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Imperial Library
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Prologue 1 Juillet 1971 L’été commençait à paraître longuet à Martin Hatch. Johnny et lui avaient passé le début de la matinée à bombarder de cailloux le nid de guêpes à côté du vieux puits. Ils s’étaient bien amusés. Mais maintenant il n’y avait plus rien à faire. Il était à peine 11 heures, et Martin avait déjà mangé les deux sandwiches au beurre de cacahuètes et à la banane préparés par sa mère pour son déjeuner. Assis en tailleur sur le dock flottant en bas de la maison, il scrutait le large, dans l’espoir de repérer la fumée d’un cuirassé à l’horizon. Même un gros pétrolier ferait l’affaire. Un pétrolier qui foncerait droit dans l’une des îles, s’échouerait et exploserait. Là, au moins, il y aurait de l’animation. Johnny descendit le rejoindre en courant, un glaçon pressé contre son cou. — Eh bien, elle t’a pas raté ! s’exclama Martin, pas mécontent d’avoir échappé aux piqûres, contrairement à son frère aîné qui était pourtant censé être plus futé. — Tu te serais approché un peu plus, tu y 2 Cambridge, Massachusetts, de nos jours Situé dans l’annexe de l’hôpital Mount Auburn, au sommet d’une colline plantée d’érables, le petit laboratoire dominait les eaux lentes et maussades de la Charles River. Dans un kayak à la coque aussi effilée qu’une aiguille, un rameur fendait l’onde sombre de ses mouvements puissants, laissant derrière lui un sillage scintillant. Martin Hatch l’observa, un instant fasciné par l’accord parfait entre l’homme, le bateau et le fleuve. — Docteur Hatch ? Les colonies sont prêtes. Réprimant une bouffée d’irritation contre son assistant zélé qui le tirait de sa rêverie, Hatch se détourna de la fenêtre. — Bien ! Sortons le premier plateau pour jeter un coup d’œil à ces petits couillons. Avec sa nervosité habituelle, Bruce ouvrit brutalement la porte de l’incubateur qui émettait des bip pour en sortir un grand plateau d’agar-agar, des colonies bactériennes croissant en forme de sous et brillantes en leur centre. Il s’agissait de bactéries relativement in 3 Hatch se gara sur le terre-plein surplombant la jetée et descendit lentement de sa voiture de location. Il ferma la portière, et se perdit dans la contemplation du port, la main toujours crispée sur la poignée : la crique tout en longueur, bordée de granit, parsemée de bateaux de pêche et de dragueurs, et baignée d’une froide lumière argentée. Vingt-cinq ans après, les noms étaient les mêmes : le Lola B, le Maybelle W. La petite ville de Stormhaven s’accrochait à la colline, ses étroites maisons de bardeaux suivant un zigzag de rues pavées, puis s’espaçant, laissant place à des bosquets d’épinettes noires et à de petites prairies entourées de murets. Tout au sommet de la colline se dressait l’église congrégationaliste, sa sévère flèche blanche perçant le ciel gris ardoise. De l’autre côté de la crique, Hatch aperçut la maison de son enfance, dominant la cime des arbres de ses quatre pignons, avec sa prairie qui descendait vers le petit dock flottant. Il se détourna aussitôt, ayant l’ 4 La terrible silhouette sombre de l’île, si tenace dans ses souvenirs et dans ses cauchemars, se dressait devant lui. Ce n’était guère plus qu’un grossier trait noir sur le gris de la mer et du ciel : de la forme d’une table bizarrement inclinée, montant en pente douce de la côte sous le vent vers des falaises à pic du côté du large, avec une bosse de terre au centre. Le ressac battait les falaises et bouillonnait au-dessus des bancs de récifs, créant une traînée d’écume semblable au sillage d’un bateau. L’île lui parut encore plus sinistre que dans son souvenir : balayée par les vents, nue, un mille de long sur huit cents mètres de large. Un unique épicéa déformé dominait la plage de galets, sa cime depuis longtemps déchiquetée par un éclair, ses branches entortillées griffant le ciel comme la main d’une sorcière. Partout, des carcasses rouillées de machines infernales se dressaient au-dessus des herbes ondoyantes et des roses thé : de vieux compresseurs à vapeur, des treuils, des ch 5 Hatch se gara sur le terre-plein à côté de la supérette. Cette fois, il conduisait sa propre voiture, et il lui parut étrangement troublant de voir son passé à travers le pare-brise d’un véhicule aussi ancré dans sa vie présente. Il contempla les sièges de cuir craquelé, les auréoles de café sur le boîtier de vitesses en ronce de noyer. Du connu rassurant… Il lui fallut un effort colossal pour ouvrir la portière. Il prit ses lunettes de soleil sur le tableau de bord, puis les reposa. Il était temps de se présenter à visage découvert. Sur la petite place, les pavés perçaient sous l’asphalte usé. À l’angle, le vieux kiosque à journaux, avec ses présentoirs branlants de bandes dessinées et de magazines, avait cédé la place à un marchand de glaces. En contrebas, la ville dévalait la colline, toujours aussi pittoresque, ses toits d’ardoise et ses bardeaux de cèdre luisant au soleil. Ciré sur l’épaule, un homme chaussé de bottes en caoutchouc remontait du port : un homardier rentrant de la 6 Assis dans des rocking-chairs sous le porche arrière de la boutique, ils sirotaient de la bière de bouleau, les yeux fixés sur un bosquet de sapins en bas d’une prairie. Interrogé par Bud, Martin avait raconté certaines de ses aventures d’épidémiologiste au Mexique et en Amérique du Sud. Mais il avait réussi à détourner la conversation des vraies raisons de son retour. Il ne se sentait pas tout à fait prêt à se lancer dans des explications. Il se surprit à avoir hâte de retourner sur son bateau, d’accrocher son gril portable sur le plat-bord, de jeter un steak dessus et de se détendre avec un Martini bien tassé. Mais il savait aussi que l’étiquette de la petite ville exigeait de lui qu’il passe une heure à parler de tout et de rien avec le vieil épicier. — Que s’est-il passé ici depuis mon départ ? dit-il pour combler un silence et éviter de nouvelles questions. Il était évident que Bud mourait d’envie de connaître les raisons de son retour, mais la politesse du Maine l’empêchait de 7 Hatch sortit sur le pont du Plain Jane, s’étira, puis regarda autour de lui en plissant les yeux. La ville de Stormhaven était paisible, presque léthargique dans la lumière vive de cet après-midi de juillet, et il se réjouit de ce silence. La veille au soir, il avait fait glisser son steak en forçant un peu sur le whisky et il s’était réveillé avec sa première gueule de bois depuis plus de dix ans. La veille, il avait d’ailleurs collectionné les premières. C’était la première journée qu’il passait dans la cabine d’un bateau depuis sa descente de l’Amazone. Il avait oublié combien cela pouvait être apaisant de n’avoir pour toute compagnie que le doux clapotis de l’eau contre la coque. C’était aussi la première fois qu’il se retrouvait sans programme précis. Il avait fermé son laboratoire pour le mois d’août et confié Bruce, son laborantin maladroit, à un confrère. Sa maison de Cambridge était fermée elle aussi, et sa femme de ménage, prévenue qu’il ne rentrerait pas avant septembre. E 8 Le lendemain, debout à la barre du Plain Jane au large de l’île, Hatch observait les préparatifs. Presque malgré lui, il sentait croître son enthousiasme. À ses côtés, deux moniteurs de communication, un scanner en circuit fermé couvrant tous les canaux de l’expédition et une radio réglée sur la fréquence médicale émettaient de temps à autre des gazouillements et des bribes de conversation. L’océan était calme, à peine ridé par une douce brise. L’éternel brouillard, léger aujourd’hui, enveloppait Ragged Island d’un voile de gaze. C’était un temps idéal pour décharger, et le capitaine Neidelman l’exploitait au maximum. Le Plain Jane avait beau être ancré exactement au même endroit que la veille au soir, juste avant les récifs, le paysage avait radicalement changé. Le montage qui avait commencé peu après le coucher du soleil s’était accéléré à l’aube. L’équipe de plongeurs avait ancré l’énorme barge de haute mer au large de la côte est, avec de grosses chaînes rivées aux fonds rocheux. 9 Doris Bowditch, agent immobilier de son état, franchit d’un pas vif le perron du 5, Ocean Lane. Les vieilles planches du porche protestèrent sous ce poids inhabituel. Lorsqu’elle se pencha pour mettre sa clé dans la serrure de la porte d’entrée, un vaste assortiment de bracelets en argent cascadèrent sur son bras, dans un tintement qui rappela à Hatch celui des clochettes de luge. Doris lutta brièvement avec la serrure, tourna la poignée et ouvrit la porte avec un grand geste de la main. Hatch attendit qu’elle ait franchi le seuil, toutes voiles dehors, pour la suivre dans l’intérieur frais et sombre de la maison. Il eut l’impression de recevoir un coup au plexus en retrouvant la vieille odeur familière de pin, de naphtaline et de fumée de pipe. Il ne l’avait pas respirée depuis vingt-cinq ans. — Alors ! fit Doris de sa voix joviale en refermant la porte derrière eux. Superbe, non? Quel dommage que cette vieille maison soit restée fermée si longtemps ! Qu’est-ce que vous en dites ? c 10 Le groupe réuni autour de la table ancienne en érable du poste de pilotage du Griffin le lendemain matin n’avait rien de commun avec la foule bruyante et enthousiaste qui avait noyé le bateau sous ses acclamations trois soirs plus tôt. La plupart des personnes présentes semblaient sombres, voire démoralisées, après l’accident. Hatch examina le centre nerveux du bateau de Neidelman. La baie vitrée incurvée offrait une vue imprenable de l’île, de l’océan et du continent. L’abri de navigation, lambrissé de palissandre brésilien et équipé d’accessoires en laiton, était superbement restauré sous son plafond à moulures ornées de perles. À côté du compas se trouvait ce qui ressemblait à un sextant hollandais du XVIIIe siècle, sous verre, et la barre elle-même avait été taillée dans un bois noir exotique. Les cabinets de palissandre flanquant la barre abritaient un discret arsenal d’équipements haute technologie, dont des écrans de loran, sonar et GPS. Le mur du fond disparaissait derrière 11 À 14 heures précises, le Plain Jane, progressant lentement sur une mer calme, se libéra des dernières vrilles de brouillard ceignant Ragged Island. Devant lui, Hatch découvrit la forme blanche et longiligne du Cerberus. Près de la ligne de flottaison, il aperçut une coupée dans laquelle s’encadrait la haute silhouette du capitaine. Coupant les gaz, Hatch vira pour se placer parallèlement au Cerberus. Il faisait agréablement frais à l’ombre du navire. — Jolie petite coquille de noix ! s’écria Hatch en s’immobilisant juste en face du capitaine. — C’est le plus gros de la flotte de Thalassa, répondit Neidelman. Il s’agit surtout d’un laboratoire flottant et d’une station de recherche de secours. Nous ne pouvons pas débarquer tout l’équipement sur l’île. Le gros matos, les microscopes électroniques et les accélérateurs de particules C14, par exemple, resteront à bord. — Surprenant, ce lance-harpons à l’avant! Vous arriverait-il de temps à autre de harponner une baleine bleue, quand les 12 Hatch ouvrit la porte-fenêtre de la chambre de ses parents et sortit sur le petit balcon. Il n’était que 21 h 30, mais Stormhaven dormait déjà. La délicieuse brise de fin d’été qui s’était levée dans les arbres autour de la vieille maison vint lui chatouiller la nuque. Il posa ses deux chemises noires sur le rocking-chair rongé par l’air marin et alla s’accouder au balcon. De l’autre côté du port, la ville dévalait la colline en bracelets de lumières jusqu’au rivage. Le silence était si profond qu’on percevait le bruit des galets roulés par les vagues, le cliquetis des mâts le long de la jetée. Une ampoule blafarde brillait au-dessus de la porte d’entrée de la supérette de Bud. Dans les rues, la lune se reflétait sur les pavés. Plus loin, la haute forme étroite du phare de Burnt Head clignotait au sommet de sa falaise. Hatch avait presque oublié ce petit balcon du premier étage, niché sous le pignon de la façade de la vieille maison du Second Empire. Un flot de souvenirs l’assaillit 13 EXTRAIT Numéro du document : T14-A-41298 Bobine : 14049 Unité logique : UL-48 Associé de recherche : T. T. Ferrell Extrait demandé par C. Saint John EXEMPLAIRE 001 DE 003 Les droits de reproduction de ce document appartiennent à Thalassa Holdings Ltd. Tout usage non autorisé sera considéré comme un délit et une violation du code pénal de l’État de Virginie. NE PAS REPRODUIRE BIOGRAPHIE SOMMAIRE D’EDWARD OCKHAM T. T. Ferrell, Thalassa. Shreveport. Edward Ockham naquit en 1662 en Cornouailles, dans une famille de la petite aristocratie terrienne. Il fit ses études à Harrow et passa ensuite deux ans au Balliol College à Oxford, avant d’être renvoyé pour fautes non précisées. Sa famille désirait le voir s’engager dans la marine et, en 1682, ayant reçu son ordre de mission, Ockham s’embarqua comme lieutenant dans la flotte méditerranéenne sous les ordres de l’amiral Poynton. Montant rapidement en grade et se distinguant dans plusieurs actions contre les Espagnols, il quitta la marine pou 14 Hatch jeta l’ancre du Plain Jane à vingt mètres au large de la côte sous le vent de Ragged Island. Il était 6 h 30, et le soleil venait d’apparaître à l’horizon, noyant l’île d’une gaze dorée. Pour la première fois depuis son retour à Stormhaven, le brouillard protégeant l’île était complètement levé. Il sauta dans son canot et mit le cap sur la jetée préfabriquée du camp de base. La journée était déjà chaude et humide, et une certaine lourdeur dans l’air laissait présager du mauvais temps. Ses vieilles peurs commençaient à s’estomper. Au cours des dernières quarante-huit heures, Ragged Island était devenue agréablement méconnaissable. On avait accompli une énorme somme de travail, plus qu’il ne l’aurait cru possible. On avait entouré les zones instables de rubans jaunes de police, pour délimiter des couloirs sûrs. Les prés dominant l’étroite bande de plage de galets étaient sortis de leur silence désertique pour se transformer en ville miniature. On y avait disposé en cercle des re 15 — J’aimerais vous montrer quelque chose, dit le capitaine à Hatch. Sans attendre de réponse, il s’éloigna avec sa rapidité coutumière, fendant les herbes hautes à grandes enjambées, laissant derrière lui un panache de fumée de pipe et d’assurance. À deux reprises, des employés de Thalassa l’arrêtèrent pour le consulter, et il parut diriger plusieurs opérations à la fois avec une précision sereine. S’efforçant de ne pas se laisser distancer, Hatch avait à peine le temps d’évaluer les changements autour de lui. Ils suivaient un chemin bordé d’une corde par les géomètres de Thalassa. Çà et là, de courtes passerelles en aluminium couvraient de vieux puits et des zones à risque. — Joli temps pour une balade, haleta Hatch. Neidelman sourit. — Votre cabinet vous plaît ? — Tout est impeccable, merci. Je pourrais soigner un village entier. — Dans un sens, c’est ce qui va se passer. Ils montaient vers la bosse centrale de l’île, où se regroupaient la plupart des vieux puits. On avait placé de 16 Les ruines du fort Blacklock dominaient l’entrée du port de Stormhaven. Le fort circulaire se dressait au milieu d’une grande prairie parsemée de sapins blancs, qui descendait vers des champs cultivés et un « buisson de sucre », un bosquet d’érables. En face du fort, on avait dressé une grande tente jaune et blanc, décorée de rubans et de fanions flottant joyeusement au vent. Une banderole proclamait en lettres peintes à la main : 71e FÊTE ANNUELLE DU HOMARD. Hatch remonta la pente douce de la colline avec une certaine appréhension. La fête du homard était pour lui la première véritable occasion de rencontrer les habitants de la ville et il ne savait pas trop quel genre d’accueil espérer. Mais il ne nourrissait guère de doutes sur celui qui serait réservé à l’expédition elle-même. Thalassa n’avait passé qu’une semaine à Stormhaven, mais l’impact de sa présence était déjà considérable. Les membres de l’équipe occupaient la plupart des maisons et des chambres à louer, en payant parfoi 17 L’intérieur du fort était sombre et humide. Des hirondelles voletaient dans la tour de granit, allant et venant comme des balles dans le soleil tombant à angle droit des meurtrières. Hatch passa sous l’arche et s’arrêta, haletant, s’efforçant de retrouver son calme. Malgré lui, il avait laissé le pasteur le mettre en colère. La moitié de la ville avait assisté à la scène, et l’autre moitié ne tarderait pas à être au courant. Il s’assit sur une pierre. Clay avait certainement parlé à d’autres. Hatch doutait qu’on l’écoute, à l’exception peut-être des pêcheurs de homards. Ils étaient souvent superstitieux, et entendre parler de malédictions risquait de les impressionner. Et puis cette remarque à propos de l’expédition qui causerait la ruine de la pêche au homard… Hatch espéra que la saison serait bonne. Il se calma lentement, laissant la sérénité du fort éteindre sa colère, écoutant les faibles rumeurs de la fête à l’autre bout de la prairie. Il fallait vraiment qu’il se maîtrise mieu 18 Le lendemain matin, la tête un peu lourde des bières de la veille, Hatch s’enferma dans la hutte médicale pour ranger ses instruments et en dresser l’inventaire. Il y avait eu plusieurs blessés au cours des derniers jours, mais rien de plus grave que quelques écorchures et une côte cassée. Il entreprit de vérifier avec sa liste le contenu de ses placards, dans le sifflement monotone des vagues sur les récifs voisins. À l’extérieur, le soleil luttait faiblement pour percer l’omniprésent rideau de brouillard. Terminant son inventaire, Hatch accrocha sa tablette à côté des étagères et regarda dehors. Il vit la grande silhouette voûtée de Christopher Saint John avancer précautionneusement sur le terrain accidenté du camp de base. L’Anglais évita un gros câble et un tuyau en PVC, puis plongea dans les quartiers de Wopner, sa tignasse grise passant de justesse sous la porte. Hatch prit les deux chemises noires et sortit du cabinet médical pour rejoindre l’historien. Peut-être avait-il pro 19 Quittant le camp de base, Hatch remonta en courant le sentier menant à Orthanc, impatient de voir la nouvelle structure qui s’était matérialisée en moins de quarante-huit heures au-dessus du Puits inondé. Avant même d’atteindre le sommet de l’île, il aperçut la tour d’observation vitrée ceinte de sa galerie étroite, perchée tel un derrick sur ses piliers massifs à une douzaine de mètres au-dessus du sol sablonneux. Des câbles venant de la tour s’enfonçaient dans l’obscurité du puits. Mon Dieu ! pensa Hatch. Ce truc doit être visible du continent. Cela lui rappela la fête du homard et ce que Clay et le vieux professeur avaient dit. Il savait que le professeur Horn garderait sa façon de voir pour lui. Clay, c’était une autre affaire. Jusqu’ici, l’opinion publique semblait majoritairement favorable à Thalassa ; il faudrait s’arranger pour que cela reste ainsi. Pendant la fête, il avait suggéré à Neidelman de donner du travail à Donny Truitt. Le capitaine avait aussitôt intégré ce derni 20 À 21 h 45, Hatch quittait le Cerberus. À la fin de sa journée de travail, il était venu inspecter l’appareil à hémogramme qu’il utiliserait si des analyses sanguines se révélaient nécessaires pour l’un des membres de l’expédition. À bord, il avait engagé la conversation avec le timonier et s’était vu invité à partager le dîner de la demi-douzaine de membres d’équipage et de techniciens. Après un copieux repas décontracté de lasagnes aux légumes, arrosé de plusieurs expressos, il avait pris congé de ses hôtes. Longeant les coursives blanches, il avait hésité un instant devant la porte de la cabine de Wopner, avant de renoncer à s’arrêter, trop sûr de recevoir un accueil désagréable. De retour sur le Plain Jane, il largua les amarres dans la nuit chaude. Au loin, les lumières du continent scintillaient dans l’obscurité, et, sur Ragged Island, de minuscules points lumineux luisaient à travers le manteau de brume. À l’ouest, Vénus se mirait dans l’eau comme un fil blanc ondulant. Le mot 21 Kerry Wopner remontait la rue pavée d’un pas allègre, en sifflotant l’air de La Guerre des étoiles. De temps à autre, il s’arrêtait suffisamment longtemps pour ricaner devant les vitrines. Minables, toutes autant qu’elles étaient. Comme cette quincaillerie avec sa vitrine de matos poussiéreux et d’outils de jardinage datant de l’ère préindustrielle. Wopner savait pertinemment qu’il n’y avait pas de boutique d’informatique convenable dans un rayon de trois cents kilomètres. Quant aux bagels, il faudrait traverser au moins deux frontières pour trouver quelqu’un qui sache de quoi il parlait. II pila net devant une pimpante maison blanche de style victorien. Ce devait être ça, même si cela ressemblait plus à une vieille bicoque qu’à une poste. Le grand drapeau américain flottant au-dessus du porche et le panneau enfoncé dans la pelouse le prouvaient. Ouvrant la porte à moustiquaire, Wopner se rendit compte qu’il entrait effectivement dans une maison : la poste occupait le salon de devan 22 Le lendemain fut frais et humide, mais à la fin de l’après-midi il ne bruinait plus, et des nuages bas filaient sur un ciel fraîchissant. Demain l’air sera vif, et il y aura du vent, pensa Hatch en remontant l’étroit sentier délimité par des rubans jaunes derrière Orthanc. Cette marche quotidienne jusqu’au sommet de l’île était devenue un rituel de fin de journée pour lui. Il longea les falaises au sud jusqu’à ce qu’il domine l’endroit où l’équipe de Streeter travaillait à l’édification du batardeau. Comme d’habitude, Neidelman avait imaginé un plan d’une élégante simplicité. Pendant que le navire cargo partait pour Portland chercher du ciment et des matériaux de construction, Bonterre avait fait le relevé de la configuration exacte de l’ancien batardeau pirate, en prélevant des échantillons pour procéder ensuite à des analyses archéologiques. Puis des plongeurs avaient coulé un socle en béton sous-marin exactement au-dessus des anciennes fondations. On avait ensuite intégré des fer 23 Hatch retrouva Bonterre devant la poste, et ils descendirent les rues pavées à pic vers le restaurant. C’était une belle soirée fraîche ; le vent avait chassé les nuages, et un ciel constellé d’étoiles dominait le port. Avec les lumières jaunes qui brillaient aux fenêtres et au-dessus des portes, Stormhaven avait soudain l’allure d’un lieu sorti tout droit d’un passé plus aimable. — C’est une petite ville vraiment charmante, dit Bonterre à Hatch en lui prenant le bras. À Saint-Pierre, là où j’ai grandi en Martinique, c’est beau aussi, mais alors quelle différence ! Ce n’est que lumières et couleurs. Pas comme ici, où tout est noir et blanc. Et il y a beaucoup à faire là-bas, de très bonnes boîtes de nuit pour s’éclater. — Je n’aime pas les boîtes de nuit. — Quel dommage ! Ils entrèrent dans le restaurant, et le garçon, reconnaissant Hatch, les installa immédiatement. C’était un endroit douillet : deux salles pleines de coins et de recoins et un bar, décoré de filets, de casiers à ho 24 Le lendemain après-midi, Hatch remontait du dock après avoir soigné le poignet foulé d’un plongeur lorsqu’il entendit un grand fracas venant de la tente de Wopner. Il courut vers le camp de base, redoutant le pire. Il trouva le programmeur non pas coincé sous une masse de matériel, comme il l’avait craint, mais assis sur sa chaise, un disque dur en miettes à ses pieds, mangeant une glace, l’air irrité. — Tout va bien ? — Non, fit Wopner en mâchant bruyamment. — Que s’est-il passé ? Le programmeur tourna de grands yeux mélancoliques vers Hatch. — Ce foutu ordinateur m’est tombé sur le pied. Hatch chercha un siège du regard, et, se souvenant qu’il n’y en avait pas, il s’adossa au chambranle de la porte. — Racontez. Wopner se fourra le dernier morceau de glace dans la bouche et lâcha l’emballage par terre. — C’est le bordel total. — Où cela ? — Dans Charybde. Le réseau de Ragged Island, dit Wopner en désignant Île 1 du pouce. — Comment ça ? — J’ai fait tourner mon programme contre ce f 25 En montant la côte avec l’historien, Hatch jeta un coup d’œil vers le sud. Le batardeau était terminé, et l’équipe de Streeter réglait les énormes pompes alignées le long de la côte occidentale pour l’opération du lendemain. L’éclairage de la masse grise et floue de la tour d’observation perçait la brume d’une lueur verdâtre. Une ombre semblait aller et venir dans la salle. Arrivés au sommet de l’île, Hatch et Saint John descendirent vers l’est par un sentier boueux qui serpentait entre une multitude d’anciens puits. Les fouilles avaient lieu dans une prairie plate derrière une falaise à pic sur la côte orientale. À une extrémité du terrain, on avait monté une remise sur une plate-forme de blocs de béton. Devant, dans l’herbe aplatie à force d’être piétinée, on avait tracé à l’aide de ficelles blanches un grand échiquier sur un demi-hectare de terrain, à côté duquel s’entassaient de lourdes toiles goudronnées. Hatch nota qu’on s’était déjà attaqué à certains carrés d’un mètre de côt 26 Le lendemain matin à l’aube, l’équipe principale se réunit dans la cabine de pilotage du Griffin. L’atmosphère n’était plus démoralisée et sombre comme à la suite de l’accident de Ken Field. Non, cette fois, il y avait de l’électricité dans l’air, une sorte d’attente. À un bout de la table, Bonterre expliquait à un Streeter muet qu’il faudrait transporter les découvertes de la fouille dans la hutte magasin. À l’autre bout, un Wopner plus hirsute et plus débraillé que jamais parlait en chuchotant et en faisant de grands gestes à Saint John. Comme d’habitude, Neidelman restait invisible, attendant dans ses quartiers privés que tout le monde soit là. Hatch se servit une tasse de café brûlant et, s’emparant d’un gros beignet bien gras, s’assit à côté de Rankin. La porte de la cabine s’ouvrit sur Neidelman. À voir sa façon de monter les marches, Hatch comprit aussitôt qu’il partageait l’état d’esprit général. Le capitaine lui fit signe de le rejoindre. — Voilà pour vous, Martin, lui dit- 27 Le lendemain après-midi, Hatch quitta l’île de fort bonne humeur. Les pompes avaient haleté de concert toute la journée précédente et toute la nuit, aspirant des millions de litres d’eau de mer brune du Puits que d’énormes tuyaux avaient évacués vers l’autre bout de l’île, pour les rejeter dans l’océan. Finalement, au bout de trente heures, les tuyaux avaient aspiré du limon, de la vase au fond du Puits, à quarante-deux mètres de profondeur. Hatch avait attendu nerveusement dans son cabinet jusqu’à ce qu’on vienne le prévenir, à 5 heures, que la marée haute était arrivée sans infiltration apparente d’eau de mer dans le Puits. L’attente angoissée s’était poursuivie pendant que le boisage grognait, craquait et s’adaptait à sa plus lourde charge. Des capteurs sismographiques enregistrèrent quelques affaissements, mais ils se produisirent dans des tunnels et des puits latéraux, non dans le principal. Au bout de quelques heures, l’adaptation semblait être terminée. Le batardeau avait ten 28 En pénétrant dans Île 1 aux petites heures de la matinée, Hatch trouva le centre de commande et de contrôle bondé. Bonterre, Wopner et Saint John parlaient tous en même temps. Seuls Magnusen et le capitaine Neidelman restaient cois : la première calculait tranquillement des statistiques et le second, au centre de l’assemblée, allumait sa pipe, aussi calme que l’œil d’un cyclone. — Vous êtes timbré ou quoi ? disait Wopner, je devrais être à bord du Cerberus en train de déchiffrer ce fichu journal, au lieu de jouer les spéléos à la con. Je suis un programmeur, pas un égoutier. — Il n’y a pas d’autre solution, dit Neidelman en retirant la pipe de sa bouche. Vous avez vu les chiffres. — Ouais, c’est ça. Vous vous attendiez à quoi? Rien ne marche correctement sur cette putain d’île. — J’ai raté quelque chose ? demanda Hatch en s’avançant. — Ah ! bonjour, Martin, fit Neidelman en lui adressant un bref sourire. Rien de grave. Nous avons des petits problèmes avec l’électronique sur l’échell 29 Hatch fut le dernier à poser le pied sur l’échelle. Les autres s’alignaient déjà sur six mètres en dessous. Les lampes fixées à leurs casques perçaient l’obscurité. Pris de vertige, Hatch leva le nez vers la surface et s’agrippa au degré. L’échelle était solide comme un roc, il le savait ; et, même s’il tombait, sa corde de sécurité l’empêcherait d’aller très loin. Un silence étrange tomba sur le petit groupe, ainsi que sur l’équipe d’Orthanc reliée à eux par radio et qui surveillait l’expédition depuis ses écrans. Les craquements, cliquètements, bruissements, ces bruits que le Puits produisait sans cesse en s’adaptant, semblaient être l’œuvre de mystérieuses créatures marines. Hatch passa à côté du premier groupe de plots, prises électriques et fiches qui jalonnaient l’échelle à intervalles de quatre mètres cinquante. — Tout le monde va bien? fit la voix basse de Neidelman dans l’Intercom. Des réponses positives se succédèrent. — Docteur Magnusen ? — Instruments normaux, dit la voi 30 À minuit, l’océan avait l’aspect huileux et placide, comme souvent après un orage d’été. Hatch se leva de son bureau et se dirigea vers la fenêtre du cabinet en tâtonnant dans le noir. Il chercha au-delà des huttes obscures du camp de base des lumières qui indiqueraient que le coroner arrivait enfin. Des traînées d’écume formaient des fils fantomatiques sur les eaux sombres. Le mauvais temps semblait avoir temporairement chassé le brouillard de l’île, et le continent était visible à l’horizon, bande phosphorescente irrégulière sous le ciel constellé d’étoiles. Hatch soupira et se détourna de la fenêtre, en massant machinalement sa main bandée. Il était resté seul dans son bureau jusqu’à ce que la nuit tombe, incapable de bouger, incapable même d’allumer. L’obscurité lui permettait de mieux oublier la forme irrégulière qui gisait sur le chariot, sous un drap blanc. Elle lui permettait de repousser les pensées et les murmures qui ne cessaient de jaillir dans son esprit. On frappa disc 31 Bud Rowell n’avait jamais été très assidu à l’église. Surtout depuis l’arrivée de Woody Clay. Le pasteur avait une façon de sous-entendre qu’ils iraient tous griller en enfer plutôt rare chez les congrégationalistes. En outre, il lui arrivait fréquemment d’appeler ses fidèles à adopter une vie spirituelle un peu trop ascétique au goût de Bud. Mais à Stormhaven, un épicier se devait de se tenir au courant des derniers cancans. En tant que commère professionnelle, Rowell détestait rater quelque chose d’important. Et le bruit avait couru que le révérend Clay leur réservait un sermon spécial, avec une surprise digne d’intérêt. Rowell arriva avec dix minutes d’avance pour découvrir une église déjà bondée. Il se fraya un chemin jusqu’aux dernières rangées de chaises, en quête d’une place derrière un pilier, d’où il pourrait s’éclipser sans qu’on le remarque. Il dut se contenter d’un banc qui lui parut affreusement dur. Il examina l’assemblée, saluant de la tête les divers chalands de la s 32 En sa qualité de médecin de l’expédition Ragged Island, Hatch était tenu de s’occuper de la paperasserie relative au décès de Wopner. Après avoir fait venir une infirmière du continent pour le remplacer au cabinet médical, il ferma à clé la grande maison d’Ocean Lane et partit pour Machiasport où avait lieu l’enquête officielle. Le lendemain matin, il se rendit à Bangor. Le temps qu’il finisse de remplir les monceaux de paperasserie archaïque et rentre à Stormhaven, il avait perdu trois journées de travail. En rejoignant l’île l’après-midi même, il se rendit compte qu’il avait eu raison de ne pas contester la décision de Neidelman de presser le mouvement. Le capitaine avait mené la vie dure aux équipes au cours des derniers jours, mais ces efforts, et les nouvelles mesures de sécurité, semblaient avoir dissipé la mélancolie ambiante. Toutefois ce rythme effréné avait son prix : Hatch dut soigner près d’une demi-douzaine de blessés légers dans un seul après-midi. Outre ces blessés, l 33 Le grenier était plus ou moins dans le même état que dans le souvenir de Hatch : encombré jusqu’au plafond de ces vieilleries que toutes les familles entassent pendant des générations. Le faible flot de lumière d’après-midi que laissaient pénétrer les lucarnes semblait absorbé par le bois foncé de l’amas de vieilles armoires, de têtes de lit, de portemanteaux, cernant caisses et chaises empilées. La chaleur, la poussière et une odeur de naphtaline rappelèrent à Hatch avec la vivacité d’une lame de rasoir ses parties de cache-cache sous les combles avec son frère les jours où la pluie tambourinait sur le toit. Il respira profondément, puis avança prudemment, craignant de déplacer quelque chose ou de faire trop de bruit. D’une certaine manière, ce magasin de souvenirs était à présent un sanctuaire, et il se faisait l’effet d’un profanateur. Le relevé du Puits terminé et un responsable de l’évaluation des sinistres étant attendu dans l’île dans l’après-midi, Neidelman n’avait pu qu’acc 34 La longue pointe de terre de couleur ocre que l’on appelait Burnt Head avançait dans l’océan au sud de la ville comme le doigt noueux d’un géant. À l’extrémité de ce promontoire, la falaise boisée et sauvage descendait vers la baie. Le bruit des millions de coquilles de moules que la houle frottait les unes contre les autres avait donné son nom à l’endroit désert : Squeaker’s Cove, la baie des grincements. Les sentiers et les clairières à l’ombre du phare avaient fini par être baptisés Squeaker’s Glen. C’était le lieu des rendez-vous amoureux de la jeunesse de Stormhaven, où bien des virginités avaient été perdues. Une vingtaine d’années auparavant, Martin Hatch avait été de ces puceaux hésitants. Et voilà qu’il reprenait ces mêmes sentiers, sans trop savoir quelle impulsion l’avait amené là. Il avait reconnu l’écriture sur les pages cachées dans l’armoire : c’était celle de son grand-père. Incapable de se résoudre à les lire sur-le-champ, il était sorti dans l’intention de se prome 35 Aux petites heures de la matinée, Hatch remonta le sentier qui menait au camp de base et ouvrit la porte du bureau de Saint John. Il eut la surprise d’y trouver l’historien assis devant une demi-douzaine de livres ouverts. — Je ne pensais pas vous voir si tôt. Je voulais vous laisser un mot pour vous demander de passer à mon cabinet. L’Anglais se cala dans son fauteuil et frotta ses yeux fatigués de ses doigts rebondis. — De toute façon, je voulais vous voir. J’ai fait une découverte intéressante. — Moi aussi, dit Hatch en lui tendant une liasse de pages jaunies fourrées dans des chemises. Faisant de la place sur son bureau encombré, Saint John étala les papiers devant lui. Son expression de fatigue s’évanouit progressivement. — D’où sortez-vous tout cela? — D’une vieille armoire au fond de mon grenier. Ce sont les notes de mon grand-père. J’ai reconnu son écriture sur certaines pages. Le trésor a fini par l’obséder et le ruiner. Mon père a brûlé la plupart de ses archives après sa 36 Le lendemain avait beau être un samedi, on ne se reposa guère sur Ragged Island. Se réveillant pour une fois en retard, Hatch sortit en trombe du 5, Ocean Lane, et descendit l’allée au pas de course, s’arrêtant juste le temps de prendre le courrier de la veille dans la boîte aux lettres avant de foncer vers la jetée. En passant dans le chenal d’Old Hump, il fronça les sourcils devant le ciel plombé. Selon la radio, une perturbation atmosphérique se formait au-dessus des Grand Banks. On était déjà le 28 août, à quelques jours de la date butoir; dorénavant, la météo ne pourrait que s’aggraver. L’accumulation de pannes de matériel et de problèmes informatiques avait sérieusement retardé la progression des travaux, et la récente épidémie de maladies et d’accidents dans l’équipe n’avait qu’accentué les retards : quand Hatch arriva à la hutte médicale vers 9 h 45, deux personnes l’attendaient déjà. L’une présentait une infection bactérienne dentaire inhabituelle ; il faudrait des analyses 37 Hatch enjamba les dernières séries de rampes et de passerelles menant à la base d’Orthanc. Le système de ventilation que l’on venait d’installer se dressait au-dessus du Puits : trois gros conduits qui aspiraient l’air vicié des profondeurs pour le rejeter dans l’atmosphère, où il se condensait en grands panaches de brouillard. La lumière venant du Puits se diluait dans la brume environnante. Hatch grimpa jusqu’à la galerie d’observation qui ceignait la tour de contrôle d’Orthanc. Seule Magnusen était présente, occupée à scanner les capteurs surveillant les charges sur les poutres à l’intérieur du Puits. Les capteurs s’alignaient en rangées de lumières vertes. Toute augmentation de pression sur une des poutres, le moindre déplacement d’un arc-boutant, et la lumière correspondante virerait au rouge au son perçant d’une alarme. À mesure que les travaux de consolidation progressaient, la fréquence des alarmes décroissait régulièrement. La mise en place complexe des capteurs commencée d 38 Hatch contourna Cranberry Neck avec le canot du Plain Jane, et s’engagea dans la partie large et droite de la Passa-bec River. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en se rapprochant de la côte : Burnt Head se dressait à trois milles derrière lui, tache rougeâtre sur l’horizon au sud. L’air matinal de cette fin d’été avait une fraîcheur annonciatrice de l’hiver. Hatch poussa les gaz, tout en s’appliquant à ne penser à rien. Une fois sur le fleuve proprement dit, les eaux devenaient étales et vertes. Hatch longeait à présent ce qu’enfant il appelait l’avenue des Milliardaires : une série de grandioses « cottages » du XIXe siècle, ornés de tourelles, de pignons et de toits mansardés. Assise sur une balancelle, une petite fille semblant sortie d’une autre époque avec sa robe chasuble et son ombrelle jaune lui fit un signe de la main. Plus à l’intérieur des terres, le paysage s’adoucissait. Les côtes rocheuses cédaient la place à des plages de galets, et les sapins, à des chênes m 39 Le lendemain après-midi, Hatch eut des nouvelles de la Marquesa. La petite icône d’une enveloppe fermée était apparue dans le coin inférieur droit de son écran, indiquant l’arrivée d’un courrier électronique. Mais, lorsqu’il tenta d’en prendre connaissance, Hatch se rendit compte que sa connexion Internet ne cessait de flancher. Décidant de s’offrir une courte pause, il partit au large à bord du Plain Jane. Loin de l’île et de son banc de brouillard perpétuel, il connecta son modem à son téléphone cellulaire et récupéra le message de la Marquesa sans aucune difficulté. Que se passait-il donc avec les ordinateurs sur cette île ? Il remit le cap sur Ragged Island. La proue du Plain Jane fendit l’eau calme, surprenant un cormoran qui plongea et réapparut plusieurs dizaines de mètres plus loin, pagayant furieusement. Un message météo crépita dans la radio : la perturbation au-dessus des Grand Banks s’était transformée en un système de basse pression, se dirigeant vers la côte nord du Ma 40 Cinquante minutes plus tard, Hatch remontait à la hâte le sentier menant au Puits inondé. Les rayons du soleil couchant embrasaient l’onde, transformant les lambeaux de brouillard de l’île en un tourbillon rougeoyant. Dans Orthanc, il ne trouva que Magnusen et un technicien préposé au treuil. Avec un grincement, un énorme seau émergea du Puits inondé, au bout d’un gros câble en acier. À travers la vitre, Hatch vit un ouvrier pousser le seau de côté et le vider dans un des tunnels abandonnés. Un flot de boue en jaillit avec un bruit de succion. L’homme redressa le seau vide et le repoussa vers l’orifice du Puits inondé. — Où est Gerard ? demanda Hatch. Magnusen étudiait une représentation fil de fer du fond du Puits inondé. Elle se tourna vers lui une seconde, puis revint à son écran. — Avec l’équipe qui creuse. Sur le mur près du préposé au treuil se trouvaient six téléphones rouges, reliés à différents points du réseau de l’île. Hatch prit le téléphone étiqueté « Puits inondé, prem 41 Le soleil levant jaillit d’un banc de nuages et illumina la foule de bateaux qui s’entassait dans le petit port de Stormhaven des jetées à l’entrée du chenal. Un petit remorqueur avança en crachotant dans l’étroit passage au milieu des embarcations, avec Woody Clay à la barre. Le bateau faillit heurter la bouée au bout du chenal avant de rétablir son cap. Clay n’avait vraiment rien d’un marin. À l’entrée du port, il vira et coupa les gaz. S’emparant d’un vieux mégaphone, il cria des instructions à la foule qui l’entourait d’une voix vibrant d’une conviction si forte que les parasites ne parvenaient pas à la dissimuler. En réponse, il obtint une série de toux et de rugissements quand de nombreux moteurs démarrèrent. Les bateaux massés à l’avant du port larguèrent leurs amarres, s’engagèrent dans le chenal et mirent les gaz. Ils furent suivis par d’autres, puis d’autres encore, jusqu’à ce que la baie devienne blanche d’une véritable flotte qui se dirigeait vers Ragged Island. Trois he 42 Du vieux porche de sa maison, Hatch contemplait l’océan et le ciel. Ce qui, la veille, n’était encore qu’une menace de météorologue se transformait rapidement en réalité. À l’est, un fort ressac arrivait, créant une ligne irrégulière de brisants sur les récifs de Breed’s Point. De l’autre côté du port, au-delà des bouées marquant l’entrée du chenal, les vagues se fracassaient contre les falaises de granit derrière le phare de Burnt Head. Le ciel bas était chargé de nuages de gros temps, qui filaient au ras de l’onde. Un vilain bouillonnement de houle cernait déjà Old Hump. La tempête promettait d’être rude. Dans le port, certains des manifestants rentraient déjà : des petits bateaux et des chalutiers à un million de dollars des capitaines les plus prudents. Hatch remarqua alors la forme trapue et familière d’une camionnette de Federal Express qui cahotait sur les vieux pavés de l’allée. Elle s’arrêta devant chez lui, et Hatch rejoignit l’employé pour signer le reçu du paquet qu’il l 43 Clay se tenait à la lisse arrière de son remorqueur à diesel unique, le mégaphone posé dans la cabine d’avant, trempé et inutile, court-circuité par la pluie. Avec les six derniers manifestants, il s’était provisoirement mis à l’abri du plus gros bateau de Thalassa, celui qu’ils avaient initialement tenté de bloquer. Clay était trempé jusqu’aux os, mais surtout empli d’un sentiment d’échec amer. Ou le Cerberus était vide, ou le personnel à bord avait ordre de ne pas se montrer : malgré les coups de corne et les cris, personne n’était apparu sur le pont. Peut-être cela avait-il été une erreur de viser le plus gros bateau. Peut-être aurait-il mieux valu foncer sur l’île elle-même pour en bloquer les jetées. Là au moins il y avait du monde : environ deux heures plus tôt, plusieurs vedettes avaient quitté l’île, chargées de passagers, fonçant vers Stormhaven à grande vitesse. Clay contempla les vestiges de sa flotte de manifestants. Lorsqu’ils avaient quitté le port ce matin, il s’était 44 Allongé sur le canapé, Donny Truitt respirait plus calmement maintenant que la dose d’un milligramme de lorazepam avait commencé à faire son effet. Il fixait patiemment le plafond pendant que Hatch l’auscultait. Bonterre et le professeur s’étaient réfugiés dans la cuisine où ils conversaient à voix basse. — Donny, écoute-moi. Quand les symptômes ont-ils commencé à apparaître ? — Il y a environ une semaine, fit Truitt, lamentable. Je n’y ai pas pris garde. J’ai commencé à avoir des nausées au réveil. J’ai vomi mon petit déjeuner une ou deux fois. Et puis j’ai eu cette éruption sur le torse. — Cela ressemblait à quoi ? — D’abord à des taches rouges. Puis cela s’est mis à gonfler. Mon cou s’est mis à me faire mal. Sur les côtés. Et c’est là que j’ai remarqué des cheveux sur mon peigne. D’abord, rien qu’un petit peu, mais maintenant on dirait que tout viendrait, si je tirais dessus. Il n’y a jamais eu un seul chauve dans la famille ; on nous a tous enterrés avec une tignasse intacte. Je 45 Les bras douloureux à force de tenir la barre, Clay fixait l’obscurité hurlante. Le bateau heurtait chaque rouleau avec un craquement, l’eau jaillissant par-dessus l’avant, le vent décapitant les crêtes de leur écume. Chaque vague blanchissait les hublots de la cabine de pilotage quand le remorqueur piquait du nez. L’espace d’une seconde, un silence soudain s’abattait, puis l’embarcation se redressait d’un bond, jusqu’au prochain creux. Dix minutes plus tôt, en essayant d’allumer le projecteur avant, il avait compris que des plombs avaient sauté et que le bateau avait perdu la plus grande partie de sa puissance électrique. Les batteries de secours étaient à plat, elles aussi… il ne les avait pas vérifiées. Mais il avait eu autre chose en tête. Plus tôt, sans prévenir, le Cerberus avait levé l’ancre, ignorant sa corne, la grande coque blanche avançant inexorablement dans la mer noire démontée. Seul, tanguant violemment, il l’avait suivi un moment, le hélant en vain, jusqu’à ce qu’il 46 Hatch entra dans le chenal. Derrière lui, il entendit une symphonie grinçante de filins giflant les mâts des bateaux au mouillage, ballottés par la mer hachée. Le vent était froid, le ciel gorgé d’eau. Hatch ouvrit la bouche : l’air lui parut aussi salé que frais. Il avait déjà vu des mers démontées dans son enfance. Mais il n’avait jamais fait la folie de s’aventurer dessus. Il jeta un dernier regard à la côte, puis se tourna vers le large et mit les gaz. Ils passèrent à côté des bouées réglementant la vitesse, tellement battues par la mer qu’elles penchaient, comme si elles s’avouaient vaincues. Bonterre vint le rejoindre, s’accrochant des deux mains au tableau de bord. — Alors ? lui hurla-t-elle à l’oreille. — Isabelle, je suis un fieffé imbécile. J’ai rencontré ces mêmes symptômes des milliers de fois. Cela crevait les yeux, et je ne voyais rien. Quiconque a subi un traitement de rayons contre le cancer sait ce dont il s’agit. — Des rayons ! — Oui. Qu’arrive-t-il à ces patients 47 Woody Clay glissa sur les rochers couverts d’algues, se cogna le tibia et faillit invoquer le nom du Seigneur en vain. Il n’y avait plus qu’une chose à faire : ramper. Il avait tous les membres douloureux ; ses vêtements étaient déchirés ; son nez lui faisait un mal de chien ; il avait froid au point d’en être engourdi. Pourtant, il ne s’était jamais senti aussi vivant depuis des années. Il avait oublié à quoi ressemblait ce sentiment d’exaltation presque dément. L’échec de la manifestation n’était plus qu’un mauvais souvenir. En fait, ce n’était pas un échec. Il avait été conduit sur cette île. Les voies de Dieu étaient peut-être impénétrables, mais Il avait manifestement une bonne raison de conduire Clay dans Ragged Island. Il était là pour accomplir quelque chose, un acte d’une importance cruciale. Quoi exactement, il l’ignorait encore. Mais il était sûr que, le moment venu, sa mission lui serait révélée. Il dépassa la laisse de haute mer. Le sol devint plus sûr : Clay se releva 48 Les yeux plissés pour les protéger du vent et de la pluie battante, Isabelle Bonterre balaya du regard le rivage rocheux. Partout elle voyait des formes sur le sable, sombres et indistinctes, qui auraient pu être le corps de Martin Hatch. Mais chaque fois qu’elle approchait, elles se révélaient n’être que des rochers. Au large, le bateau de Neidelman, le Griffin, solidement amarré par deux ancres près des récifs, résistait avec obstination aux vents hurlants. Plus loin, l’élégante coque blanche du Cerberus brillant de mille feux était à peine visible, les déferlantes l’ayant chassé des récifs sur lesquels il s’était échoué. Visiblement il n’y avait personne à la barre, et le fort courant l’entraînait vers le large. Il donnait aussi légèrement de la bande, comme si l’eau avait commencé à pénétrer dans une partie de la cale. Quelques minutes plus tôt, Bonterre avait vu qu’on mettait un canot à la mer, lequel avait foncé en direction de la jetée du camp de base, de l’autre côté de l’îl 49 Hatch gisait sur les rochers, dans l’eau jusqu’à la taille, se sentant un peu vaseux, mais bien. Une partie de son cerveau était vaguement agacée d’avoir été tirée des profondeurs de la mer. L’autre partie, petite mais bruyante, était horrifiée que sa consœur nourrisse pareilles pensées. Il était vivant, ça au moins il le savait ; en vie, avec son cortège de souffrances. Il ignorait depuis combien de temps il était étendu là. Il prit lentement conscience des douleurs qui lui déchiraient les épaules, les genoux et les tibias. Puis ces douleurs se transformèrent en élancements. Il avait les mains et les pieds engourdis de froid, et son crâne semblait gorgé d’eau. La seconde partie de son cerveau, celle qui prétendait que tout cela était un bien, l’enjoignait maintenait de se remuer les fesses pour sortir de l’eau et remonter sur la plage de galets. Avalant de l’eau de mer, il fut pris d’une quinte de toux. Le spasme le fit s’agenouiller, puis il s’écroula de nouveau sur les rochers tr 50 S’efforçant de rester à l’abri des rochers, Bonterre s’engagea dans le sentier qui reliait le camp de base au sommet de l’île. Courbée en deux, elle s’arrêtait régulièrement pour tendre l’oreille. Loin des lumières du camp, l’obscurité régnait, une obscurité si dense qu’elle devait suivre de la main les rubans jaunes, déchirés et claquant au vent. Le sentier boueux montait, puis redescendait, au gré du relief de l’île. Trempée jusqu’aux os, Bonterre dégoulinait de pluie. Elle parvint enfin au sommet. La masse d’Orthanc se dressait à plusieurs centaines de mètres devant elle, un trio de lumières clignotant à son faîte, les rectangles lumineux des baies vitrées se découpant dans la nuit. Le véhicule tout-terrain était là, ses gros pneus luisant de pluie. Il remorquait deux grands containers métalliques vides. Sous la tour, la gueule du Puits était plongée dans le noir, mais une lueur fantomatique semblait monter des profondeurs. Bonterre perçut le cliquetis de machines, le ronronnemen 51 Hatch reprit conscience face contre terre. Son crâne palpitait après le coup assené par Streeter, et il sentait un poids sur son dos. L’acier froid de ce qui devait être le canon d’une arme s’enfonçait dans son oreille blessée. On ne lui avait pas tiré dessus, se formula-t-il vaguement ; il avait reçu un coup sur la tête. — Écoute, Hatch, souffla Streeter. On a bien rigolé, mais la chasse est terminée. Le canon de l’arme s’enfonça un peu plus dans son oreille. Et tu es foutu. Compris ? Puis, sans lui laisser le temps de réagir, Streeter lui tira la tête en arrière en l’agrippant par les cheveux. — Oui ou non ? — Oui, croassa Hatch en recrachant de la terre. — Tu ne remues pas un cil, tu n’éternues même pas à moins que je ne te le demande, sinon je te transforme la cervelle en bouillie. — Oui, répéta Hatch, en s’efforçant de rassembler un peu d’énergie. Il se sentait mou, à peine vivant, frigorifié. — Maintenant on se lève… gentiment. Tu dérapes dans la boue et tu es mort. Hatch sent 52 Bonterre grimpait prudemment l’échelle menant au poste d’observation, prête à sauter au sol à la moindre alerte, quand Rankin se tourna et la vit. Sa barbe se fendit d’un énorme sourire, puis son visage se décomposa presque comiquement. — Isabelle ! s’écria-t-il en venant vers elle. Tu es trempée. Et bon Dieu… mais tu as le visage en sang ! — Aucune importance, dit-elle en se débarrassant de son ciré et de ses pulls pour les tordre. — Que s’est-il passé ? Bonterre le regarda, se demandant jusqu’où elle pouvait lui faire confiance. — Naufrage. — Bon Dieu ! Pourquoi le… — Je t’expliquerai plus tard, l’interrompit-elle en renfilant ses vêtements trempés. Tu as vu Martin ? — Le docteur Hatch ? Non. Une console émit un léger bip, et Rankin courut voir ce qui se passait. — C’est plutôt la folie par ici. L’équipe de terrassement a dénudé la plaque d’acier de la salle au trésor vers 19 heures. Neidelman les a renvoyés chez eux à cause de la tempête. Puis il m’a fait venir ici pour prendre l 53 Neidelman était figé au fond du Puits inondé. Au-dessus de sa tête, l’ascenseur bourdonnait, emportant Streeter et Hatch qui disparurent bientôt dans la forêt d’entretoises. Neidelman n’entendit pas l’ascenseur remonter. Il jeta un coup d’œil à Magnusen qui haletait, le visage pressé contre l’orifice dans la plaque de fer. Sans un mot, il repoussa l’ingénieur qui se laissa mollement faire, comme fatiguée ou à demi endormie, se saisit de sa filière de sécurité, l’accrocha à l’échelle, et se glissa dans le trou. Il atterrit près du coffre de l’épée, provoquant un éboulement de métaux précieux. Il se raidit, les yeux fixés sur le coffre, aveugle à la richesse éblouissante qui l’entourait. Puis il s’agenouilla, presque révérencieusement, caressant chaque détail du regard. En plomb ciselé d’argent, décoré de dorures compliquées, le coffre mesurait environ un mètre cinquante de long sur soixante centimètres de large. Il était amarré au sol métallique de la salle du trésor par quatre cercl 54 Hatch gisait au fond du petit puits de pierres, à demi conscient. Au-dessus de lui, il perçut le cliquetis de l’échelle pliante que remontait Streeter. Le faible faisceau d’une torche illumina brièvement la voûte, à une dizaine de mètres au-dessus de sa tête, dans la salle où Wopner avait trouvé la mort. Puis il entendit Streeter s’éloigner de son pas pesant dans l’étroit tunnel rejoignant le puits principal, s’évanouir avec la lumière jusqu’à ce que silence et obscurité l’enveloppent. Pendant quelques minutes, il resta immobile sur la pierre froide et humide. Peut-être rêvait-il après tout, peut-être faisait-il un de ces horribles cauchemars claustrophobiques dont on se réveille avec un soulagement indicible. Il se redressa sur son séant et se cogna la tête contre une saillie. L’obscurité était à présent totale. Il se rallongea. Streeter l’avait abandonné sans un mot. Le chef d’équipe n’avait même pas pris la peine de lui lier les mains. Peut-être était-ce pour que sa mort paraisse 55 — Qu’est-ce qui se passe? fit Bonterre, la main figée sur le radiomètre. Rankin la fit taire d’un geste. — Une minute. Laisse-moi neutraliser les traces de radiation. Son visage à quelques centimètres de l’écran était baigné d’une lumière ambre. — Bon Dieu ! C’est ça, c’est bien ça. Pas d’erreur, pas cette fois. Les deux systèmes sont d’accord. — Roger… Rankin s’éloigna de l’écran et se passa une main dans les cheveux. — Regarde-moi ça. Sur l’écran, un enchevêtrement de lignes s’agitait au-dessus d’une épaisse bande noire. — Cette bande noire, c’est le vide sous le Puits inondé. — Le vide ? — Une immense caverne, probablement remplie d’eau. Dieu seul connaît sa profondeur. — Mais… — Je n’avais encore jamais pu obtenir une lecture claire, à cause de toute l’eau dans le Puits. Et ensuite je n’arrivais pas à faire marcher ces capteurs en série. Jusqu’à maintenant. Bonterre fronça les sourcils. — Tu ne comprends pas ? C’est une caverne ! Nous n’avons jamais pris la peine de regarder plu 56 Adossé à la paroi du puits, à présent au-delà de toute peur et de tout espoir, Hatch avait la gorge irritée d’avoir tant crié. Le souvenir perdu de ce qui s’était passé dans ce tunnel était de nouveau sien, mais il se sentait trop las pour examiner les pièces manquantes. L’air, couverture suffocante, dégageait une odeur infecte, et Hatch secoua la tête, comme pour se débarrasser du son lointain mais insistant de la voix de son frère : « Où êtes-vous ? Où êtes-vous ? » Hatch gémit et tomba à genoux, frottant sa joue contre la pierre rugueuse, essayant de s’éclaircir les idées. La voix insistait. Hatch redressa la tête, tout ouïe. La voix se fit de nouveau entendre. — Oui ? fit Hatch timidement. — Où êtes-vous ? reprit la voix étouffée. Hatch se tourna, tâtonna les murs, tentant de s’orienter. Le son provenait de derrière la dalle qui pressait les os de son frère contre le sol de pierre. — Ça va ? dit la voix. — Non ! Non ! je suis piégé. La voix semblait aller et venir. Peut-être éta 57 Gerard Neidelman resta à genoux sans bouger devant le coffre pendant un temps qui parut infini. Les bandes de fer qui l’encerclaient avaient été soigneusement découpées, une à une. Libérés par la lueur blanche précise de la torche d’acétylène, les cercles avaient disparu dans les fentes du sol métallique. Un seul demeurait qui ne tenait plus à la serrure du coffre que par une épaisse couche de rouille. La serrure avait été découpée, les sceaux brisés. L’épée était à portée de sa main. Et pourtant Neidelman restait figé, les doigts sur le couvercle. Chacun de ses sens semblait magnifié. Il se sentait vivant, vivant à un point qu’il n’aurait jamais cru possible. C’était comme si sa vie passée n’était plus qu’un paysage incolore ; comme s’il n’avait vécu que dans l’attente de cet instant. Il inspira lentement, une fois, deux fois. Un léger frémissement, un bond de son cœur peut-être, parut le parcourir. Puis, avec une lenteur respectueuse, il souleva le couvercle. Dans la pénombre, il 58 Le moteur électronique du monte-charge gémit en s’enfonçant dans le Puits. Arme au poing, Streeter obligeait Rankin et Bonterre à se tasser contre le rebord opposé. — Lyle, je vous en prie, écoutez, plaidait Bonterre. Roger dit qu’il y a un énorme vide en dessous de nous. Il a tout vu sur l’écran du sonar. Le Puits et la salle sont construits au-dessus d’un… — Allez donc raconter ça à votre copain Hatch, répliqua Streeter. S’il est toujours en vie. — Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Streeter releva le canon de son arme. — Je sais ce que vous mijotez. — Mon Dieu, vous êtes aussi parano que… — La ferme ! Je savais qu’on ne pouvait pas se fier à Hatch… je l’ai su dès l’instant où je l’ai vu. Le capitaine est un peu naïf parfois. C’est un homme bon, qui accorde trop facilement sa confiance. Voilà pourquoi il a toujours eu besoin de moi. J’ai attendu mon heure. Et le temps m’a donné raison. Quant à toi, salope, tu n’as pas choisi le bon camp. Et toi non plus, ajouta-t-il en visant Rank 59 Sous les yeux d’un Neidelman pétrifié, une série de violentes secousses agita la salle du trésor. Il y eut une embardée, et le sol s’inclina un peu plus vers la droite. Magnusen, que la première secousse avait jetée contre le mur opposé, à présent enfouie sous un amas de pièces, battait des pieds et des bras en poussant des hurlements inhumains. La salle trembla de nouveau, et une rangée de coffres s’écroula, explosant en un geyser de bois pourri, d’or et de pierres précieuses. En sentant le coffre bouger à côté de lui, Neidelman reprit ses esprits. Il rangea l’épée dans son sac à dos et chercha sa filière du regard. Elle pendait du trou, juste au-dessus de sa tête. Derrière, il distingua la faible lueur d’éclairage de secours à la base de l’échelle. Il le vit clignoter, puis se rallumer. Il tendait les mains vers la filière à l’instant où une autre secousse se produisit. Il y eut un grincement de métal qui se déchire quand le sol s’ouvrit. Neidelman regarda horrifié les masses d’or 60 — Mais qu’est-ce que tu racontes ? demanda Hatch qui cherchait son souffle, adossé à la paroi humide du tunnel. Quel piège ultime ? — Selon Roger, le Puits inondé a été construit sur une formation que l’on appelle un diapir, hurla Bonterre. Un vide naturel qui s’enfonce dans la terre. Macallan avait l’intention de piéger Ockham avec. — Et nous qui pensions que renforcer le Puits suffirait, dit Hatch en secouant la tête. Ce Macallan ! Il a toujours eu une longueur d’avance sur nous. — Les étais en titane empêchent le Puits de s’effondrer… provisoirement. Sinon, tout se serait déjà écroulé. — Et Neidelman ? — Je ne sais pas. Il est probablement tombé dans le vide avec le trésor. — Dans ce cas, fichons le camp d’ici. Hatch se tournait vers l’ouverture du tunnel quand une nouvelle secousse violente ébranla l’échelle. Dans le bref silence qui suivit, on entendit un faible bip sous le pull de Bonterre. Elle sortit le radiomètre et le tendit à Hatch. — J’ai trouvé ça dans ton cabinet. Il a 61 S’agrippant à l’échelle, Clay descendit quelques degrés et s’arrêta pour se stabiliser. Un rugissement énorme montait des profondeurs du Puits : le bruit de cavernes en train de s’effondrer, d’eaux tumultueuses, de tourbillons. Un souffle d’air humide s’engouffra sous le col de sa chemise. Il braqua sa torche vers le bas. Le système de ventilation s’était arrêté quand l’alimentation de secours était tombée en panne, et l’air devenait irrespirable. Les étais tremblants dégoulinaient de condensation, étaient zébrés de traces de terre. Le faisceau de sa torche fouilla le brouillard, puis se figea sur la silhouette de Neidelman, à environ trois mètres en dessous. Le capitaine grimpait péniblement, passant le bras autour de chaque degré avant de se hisser jusqu’au suivant, le visage déformé par l’effort. À chaque secousse de l’échelle, il s’interrompait, se cramponnant des deux mains. Clay aperçut l’éclat d’une garde incrustée de pierres précieuses dépassant du sac à dos de Neidelman. — 62 Hatch lâcha le radiomètre à présent muet et scruta l’obscurité. Il avait entendu de vagues bruits de voix montant du Puits ; vu le faisceau de la torche de Clay sur le squelette métallique de l’échelle ; entendu un coup de feu, sec et clair au-dessus du tumulte. Il attendit en proie à une incertitude insupportable, cédant presque à la tentation de ramper pour jeter un coup d’œil par-dessus bord. Mais il savait que la moindre exposition à l’épée de saint Michel le condamnerait à une longue agonie. À côté de lui, Bonterre haletait, tendue comme un arc. Soudain ils entendirent un bruit de lutte. Le son du métal heurtant du métal, puis un cri affreux – venant de qui ? – suivi de bredouillements étranglés ; enfin un autre grand bruit métallique. Jaillit ensuite un horrible hurlement de douleur et de désespoir qui diminua progressivement jusqu’à ce que le rugissement du Puits le couvre. Hatch s’accroupit, pétrifié. Mais ce n’était pas fini : il entendit des halètements, le bruit d’une mai 63 L’agence immobilière de la North Coast avait ses bureaux sur la place, en face de La Gazette de Stormhaven. Assis près de la vitrine, Hatch sirotait un café allongé tout en contemplant un panneau couvert de photos de propriétés à vendre. Sous le titre « Occasion à saisir », il vit ce qui ne pouvait être que la vieille maison Haigler : un peu penchée, mais toujours aussi pittoresque. « 129 500 dollars seulement, précisait-on en dessous. Construite en 1872. Deux hectares de terrain, chauffage central au mazout, trois chambres, une salle de bains et demie. » Ils auraient dû mentionner l’aération centrale, songea-t-il, ironique, en voyant les fentes entre les bardeaux, les rebords de fenêtre affaissés. À côté, on avait épinglé la photo d’une maison en bardeaux impeccable sur Sandpiper Lane, coincée entre des érables géants. Propriété pendant un demi-siècle de Mme Lyons, à présent décédée. « Plus qu’une propriété, disait la fiche. Un morceau d’histoire. » Hatch sourit en se rappelant le
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Chief Librarian: Las Zenow <zenow@riseup.net>
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