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Le pardon et la gratitude: regarder en arrière

La première recette du bonheur est la suivante: évitez de méditer trop longtemps sur le passé.
– André MAUROIS, auteur

Tout le monde aime les bonnes histoires de vengeance; nos contes de fées en regorgent. Et celles que nos contes de fée ne racontent pas, eh bien, les feuilletons télévisés s’en occupent allègrement. La vengeance nous porte à espérer que les injustices, petites et grandes, ne puissent pas demeurer à jamais. La vengeance plaît à notre rêve de rétablir l’équilibre de l’univers et de servir soi-même un châtiment à ceux qui ont laissé des cicatrices sur notre passé. Pour vous mettre en appétit, voici une petite histoire de vengeance.

Il était une fois Olga, qui épousa le roi Igor. Ensemble, ils régnèrent sur un vaste empire. Un jour, Igor partit dans une contrée voisine pour percevoir des impôts à la tribu des Drevliens, qui lui témoignèrent leur admiration en l’assassinant avant de le jeter dans un fossé. Sachant que la reine Olga était désormais assise toute seule sur le trône, les Drevliens envoyèrent ensuite une vingtaine d’hommes parmi leurs meilleurs pour proposer à Olga d’épouser le prince drevlien, du nom de Mal. Olga déclina poliment la suggestion des ambassadeurs drevliens et décida plutôt de les enterrer vivants. Elle dépêcha ensuite un message au prince Mal pour lui faire savoir qu’elle adorerait l’épouser, mais qu’elle aurait besoin d’un groupe beaucoup plus nombreux que le précédent, de toute la crème de ses hommes afin de l’escorter jusqu’à son château où ils se marieraient. Le prince Mal envoya donc à Olga un groupe d’hommes encore plus nombreux, et lorsque ceux-ci arrivèrent auprès d’Olga après un long et ardu périple, elle les invita à se détendre dans les thermes de son château. Elle en verrouilla ensuite les portes et y mit le feu avec les hommes à l’intérieur.

Avec tous les meilleurs hommes de Mal qui disparaissaient chaque fois qu’ils rendaient visite à Olga, on pourrait penser que les Drevliens commencèrent à se douter de quelque chose. Il semble que non, car Olga invita ensuite cinq mille Drevliens à assister aux funérailles de son époux, et ils vinrent tous rendre hommage au roi qu’ils venaient d’assassiner. Une fois qu’ils furent bien à leur aise et bien ivres, Olga ordonna à ses soldats de les tuer tous. Consciente que les Drevliens ne seraient plus trop partants pour accepter une autre de ses soirées, Olga décida de se rendre elle-même chez les Drevliens et… elle assiégea leur cité.

La plupart de leurs soldats n’étant plus de ce monde, les Drevliens capitulèrent et implorèrent la clémence d’Olga. La reine Olga leur dit qu’elle les considérerait quittes si chaque Drevlien de la cité lui offrait trois colombes en cadeau – un faible prix à payer étant donné que l’alternative était de se faire transpercer d’un coup de lance. Les Drevliens remirent donc à Olga leurs oiseaux et auraient probablement été très heureux de laisser Olga tranquille à jamais. Sauf qu’au lieu de retourner chez elle, Olga rassembla tous les oiseaux, attacha des charbons ardents à leurs pattes avec de la ficelle et les relâcha. Comme tout oiseau intelligent, les colombes s’envolèrent vers leurs nids de paille accrochés sous les toits de chaume, partout dans la ville. Des milliers de bombes à retardement qui roucoulaient. Les bâtiments de la ville entière s’embrasèrent ensuite presque simultanément, et l’armée d’Olga massacra les Drevliens qui prenaient la fuite et réduisit à l’esclavage les quelques individus qui survécurent. Elle vécut ensuite heureuse jusqu’à la fin des temps.

Si vous vous demandez comment il se fait que vous n’ayez jamais lu de conte de fées aussi fantastique que l’histoire de la reine Olga, c’est tout simplement parce que vous ne cherchiez pas au bon endroit. Olga existe dans les livres d’Histoire avec une majuscule, et non dans les livres d’histoires au pluriel: Olga de Kiev a régné sur la principauté de Kiev, là où se trouve aujourd’hui l’Europe de l’Est, de l’an 945 à l’an 963. Parfois, la réalité est plus étrange que la fiction. La partie elle vécut ensuite heureuse jusqu’à la fin des temps est un ajout de ma part. En réalité, Olga a passé le reste de sa vie à combattre d’autres royaumes et à esquiver les demandes en mariage, jusqu’à sa mort due à la maladie alors que sa propre cité était assiégée. Comme Olga savait déjà que les grandes funérailles pouvaient finir très mal, elle demanda d’être enterrée seule et sans cérémonie. Plus tard, elle fut canonisée par l’Église orthodoxe russe (qui manifestement était disposée à passer outre certains des comportements d’Olga plutôt indignes d’une sainte).

La vaine lutte contre le passé

Ce chapitre est consacré à notre relation avec le passé et à son influence sur notre bonheur dans l’ici et maintenant. Nous sommes tous aux prises avec les blessures de notre passé, et dans les moments les plus sombres, certains d’entre nous ont sûrement prononcé des prières qui auraient été parfaites pour Sainte-Olga. Comment espérer habiter totalement le moment présent quand le passé nous maintient si fort derrière? Le yoga nous montre une voie vers le bonheur qui repose sur la pratique d’être dans le moment présent, mais le passé exerce sur nous une emprise au moins aussi forte que le présent.

Dans la Bhagavad Gîtâ, lorsque Arjuna arrive sur le champ de bataille et voit son karma le regarder droit dans les yeux, armé jusqu’aux dents, nous pouvons difficilement lui reprocher de se sentir assoiffé de vengeance. Les trahisons et les déceptions qu’il a vécues avec ses cousins lui ont coûté sa terre natale et ont condamné sa famille à des années d’exil. Si mes cousins me volaient ma maison et tous mes biens et tentaient de kidnapper ma femme, je serais outré moi aussi. Pourtant, de nouveau, Krishna conseille l’équanimité à Arjuna alors même qu’il l’exhorte à se battre. Le contentement dont Krishna parle ne vient pas en s’imaginant au-dessus de la mêlée, mais en faisant l’expérience de soi au cœur de la mêlée. Le but n’est pas de régler ses comptes, mais de faire ce qui est bien pour le monde.

Le désir et la colère sont voraces et dangereux.

Sache qu’ils sont tes véritables ennemis. (III, 37)

Se défouler?

Que faire alors avec toute l’agressivité que nous refoulons après qu’on nous a fait du mal? N’est-il pas mauvais de la réprimer? Cette idée selon laquelle les émotions s’accumulent en nous et doivent s’épancher ou être exprimées pour ne pas pourrir ou exploser remonte aux Grecs, voire à plus loin encore. Dans les tragédies grecques, la tension dramatique monte et monte jusqu’à un moment de catharsis (qui veut littéralement dire «purification»). Cette catharsis libère les émotions des spectateurs et les purifie, habituellement en leur montrant une scène de violence particulièrement atroce: Œdipe qui s’arrache les yeux, Médée qui tue ses enfants, Clytemnestra qui découpe son mari en morceaux. Nous sommes loin du théâtre joyeux présenté en matinée, mais les Grecs croyaient si fort aux bienfaits de la catharsis que presque toutes leurs tragédies s’en tenaient à cette formule.

La théorie cathartique de l’agressivité s’articule autour de la même idée: l’agressivité doit trouver un exutoire et sortir de soi, ou alors on ne va pas bien. À ce jour, la plupart des gens pensent que l’agressivité fonctionne selon le modèle cathartique (Brown, 1983). Au cours des dernières décennies, cette croyance a fait hurler et frapper bien des gens dans des oreillers, déversant leur agressivité sur la literie domestique afin d’épargner à leurs proches d’en faire les frais. Il s’agit d’une tendance intéressante si vous gagnez votre vie dans l’industrie des oreillers, mais elle a l’inconvénient d’être dévastatrice pour le bonheur.

Le psychologue Brad Bushman a étudié le sujet en collaboration avec Roy Baumeister. Nous avons déjà parlé de Roy Baumeister au chapitre 4: celui qui offrait des radis à des étudiants affamés pour ensuite les inviter à résoudre des casse-tête insolubles, alors vous devriez déjà vous attendre à ce que Bushman et Baumeister aient réalisé des expériences intéressantes. Ils ont constaté que les gens qui croient à la théorie cathartique de l’agressivité sont beaucoup plus enclins à faire des choses comme frapper dans un punching bag pour arriver à se sentir mieux (Bushman, Baumeister et Stack, 1999; Bushman, Baumeister et Phillips, 2001).

Après cette étude, Bushman a élaboré une expérience dans laquelle il invitait des gens à écrire un court texte sur un sujet. Il remettait ensuite le texte à un partenaire (fictif) qui se trouvait dans une autre pièce et devait faire des commentaires sur le texte, lesquels étaient systématiquement négatifs et insultants. Certains des sujets étaient alors invités à frapper dans un punching bag, alors que d’autres devaient simplement attendre quelques minutes pour la dernière partie de l’expérience. Au cours de cette partie finale, chaque sujet et son partenaire jouaient à un jeu où ils pressaient à répétition un bouton pour tester leur vitesse de réaction. Après chaque tentative, le perdant était soumis à un son très fort qui allait de 60 décibels (une conversation normale) à 105 décibels (imaginez votre oreille collée sur le capot d’une tondeuse à gazon). Petite précision ici: à chaque fois, c’est le gagnant qui déterminait l’intensité et la durée du son dans les oreilles du perdant. Les résultats furent les mêmes: ceux qui avaient supposément libéré leur colère sur le punching bag soumettaient leurs partenaires à des sons plus forts et plus longs que ceux qui étaient simplement restés assis à attendre, comme lors d’un «arrêt de jeu», après avoir reçu des commentaires insultants sur leur texte (Bushman, 2002). Il s’avère que la catharsis n’apaise pas la colère et nous rend, au contraire, plus agressifs. Maintenant, allez demander pardon à votre oreiller!

Le prix de la vengeance

Et si on ne devenait pas plutôt plus heureux en dépit de toute notre agressivité? Olga de Kiev a tué beaucoup de gens pour venger son époux, et peut-être qu’après avoir trucidé tous ses ennemis, elle s’est enfin sentie bien. La recherche sur la vengeance donne à penser que non. Après avoir puni quelqu’un, on a tendance à ruminer la faute initiale et à se sentir encore plus hargneux et malheureux que ceux qui essaient de pardonner et de passer à autre chose. Pire encore, les gens sous-estiment systématiquement à quel point ils seront malheureux après avoir puni leur offenseur ou, même, après avoir regardé quelqu’un d’autre le faire (Carlsmith, Wilson et Gilbert, 2008). Si punir les autres nous aide si rarement à nous sentir mieux pour des offenses banales comme des insultes, alors c’est probablement la même chose dans un cas de régicide. Voyons de plus près ce qu’il en est exactement.

La psychologue Charlotte van Oyen Witvliet a demandé à des gens de se remémorer une situation où quelqu’un les avait vraiment blessés dans le passé. Elle a observé ces personnes pendant que leur fréquence cardiaque et leur tension artérielle grimpaient, que leur visage se tendait et qu’elles se mettaient à transpirer: autant de manifestations classiques de la réaction de stress. Dans l’expérience de Witvliet, les sujets revivaient dans leur corps le mauvais souvenir qu’ils ruminaient. Et le corps se mettait à bien aller après que l’esprit a passé à autre chose (Witvliet, Ludwig et Vander Laan, 2001). Couver toute cette colère et ce mal-être fait des ravages dans le corps, et des études subséquentes ont montré que les regrets et le ressentiment augmentent le risque de dépression et d’anxiété et diminuent le bien-être (Wrosch, Bauer et Scheier, 2005; Worsch et coll., 2007; Roese et Olson, 2014). La colère occasionnelle est inévitable; elle peut même être une saine motivation à changer de comportement pour aller de l’avant. Chronique, toutefois, elle devient un vortex qui nous aspire sans relâche vers le même courant de ruminations négatives.

Lorsqu’on brandit la hache de guerre pour se venger, on finit souvent par se blesser soi-même. Dans le vocabulaire de la philosophie du yoga, l’expression de la vengeance et du châtiment crée des samskaras négatifs qui creusent plus profondément les ornières de l’agressivité sans jamais réaliser notre souhait d’être soulagés et moins malheureux. Peu importe ce qui déclenche une émotion, que ce soit une personne qui vous coupe sur l’autoroute ou vous vole tous vos biens, le fait de vous défouler dans la colère et la haine et de leur frayer un chemin dans votre conscience ne servira qu’à alourdir votre fardeau à la fin de la journée.

C’est ici que le concept de justice de la Bhagavad Gîtâ devient difficile et nuancé. Arjuna ne reçoit pas le conseil de rester assis pendant que ses cousins prennent le contrôle de son royaume. Krishna lui ordonne de se battre pour la justice. Mais Krishna lui rappelle ensuite à plusieurs reprises que s’il s’engage dans la bataille pour se venger personnellement, il aura perdu la guerre avant même que soit décochée la première flèche. Arjuna est appelé à se battre pour le bien de son royaume, mais en ce qui concerne son propre bien, cependant, la voie plus difficile du contentement lui est recommandée.

Le pardon

L’étude de Witvliet a également mis en évidence un antidote quotidien contre les blessures de la colère: le pardon. Les participants à qui elle avait demandé de pratiquer activement l’empathie et le pardon avec la personne qui les avaient heurtés ont manifesté une réaction de stress beaucoup plus faible que les participants qui laissaient les souvenirs les envahir librement (2001). Le pardon est peut-être le plus ancien et le plus fréquent des conseils dispensés par les grandes philosophies et religions; en fait, la science essaie de rattraper son retard sur les millénaires de sagesse qui nous encouragent à pardonner. Des études récentes montrent à quel point le pouvoir de la pratique du pardon est grand. Dans plusieurs expériences, les sujets ayant une grande propension au pardon avaient une tension artérielle plus basse et un taux de cortisol au repos plus faible que les autres sujets, ils dormaient mieux, étaient moins fatigués et se plaignaient moins de maux physiques (Toussaint et Williams, 2003; Lawler et coll., 2005). Dans un sondage effectué auprès de 1 500 personnes, celles qui pratiquaient activement le pardon se disaient davantage satisfaites de la vie et moins nerveuses, moins tristes et moins agitées. De plus, les effets bénéfiques du pardon s’ajoutaient à l’âge, ce qui donne à penser qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre à pardonner (Toussaint et coll., 2001).

S’engager sur le chemin du pardon nous met en contact avec certains de nos drames et traumatismes les plus profonds, et nous ne devons pas malmener ces cicatrices. Comme pour la vengeance et l’agressivité, les idées fausses au sujet du pardon abondent. Un des principaux obstacles au pardon est peut-être de croire qu’en pardonnant, on excuse le mauvais comportement et fait disparaître l’injustice. Dans son livre Pardonner pour de bon, le docteur Frederic Luskin, directeur du projet Forgiveness à l’Université Stanford, établit une distinction entre le pardon et l’obligation d’excuser ou de cautionner une offense ou de se réconcilier (2007). Il est tout à fait possible d’avoir un cœur qui pardonne tout en recherchant la justice ou en coupant des liens. En fait, les pensées qui ont trait au pardon sollicitent une région du cerveau différente de celle qui est activée par les pensées d’équité: les premières logent dans les centres émotionnels du système limbique et les secondes, dans le cortex (Farrow et coll., 2001). Cela explique peut-être pourquoi il est si douloureusement difficile de trouver en soi le pardon devant une injustice: lorsqu’on perçoit une injustice, les régions du cerveau qui gèrent le pardon sont prises en otage. On peut dès lors supposer que la présence de justice nous donne la liberté de pardonner plus facilement. Et cette liberté appartient à celui qui pardonne.

Michael McCullough, psychologue réputé sur le sujet du pardon, insiste: «Lorsqu’une personne pardonne à quelqu’un qui l’a offensée […], c’est la personne qui pardonne qui change» (McCullough, Pargament et Thoresen, 2001). Un changement de cet ordre prend invariablement du temps et suit un processus qui ne se déploie pas de façon linéaire. Les drames et les traumatismes créent de profonds samskaras; ils creusent des sillons dans le moi qu’on ne comble pas facilement. Le pardon est probablement l’un des meilleurs outils dont nous disposons pour réparer notre propre capacité d’habiter le moment présent avec satisfaction, mais c’est un outil qui prend du temps à nous transformer. Manipulez-le patiemment avec toute la discipline, tout l’abandon et toute la compassion que vous pouvez réunir.

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Arriver à pardonner

Il existe plusieurs modèles de processus du pardon, mais le modèle mis au point par le psychologue Everett Worthington est simple et éprouvé et il s’intègre bien aux pratiques proposées dans le présent livre. Il s’agit d’un modèle en cinq étapes que Worthington a appelé REACH (Recall, Emphathize, Altruism, Committing, Holding: rappel, empathie, altruisme, engagement et persévérance) (Worthington, 2008). Prenez quelques instants tranquilles et sans distractions pour explorer cette méthode en pensant à une personne envers qui vous aimeriez cultiver le pardon.

Rappel: Rappelez-vous la situation qui vous a blessé en observant le mieux possible le souvenir et les émotions qu’elle suscite.

Empathie: Essayez d’imaginer l’événement du point de vue de la personne qui vous a blessé.

Altruisme: Rappelez-vous une situation où vous avez pardonné, puis prenez conscience que vous êtes en train d’offrir le même présent à quelqu’un.

Engagement: Faites savoir à vos proches que vous avez choisi de pardonner à cette personne et, si cela vous semble approprié, faites-le savoir aussi à cette personne.

Persévérance: Lorsque la blessure vous revient à l’esprit, réitérez votre choix de pardonner, et poursuivez le cycle du processus de nouveau.

Les outils de méditation que vous avez utilisés dans le présent ouvrage vont de pair avec le modèle REACH. Le rappel de la situation blessante peut se faire dans le cadre d’une méditation, pendant que vous observez les pensées et émotions qui vont et viennent. Prenez conscience que vous avez maintenant du recul par rapport à cette situation, mais que vous y restez connecté. Lorsque vous cultivez l’empathie et l’altruisme dans le cadre d’une méditation metta, que nous avons vue au chapitre 6, vous pouvez choisir d’inclure cette personne dans votre méditation. Observez ce qui monte en vous quand vous tentez d’accorder à cette personne la même compassion que celle offerte aux autres et à vous-même, et voyez comment cette compassion évolue d’une méditation metta à l’autre. Ce faisant, vous avez l’occasion de consolider votre engagement et votre capacité à persévérer dans la pratique du pardon.

Remettre les pendules à l’heure

Plusieurs d’entre nous ont dans leur passé des personnes qu’ils trouvent trop coupables ou trop difficiles pour entamer le processus décrit ci-dessus. Heureusement, lorsque la porte du pardon paraît bloquée, il existe un autre point d’entrée vers le passé qui est tout aussi prometteur. Le psychologue James Pennebaker a réalisé une expérience dans laquelle il demandait à ses sujets de raconter par écrit, pendant trois jours à raison de quinze minutes par jour, leurs expériences passées les plus traumatisantes. Il ne donnait à ses sujets aucun objectif explicite autre que d’écrire librement et d’explorer leurs pensées et leurs émotions sans s’arrêter. Les sujets n’avaient pas à essayer de pardonner, ni à ressentir de l’empathie ou à lâcher prise, ils devaient simplement écrire. Pennebaker dit que «les sujets savaient seulement que le but du projet était d’en apprendre davantage sur l’écriture et la psychologie» (1999, 1, 244).

Les résultats de l’expérience de Pennebaker ont révélé bien davantage qu’une simple leçon d’écriture. Au début de l’exercice, les sujets se sont dits moins heureux (rien de surprenant pour quiconque est appelé à se remémorer chaque jour pendant trois jours ses moments les plus malheureux). Toutefois, au bout de quelques jours, ils se disaient aussi heureux ou plus heureux que les sujets auxquels on avait demandé d’écrire sur d’autres sujets, et ils ont continué à se sentir mieux. Chez les sujets qui avaient écrit sur leurs expériences passées, la fonction immunitaire a été renforcée, ils ressentaient moins de douleur et les visites chez le médecin ont été moins nombreuses au cours des mois qui ont suivi l’expérience, longtemps après avoir cessé d’écrire. Des résultats comparables ont été obtenus et analysés dans presque 150 études distinctes, et les résultats généraux se sont maintenus sans égard à l’âge, au sexe, à la culture, à la classe et au type de personnalité (Smyth, 1998; Frattaroli, 2006).

Comment expliquer ce phénomène? Pennebaker estime que le processus d’écrire oblige implicitement l’individu à canaliser des pensées et émotions complexes et chaotiques pour leur donner une forme narrative. Tout au long de ce livre, nous avons vu que le moi a tendance à se raconter des histoires, et bien que le processus d’autonarration comporte des lacunes et des angles morts qui nous font obstacle, il s’agit d’un processus essentiel au bien-être émotionnel.

Votre moi et vos histoires sont inséparables. Lorsque vous avez un rendez-vous galant et que l’autre dit «Alors, parlez-moi de vous», vous savez bien que vous n’allez pas répondre «Eh bien je suis un assemblage de molécules composé principalement d’eau, de protéines et de lipides et j’ai été fabriqué en 1980». L’autre veut savoir d’où vous venez, ce que vous faites comme travail et dans vos loisirs, et comment il se fait que vous êtes là, sur votre trente-et-un, dans ce chic restaurant. L’autre veut entendre vos histoires. Et si vous souhaitez un deuxième rendez-vous, il vaut mieux les lui raconter. Les psychologues Kenneth et Mary Gergen vont plus loin encore et suggèrent que nous utilisons la forme narrative pour nous présenter aux autres et à nous-mêmes: «Nous vivons d’histoires – à la fois pour se raconter et se construire» (1988).

Nous avons également vu que, laissée à elle-même, la voix dans votre tête n’est pas forcément le narrateur le plus exact. Elle ressemble un peu à cette bande qui passe au bas de l’écran quand vous regardez une chaîne de nouvelles à la télévision: bavarde et constante, mais aussi extrêmement répétitive, plutôt désordonnée et centrée de façon obsessive sur le négatif. La méditation peut baisser le son du narrateur (et même nous donner suffisamment de paix et de tranquillité pour percevoir plus en détail le moment présent), mais l’intention n’est pas de faire taire totalement les histoires. Ce serait impossible. Le but est plutôt de prendre conscience qu’un processus fondamental de narration est au travail à l’intérieur de vous, et qu’il vous façonne constamment. Et, peut-être plus important encore, vous pouvez jouer un rôle actif dans la façon dont ces histoires sont racontées. L’exercice d’écriture de Pennebaker est un exemple qui montre que nous pouvons utiliser la propension de l’ego pour les histoires au profit d’une profonde guérison.

La réfection des histoires

Dans les études de Pennebaker, l’utilisation du langage s’est avérée extrêmement importante pour ce processus de réfection des histoires. La plupart des psychothérapies modernes reposent sur une méthode qui consiste à parler de son vécu, et raconter ses histoires est habituellement la façon dont on parle de ses expériences personnelles. L’écriture peut avoir le même but. Se contenter de penser aux traumatismes passés est souvent un cercle vicieux: on rumine, on est malheureux, on ressasse les mêmes samskaras d’une fois à l’autre. Après tout, si le simple fait de penser au passé permettait de vous en libérer et de vous maintenir dans le présent, vous l’auriez déjà fait depuis longtemps. L’expression par le mouvement (comme la danse) n’a pas non plus reproduit les mêmes résultats que ceux obtenus avec les expériences de Pennebaker (Pennebaker et Seagal, 1999). L’expression par le langage peut transformer le moi de manières uniques, même si elle contribue autant à le compliquer.

L’écriture continue jette un pont entre les histoires désordonnées que nous bricolons constamment en nous et les histoires ordonnées que nous exprimons au monde extérieur. L’écriture continue est juste assez chaotique et juste assez circonscrite pour ne pas nous laisser submergés. C’est pourquoi l’exercice de narration de Pennebaker n’est généralement pas recommandé pour les personnes ayant des troubles cognitifs, qui souvent perturberont le processus d’écriture d’une autonarration. L’exercice de Pennebaker n’est pas très efficace non plus pour les personnes souffrant de dépression sévère ou d’état de stress post-traumatique, chez qui le rappel d’un événement traumatique pèse trop lourd sur le système nerveux et compromet le processus de réfection de l’histoire. Pour la vaste majorité d’entre nous, cependant, déverser notre passé dans le creuset du langage semble inviter une alchimie de la mémoire, une émotion brute, une analyse et une expression qui peuvent avoir un pouvoir de guérison remarquable. Car le moi émerge alors avec une histoire différente, et notre relation avec le passé évolue au fil du processus.

L’exercice d’écriture de Pennebaker reconnaît implicitement que chacun de nous est pris avec son moi bavard. Pour reprendre les paroles de Krishna dans la Bhagavad Gîtâ, «votre propre nature vous y mènera». Le but de l’exercice de Pennebaker n’est pas de faire cesser les histoires, mais d’intervenir activement dans leur production. Au lieu de rester assis devant nos souvenirs comme devant des feuilles de thé et d’accepter comme une prophétie la première chose qui se présente à notre attention, l’écriture nous fait plonger dans l’histoire et nous y engager. Nous dépoussiérons alors délibérément les squelettes que nous sommes si tentés de laisser dans le placard et cherchons les pensées derrière les pensées, les sentiments à l’intérieur des sentiments. Ce faisant, nous procédons à la «réfection» des plus sombres narrations du soi. Tout comme la méditation metta repolit notre capacité de compassion, l’écriture narrative refaçonne certaines des vieilles histoires qui ont fait de nous ce que nous sommes.

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Écrire son passé

Vous pouvez essayer pour vous l’exercice de narration de Pennebaker. Voici les directives détaillées qu’il a données à ses sujets dans le cadre de sa première expérience:

«Pendant les trois prochains jours, j’aimerais que vous écriviez vos pensées et sentiments les plus profonds au sujet d’une situation extrêmement importante sur le plan émotionnel qui vous est arrivée et qui a affecté votre vie. Dans votre texte, j’aimerais que vous vous laissiez vraiment aller et que vous exploriez vos pensées et émotions les plus profondes. Vous pouvez relier votre sujet à vos relations avec les autres, comme vos parents, vos amoureux, vos amis ou votre parenté; à votre passé, à votre présent ou à votre avenir; ou alors à qui vous avez été, à qui vous aimeriez être ou à qui vous êtes maintenant. Vous pouvez écrire sur les mêmes questions ou expériences générales tous les jours, ou écrire sur des sujets différents de fois en fois. Tout ce que vous écrirez demeurera strictement confidentiel. Et vous n’avez pas à vous soucier de l’orthographe, de la syntaxe ou de la grammaire. La seule règle est la suivante: une fois que vous commencez à écrire, vous continuez jusqu’à ce que vos quinze minutes soient écoulées.» (Pennebaker, 1997).

Détrôner la mémoire

Est-ce que la réfection de nos histoires signifie que nous fermons les yeux sur le passé et fabriquons de toutes pièces nos sentiments, maquillant la vérité de notre mémoire avec une jolie fable? Pennebaker avait anticipé ce problème en notant: «Ironiquement, les bonnes narrations peuvent être bénéfiques en rendant plus simples et plus compréhensibles nos expériences complexes, mais, en même temps, elles déforment le souvenir que nous en avons» (Pennebaker et Seagal, 1999, 1, 251). Cependant, l’ironie dont fait mention Pennebaker repose sur une supposition selon laquelle les souvenirs contiennent plus de «vérité» ou d’authenticité que le résultat d’un processus de réfection de l’histoire. La mémoire semble revenir si clairement et si aisément que nous avons tendance à la considérer comme une série de séquences vidéo intactes que nous pouvons faire rejouer instantanément et en tout temps. Au moins une étude d’envergure suggère que la plupart des gens croient réellement que la mémoire fonctionne exactement de cette façon (Simons et Chabris, 2011).

En toute franchise, si vous avez lu cet ouvrage jusqu’ici et que vous pensez que vos souvenirs sont des reproductions fidèles de la vérité, alors je crois que vous avez sûrement sauté des chapitres. La mémoire est autant le produit d’une narration d’histoire que toutes les autres structures du moi, sans compter les innombrables biais qui faussent et colorent l’histoire, de sorte que celle-ci ne reflète pas ce qui est réellement arrivé ni ce que nous éprouvions vraiment à ce moment-là. Croire en la sacro-sainte justesse de la mémoire entretient l’illusion que le moi est une chose stable et permanente – une illusion que nous nous efforçons de dissiper depuis le tout début de ce livre. Que l’on aborde la question du point de vue du karma ou des samskaras ou sous l’angle de la neuroplasticité, le constat est le même: le moi est en mouvement constant et attaché au passé par une mémoire qui a subi plus de retouches et de corrections sélectives qu’un tabloïde.

Même si la fidélité de la mémoire est imparfaite, vous ne pouvez pas non plus raconter n’importe quelle histoire, car vous êtes équipé d’un détecteur de conneries émotionnelles hautement perfectionné, de sorte que si vous vous contentez de repeindre votre passé au rouleau de la pensée positive, la peinture ne tiendra fort probablement pas. Nos plus vieilles histoires forment un nœud impressionnant de souvenirs et d’émotions, et passer une vie à se les raconter encore et encore ne fait que resserrer ce nœud de plus en plus. Comme pour la méditation, la tâche ici consiste à aller à la rencontre des souvenirs exactement là où ils vivent et à les voir exactement comme ils sont, c’est-à-dire avec toutes leurs circonvolutions chaotiques. Être honnête à l’égard du contenu émotionnel de la mémoire permet un processus de réfection plus fructueux.

Par l’intermédiaire de l’analyse linguistique, Pennebaker a constaté que les narrations ayant le plus grand pouvoir guérisseur renfermaient un nombre modéré de mots négatifs – ni ne censuraient la gravité des souvenirs ni ne reflétaient une fixation sur son contenu (1997). Une partie du pouvoir de cet exercice de narration réside également dans l’écriture ininterrompue: écrire sans s’arrêter coupe court à la tentation de pondre une version peaufinée du passé et donne à l’émotion authentique l’espace nécessaire pour émerger. Écrire sur une période de trois jours dispense également de la nécessité de concocter en une seule fois une histoire qui se tient. Le processus de réfection peut ainsi se dérouler de façon organique, comme il le fait inévitablement lorsque le passé rencontre le présent par l’intermédiaire du langage. Il s’agit d’un exercice où l’arène de la conscience est en votre faveur. Nous avons pointé du doigt les limites de l’attention tout au long de ce livre, mais lorsque vient le temps d’extirper du chaos quelque chose de cohérent, la conscience est championne. Vous n’avez pas besoin d’essayer de donner du sens au souvenir; contentez-vous d’écrire et laissez l’histoire suivre son cours.

Les bons moments

Pour la majorité d’entre nous pour qui le passé n’est pas rempli de souvenirs où nous enterrons nos ennemis vivants et mettons le feu à des oiseaux; nous avons probablement beaucoup de beaux moments à nous rappeler. Que fait-on avec ces bonnes choses? Étonnamment, le processus de narration que nous venons d’explorer ne semble pas être tellement utile à cet égard. La psychologue positive Sonja Lyubomirsky s’est penchée sur ce qui arrive lorsque les sujets doivent écrire au sujet de leurs moments joyeux et de leurs meilleures expériences en utilisant des techniques similaires à celles de Pennebaker. Elle a constaté qu’écrire à propos d’expériences positives n’avait, dans l’ensemble, aucun effet bénéfique en termes de bonheur (Lyubomirsky, Sousa et Dickerhoof, 2006). Le pouvoir de création de sens que possède la réfection des histoires et qui rend moins incisifs nos pires souvenirs émousse également le souvenir des moments magiques que nous chérissons. L’analyse précipite l’inévitable processus de l’adaptation hédonique. Il semble en être ainsi non seulement lorsqu’on raconte des expériences par écrit, mais aussi lorsqu’on les raconte oralement, parce que les deux façons partagent les mêmes contraintes narratives.

Vous vous rappelez peut-être une expérience passée tellement sublime, tellement agréable et chargée de sens que vous avez hésité de même en parler à une autre personne, même très proche de vous. Une récente recherche suggère que cette retenue recèle une sagesse. Le psychologue Timothy Wilson, par exemple, a proposé une théorie selon laquelle notre tendance innée à «ordinariser» nos expériences, ou à leur donner un sens, contribue davantage à ce processus d’adaptation que tout autre facteur, à un point tel qu’«en rendant ordinaire l’extraordinaire, les gens dérobent les événements de leur charge émotionnelle» (Wilson, Gilbert et Centerbar, 2003). Il se peut que la fabrication d’histoires avec nos souvenirs précieux serve à autre chose, un peu comme l’attachement à un être cher, mais, ce faisant, elle leur enlève aussi un peu de leur douceur

Inversement, dans l’expérience de Lyubomirsky, le simple fait de penser à ses meilleures expériences s’est avéré modestement, mais significativement bénéfique quant aux émotions positives et à la satisfaction à l’égard de la vie, comme pourraient d’ailleurs en témoigner tous les rêvasseurs (Lyubomirsky, Sousa et Dickerhoof, 2006). Lorsqu’on se contente de laisser le registre de sa mémoire exprimer librement des souvenirs précieux, on peut puiser dans le plaisir qu’ils suscitent, mais, comme pour toutes les chansons préférées, on finit par se lasser. Le véritable endroit du passé où chercher son bonheur pourrait bien résider dans les moments quotidiens qui passent trop souvent à côté de nous sans même se retrouver au palmarès de nos meilleurs moments.

La gratitude

Les psychologues Michael McCullough et Robert Emmons ont étudié ensemble et pendant plusieurs années l’émotion de la gratitude. Dans le cadre de l’une de leurs études phares, ils ont invité les participants à garder un journal dans lequel ils relataient, chaque semaine pendant dix semaines, cinq choses, petites ou grandes, pour lesquelles ils étaient reconnaissants. Un beau changement par rapport aux études sur le bonheur dont nous avons fait mention jusqu’à maintenant, où les sujets recevaient une décharge électrique, se faisaient insulter par des chercheurs anonymes après avoir écrit un texte ou perdaient un peu de leur dignité au passage. Après l’étude de McCullough et Emmons, les participants qui avaient tenu un journal sur la gratitude se disaient plus optimistes et jusqu’à 25 pour cent plus heureux que les participants du groupe témoin qui n’avaient fait que lister leurs activités hebdomadaires. Ils faisaient également une heure et demie d’exercice de plus qu’un autre groupe de participants qui, eux, tenaient un journal sur les choses qui les avaient dérangés (Emmons et McCullough, 2003). C’est une récompense plutôt alléchante considérant que pour l’obtenir, il suffit de prendre quelques instants pour se rappeler la fois où vous avez trouvé un stationnement génial ou capté juste à temps un somptueux coucher de soleil. Détail important: dans leur journal sur la gratitude, les participants n’avaient pas à expliquer ou à analyser leur gratitude, ils devaient simplement la reconnaître et l’exprimer en une ou deux lignes. Tout ce qu’il fallait, c’était de faire transiter un moment de gratitude par la conscience plutôt que de le laisser s’évanouir dans le passé.

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Apprécier les bonnes choses

Durant les prochaines semaines, essayez de tenir votre journal de la gratitude. Voici les directives très simples que Robert Emmons et Michael McCullough ont données aux participants de leur première étude sur la gratitude:

Dans notre vie, il y a beaucoup de choses, petites et grandes, pour lesquelles nous pouvons éprouver de la gratitude. Pensez à la semaine qui vient de passer et notez par écrit […] jusqu’à cinq choses de votre vie pour lesquelles vous êtes reconnaissant(e). (2003)

La psychologue positive Sonya Lyubormirsky a créé un exercice similaire et constaté que les gens qui écrivaient une fois par semaine se sentaient considérablement plus heureux à la fin de l’exercice, mais pas ceux qui écrivaient chaque jour, peut-être parce que l’expression quotidienne de gratitude devenait banale, les participants s’adaptant aux joies répétitives, comme nous tous (Lyubomirsky, Sheldon et Schkade, 2005). Donc, n’hésitez pas à adapter cet exercice à ce qui vous convient, quelle que soit la fréquence de votre gratitude et la façon dont vous l’exprimez. Une de mes étudiantes de longue date m’a raconté qu’au coucher, elle et son jeune fils cueillent les «fleurs» et les «mauvaises herbes» de la journée: trois moments «fleurs» qui ont rendu son fils heureux et un moment «mauvaise herbe» qui l’a rendu triste.

Les récompenses de la gratitude

Robert Emmons croit que la gratitude accomplit deux choses simples mais essentielles à notre bien-être: elle confirme que le bon existe et montre que le bon vient de l’extérieur du soi (2007). L’affirmation périodique des bonnes choses contrebalance le biais de négativité de l’esprit – cette tendance bien ancrée que nous avons de penser sans cesse aux mauvaises choses. En un sens, demander à des gens de garder un journal des choses qui les tracassent ou les dérangent est redondant, puisque lorsque quelque chose va mal, notre esprit rejouera cette chansonnette toute la sainte journée, sans aucun effort de notre part. Comme le dit le neuropsychologue Rick Hanson, notre cerveau est du velcro pour le négatif et du téflon pour le positif. L’expression de notre gratitude aide à faire coller le positif, et nous avons besoin de toute l’aide mise à notre disposition pour ce faire.

La gratitude permet aussi de montrer que du bon peut venir de l’extérieur du soi. Alors que nous sommes tous prédisposés à prêter plus d’attention quand les choses vont mal, nous adorons par contre nous attribuer du crédit quand les choses vont bien, même quand nous ne le méritons pas réellement. Ce petit travers de notre conscience est appelé biais de complaisance, et il se pointe de toutes sortes de manières dans à peu près tout ce que nous faisons. Vous avez réussi à vous rendre à temps à l’aéroport? C’est parce que vous êtes responsable et avez bien planifié. Vous avez raté votre avion? C’est parce que le trafic était infernal et que les autres conducteurs sont des abrutis. Une analyse de 266 études réalisées séparément a montré que le biais de complaisance diffère quelque peu d’une culture à l’autre, mais que nous l’avons tous, particulièrement les enfants et les personnes âgées (Mezulis et coll., 2004). Vous pouvez citer ces résultats de recherche durant un souper de famille, mais à vos risques et périls.

Le biais de complaisance devient plus prononcé dans les situations où le moi se sent menacé (Campbell et Sedikides, 1999). La gratitude est donc un antidote particulièrement puissant contre le biais de complaisance, car elle met le moi à sa place d’une façon non menaçante. Si nous retirons du laboratoire notre exploration et la poursuivons dans le contexte du yoga, nous pouvons voir que le biais de complaisance participe aux causes de la souffrance (kleshas) et nous éloigne de la réalité de la vie. Nous construisons peu à peu le sentiment d’être un moi séparé et autarcique (asmita), lequel nécessite un entretien constant pour éviter la vérité de l’existence, c’est-à-dire que le moi n’est ni réellement séparé ni autarcique (avidya). Nous nous félicitons un peu plus fort quand les choses vont bien dans notre vie parce que cela aide le moi à se sentir plus réel et plus valable (raga). Mais quand les choses vont mal, nous nous éloignons de nos rôles de peur qu’ils menacent le moi auquel nous nous accrochons (dvesa). Il faut beaucoup de travail pour traîner l’illusion que le moi est si séparé et si important; relâcher un peu la prise sur le moi peut être terrifiant, mais aussi immensément libérateur.

On peut trouver que c’est tiré par les cheveux de dire qu’un moment de gratitude aussi simple que l’affirmation «je suis reconnaissante que quelqu’un m’ait souri aujourd’hui» puisse percer le voile, mais c’est pourtant le cas. La gratitude est un rappel subtil mais significatif que nous ne sommes pas responsables d’une si grande partie de notre bonheur, comme nous l’avons vu au chapitre précédent. Lorsque nous prenons conscience, sans relâche, que le moi ne peut pas s’attribuer le seul mérite de toutes nos joies, nous faisons une entaille dans cette armure psychique et nous permettons au moi de devenir quelque chose de beaucoup plus poreux et de beaucoup moins permanent.

Quand nous assouplissons nos illusions à coups de gratitude, non seulement nous laissons entrer plus de bonheur, mais nous l’irradions davantage. Une étude réalisée par Monica Bartlett et David DeSteno montre que l’expression de la gratitude favorise davantage les comportements d’aide que la bonne humeur (2006). Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, l’altruisme et la bonté s’ajoutent au bonheur et créent des liens profonds avec les gens autour de nous. Une étude récente indique que lorsque nous nous sentons proches de ceux qui nous entourent, le biais de complaisance s’atténue sensiblement (Sedikedes et coll., 1998; Campbell et coll., 2000), ce qui nous ouvre davantage à la gratitude, et le cycle est ainsi enclenché. Un peu de gratitude peut faire beaucoup de chemin, surtout quand elle devient le premier pas vers l’ouverture des portes du moi et vers l’accueil de la réalité, à savoir que notre bien-être est inextricablement lié aux autres et aux moments que le moi n’a rien fait de spécial pour mériter.

Le paradoxe du passé

Le passé n’est pas une illusion que nous pouvons simplement chasser. Les yogis et les psychologues trouvent des traces et des pistes dans notre histoire qui se répercutent sur ce que nous sommes capables de vivre ici et maintenant. Trop souvent, la tentative d’«être présent», comme Bouddha et Patanjali et Krishna nous l’implorent tous, mène au passé et à la tentative d’abolir les endroits où nous avons été, comme si nous pouvions simplement les ignorer et les échanger contre la pleine conscience ici et maintenant. Nous n’examinons donc pas les coins les plus sombres du passé, de crainte qu’un regard éclairant mine notre bonheur. Ironiquement, si, dans le présent, nous croisons ces blessures passées en pratiquant la pleine conscience et le pardon, deux exercices difficiles, elles peuvent se transformer à temps pour soutenir notre bonheur au lieu de le menacer. De même, nous laissons souvent les joies du quotidien vaciller dans le moment présent et disparaître, alors que nous pourrions les reconnaître avec une gratitude qui amplifierait une des plus puissantes sources de bonheur que nous avons: un lien de compassion avec les gens et le monde autour de nous. Le paradoxe de notre passé est le suivant: c’est seulement lorsque nous nous engageons pleinement avec lui que nous sommes libres de vivre le moment présent tel qu’il est. Nous devons apprendre à utiliser le passé sans nous y enfoncer. C’est à partir de là que nous sommes libres de tracer une voie pour l’avenir, notre prochain sujet.