des contacts avec lui, et que tous deux étaient financés par Beresovski.
Chapitre ii - Guerres sur l'Hindu Kouch ?
Vous pensez que la Russie de Poutine est plus dangereuse que l'islamisme. Pourtant, la montée en puissance de l'islamisme dans l'arc de cercle qui va de Rabat (Maroc) à Jolo (Philippines), de l'Atlantique au Pacifique, a été rapide. Pour justifier l'envoi de soldats allemands en Afghanistan, Peter Struck, ministre allemand de la Défense sous le gouvernement Schröder, avait dit que la sécurité de l'Allemagne se défend aujourd'hui sur l'Hindu Kouch.
Si les Russes avaient réussi leur percée vers l'océan Indien, effectivement, l'Asie aurait été coupée en deux. Cela eût été un événement considérable. J'ai lu dans un livre d'Alexandre de Marenches, l'ancien chef des services secrets français, qu'il n'y avait que six personnes au monde à avoir vu clair dans cette stratégie, « un ou deux hommes d'État en France » qu'il ne voulait pas nommer, « Henry Kissinger, l'archiduc Otto de Habsbourg et, en cherchant bien, peut-être un Britannique ou deux », « alors que, ajoutait-il, de l'autre côté des quantités d'experts passionnés travaillent à l'échelon planétaire » .
C'est vous-même qui, en ouvrant le premier la porte aux Allemands de l'Est en Hongrie, à Sopron, en août 1989, avez déclenché cette réaction en chaîne. Je rappelle qu'avec votre fille Walburga, vous aviez organisé près de cette bourgade hongroise située à peu de distance de la frontière austro-hongroise un pique-nique auquel étaient venus participer une foule d'Allemands de l'Est désireux de passer à l'Ouest. On leva alors les obstacles frontaliers et tous ces gens passèrent en Autriche. Dès lors il n'y avait plus de raisons de bloquer le rideau de fer, où que ce fût. Cette ouverture des vannes que vous avez provoquée faisait resurgir une certaine entente austro-hongroise et annonçait le recul de l'emprise soviétique sur le bassin danubien. La réunification allemande et la chute du régime soviétique ont suivi en 1990-91. Seulement, des guerres Nord-Sud se substituent maintenant au conflit Est-Ouest.
Cependant, le monde musulman n'entre-t-il pas en effervescence ?
Au lendemain de l'attentat contre les tours jumelles de Manhattan, l'Amérique a déclaré à son tour la guerre à l'islamisme. Aussi malgré leurs brouilles les États-Unis et la Russie font-ils cause commune dans cette campagne, comme jadis dans la coalition anti-hitlérienne, dans la limite de leurs intérêts, bien entendu.
Pourtant, les charniers et les horreurs qu'on a découverts en Irak donnent à penser que ce régime tribal et familial n'était pas très recommandable.
On comprend que la France en ait voulu à Israël. La doctrine de l'époque, datant déjà du général de Gaulle, était que l'État hébreux voulait la guerre, qu'il avait tout à craindre d'un accord de paix, et que l'exiguïté de son territoire le contraignait à mener des attaques préventives car il n'aurait pu contenir une invasion. Ce dernier point, en tout cas, correspondait aux faits. Les pays musulmans, eux non plus, n'auraient pas intérêt à ce que la guerre contre Israël cesse, car la haine des juifs est leur dénominateur commun.
Beaucoup pensent qu'un dictateur était indispensable pour tenir un pays aussi divisé.
Oui, mais ils ont échoué jusqu'ici à démocratiser une île sous leur côte sud, Cuba, un tout petit pays. La grande Amérique a été rejetée à la mer quand elle a tenté de débarquer à la baie des Cochons.
La guerre en Afghanistan était plus justifiée. Ce pays était vraiment le repaire d'Al-Qaida. Il fallait mettre un terme à un foyer de terrorisme et de fanatisme.
On critique beaucoup les Américains à cause des sévices de la prison d'Abou Ghraïb et d'ailleurs, à cause du pénitencier de Guantanamo, à cause de « bavures » en Afghanistan qui rappellent My Lai au Vietnam. Cela a terni leur blason...
Mais les États-Unis semblent près d'échouer en Irak...
Chapitre iii - Le retour du Mahdi
La menace nucléaire iranienne est devenue une réalité tangible pour l'Europe depuis que Mahmoud Ahmadinedjad a été élu président au printemps 2005 avec 62 % des voix. Un autre levier dont dispose l'Iran pour exercer un chantage est son sous-sol. Il recèle de grandes réserves de pétrole qui s'apprécient de plus en plus. Il est donc essentiel que l'Europe se dégage par sa technologie du diktat pétrolier.
Parlons du président iranien dont l'élection a changé la donne. C'est un politicien d'un type nouveau sur la scène internationale. Un homme politique allemand important a dit que c'était un psychopathe. Le ton est différent de celui de son prédécesseur Mohamad Khatami, apôtre de la détente et du « dialogue des cultures ». Titulaire d'un doctorat en philosophie, Ahmadinedjad est le plus instruit des six présidents islamiques qui se sont succédé en Iran et le premier à ne pas être membre du clergé. Ses origines modestes et son discours populiste lui ont gagné tout particulièrement la confiance des pauvres qui se sentaient délaissés par des chefs religieux.
Tout se passe en somme comme si Ahmadinedjad reprochait aux nazis de n'avoir pas massacré les juifs et annonçait qu'il va s'en charger, lui.
Au même moment, le président Ahmadinedjad se faisait huer à l'université de Téhéran où les étudiants scandaient : « Mort au dictateur » et brûlaient son effigie. On ne l'a guère remarqué en Europe mais ces étudiants sont allés manifester avec les mêmes slogans devant l'immeuble où se déroulait la conférence des négationnistes.
La commission Baker, ou « Irak Study Group », créée en mai 2006 avec à sa tête l'ancien ministre de George Bush senior, James Baker, et le démocrate Lee Hamilton pour étudier la situation en Irak, a préconisé en décembre 2006 le retrait du gros des forces américaines d'Irak d'ici 2008. Alors qu'elle n'était mandatée que pour du « fact finding », c'est-à-dire étudier la situation sur le terrain, elle a marché sur les brisées de Condoleezza Rice et de George W. Bush en préconisant également de reprendre contact avec l'Iran et la Syrie pour stabiliser la situation. Autre curiosité, Baker recommande aux Israéliens d'abandonner les hauteurs du Golan pour amadouer la Syrie.
Malgré le courage des étudiants, un changement de régime à l'intérieur de l'Iran semble difficile, le régime réprimant la contestation avec une brutalité inouïe.
En adressant sa lettre à l'homme le plus puissant du monde, Ahmadinedjad avait deux objectifs. Il cherchait par un semblant de dialogue à tenir Bush en haleine et il lui a écrit d'égal à égal, comme s'il faisait déjà partie du club nucléaire. La Maison-Blanche a été bien inspirée de rendre publique cette lettre si révélatrice de la mégalomanie de son signataire.
Chapitre iv - Europe ou Eurabie ?
Je pense qu'il ne faut pas confondre le terrorisme islamiste avec la religion musulmane. Cet amalgame ferait notre malheur et il faut le refuser. Néanmoins, il faut bien l'admettre, l'islam est considéré globalement en Europe comme un adversaire politique potentiel ou comme le bouillon de culture d'un extrémisme politico-religieux.
Mais le Vatican a admis que les bûchers de l'Inquisition, les tueries de la Saint-Barthélemy et autres massacres chrétiens étaient des crimes. Or on ne voit guère de musulmans manifester contre les crimes des islamistes. En revanche, ils leur trouvent des explications : désespoir, misère, absence de perspectives.
Seulement, l'Allemagne a fait son travail de mémoire. Mais on n'a jamais vu en Turquie aucune autorité à ce jour se repentir du génocide des Arméniens. Saddam Hussein n'a jamais regretté les massacres qu'il a commis, et les exécutions publiques chères aux taliban afghans, les tueries du régime nécrophile de Téhéran, le génocide actuel au Darfour – 300 000 morts, 2 millions de réfugiés – restent inexpiés.
Les musulmans nous reprochent sans cesse les croisades. Or elles furent organisées pour protéger les pèlerins chrétiens en Terre sainte qui étaient les victimes de vols et de meurtres. Quant à l'esclavage dont on parle tant... Il y a encore trois siècles, les pirates barbaresques venaient capturer des esclaves sur les côtes européennes, par villages entiers.
Le problème, c'est que les extrémistes puisent leurs arguments, et jusqu'à des raisons de se venger, dans le Coran.
Il faudrait donc que, dans un dialogue sans tabous, nous aidions les musulmans à séparer dans leur doctrine le levain de l'ivraie. Je m'oppose, par exemple, à ceux qui affirment que les musulmans sont réfractaires à la démocratie. Voyez donc avec quel empressement les Irakiens sont allés voter malgré la menace terroriste. Voyez le désir de liberté au Liban !
Vous qui êtes chrétien, vous ne considérez donc pas l'islam comme un danger pour l'Europe ?
Mais le commerce permet aussi de nouer des liens et se fonde sur l'avantage réciproque !
Vous estimez donc que nous sommes victimes de préjugés contre les musulmans ? Certes, mais le fondateur de la religion musulmane, Mahomet, était un guerrier, ce qui ne fut le cas ni du Christ ni de Bouddha.
Le dialogue, tel qu'il est pratiqué actuellement, ne me paraît pas satisfaisant. N'y a-t-il pas davantage de divergences théologiques et morales entre l'islam et le christianisme que les hiérarchies catholique et protestante l'admettent ? Il me semble que du côté chrétien, souvent, on élude ces divergences pour ne pas irriter les interlocuteurs.
L'islam est quand même moins tolérant que le christianisme, comme l'ont montré les réactions à la publication de caricatures du prophète dans un journal danois ou, un peu plus tard, au discours de Ratisbonne du pape Benoît XVI. Le Dieu des chrétiens est également caricaturé, mais cela ne donne pas lieu à de tels débordements.
Ce que vous critiquez là, c'est du racisme et non pas de la persécution religieuse. Or, en avril 2006, un Afghan a été condamné à mort dans son pays rien que pour s'être converti au christianisme.
La tolérance est donc encore à inventer dans le cadre d'un vrai dialogue, autocritique de part et d'autre, y compris du côté musulman.
Mais voyez ce qui se passe là où des chrétiens s'accrochent énergiquement à leur religion. Au Liban, par exemple. En Égypte. Voire en Turquie. C'est parfois tragique et toujours bien triste. Mais est-ce que cela ne correspond pas au caractère triste et sévère de l'islam ?
N'est-il pas tout de même un peu embarrassant que l'art islamique ne représente pas l'homme ni le vivant ? Il atteint un haut degré d'abstraction et de stylisation du décor, mais cette absence de notre identité humaine est dérangeante. Sans compter çà et là l'interdiction de la musique, du cinéma et du plaisir qu'il y a à boire un verre de vin avec des amis et d'avoir un chien fidèle.
D'autant que le Christ a béni le vin et dit : « Ceci est mon sang. » Ainsi le vin a-t-il reçu un caractère sacré.
Je voudrais encore citer un cas limite. Gisèle Littmann, auteur britannique qui a adopté le pseudonyme de « Bat Ye'or », ce qui signifie « la fille du Nil », parce qu'elle est née en Égypte, a lancé dans son dernier livre le terme « Eurabia » ou Euro-Arabie pour dénoncer une alliance occulte entre les Européens et les Arabes et l'investissement progressif de l'Europe, France en tête, par l'Afrique du Nord. Selon elle, la coalition euro-arabe est devenue une réalité en 1973 dans « un système d'alliances informelles » entre l'Europe des Neuf et les États arabes méditerranéens.
Pensez-vous qu'on pourrait éviter cela et qu'une synthèse équilibrée d'idées et de croyances pourrait s'installer par-dessus le Bosphore et la Méditerranée ?
Le catholicisme est le pilier de votre famille. La maison d'Autriche, dans des temps reculés, avait réussi à s'identifier à l'Église catholique. Tolérez-vous des protestants dans votre famille ?
Chapitre v - La triade méditerranéenne
La question des frontières de l'Europe se pose avec acuité depuis que Bruxelles et Berlin, sous Schröder et Fischer, ont tenté d'imposer la candidature de la Turquie sans consulter les citoyens européens. Les habitants des pays situés à l'est du Bosphore, voire au Moyen-Orient ou en Asie centrale, sont-ils encore des Européens ?
Les États d'Afrique du Nord, Maroc, Tunisie et Algérie, réalisent 70 % de leurs échanges extérieurs avec l'Europe alors que les échanges de la Turquie avec l'UE ne totalisent que 50 % du commerce extérieur turc. Or, les trois pays du Maghreb n'ont que des accords d'association avec l'UE. Ils les ont obtenus en 1976, treize ans après la Turquie. De plus, la Turquie a, depuis 1999, un accord d'union douanière avec l'Europe. Pourquoi ne jouissent-ils pas d'autant de considération de la part de l'Europe que la Turquie alors qu'ils sont, de facto, plus proches qu'elle de l'UE ?
D'aucuns affirment que l'Europe s'est diversifiée en passant à vingt-sept États membres et que la Turquie n'y serait pas un corps étranger alors qu'elle l'aurait été dans l'Europe de Jean Monnet ou de Konrad Adenauer.
Alfred Grosser a jugé assez ahurissant que Bruxelles ait engagé des négociations d'adhésion avec la Turquie comme si de rien n'était alors que la France venait de décider qu'il n'y aurait plus de nouvelle adhésion sans que les Français soient consultés par référendum. Or pour qu'un nouvel État adhère, il faut l'unanimité des États membres.
Récapitulons les étapes de ce dérapage.
Lors d'une intervention télévisée très remarquée sur France 2, le 30 novembre 2006, le candidat de la droite française à la présidence de la République Nicolas Sarkozy a souligné que la Turquie ne reconnaît pas le protocole d'Ankara puisque les avions cypriotes ne sont pas admis à atterrir dans les aéroports turcs et que les navires cypriotes ne peuvent accoster aux ports turcs. « Un pays qui décide unilatéralement que l'Europe se compose de vingt-quatre États et non de vingt-cinq n'a pas sa place dans l'Europe », a conclu Sarkozy.
On a l'impression que Chypre n'est qu'un prétexte bienvenu pour dire à la Turquie que sa place n'est pas en Europe tandis que la Turquie durcit sa position sur cette question pour éviter d'y entrer.
Concernant la liberté religieuse, la Turquie a encore des progrès à faire et je pense que ce problème n'est pas moins important que celui de Chypre.
Le pape, selon M. Erdogan, aurait promis aux Turcs de soutenir leur candidature à l'Union européenne.
Vous disiez qu'il y a un second argument contre l'intégration de la Turquie dans l'Europe en dehors de la question cypriote.
Pensez-vous que la Turquie puisse s'orienter dans un autre sens que celui de l'Europe, du moins du point de vue politique ?
Avez-vous pardonné aux Turcs d'avoir lutté jadis contre l'Autriche ?
Donc une Turquie ouverte au monde, arrimée à l'Europe par des liens matériels et sécuritaires, mais politiquement indépendante. Elle retrouverait ainsi sa vocation de pont entre l'Europe et l'Asie centrale.
La Méditerranée doit-elle être la frontière sud de l'Europe ?
Oui, les Grecs appelaient « barbares » tous ceux qui ne parlaient pas leur langue. Pour eux, c'était du charabia, du « brrr... brrr... » qui a donné les mots « barbare » et « berbère ».
Une région qui est donc apparentée à l'Europe puisque le nom de notre continent vient du mot « ereb », qui signifie dans les langues sémitiques « le soir », « le couchant ».
Ces régions sont donc les voisines et partenaires naturelles de l'Union européenne ?
Vous avez beau dire que les pays du Maghreb n'ont pas moins de droits que la Turquie à se rapprocher de l'Europe, en Allemagne on ne vous écoutera pas. Les Allemands ne s'intéressent qu'à la Turquie. Nous, Français, nous sommes tournés vers le Maghreb. Il faudrait pourtant que l'Allemagne finisse par comprendre que le Maghreb existe pour l'Europe.
On ne peut exclure que la Tunisie attirera bientôt, elle aussi, des compatriotes du troisième âge. Elle a incontestablement le niveau culturel et aussi le niveau de vie le plus élevé des trois pays. Je crois beaucoup que ce petit pays, la Tunisie, est le modèle des pays musulmans du futur, modernes et civilisés.
Les immigrés du Maghreb ou d'Afrique noire veulent être, pour la plupart, des citoyens français alors que les Turcs d'Allemagne veulent majoritairement rester turcs. Ces nouveaux venus donnent du tonus à notre pays, qui reste jeune.
C'est un peu le fourre-tout, mais c'est un bon point de départ pour cette structuration de l'espace méditerranéen dont vous parliez, Europe, Turquie et Maghreb. Ainsi une sorte d'équilibre s'instaurerait entre ces trois entités.
À cause de la doctrine hitlérienne du « Lebensraum », de l'« espace vital » ? Le germaniste français Michel Korinman a montré que la géopolitique n'est pas définitivement liée au spectre du national-socialisme et, d'ailleurs, les nazis avaient emprisonné et exécuté son principal penseur, Albrecht Haushoffer.
Selon vous, l'Afrique du Nord et la péninsule turque de l'Asie seraient donc rattachées à l'Europe par des liens indissociables ?
En réalité, on exagère aujourd'hui l'apport des Arabes à la culture européenne. Il existe, mais il est beaucoup moins important que ce que nous avons reçu d'Athènes et de Rome ainsi que de la religion du Christ, un juif. Et les Arabes eux-mêmes devaient beaucoup aux Grecs, aux Indiens et aux Iraniens, pour ne pas parler de l'Ancien Testament d'origine hébraïque. Mais ce qui importe, c'est que la civilisation méditerranéenne a été dès le néolithique puis durant l'Égypte ancienne et l'Antiquité gréco-latine une unité, laquelle tend à se reconstituer aujourd'hui.
D'aucuns affirment que l'adhésion de la Turquie n'est propagée que pour justifier une adhésion ultérieure d'Israël. Israël est en conflit permanent et durable avec les Palestiniens soutenus par tous les États arabes et ce conflit deviendrait un conflit des Européens avec les Arabes.
Dans son dernier livre, Sylvie Goulard déplore que l'Union européenne ait été aliénée de sa vocation première qui était d'offrir de nouvelles chances d'action à ses États membres et à leurs peuples. L'Union devient de plus en plus un instrument de stabilisation des peuples qui sont à sa périphérie. « La périphérie a pénétré le noyau », écrit-elle.
La Turquie a encore des comptes à apurer, notamment la question arménienne.
En accomplissant quelques pas supplémentaires vers la démocratie ?
Pour l'heure, la Turquie obéit pourtant à ses pesanteurs géopolitiques et religieuses. Les militaires turcs veulent une politique compatible avec l'Otan, mais le parti au pouvoir recherche des affinités islamiques.
TROISIÈME PARTIE - LES ATOUTS ÉCONOMIQUES DE L'EUROPE
Chapitre premier - L'Europe verte
Supposons maintenant que l'Europe doive faire face à une crise majeure, due à une attaque nucléaire par un État fou ou à un attentat perpétré par un groupement terroriste. Ou bien imaginons une pandémie. Ou encore que l'Europe soit coupée de ses sources d'approvisionnement en énergie et en produits alimentaires essentiels. Comment suivrait-elle ?
Justement, ne faudrait-il pas consolider ces canaux extérieurs qui nous apportent tant de produits dont nous ne pouvons plus nous passer ? Des négociations quasi permanentes se déroulent sur ces questions.
Les Américains et les Britanniques ont, en matière de politique agricole européenne, de précieux alliés en Allemagne. Les Allemands, qui sont les plus gros contributeurs de l'Europe, lui reprochent souvent ses dépenses agricoles trop lourdes.
Nos agriculteurs semblent avoir oublié que Jacques Chirac s'est battu pour sauvegarder leurs subventions européennes dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC) jusqu'en 2012. Sans l'Europe qui les porte à bout de bras, ils n'existeraient plus en tant que profession. Or, c'est tout juste s'ils n'accusent pas Bruxelles d'être responsable des intempéries et de la sécheresse. Pourtant, en 2004, dernier chiffre dont je dispose, les agriculteurs français ont obtenu 9,39 milliards d'euros au titre de la PAC.
D'aucuns, chez nous, ont imaginé que les Britanniques pourraient avoir tiré prétexte de l'encéphalite spongiforme bovine et de la scrapie du mouton, ainsi que de la fièvre aphteuse, pour abattre leurs propres troupeaux dans l'espoir d'être imités par les autres Européens et faire ainsi place aux importations des autres régions du monde.
C'est surtout avec l'Angleterre qu'il y a divergence sur la question agricole, puisque l'agriculture y est quantité négligeable ?
Des très petites unités agricoles, il y en a beaucoup dans les nouveaux États membres de l'Union européenne, et en Roumanie et Bulgarie qui vont bientôt nous rejoindre. La part de la paysannerie dans la population active de ces pays est très élevée. Ne faudra-t-il pas là une transformation ?
Votre vision de l'agriculture européenne ne vous fera-t-elle pas accuser de protectionnisme ?
Pensez-vous à l'industrie agroalimentaire ?
La question se pose donc de savoir s'il ne faudrait pas ériger des protections douanières pour permettre aux agriculteurs et producteurs européens de développer ce secteur avant d'affronter le marché mondial. Seulement, la Commission de Bruxelles a eu l'idée d'imposer ces carburants végétaux.
Vous m'avez dit un jour que vous ne partagez pas les a priori contre les organismes génétiquement modifiés ? Peut-on dire que les altermondialistes à la manière de José Bové, qui luttent contre les OGM, font fausse route, de la même manière que les écologistes qui luttent contre l'énergie nucléaire ?
Mais on nous dit qu'il nous manque le recul pour savoir si les OGM sont nocifs et qu'en attendant mieux vaut appliquer le principe de précaution et, donc, éviter leur emploi.
D'année en année, la superficie mondiale allouée aux OGM progresse de façon exponentielle. Pourtant, en Europe, les opposants continuent de manifester leur hostilité. Comment pourra-t-on mettre un terme à cette résistance au progrès ?
Il y a toujours eu des gens auxquels le progrès fait peur. Ceux que le Français Dominique Lecourt a appelés les « technoprophètes » et les « biocatastrophistes » ne parlent pas de risque maîtrisable, mais de « danger ». Le même schéma de propagande que chez les antinucléaires réapparaît ici. Il faut dire que les industriels et les scientifiques n'ont peut-être pas donné toutes les explications nécessaires.
À noter, en marge, qu'avec le mouvement antimondialiste et les anti-OGM, on assiste à un retour en force de l'idéologie, c'est-à-dire à la résurgence d'un mouvement déconnecté des réalités.
C'est ce qu'ils font, en effet. Vous pensez donc que le slogan altermondialiste est efficace ?
C'est donc l'habillage xxie siècle des idéologies des deux siècles passés ?
Ils ne pourront s'opposer à la longue à la modernisation de notre approvisionnement en aliments et en énergies.
La caractéristique principale du xxie siècle ne sera-t-elle pas l'intrusion croissante de la science dans tous les domaines de la politique et de la société ?
Chapitre ii - L'Europe énergétique
L'Europe de l'électricité sera le principal souci du xxie siècle. On dit que l'énergie sera l'enjeu stratégique du futur.
George W. Bush avait envisagé ce problème, l'économie américaine étant grosse consommatrice et faible productrice de combustibles fossiles. Il avait pour deuxième objectif au Moyen-Orient, après la stabilisation politique et militaire de l'Irak et de la région, de s'assurer la maîtrise des livraisons de pétrole.
La France produit 79 % de son courant électrique et assure la majeure partie de son chauffage à partir de l'énergie de ses 58 centrales nucléaires. Les énergies fossiles ne représentent, en coût, que 50 % de son bilan énergétique. Elle projette de faire monter la part des énergies renouvelables. De toute manière, la France n'est dépendante qu'à concurrence de 4 % des livraisons de gaz russe...
J'ai entendu en novembre 2006 à Berlin Ioulia Tymochenko, l'ancienne figure de proue de la « révolution orange » qui s'est imposée à Kiev il y a deux ans mais qui a dû passer entre-temps dans l'opposition, parler de la démocratie dans son pays et des relations avec la Russie. J'ai été frappé par son désir de coopérer sur le plan du nucléaire civil avec la France. De plus, elle a insisté sur l'impératif pour l'Union européenne d'impliquer les voisins de l'Est dans toutes ses discussions et accords avec la Russie. Il y a là une grande inquiétude dans ces pays d'être coincés entre une UE qui les oublie et une Russie qui les exploite.
Les « siloviki » ?
Vous sembliez dire que la Russie met en œuvre des moyens politiques pour mieux tirer parti de ses exportations de matières premières.
On sent que le gouvernement de Berlin est pris à la gorge par la Russie et cherche d'autres sources d'approvisionnement, faute de pouvoir développer son énergie nucléaire.
Alors que la nuée nucléaire s'était arrêtée mystérieusement à la frontière française pour épargner judicieusement notre pays, « protégé, disait-on, par l'anticyclone », comme on l'a déclaré avec une pointe d'humour noir, les Allemands, eux, en se gargarisant de « rems » et de « becquerels », ont été victimes de leur exactitude scientifique et de leur horreur du risque imprévu. Le nuage irradiant a plané longtemps sur la conscience des Allemands, à la manière d'un ballon captif.
Forcément, le gouvernement de l'URSS ne travaillait pas le dimanche et ceux de la base étaient responsables des erreurs, comme toujours depuis soixante ans.
Cela ne concerne pas seulement l'URSS, car tous les « pays frères » relevaient de cette mentalité. Des spécialistes qui ont participé à la remise en état de l'industrie de la RDA ou à sa liquidation m'ont raconté des choses horribles.
On a assisté à un sursaut des antinucléaires en avril 2006 quand on a commémoré le vingt-cinquième anniversaire de Tchernobyl.
J'ai lu dans la presse en avril 2006, y compris dans de grands journaux dits « sérieux », des chiffres invraisemblables. Presque partout, les médias évaluent à 60 000 le nombre des victimes de Tchernobyl et un grand journal allemand a même écrit « entre 60 000 et 100 000 » !
Jürgen Trittin... ce ministre allemand de l'Écologie qui avait voulu rompre les accords de retraitement des déchets nucléaires allemands à La Hague en France et que Paris avait surnommé « le Khmer vert » en raison de son intransigeance... Ce Trittin n'a pas laissé un souvenir impérissable.
D'autant que le SPD reste sur ses positions idéologiques, même en l'absence des Verts au gouvernement. Le ministre allemand de l'Environnement, Sigmar Gabriel, a lancé quelques imprécations à Pâques 2006, au lendemain de la conférence de l'énergie de Berlin. Selon lui, c'est une technologie du xxe siècle aujourd'hui dépassée.
Gabriel a fait quelques jours après une nouvelle déclaration, passée presque inaperçue, par laquelle il a réclamé que le monde entier abandonne l'énergie nucléaire.
Cela tient à ce que les pays qui étaient coupés de l'Ouest par le rideau de fer n'ont pas été contaminés par la propagande.
Le nucléaire fait partie de l'identité française. Sur les vingt-cinq réacteurs en construction dans le monde, Areva, l'atomiste français, en construit cinq.
Les avantages du nucléaire sont incontestables : pas de dégagement de gaz à effet de serre, pas de pollution de l'air et de l'eau ; très peu de déchets, dont 10 % seulement à long terme ; pas de dépendances parce que l'uranium provient de régions du globe très diverses et généralement stables : Canada, Afrique, Australie, Asie centrale. L'uranium est facile à transporter, à stocker et n'a pas d'autres usages que la production d'énergie, à la différence du pétrole. Enfin, cette matière première ne représente que 5 % du prix de revient alors que c'est de 50 à 70 % dans le cas des combustibles fossiles. Certes, on peut améliorer la production d'énergie dans les usines thermiques en séquestrant le CO2 qui se dégage de la combustion du charbon, mais cela coûte très cher.
Votre proposition me rappelle qu'à l'époque des luttes épiques des antinucléaires contre le déploiement en Allemagne des Pershings 2 américaines, Mitterrand avait proposé d'installer ces missiles sur le territoire français pour protéger l'Allemagne des missiles russes SS-20. On pourrait concevoir aujourd'hui la même stratégie en matière de nucléaire civil jusqu'à ce que l'opinion allemande revienne à la raison.
Les socialistes allemands pourraient s'inspirer des socialistes français qui, sous Mitterrand et Jospin, étaient favorables au nucléaire. Mais on objecte parfois aussi la difficulté de stocker les déchets irradiants.
Autre objection : évoquer le risque d'attentats terroristes contre les centrales.
Certainement Angela Merkel a-t-elle été bien inspirée de faire de l'énergie le plat de résistance de son programme européen pendant sa présidence de l'UE au premier semestre 2007. Mais par-delà l'Europe énergétique, elle a un problème germano-russe sur les bras, me semble-t-il. Sous Gerhard Schröder, l'Allemagne a accru sa dépendance par rapport aux sources d'approvisionnement en gaz et en pétrole russes, notamment en souscrivant à la construction du gazoduc germano-russe de la Baltique. Alexeï Miller, le PDG russe de Gazprom, le monopoliste proche du Kremlin, a nommé l'ex-chancelier Schröder président du conseil de surveillance de la société germano-russe NEGP (North European Gas Pipeline). Maître d'œuvre de ce futur gazoduc, la NEGP est chapeautée par Gazprom qui détient 51 % de son capital.
Chapitre iii - L'économie désenchantée
Comme tous les Français, j'avais reçu avant le référendum le texte de la future Constitution européenne. D'emblée, comme je l'ai déjà dit, je l'ai ressenti comme un fatras d'inutilités et de lourdeurs et puis j'ai constaté qu'il réaffirmait les droits de l'homme et du citoyen, qu'il garantissait l'habeas corpus, le droit au référendum, le droit à chacun d'ester en justice au niveau européen. C'était un texte vraiment européen au plein sens du terme et, aussi, une option sur l'avenir. J'avais failli voter « non » et je me suis dit qu'il ne fallait pas s'arrêter à des rancœurs mesquines, et j'ai voté « oui ».
Mais l'Allemagne n'est pas encore tirée d'affaire. Le « capitalisme rhénan », qui prévoyait à long terme, ainsi nommé par l'économiste français Michel Albert, a-t-il fait son temps ? Nous assistons à l'émergence d'un capitalisme financier. Devenus vulnérables, les grands groupes allemands font appel au marché financier et sont, de ce fait, exposés à des OPA hostiles ou dépendent des lubies d'investisseurs collectifs et anonymes.
Vous êtes membre de la Société du Mont Pèlerin qui regroupe la fleur des libéraux. Estimez-vous néanmoins que, face aux osmoses virulentes de l'économie mondiale, nous devrions brider le libéralisme sauvage ?
Il y a quelques années, le mot « protectionnisme » était imprononçable en public. Aujourd'hui, c'est plutôt le terme « libéralisme » qui le devient.
Il ne faut certes pas tomber dans un libéralisme intégral à la manière anglo-saxonne. De toute manière, les Américains, eux aussi, protègent leurs marchés et ont tendance à vouloir libéraliser surtout les marchés des autres. Cela dit, il nous faut tout de même évoluer.
D'ailleurs, la « new economy », fondée essentiellement sur la révolution des techniques de l'information, a connu une déconfiture il y a quatre à cinq ans. Le seul avantage réel de ce progrès technique, c'est que les appareils, le « hardware » comme on dit, deviennent plus légers et plus petits.
Or, il s'avère que nous sommes bénéficiaires de l'inversion de la pyramide des âges puisqu'on a encore besoin de nous...
Parce qu'il s'agit d'un mot français – je crois que c'est la Fondation Friedrich-Ebert qui l'a lancé dans son étude sur « la nouvelle pauvreté » en s'inspirant d'études de la Fondation Jean-Jaurès.
Les Allemands ont la cogestion qui permet de régler les questions à l'amiable. Chez nous, en France, la culture de consultation est encore à l'état embryonnaire.
Oui, mais les syndicalistes allemands se sont ressaisis et se soucient de l'avenir, contrairement à leurs collègues français.
Pour le nouveau président du parti social-démocrate SPD, Kurt Beck, « l'État prévoyant », comme il dit, doit devenir une sorte d'« assurance tous risques ». Comme cela exigera beaucoup d'argent, Kurt Beck veut augmenter l'impôt direct de façon drastique. Le plus étonnant est que 62 % des Allemands se soient prononcés en faveur du projet de Beck, estimant que l'État doit disposer de davantage d'argent pour ses dépenses.
Elle se heurterait, elle aussi, à l'inertie qui paralyse la France et que son parti a contribué à renforcer. Il lui faudrait guerroyer contre son propre parti dont son compagnon est le Premier secrétaire. Cette force d'inertie s'exprime dans un sondage réalisé par Ipsos en 2004, un an avant la révolte des étudiants contre le CPE. Il a révélé que les trois quarts des Français de 15 à 30 ans sont intéressés par une carrière dans la fonction publique. C'est la sécurité de l'emploi qui justifie cette vocation. Seule petite réticence chez ces jeunes : la crainte d'être nommés loin de chez eux.
Je n'en ai pas l'impression. Mais aurait-on fait mieux en prenant le pouls de l'opinion ?
Mais qui aura ce courage ? Vous avez vu qu'en Allemagne le gouvernement de grande coalition formé par Mme Merkel préfère augmenter les impôts parce qu'il n'ose pas réduire les dépenses de l'État. En Allemagne, en moyenne, chaque salarié travaille jusqu'à la mi-juin de chaque année pour payer ses impôts et cotisations. Ce n'est qu'ensuite que l'argent qu'il gagne reste dans son porte-monnaie. Il n'en est pas autrement en France.
Oui, en France, chaque citoyen travaille trois semaines et un jour par an pour payer les seuls intérêts de la dette publique.
Ne trouvez-vous pas préoccupant que le gouvernement français ait cédé à la pression de la rue ?
Sans vous suivre dans votre critique de l'école laïque, je vous accorde que le laisser-faire et le laisser-aller se sont généralisés dans l'enseignement et aussi dans de nombreuses familles, dans l'éducation en général. Il en résulte un certain irrespect de la chose publique et de la propriété d'autrui. Et ce phénomène me paraît encore plus répandu en Allemagne qu'en France. Mais je crois aussi que la relation parents-enfants est aujourd'hui une relation de dialogue plus que d'autorité et ce n'est pas toujours mauvais.
Vous avez suggéré que les pays d'Europe centrale récemment entrés dans l'Union européenne pourraient devenir les forces vives de l'Europe. Le croyez-vous vraiment ?
Seulement, il faut pour cela que les gens soient persuadés que leur travail a un sens et que les fruits de leur effort leur reviennent.
QUATRIÈME PARTIE - EN QUÊTE DES GRANDS HOMMES DISPARUS
Chapitre premier - Le couple franco-allemand
Pourquoi le couple franco-allemand n'a-t-il pas réussi à sauver l'Europe ? Est-il en train de la miner ou de la détruire ? Le rejet en France de la Constitution européenne par référendum et son adoption en Allemagne par la voie parlementaire a creusé un fossé. De toute manière, beaucoup disent que la relation privilégiée franco-allemande n'intéresse plus personne, et quelqu'un a même dit qu'« elle ne tient plus que par la rouille ».
Le ministre allemand de l'Intérieur, Wolfgang Schäuble, un Européen convaincu et francophile, me disait récemment la même chose en d'autres termes : « L'Allemagne et la France ne peuvent être à elles seules l'Europe, mais sans la coopération franco-allemande, l'Europe ne peut pas exister. »
Et, de plus, il a quelque chose en commun avec Sarkozy : ils sont tous les deux des politiques victimes de Chirac...
Exactement. En retirant à Giscard le soutien d'une partie des voix gaullistes, à l'époque Chirac avait provoqué son échec électoral.
Mais quelque appréhension se manifeste à l'idée que l'euro pourrait, comme en Allemagne et en France, faire flamber les prix.
Vous semblez bien connaître Valéry Giscard d'Estaing, un militant de l'Europe unie comme vous...
Je pense que la fin de la guerre froide a distendu les relations franco-allemandes ainsi que les liens européens. Tout d'un coup, on a manqué de solidarité, d'objectifs communs. Gerhard Schröder me disait en 1998 que l'époque des « grands gestes et symboles historiques était terminée », qu'on allait « se contenter de gérer le quotidien ». Le ministre français des Affaires étrangères, le socialiste Hubert Védrine, avait dit quelque chose d'approchant à propos de la fin des grands gestes.
Ne pensez-vous pas quand même que si l'on confiait à une femme la plus haute charge politique en France, l'impact sur les relations franco-allemandes serait positif ?
Mme Royal devrait relire attentivement le livre posthume de François Mitterrand De l'Allemagne et de la France. Mitterrand avait vécu la guerre, comme combattant puis comme prisonnier en Allemagne d'où il s'était évadé dans des conditions très difficiles. Puis, après avoir servi l'État français de Pétain, il s'était envolé en direction de la Grande-Bretagne dans un petit avion anglais qui était venu le chercher en France. Il faisait partie de cette génération de la guerre éprise de réconciliation, dont il faut à tout prix préserver le message.
Mme Bollmann est germaniste mais germanophobe...
Il s'agit d'une Allemagne qui n'existe que sous la plume d'auteurs qui cherchent le spectaculaire au mépris des réalités.
« On pourra le ralentir ou l'accélérer, m'avait-il dit, mais on ne pourra plus faire machine arrière. » Quand on vit en Allemagne et qu'on participe à la vie politique et sociale de ce pays, ces livres paraissent étranges et décalés parce que leurs auteurs croisent le fer avec une Allemagne qui n'existe plus mais qu'ils déclarent éternelle. C'est de la politique-fiction. Dans les conversations et interviews qu'il m'a accordées, Helmut Kohl m'avait toujours répété que l'Allemagne ne ferait « plus jamais cavalier seul » et que « la réunification allemande et l'unité européenne sont les deux faces d'une même médaille ».
Berlin l'immense et la diverse ! Berlin, la ville la plus clinquante mais la plus endettée d'Europe ! Comment peut-on se tromper ainsi ? Évidemment, quand on n'y passe que quelques jours... Berlin est une ville complexe et diversifiée, une ville de contrastes. Une phrase de l'un des meilleurs romanistes allemands, Ingo Kolboom, dit tout : « Berlin a toujours été une ville plus vraie et plus vivante que les autres. Nulle part ailleurs les défis et les difficultés de l'Allemagne ne me sont apparus plus nettement ».
Le texte avait été relu par la regrettée Brigitte Sauzay qui fut l'interprète des sommets et rencontres franco-allemands, de Giscard d'Estaing à Mitterrand, et qui prit ensuite du service auprès de Gerhard Schröder. Brigitte Sauzay s'est acquis de grands mérites au service de la coopération franco-allemande. Non seulement certaines grandes entreprises communes lui doivent d'exister, mais des générations de jeunes Français et de jeunes Allemands pourront la remercier encore pendant des décennies pour les programmes d'études dans le pays voisin qu'elle a créés pour eux.
Je retire de mes contacts avec Helmut Kohl que le chancelier allemand avait fait comprendre deux choses à François Mitterrand : 1. Qu'il existait une Allemagne éprise de justice, de liberté et de démocratie, une Allemagne anti-hitlérienne qui ne demandait qu'à s'affirmer de plus en plus ; 2. Que l'Allemagne n'avait plus l'ambition de donner des leçons à qui que ce soit ni à dominer l'Europe, mais qu'elle ne souhaitait rien d'autre qu'être un membre à part entière de la communauté des nations d'Europe pour le bien de tous.
La grande majorité des Français a applaudi la chute du mur de Berlin.
Léotard fut le seul politicien français – il était accompagné de son conseiller de politique étrangère Patrick Wajsman – présent dans la salle du Schauspielhaus de Berlin pour assister, le 3 octobre 1990, à l'acte solennel de la réunification allemande. Il y avait aussi Jacques Delors, mais au titre de président de la Commission européenne. Le même jour, dans le même journal, Jacques Chirac, alors dans l'opposition, se ralliait lui aussi à la réunification allemande. Il eut cette phrase intéressante : « Il ne s'agit pas de sortir de l'Europe de Yalta pour retourner à l'Europe de Sarajevo. » Heureusement, ces deux Europes-là sont dépassées aujourd'hui par l'Union européenne élargie.
Ces gens ne sont pas plus représentatifs de l'Allemagne actuelle que les rédacteurs de Junge Freiheit, un hebdomadaire berlinois d'un très haut niveau intellectuel, mais qui témoigne hélas ! d'une indulgence constante envers le parti néonazi NPD et d'un pessimisme noir à propos de la politique des partis démocratiques. C'est vrai que l'Allemagne est un pays complexe et que la France est un pays difficile, mais l'appel à l'homme ou au parti providentiel, comme dans les années 1930, ne peut plus fonctionner.
Dites-moi maintenant quel sentiment vous inspirent les auteurs allemands qui écrivent des livres sur la France.
Willy Brandt, sur la fin de sa vie, avait acquis un domicile dans le midi de la France pour le plaisir de vivre au milieu des Français, de partager leur climat, leur bon vin, leur cuisine et leur goût du bavardage. À ce moment-là bourgeonnèrent des ouvrages de Français qui vivaient en Allemagne et qui voyaient ce pays avec un regard critique ou ironique, mais aimant et complice. Parmi eux, le livre de Pascale Hugues, Le Bonheur allemand, qui règle leur compte aux clichés.
Chapitre ii - Quelles élites pour l'Europe ?
Vous semblez penser qu'on manque d'hommes ou de femmes d'État capables de réaliser une aussi grande tâche.
Pourquoi n'y a-t-il plus de personnalités phares ?
Cela veut-il dire que les hommes ou femmes capables n'arrivent à sortir du rang qu'à la faveur des guerres ?
Prenons un personnage hors du commun : Napoléon. N'était-il pas le produit de la Révolution française ? Pour beaucoup de Français ce fut un grand homme, mais pour beaucoup d'Allemands ce fut un tyran sanguinaire, comparable à Hitler. L'Europe l'appelait « l'Ogre ».
Vos propos sur la raréfaction des grands hommes me rappellent un discours que l'ancien chancelier Helmut Schmidt avait prononcé, le 24 mai 1992, lors de la remise d'un prix à l'ancien ministre américain des Affaires étrangères Henry Kissinger. L'occasion était trop belle pour un esprit caustique et acerbe comme le sien de distribuer quelques horions. Il déclara que lui-même et Kissinger étaient tous deux déçus de vivre dans un monde peuplé de dirigeants politiques de plus en plus médiocres. « Les classes politiques des États-Unis et d'Europe, déclara Schmidt, ont perdu en qualité, en grandeur de vues et en courage. »
En France aussi, il existe une tradition du nivellement par le bas. C'était la règle sous la IIIe et la IVe République. On avait même érigé cela en institution puisque le rôle du président de la République se limitait à l'époque, comme on disait, à « inaugurer les chrysanthèmes ». En France, c'est la Ve République qui a donné du lustre à la fonction présidentielle.
Je ne crois guère au mythe de l'homme providentiel qui apparaît tout à coup, inspiré par quelque divinité, propulsé par quelque obscure intuition, et qui libère son peuple de ses chaînes.
Vous parlez des grands hommes. N'y a-t-il pas eu aussi des femmes parmi les personnages importants de l'Histoire ?
Les deux derniers siècles ont connu une évolution vers un pouvoir de plus en plus anonyme, de plus en plus en grisaille, comme l'a diagnostiqué le grand sociologue allemand Max Weber. C'est le pouvoir légal et rationnel qui succède au pouvoir traditionnel et charismatique. L'Ancien Régime français et certainement la monarchie prussienne jusqu'à Guillaume II et autrichienne jusqu'à François-Joseph relevaient du pouvoir traditionnel. Avec les deux Napoléons, le pouvoir charismatique apparaît. Puis la République refondée depuis la fin du xixe siècle en France, après 1918 en Allemagne et en Autriche, se manifeste par l'apparition d'une classe politique renouvelable et d'une bureaucratie anonyme. Alors que les deux premiers systèmes faisaient appel à la fidélité et à l'identification à la personne du « leader », le troisième fait de l'État un « lieu neutre », quelqu'un a dit un « lieu vide ».
D'après Jacques Julliard qui a écrit un livre-interview sur ce sujet, c'est au xviiie siècle que s'est instauré le culte des grands hommes. L'Académie française a mis le sujet au concours pour la première fois en 1758. En France, ils ont leur temple, le Panthéon.
Quelles sont les qualités des grands hommes ?
Heureusement qu'en France, grâce peut-être à la formation que dispensent les grandes écoles, il y a encore des gens qui ont le sens de l'État et de l'intérêt public. Ces hauts fonctionnaires compensent un peu le vide des élites politiques.
Helmut Kohl disait que les grands partis sont aujourd'hui comme de lourds radeaux, difficiles à manœuvrer.
C'est peut-être aussi un peu la faute de l'Europe. Les élites politiques ont remis les clés de leurs patries à Bruxelles. L'Allemagne est le pays où le patriotisme a été le plus systématiquement expulsé. Un monument est toujours en place au Bundestag qui proclame que « le peuple allemand » a été remplacé par « la population ». En France, on a à peine remarqué que Chirac s'adresse « aux Français » et ne parle presque plus de « la France ».
Le seul parti populaire au plein sens du terme en Allemagne serait l'Union chrétienne sociale bavaroise, la CSU, à laquelle vous appartenez et que vous avez représentée au Parlement européen. Elle est très ramifiée dans la population et ses élus sont proches de leurs électeurs, même si le scrutin n'est pas tel que vous le souhaitez.
L'accalmie politique des années 1990 a permis à des hommes politiques médiocres d'arriver au pouvoir. Comme si tout le monde avait besoin de « souffler » après la fin de la guerre froide.
Le cas Helmut Kohl est extraordinaire. Il n'y avait guère plus plébéien que lui au départ. Or, cet homme que ses adversaires avaient fait passer pour un benêt et un gros maladroit, est devenu une sorte de roi sans couronne. Il a surnagé comme un roc solitaire.
Revenons à la mauvaise réputation des hommes politiques qui est pour quelque chose dans la crise actuelle de la démocratie. Sont-ils vraiment corrompus ou corruptibles ?
Et bien peu d'hommes politiques osent dénoncer cet appel à la curée de peur de subir des représailles électorales ou judiciaires. Au printemps 2006, la France s'est enlisée dans des marécages nauséabonds et des complots ont occulté les vrais problèmes. Une opinion publique avide de mystères, comme en témoigna le succès du Da Vinci Code, a été tétanisée par des histoires de trafics louches, d'agents secrets et de corbeaux, de conciliabules à huis clos et de dossiers d'instruction qu'on dévoile.
Serait-ce encore payant de nos jours ? En disant qu'elle allait augmenter la TVA et en annonçant « du sang et des larmes », Angela Merkel a perdu beaucoup de voix d'électeurs en 2005. Les gens veulent peut-être qu'on leur mente, ils veulent qu'on les fasse rêver d'un monde meilleur où tout serait plus facile. Et pourtant, les électeurs exigent des candidats de la franchise. Seulement, pour parler vrai, il faut être crédible, avoir une renommée, être un personnage important.
On entend dire que les politiciens sont vénaux, qu'ils votent régulièrement l'augmentation de leurs indemnités parlementaires. Les journaux à grand tirage regorgent de scandales de pots-de-vin.
Ce fut certainement le cas de membres de l'équipe qui a dirigé l'Allemagne fédérale de 1998 à 2005. Schröder et Fischer étaient des machines à gagner les élections. N'a-t-on pas appelé Gerhard Schröder « le chancelier des médias » ? Quant à l'appât de l'argent, il est le prolongement naturel de ce système.
Il ressort d'un sondage publié en mars 2005 en Allemagne que deux personnes sur trois ne font plus confiance aux hommes politiques. On les juge incapables de régler les problèmes.
Mais qui le fera ?
Lors d'une interview au cours de l'été 2004, Mme Merkel m'a dit que la politique n'était pas là pour « faire rêver » les gens. « Sa vocation, poursuivit-elle, consiste plutôt à ramener à de plus justes proportions l'impression de toute-puissance qu'elle dégageait jusqu'ici et à dire, de la façon la plus claire possible, ce qu'elle sait faire et ce qu'elle ne sait pas faire [...]. Il faut aussi dire aux gens dans quel délai on peut faire les choses. Il faut leur expliquer le temps que prendra la mise en œuvre d'une mesure. Il faut qu'ils sachent à partir de quand ils pourront profiter des résultats d'une réforme... ». Sur quoi, elle me raconta une anecdote. Lors d'un meeting, une femme était venue à elle et lui avait dit : « Les politiciens sont tous des nuls, et jamais je ne désignerai l'un d'entre eux comme modèle à mes enfants. » Elle avait répliqué à cette dame que son but n'était certainement pas de servir de modèle à ses enfants, que telle n'était pas son intention.
Et de rallier à lui la majorité silencieuse...
Quelqu'un comprenait enfin qu'un autre système, populiste et chaotique, tentait de se substituer à la démocratie représentative et qu'il convenait de rétablir coûte que coûte l'autorité de cette dernière. Mais il a fini par céder, à la demande de Chirac sans doute, et cela lui a été fatal.
Mais les gens sont-ils mûrs pour entendre ce qui fâche et inquiète ?
Si la société civile doit prendre le relais, c'est que les partis politiques n'ont pas un profil suffisant. Le politologue allemand Arnulf Baring a écrit dès 1999 que le gouvernement Schröder était un « gouvernement d'amateurs ». Il appelait ses compatriotes, c'est-à-dire la société civile, à « monter sur les barricades » contre cette équipe. Mais ils n'ont pas répondu à son appel, les barricades sont visiblement une spécialité française...
Pendant ce temps, la société au lieu de se niveler se morcelle. Les « Beurs » français se replient dans leurs « cités » et « banlieues », les Turcs d'Allemagne se réfugient dans des « sociétés parallèles ». La société multiculturelle est devenue une société éclatée, formée de communautés qui au lieu de s'enrichir réciproquement se juxtaposent.
On peut se demander si nous ne subissons pas le contrecoup de la folie qui a entraîné les élites à creuser leur propre tombe au début du xxe siècle. Maintenant, on n'arrive plus à distinguer le clinquant du vrai, le n'importe quoi du beau, après un siècle au cours duquel l'absurde et l'arbitraire furent les critères de notre vie culturelle.
Chapitre iii - Le virus totalitaire
Nous avons un point commun : vous êtes né deux ans avant la Première Guerre mondiale et moi deux ans avant la Seconde Guerre mondiale. Le souvenir et les séquelles de ces tragédies ont marqué nos vies. Tous en parlaient encore quand nous avons grandi. C'est pourquoi nos générations sont si attachées à la réconciliation et à la paix en Europe. Raison aussi de s'alarmer quand des signes d'autodestruction de la démocratie apparaissent.
Ces virus peuvent-ils rester longtemps en état de latence et redevenir virulents ?
Votre vie couvre tout le xxe siècle. Il semble qu'au cours de ce siècle la vie humaine soit devenue moins importante. L'hécatombe de la Première Guerre mondiale avait changé les codes moraux.
L'Allemagne de Mme Merkel veille à ce que le national-socialisme ne renaisse pas de ses cendres. Un ou deux partis frayent dans le sillage du parti hitlérien, naturellement sous d'autres noms, mais ils sont médiocres. Normalement, le communisme aurait dû les suivre sur le fumier de l'Histoire. Mais des partis en Allemagne comme en France se réclament encore de son nom.
Laissons la fascination exercée par Staline et Mao, Ho Chi Minh, Castro et Che Guevara sur une partie de la jeunesse européenne dans les années 1950 et 1960. Plus grave fut que, pendant les deux à trois premières décennies de l'après-guerre, la France a vu l'Allemagne avec des yeux de gauche, c'est-à-dire d'une manière qui était très proche de la vision de l'Allemagne qu'avaient l'URSS et les partis communistes.
Cette attitude aboutit à laisser à l'extrême droite et à l'extrême gauche le monopole de la critique.
Comment voyez-vous la situation aujourd'hui ?
La France aime bien jouer de temps à autre à la révolution. Tant que cela reste ludique, cela défoule. Mais si, d'aventure, une révolution réussissait ?
La religion exerce, elle aussi, une emprise sur les personnes. Dans les régimes totalitaires, qu'il s'agisse du communisme ou du national-socialisme, de nombreux parallélismes imitent la religion en la défigurant. J'ai lu un article de vous dans lequel vous qualifiez le régime hitlérien de satanique.
Son « Reich millénaire », qui n'a duré que douze ans, s'est achevé dans une gigantesque apocalypse dont l'armée soviétique fut, lors de la prise de Berlin, l'un des acteurs.
L'impuissance des élites à régler les problèmes pourrait faire le lit des extrémistes. On perçoit dans nos sociétés comme une désespérance, le sentiment que le « système », comme l'extrême droite appelle la démocratie, est « au bout du rouleau », ce qui engendre le désir de solutions plus radicales. N'est-ce pas ainsi que nous pourrions basculer à nouveau dans la dictature ?
Le divorce entre la démocratie représentative et l'opinion publique n'est pas spécifiquement européen. L'institut Gallup a questionné 50 000 personnes dans 60 pays, au début de 2006, et constaté qu'on n'aime pas les hommes (et femmes) politiques : 61 % des personnes interrogées estimaient que les politiciens sont malhonnêtes, incompétents et immoraux.
Mais ne contribuent-ils pas eux-mêmes à dégrader l'image qu'on a d'eux ?
Parlons de la campagne contre Helmut Kohl. À la différence de beaucoup de vos collègues, vous avez toujours refusé de le « lâcher », y compris à un moment où il était devenu « politiquement correct » de le considérer comme un malfaiteur. Je m'étais rendu chez vous en juin 2000. L'ancien chancelier venait de comparaître devant la commission parlementaire d'enquête du Bundestag. Dominé par les socialistes et les Verts, ce tribunal postiche cherchait depuis plus de six mois à le convaincre de corruption et de trafic d'influence. Mais Kohl s'était rebiffé et avait attaqué devant les médias ses juges improvisés. Vous m'aviez dit : « J'ai parlé le lendemain de cette algarade, à Freising, à des étudiants bavarois devant une salle comble. Je ne leur ai pas caché que je désapprouvais la manière dont on traite Helmut Kohl. Ils m'ont frénétiquement applaudi. Rétrospectivement, croyez-vous Kohl coupable des méfaits dont on l'avait accusé ?
Les tribunaux ont absous Helmut Kohl et les accusations se sont dégonflées comme des baudruches. Au même moment, la coalition socialiste et écologiste de Gerhard Schröder votait une loi d'amnistie pour les anciens espions est-allemands. Avant cela, les tribunaux allemands n'avaient pas été non plus très empressés à les poursuivre.
Cela ne cadre-t-il pas avec votre idée qu'il faut pardonner aux anciens ennemis ?
Vous avez suggéré que Schröder a fait bien pire que Kohl, mais il a commis son forfait, si forfait il y a, après avoir quitté son poste de chancelier.
Des mauvais plaisants ont dit que Gorbatchev avait lancé le « glasnost » et que Kohl a saisi la perche pour faire la réunification, mais que Poutine a tendu à Schröder une perche qui s'appelle « gaznost » et que ce dernier l'a saisie pour se remplir les poches.
Cela dit, la corruption en politique vous paraît-elle inévitable ?
Revenons au totalitarisme latent. Dans tous nos pays européens, comme aux États-Unis d'Amérique, pour des raisons qui ne tiennent pas seulement à la lutte contre le terrorisme et la criminalité, les contrôles sur les citoyens, leurs biens, leurs actes, se resserrent.
Le totalitarisme peut se glisser parmi nous sous des formes diverses, agréables et séduisantes. Je me rappelle un discours que le président de l'époque de la République fédérale d'Allemagne, Roman Herzog, avait prononcé au pied du mémorial de Bergen-Belsen. Ce président si intelligent déclarait que le totalitarisme pourrait prendre à l'avenir des formes que nous ne pouvons pas encore imaginer aujourd'hui.
Les manifestations qui débouchent sur des destructions et des pillages, des incendies de véhicules, des batailles rangées avec les forces de l'ordre sont symptomatiques, mais elles peuvent être moins pernicieuses que les manifestations néonazies en Allemagne, qui se caractérisent, elles, par l'ordre et la discipline. Je m'en étais entretenu avec le ministre de l'Intérieur Otto Schily. Il m'avait exprimé sa déception de voir les manifestations des « autonomes » et des « alternatifs » de la gauche allemande dégénérer en batailles et déprédations à la différence des manifestations des néonazis et de leur parti, le NPD.
Quels seraient, à votre avis, d'autres traits révélateurs des nostalgiques du nazisme ?
Vous pensez sans doute à l'historien britannique David Irving qui a été arrêté en Autriche au début de 2006 et condamné à trois ans de prison ferme pour avoir nié l'Holocauste.
Vous semblez dire que le totalitarisme revient par la petite porte, qu'on lui entrebâille, en usant des droits et principes du régime qu'il veut détruire.
De toute manière, une réaction totalitaire contre notre système politique actuel ne ressemblerait pas nécessairement à l'hitlérisme ni au stalino-maoïsme.
N'est-ce pas ce que souhaitent ceux qui préconisent à gauche la « démocratisation totale » et la « transparence totale » ? Les nostalgiques du national-socialisme réclament, eux, la liberté pour les ennemis de la liberté. En politique, tout ce qu'on pousse à l'extrême devient le contraire de ce que c'était et s'autodétruit. À force de vouloir trop de démocratie, ne finit-on pas par avoir la dictature ?
Vous ne croyez donc pas qu'il y ait aujourd'hui plus de décadence morale qu'à des époques antérieures ?
Donc, au lieu de se battre avec l'adversaire sur des projets politiques, les élus d'aujourd'hui cherchent à le détruire moralement. Mais le général de Gaulle disait que « ceux qui lancent des boules puantes finissent par sentir mauvais ».
Mais il existe des correctifs, notamment du fait des tendances diverses et contradictoires dans la presse.
Faudrait-il que nos régimes politiques laissent davantage de champ à la libre discussion et que les majorités au pouvoir se remettent en question en disant clairement ce qu'elles veulent et peuvent ou ne peuvent pas faire ?
En France, à l'inverse, nous avons eu un dictateur surnommé « l'Incorruptible ». C'était Robespierre. Il ne semble pas qu'il ait usurpé sa réputation d'austérité. Dans le drame de Georg Büchner, La Mort de Danton, Robespierre proclame : « Ma conscience est pure. »
CINQUIÈME PARTIE - LES TRANSMISSIONS HÉRÉDITAIRES
Chapitre premier - Nos atavismes à nous
Votre grand ancêtre Charles Quint avait créé au xve siècle le premier modèle d'une Europe des cultures, des langues, des peuples. Tous ces peuples étaient liés par un ciment qui était la chrétienté, l'Église catholique et romaine. Ce n'était pas une Europe des nations parce que les nations n'existaient pas encore. C'était aussi une Europe sans la France. Était-ce une sorte d'Europe « fédérale » avant le terme, groupée autour d'une idée ?
Cette doctrine médiévale était-elle une anticipation de l'Union européenne, avec ses nombreuses langues et ses particularismes nationaux et régionaux réunis autour d'un faisceau de valeurs chrétiennes et humanistes ? Seulement, la Réforme luthérienne avait ébranlé l'empire de Charles Quint en créant un nouveau schisme. Ne craignez-vous pas que l'islam ait le même effet sur l'Union européenne ?
Son successeur, le cardinal Ratzinger, élu Benoît XVI, est bavarois. La Bavière est, hormis Munich peut-être, une région très ancrée dans la religion catholique et dans ses traditions culturelles. Peut-on s'attendre jusque dans l'Église catholique, sous ce pape, à un retour aux racines, à une résurgence des atavismes que le xxe siècle avait balayés ?
L'Europe est peut-être dans l'impasse. En tout cas, elle se cherche un sens et des solutions praticables. Peut-on en trouver quelques-unes dans le passé de l'Empire austro-hongrois qui était un ensemble délocalisé et déconcentré ?
Peut-être devrions-nous éviter d'idéaliser l'empire des Habsbourg ?
À quoi ressemblait cet empire de Charles Quint ?
Vous aviez publié en 1967 un livre intitulé Charles Quint dans lequel vous utilisiez déjà le nom qui a été donné à l'Europe des Quinze dans les années 1990, « Union européenne ». À cette époque, on l'appelait encore Communauté économique européenne ou CEE, devenue ensuite la Communauté européenne ou CE. Vous écriviez que l'Europe était en train de se reconstituer telle qu'elle avait été cinq siècles plus tôt.
Quel message peut-on retirer de l'histoire des Habsbourg, en particulier de cet essai d'unification de l'Europe sous Charles Quint ?
Pouvez-vous définir d'un mot cet esprit ?
Un territoire immense... Avec les moyens de communication modernes, les pays européens ont pu se rapprocher, mais comment pouvait-on à l'époque de Charles Quint, né en 1500, gérer un empire d'aussi vastes dimensions ?
Vous voulez dire des corsaires français ?
Je comprends que la religion avait à l'époque une connotation politique. Cela a laissé des traces en tout cas en Allemagne, mais probablement aussi dans d'autres pays d'Europe.
Et c'est donc l'Europe de Charles Quint, qui s'était morcelée après sa mort, que l'Union européenne serait en train de ressouder avec en plus la France et, en partie, le Royaume-Uni ? Mais de tels principes peuvent-ils être transposés à notre époque ?
L'administration bourguignonne obéissait-elle à des us et coutumes ou à un système législatif codifié ?
Et ma région natale, Béarn et Navarre, le fut par les mariages et la politique. La France, avec ses guerres, ses révolutions, sa modernisation surtout, s'est-elle amputée de tout un héritage régional ?
Donc les empires et les républiques meurent, les dictatures aussi, mais les principes séculaires restent. Ils forment une sorte de code génétique de l'Europe.
Pouvez-vous citer dans l'histoire récente des hommes politiques qui partageaient votre conviction qu'il existe une Europe historique sous-jacente ?
Chapitre ii - L'Europe éclatée
Mon ancien confrère du Figaro Stéphane Marchand est revenu dans un livre sur l'affaire du « plombier polonais », qui était devenue dans la campagne référendaire de 2005 le symbole de toutes les peurs : chômage, déclassement, atteinte à notre droit du travail et à notre modèle social. Marchand estime qu'il faut, parlant de l'Europe, aller au-delà des idées préconçues.
J'ai questionné récemment un Polonais qui a fait de longs séjours d'enseignant à l'Ouest, le professeur Wlodimierz Borodziej, vice-président de l'université de Varsovie et économiste distingué. Nous avons parlé de la différence de mentalité entre l'est et l'ouest de l'Europe. « Chez nous, beaucoup d'entreprises ont mis la clé sous la porte et le chômage est encore important, m'a-t-il dit. Cela a été ressenti comme un processus de transformation après l'économie dirigée et administrée des communistes. »
Curieusement, la grande majorité des pays qui ont fait partie des « willing », mis à part la Grande-Bretagne et les Pays baltes, étaient d'anciens États de l'empire des Habsbourg, de l'Espagne à la Bulgarie. Voilà qui confirmerait votre thèse de la résurgence des atavismes...
Diriez-vous que le prince Eugène de Savoie fut un de ces grands hommes dont nous manquons aujourd'hui ?
Croyez-vous qu'après que l'invasion hitlérienne a éliminé les populations juives et le rouleau compresseur soviétique éradiqué les traditions, une renaissance culturelle et sociale de l'Europe centrale soit encore possible ?
Des États comme la Pologne et la Hongrie pourraient-ils alors, mieux que la France ou l'Allemagne, jouer un rôle clé dans l'Europe fédérée de notre temps ?
Un économiste autrichien d'origine tchèque, Jan Stankowsky, m'avait dit à Vienne en 1991, lors de la libération des pays d'Europe centrale, que, de la Croatie au sud à la Pologne, on rencontrait des gens capables de comprendre la comptabilité, peut-être parce que leur grand-père ou arrière-grand-père avait appris à lire et à compter dans l'armée autrichienne. À l'est de cette ligne, selon lui, les gens mettraient trois ou quatre générations à assimiler la pensée économique, à supposer qu'ils l'acquièrent jamais.
Pouvez-vous donner un exemple de ce melting-pot ?
Quelle était la nationalité des habitants de cette terre ?
Et qu'est-il advenu après l'effondrement de l'empire des Habsbourg ? Vous venez de parler des juifs de Roumanie...
Quelle était la recette de ce mélange équilibré de peuples ?
Mais les nationalités européennes ne risquent-elles pas de faire sécession contre un gouvernement européen à facettes ?
Croyez-vous vraiment à la société multiculturelle ou pluriculturelle ? Elle n'a pas fonctionné, notamment, en Allemagne et aux Pays-Bas. Le modèle français est un modèle plutôt intégrateur ou assimilateur.
Cette coexistence est-elle encore possible de nos jours alors que les communications rapprochent les peuples mais leur font prendre conscience de leurs différences culturelles ? On en voit aujourd'hui les limites. N'a-t-on pas vu en Bosnie et au Kosovo à quoi menait le choc des cultures ?
Mais vous me parliez des atavismes. Les vieilles haines et querelles ne peuvent-elles pas resurgir sous le moindre prétexte ? Est-ce que, par exemple, les jalousies que certains gouvernements éprouvent envers l'Autriche sont encore d'actualité, quatre-vingt-sept ans après la dissolution de la double monarchie ? Quand les chefs d'État et de gouvernement de quatorze pays de l'UE décidèrent fin 1999 de mettre l'Autriche au ban de l'Union européenne, quelque chose ne s'est-il pas brisé ?
Cette affaire vous avait beaucoup préoccupé et vous vous étiez investi à l'époque dans la défense de l'Autriche.
Vous aviez qualifié la mise au ban de l'Autriche d'« opération de banditisme relevant de l'agression » parce qu'on avait ainsi « mis quelqu'un en jugement sans lui accorder de se défendre », un tort que nous aurions, disiez-vous, beaucoup de mal à réparer. Dans Le Figaro du 2 février 2000, vous déclariez à mon regretté confrère Paul Guilbert : « Jörg Haider est un démagogue, mais pas un nazi, ni un fasciste. Xénophobe ? Je dirais : pas même cela. Quelqu'un qui attaque la présence des immigrés pour des raisons raciales est un xénophobe. Mais quand on affirme qu'ils prennent des emplois aux autochtones, cela se discute. Haider était contre l'élargissement de l'Union européenne pour des raisons économiques. Je trouve que c'est faux et je le lui ai dit. Antisémite ? Non plus. Ses deux têtes de liste élues au Parlement européen sont des juifs, issus de vieilles familles de l'Autriche-Hongrie. La seule déclaration qu'on puisse reprocher à Haider, c'est sa formule concernant la politique de l'emploi sous Hitler. »
Paul Guilbert vous avait demandé ce qu'auraient dû faire les gouvernements européens. « Se taire et voir ce qui se passait en plaçant Haider devant ses propres responsabilités, aviez-vous répondu. Mais ne pas juger par anticipation, ni commettre l'erreur de proclamer qu'on ne parle pas avec certaines gens. Il faut toujours parler avec tout le monde. J'ai observé cette règle toute ma vie, sauf une fois, et même deux fois, en refusant de parler à Hitler dans les semaines qui précédèrent son accession au pouvoir. »
Quelques mois après, vous m'aviez dit avoir « reçu à la suite de ces déclarations une tonne de courrier ». « Et ce qui m'a fait le plus plaisir, disiez-vous, c'est que tous les anciens collaborateurs du général de Gaulle que j'avais connus à l'époque et avec lesquels j'avais perdu contact, et qui n'étaient pas décédés, tous m'ont envoyé des messages de solidarité. »
Chapitre iii - Au-delà des schismes
Je vous ai souvent entendu faire l'éloge de la Bosnie-Herzégovine et de la paix qu'elle a retrouvée. Avec l'Albanie, c'est le seul pays musulman d'Europe. Croyez-vous que cette « exception musulmane » pourra s'insérer un jour dans l'Union européenne ?
Du point de vue religieux, l'Europe reste éclatée. Cela concerne l'islam, mais aussi l'orthodoxie, notamment éradiquée chez eux par les Turcs.
Oui, mais pour des raisons incompréhensibles actuellement. Il y est assigné à résidence et sous haute surveillance des autorités qui subviennent à ses besoins, sans doute pour accréditer l'idée que la Turquie est un pays tolérant. Les Turcs auront fort à faire pour se racheter.
Cela fait beaucoup de différences.
Passons sur les problèmes du Mont-Athos où une poignée de fanatiques se bat actuellement contre les moines modérés. Mais croyez-vous vraiment que l'Église orthodoxe russe finira par se ranger au point de vue des catholiques et des protestants ?
Cela ne signifie pas nécessairement une union politique...
Ce document montre que les dirigeants des Églises chrétiennes sont conscients des problèmes de notre temps. Le rappel du caractère sacré du Moyen-Orient est important pour œuvrer à faire de celui-ci un sanctuaire de paix. Mais les clivages ethno-religieux ne vont-ils pas poser des problèmes pour l'intégration des Balkans dans l'Europe ?
Et il y a la Croatie qui est la mieux placée en ce moment pour l'adhésion, d'autant plus que la Slovénie voisine est déjà un pays membre de l'Union.
La Slovénie et la Croatie ont un niveau économique et culturel digne de l'Europe. Mais les autres seraient un boulet au pied des contribuables occidentaux.
Donc, les États membres d'Europe de l'Est et du Sud-Est ont des convictions européennes mieux ancrées encore que les nôtres qui vivons pourtant au cœur de l'UE.
En matière de culture, de religion et de défense, les pays d'Europe centrale et orientale, auxquels la diplomatie française avait donné le sobriquet assez grotesque de « Pecos », semblaient prédestinés à s'insérer dans l'UE. Mais les efforts que celle-ci requiert de leurs économies sont énormes. On ne peut pas dire que l'enthousiasme pour l'Europe y soit aussi fort qu'il y a quelques années.
On parle souvent en Europe occidentale des pays de l'Est avec dédain.
En visitant Prague récemment, je n'ai pas été seulement frappé par la tenue vestimentaire très correcte et même chic des gens. J'ai été impressionné aussi par l'absence de « tags » sur les murs, alors que les graffiti témoignent à l'Ouest d'une volonté évidente de certains jeunes de s'affirmer par l'enlaidissement et la destruction. L'Allemagne est à cet égard un cas extrême. D'une manière générale, les pays de l'Est sont-ils les messagers de valeurs que nous avons oubliées à l'Ouest ?
Tout cela est lié sans doute pour vous à un retour de la foi chrétienne.
Néanmoins, on avait supprimé la référence au christianisme du projet de constitution européenne.
Les Turcs ont reproché aux adversaires de leur adhésion à l'UE de vouloir faire de l'Europe un « club chrétien ». Que pensez-vous de cet argument ?
... comme la Turquie qui est peuplée à 98 % de musulmans ?
Donc une Europe sans frontières, mais allant jusqu'aux limites de la civilisation chrétienne sur notre continent ?
SIXIÈME PARTIE - RECONSTRUIRE L'UNION
Chapitre premier - L'Europe a-t-elle une âme ?
Jacques Delors avait dit : « Il faut donner une âme à l'Europe ! » Il s'agissait dans son esprit de « la force politique de la culture ».
On appelle parfois l'Europe « le Vieux Continent ». L'Europe n'est-elle pas plombée par sa trop longue histoire, par sa culture séculaire, par les déchirements qu'elle a subis et qui pourraient expliquer sa léthargie ?
Êtes-vous d'accord avec le philosophe juif Isaïa Berlin, un survivant de l'Holocauste, qui se disait heureux, il y a quelques années, d'être octogénaire parce que son grand âge lui épargnerait de voir l'anéantissement de l'Europe ?
L'Éthiopie copte, jamais colonisée avant l'invasion italienne des années 1930, faisait aussi partie de ce club des dernières vieilles civilisations. La révolution marxiste fomentée avec l'appui de Moscou et de Berlin-Est au début des années 1970 a saigné à blanc sa population après avoir liquidé ses élites.
N'éprouvons-nous pas quand même certains complexes d'infériorité vis-à-vis de la Chine, peut-être pour le futur, des États-Unis en tout cas pour le présent ? Un certain anti-américanisme tente de compenser cela. L'Amérique, c'est-à-dire le Nouveau Monde, est regardée de haut par les Européens.
Lors de l'effondrement du bloc soviétique, l'Europe a récupéré son espace géopolitique, le continent tout entier. Pour retrouver ses dimensions politiques, l'Europe a besoin de renouer avec son identité. Ce qu'elle ne pouvait faire tant qu'elle était divisée.
De l'intérieur aussi, la civilisation européenne est contestée par l'immigration et le multiculturalisme. Il y a plus d'immigrés que d'autochtones dans nos prisons.
La priorité numéro deux serait de définir les valeurs minimales qui sont le ciment de toute l'Europe, par-delà les disparités régionales ou nationales. Quel est, selon vous, l'élément essentiel de la culture européenne ?
La Renaissance et le mouvement des Lumières n'ont-ils pas contribué, eux aussi, à instaurer la liberté individuelle et la liberté de pensée ?
La séparation des Églises et de l'État, du politique et du religieux, est une pierre angulaire des sociétés européennes. Les pays musulmans n'ont pas ce privilège. Tant que les musulmans n'accepteront pas la laïcité en politique et dans l'éducation, il n'y aura pas de coexistence authentique avec eux.
À mon avis, la séparation des Églises et de l'État est la condition de l'égalité entre les religions. Sans un pôle fort de laïcité, on assisterait à une surenchère des religions dans l'enseignement et à l'imprégnation des sciences naturelles par la foi religieuse.
Revenons à l'histoire. Conformément à une décision de Jacques Chirac et de Gerhard Schröder datant de 2003, la France et l'Allemagne ont publié en 2006 un manuel d'histoire commun qui gomme les divergences d'interprétation de leurs conflits sans les occulter. Est-ce une démarche efficace en direction d'une conscience européenne et non plus strictement nationale ou nationaliste ?
Alors, vous pensez sans doute que l'exécution de Saddam Hussein a été une faute.
Le Serbe Slobodan Milosevic est mort en prison, lui, en échappant à sa juste condamnation. Bien des Serbes et des Russes croient qu'il est mort assassiné dans sa cellule. Qu'en pensez-vous ?
Chapitre ii - L'Europe des diversités
Les guerres qui ont décimé le continent européen au xixe et surtout au xxe siècle ont eu un seul résultat positif, en dehors du progrès technologique et médical qu'elles ont induit : elles nous obligent aujourd'hui à nous entendre pour ne pas courir le risque de retomber dans des conflits homicides.
Au début de l'Europe, des années 1950 à 1980, des Européens mythiques ont contribué à repopulariser l'idée européenne malgré les blessures de la guerre. Vous étiez présent à cette époque, et aussi à l'époque suivante au cours de laquelle l'institutionnel a pris le pas sur l'idée.
La notion d'« empire » ou d'« idée impériale » que vous défendez, qui, je le précise, n'a rien à voir avec un désir de refaire l'empire des Habsbourg, signifie en réalité « fédération » ou « confédération », dans le respect des cultures et des traditions locales. Savez vous qu'elle est mal ressentie en France ?
Mais la France a fait de gros efforts pour revaloriser ses régions.
Nous avons rédigé ensemble, en 1993, un livre sur l'Europe, et à l'époque des critiques français, surtout dans la presse nationaliste, vous ont reproché d'appeler de vos vœux ce qui avait toujours été l'objectif, selon eux, de la monarchie des Habsbourg, à savoir le découpage de la France en entités indépendantes. Que leur répondez-vous ?
N'empêche que les Flamands et les Wallons vivent comme chien et chat dans un même appartement.
Des États trop petits, nés de morcellements, ne seraient pas viables sur les plans politique et économique.
Les mouvements régionalistes ont visiblement votre assentiment, mais où est la limite entre régionalisme et indépendantisme ?
Croyez-vous vraiment que la centralisation soit en recul ?
Pourquoi ne ferait-on pas une Europe centraliste, sur le modèle français ?
Chapitre iii - L'Europe de l'unité
« L'approfondissement était considéré, il n'y a pas si longtemps encore, comme l'indispensable pendant de l'élargissement, écrit un observateur des questions européennes, le journaliste Baudouin Bollaert dans son blog à l'automne 2006. On le retrouvait, fidèle au rendez-vous, dans toutes les incantations européennes. Aujourd'hui, le mot est devenu tabou. On ose à peine le prononcer de peur de paraître naïf ou ridicule. » Selon lui, « en changeant de siècle, la construction européenne a changé d'âme et choisi une autre orientation, celle du grand large ».
Bollaert estime aussi que la création d'une Europe infiniment élargie aboutira à cela qu'elle « ressemblera beaucoup plus dans vingt ans à l'Association européenne de libre-échange (AELE), si chère aux Anglais, qu'à l'Europe rêvée par Victor Hugo ou Robert Schuman. L'Europe ne va-t-elle pas se diluer et cesser d'être une entité politique ?
Un mot, s'il vous plaît, sur Coudenhove-Kalergi à qui vous avez succédé à la tête de l'Union paneuropéenne.
Jusqu'où l'Europe ira-t-elle ? Jusqu'à la frontière russe ?
Et les institutions ?
Comment empêcher des adhésions indésirables ?
Maintenant, le problème qui se pose est le suivant : il y a ceux qui ont adopté la Constitution et voudraient la garder telle quelle, et ceux qui l'ont rejetée et qui ne veulent plus en entendre parler. La Constitution européenne peut-elle être repêchée telle qu'elle est ?
Reste un autre élément important à partager peut-être avec les Allemands : la souveraineté nucléaire, mais ce sera plus difficile car trop de doigts sur le déclencheur de la bombe, cela pourrait devenir dangereux.
Ne suffirait-il donc pas que l'Europe se construise sur ses règles actuelles de fonctionnement datant de Maastricht, quelque peu améliorées par le traité de Nice de décembre 2000 à la fin de la première conférence intergouvernementale ? Elles faisaient référence à une charte des droits fondamentaux, adoptée également lors de ce sommet, tout en s'en remettant à la pratique sur la base de la monnaie unique et d'une défense partiellement intégrée.
Vous êtes donc d'accord avec Napoléon qui disait que les Constitutions doivent être brèves et obscures ?
Vous adhérez donc aux réticences britanniques contre le constitutionnalisme continental ?
Vous souvenez-vous de ce que vous me disiez après la grave crise des institutions européennes de 1998-99 qui conduisit au renversement de la Commission et à la démission de son président, le Luxembourgeois Jacques Santer, et à son remplacement par l'Italien Romano Prodi ? « J'ai voté contre la Commission, non pas parce que je croyais que M. Santer était coupable, mais parce que je suis convaincu que la structure ne tenait pas et qu'un homme ne pouvait pas la réparer. Nous devons restructurer la Commission et restructurer toute l'Union européenne pour la simple raison que ses institutions ont maintenant cinquante ans et qu'elles datent d'une époque au cours de laquelle l'Union n'était pas encore aussi développée qu'elle l'est à présent. Tout comme une personne âgée ne pourrait se promener en costume de bébé, je crois que l'Union européenne ne peut plus prendre les institutions que lui avaient données à très juste titre les pères de l'Europe lors des signatures des traités de Rome. Le problème est surtout institutionnel. »
Tout partisan d'une Europe supranationale que vous êtes, vous m'avez dit estimer que l'Europe doit être protégée de la bureaucratie de Bruxelles tout autant que des égoïsmes des gouvernements nationaux.
Et le Parlement ?
Vous êtes depuis longtemps partisan des pouvoirs de contrôle financier du Parlement. Vous vous éleviez, dans un article du Europa-Kurier, contre la suppression de la commission de contrôle budgétaire du Parlement européen.
Une chose est sûre : au fur et à mesure qu'on élargit le nombre des pays membres, il ne faut pas élargir les institutions si l'on ne veut pas être condamné à la dislocation ou à l'impuissance.
Dans le discours qu'il avait prononcé à Berlin en février 2006, le chef de l'UMP Nicolas Sarkozy avait esquissé des solutions pour sortir l'Europe de sa paralysie. Il fallait, selon lui, que les Européens s'entendent sur un meilleur fonctionnement des institutions et sur les frontières extérieures de l'Union avant de rechercher des alternatives au texte constitutionnel. Il s'était prononcé également pour la mise en route d'un « moteur à six temps », rattachant à la France et à l'Allemagne l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie et la Pologne, au lieu du « moteur à deux temps » franco-allemand jusque-là en service.
Que faire de ce texte constitutionnel dans ces conditions ? Faut-il le brûler ?
Ce sont des hommes et des femmes qui font l'Europe. Le poids de certaines personnalités peut-être décisif, positif ou négatif. Mme Merkel par exemple...
Dans le vivier politique français, je ne vois guère qu'un personnage de dimension équivalente, c'est Nicolas Sarkozy. Ils ont en commun une certaine décontraction face aux problèmes et une capacité d'assimilation rapide. Ségolène Royal est certainement à la hauteur sur le plan politique, mais elle joue davantage sur les sentiments et les idéaux, ce qui accroît ses chances, certes, car nous traversons une époque où les gens ont besoin d'affection et de remontants.
Mme Merkel, qui a le privilège d'assumer la présidence de l'Union en ce début d'année 2007, a compris que le problème principal de l'Europe est un déficit de « communication ».
La chancelière a arrêté cinq idées force qu'elle entend promouvoir : 1) les valeurs européennes, essentiellement le droit et la liberté ; 2) la fin de l'élargissement après l'adhésion de la Roumanie, de la Bulgarie et des Balkans ; 3) la relance du dynamisme économique pour convaincre les gens qu'« avec l'Europe ils iront mieux » ; 4) la libéralisation de l'énergie, des télécommunications et du courrier ; 5) davantage de coopération en matière de sécurité et de défense. Ces objectifs sont assez proches de ceux de l'initiative « Donner une âme à l'Europe » dont nous avons parlé : 1) se rencontrer tous les deux ans à Berlin pour dresser un bilan ; 2) combler le fossé émotionnel entre la politique et le public, en associant les médias ; 3) engager des relations avec d'autres cultures dans le monde et résoudre les conflits entre elles ou avec elles ; 4) augmenter les responsabilités des citoyens pour l'Europe, non pas seulement au niveau des institutions et des responsables, mais aussi des régions ; 5) encourager la créativité qui peut être un facteur important de stabilité régionale ; 6) dire que l'art est utile pour l'Europe, en privilégiant le film. Pour réaliser ce programme, les leaders veulent confier l'initiative à la jeunesse, car il faut rajeunir l'Europe.
conclusion - Une grande famille européenne
Tout au long des pages précédentes, j'ai demandé quelle était sa vision de l'avenir de notre continent au député européen Otto de Habsbourg qui a mené maintes campagnes électorales, qui a œuvré dans les parlements et auprès de gouvernements en faveur de l'Europe actuelle. Mais je voudrais m'adresser à présent au descendant d'une dynastie européenne. Votre famille n'est-elle pas, comme l'Europe, un projet d'avenir ?
« Faire avec ce que l'on a » pourrait être votre devise politique et personnelle. C'est en tout cas votre règle de conduite. Vous vous êtes satisfait de ce que vous aviez et n'avez donc jamais cherché à obtenir le rétablissement de la monarchie.
On aimerait savoir dans quelles conditions, et par quelles étapes, vous et les vôtres êtes revenus en Europe après la guerre et ensuite en Autriche et en Hongrie.
Pourquoi cette rencontre avec Horthy qui avait trahi vos parents en 1921 ?
N'avez-vous pu l'aider ?
Quand vous avez obtenu le droit de séjour dans la mère patrie, dans les années 1960, des mauvaises langues firent courir le bruit que vous étiez rentré en Autriche « comme un ouragan ».
Kreisky a eu ensuite l'élégance de laisser votre mère l'impératrice Zita de Habsbourg, née de Bourbon-Parme, revenir, en 1982, dans la mère patrie autrichienne sans requérir d'elle aucune renonciation.
Avez-vous récupéré la nationalité hongroise ou aviez-vous pu la conserver ?
En 1979, lors de la première élection du Parlement européen au suffrage universel, vous avez obtenu un mandat de député à Strasbourg. Vous ne vouliez pas vous immiscer dans la politique autrichienne pour des raisons évidentes. Vous vous étiez présenté en Bavière et, pour cela, il fallait avoir la nationalité allemande. Comment avez-vous obtenu votre passeport allemand ?
Avec les quatre nationalités dont vous êtes titulaire, n'êtes-vous pas à vous seul le Saint Empire romain germanique... ?
Vous avez été l'un des hommes qui firent l'Europe d'aujourd'hui. Après avoir librement renoncé, lors du scrutin européen de 1999, à briguer un nouveau mandat que vous auriez décroché sans peine, vous poursuivez, à quatre-vingt-quinze ans bientôt, votre mission d'avocat itinérant de pays européens non encore admis dans l'Union.
On vous avait offert la couronne d'Espagne dans les années 1970, après Franco. Pourquoi ne pas avoir accepté ?
C'est votre Union paneuropéenne et votre fille Walburga qui menèrent à bien, à l'époque, cette opération, laquelle ouvrit la première brèche dans le rideau de fer et permit à des centaines de réfugiés est-allemands de « choisir la liberté ».
L'Europe est donc devenue une réalité. Mais la politique aujourd'hui ne fait plus suffisamment rêver, nous l'avons constaté. De plus, on dit que l'Europe est une idée neuve, ce qui la démonétise un peu. C'est pourtant aussi une idée très ancienne.
Et la légitimité ? La transcendance ?
Avez-vous pardonné à la France d'avoir guillotiné Marie-Antoinette, « l'Autrichienne », sous la Terreur ?
Autre enfant malheureux d'un couple impérial franco-autrichien, l'Aiglon. Quels sont vos sentiments à son sujet ?
La chance semblait avoir quitté les Habsbourg depuis la fin du xviiie siècle...
Tout réaliste que vous êtes, vous qui avez accepté votre destin, vous vivez, si j'ose dire, dans la « méta-politique », une pensée politique au-delà des régimes et des partis ou au-dessus d'eux. Vous m'aviez dit un jour : « Celui qui ne sait pas d'où il vient ne peut savoir où il va car il ne sait pas où il est. En ce sens, le passé est la rampe de lancement vers l'avenir » et : « La vérité n'est pas toujours telle que la majorité l'imagine ». Par majorité, vous entendiez surtout l'opinion publique.
Vous avez appris à vos enfants, me semble-t-il, à être indépendants et à ne pas poursuivre des abstractions, des fantômes, tout en s'insérant dans l'histoire de leur temps et en la transformant à petits pas, chacun à son niveau et dans son cadre de vie.
Votre fils aîné, Karl, qui est l'héritier présomptif de la couronne, vit dans le pays de ses ancêtres, mais à condition de ne plus utiliser sa particule de noblesse. Karl signe ses lettres et documents « Karl Habsburg Lorraine », car le « von », lui est interdit en Autriche. Il est très actif, notamment au service d'une fondation pour la représentation des peuples non représentés dans l'Union européenne ou aux Nations unies.
Karl Habsbourg Lorraine, Charles comme votre père, pour les Français, est donc l'héritier du trône. Et son fils aîné Zvonimir le sera après lui. En principe, du moins. Si jamais les Habsbourg étaient réhabilités dans leurs droits, je suppose que ce serait sous la forme d'une « monarchie démocratique ». J'emploie ce terme à dessein de préférence à celui de « monarchie constitutionnelle », sachant que vous n'aimez pas les Constitutions.
Et la Hongrie ? C'est dans ce pays que votre famille a toujours reçu le meilleur accueil. Un de vos deux fils s'y est installé. Ce n'est certainement pas le fait du hasard.
Et vos autres enfants ?
Severin ne porte pas votre nom...
On dirait un puzzle de marqueterie.
Votre vie l'a démontré !
Je sais que vous avez toujours été un ardent défenseur du français que vous parlez couramment. Aux côtés de Mario Soares, de Siméon de Saxe-Cobourg, de Bronislaw Geremek, du président Abdou Diouf et d'autres personnalités, vous avez signé le manifeste lancé par Maurice Druon pour que le français soit la langue du droit européen.
Votre épouse, elle, vient d'Allemagne de l'Est, n'est-ce pas ?
Beaucoup de racontars ont circulé à propos de la fortune des Habsbourg. Pouvez-vous dire un mot à ce sujet ?
Avez-vous un domicile en Autriche ?
N'êtes-vous pas hanté par Schönbrunn ? Avez-vous des réminiscences des six premières années de votre vie alors que les Habsbourg régnaient encore ?
On vous voit, sur une photo, assis sur les genoux du vieil empereur.
Aux funérailles de l'empereur, vous aviez quatre ans. Nouvelle photo : on vous voit marchant entre vos parents en tête du cortège, vêtu de blanc, avec une cravate de crêpe noir.
La foule acclama longuement à la sortie de l'église « le petit prince blanc », c'est-à-dire vous. Le soir même votre famille repartait en train pour rejoindre le quartier général à Baden. Le 2 avril 1989, votre mère, l'impératrice Zita, a eu droit, à Vienne, à des obsèques presque nationales. Elle a été inhumée dans la capitale autrichienne dans la crypte des Capucins aux côtés de Marie-Thérèse d'Autriche et de François-Joseph. Après la cérémonie, cent mille Autrichiens criaient dans la cathédrale Saint-Stéphane et sur son parvis : « Vive le roi ! » Après le requiem, devant les membres du gouvernement républicain et les leaders de tous les partis, la foule a entonné l'hymne impérial autrichien. Croyez-vous la restauration de la royauté possible en Autriche et en Hongrie ?
N'aimeriez-vous pas finir vos jours en Autriche ? Voudrez-vous un jour prendre un repos bien mérité ?
Quel est le secret de votre vitalité et de votre longévité ?
Des antécédents historiques ?
Il a donc vécu, comme vous, pour le futur...
Vous fourmillez d'idées et de visions d'avenir. Vous appréciez visiblement la bonne table et les bons vins. Vous vous déplacez beaucoup pour participer à des campagnes électorales et prononcer des conférences. L'envie ne vous prend-elle pas, parfois, de cesser d'être un « homme public », un « pèlerin de la politique », et de consacrer quelques heures à la pêche à la ligne ?
Toujours est-il que ce livre, qui est en quelque sorte votre message à l'Europe future, nous a donné pas mal de travail.
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